SORTIR DE LA GRANDE NUIT (EUROPEENNE), ACHILLE MBEMBE.
Ce livre est un monument.
Un monument d’intelligence, de critique et d’espoir.
Un essai qui ne se contente pas de synthétiser tout ce qui a été spéculé sur le sujet, mais, écrit par un penseur africain, ouvre, à l’Afrique comme au monde entier, des perspectives nouvelles.
Un texte qui propose, dans son commerce même, une nouvelle distribution du langage.
Un livre qui s’est emparé comme aucun autre avant lui, de cette opportunité qu’offrait la décolonisation, étouffée elle-même trop longtemps, de rompre avec la prétention occidentale à récapituler le langage "et les formes dans lesquelles l’événement humain pouvait surgir". Un essai enfin, qui rompt singulièrement le monopole que l’occident voulait exercer sur l’idée même du futur.
La décolonisation, qui parvient peut-être enfin seulement à son vrai avènement, aura en effet marqué pour Achille Mbembe un moment de bifurcation de l’histoire humaine vers d’innombrables futurs. Encore fallait-il attendre l’événement dans son franc surgissement, tant il était retenu, enfermé, cadenassé jusqu’à nos jours dans le mensonge des fausses libérations accordées à des peuples maintenus sous des jougs toujours plus odieux, actualisant ce que fut la vérité de cette décolonisation programmée par l’Occident tout d’abord : une privatisation de la colonisation.
Et de ce point de vue, dans sa forme même, l’essai d’Achille Mbembe est véritablement jubilatoire, à s’enraciner pareillement dans un registre inhabituel, narratif et autobiographique, rompant avec tout ce qui existe dans le champ universitaire. Peut-être parce que, pour lui plus que pour aucun autre, la décolonisation prit l’allure d’une effraction avec soi-même.
Il fallait tourner le dos à l’Europe, la quitter pour entrevoir des chances de s’en sortir vraiment. Il fallait lui tourner le dos parce qu’autre chose arrivait : la communauté des décolonisés, une caravane en marche, universelle. En marche, c’est-à-dire portée par la praxis du soulèvement, du surgissement propre à renverser les vieux lieux de sujétion dont l’Europe souffre toujours, plus que jamais même, à commencer par la France, cet "occupant sans place" selon la très belle formule d’Achille Mbembe, en Afrique, dans le monde, aussi bien que dans sa propre histoire.
Renverser les vieux lieux de sujétion. Rien ne lui est paru plus urgent, rien ne devrait nous paraître plus urgent en France même ! Et les questions prodigieuses que se pose l’immense continent afro-musulman, sur le seuil de démarrer une nouvelle aventure humaine, devraient nous alerter sur nos propres capacités à changer quoi que ce soit au destin tragique qui s’énonce entre nos mains.
"La nuit du monde reste à penser comme un destin qui nous advient en deçà du pessimisme et de l’optimisme." (Heidegger)
Mais quels savoirs sauraient inaugurer ces lendemains dont nous ne pouvons pas faire l’économie ?
C’est cette question que l’auteur installe avant tout : le vieux savoir humaniste européen peut-il encore être d’une quelconque utilité ? La question paraît excessive. Elle ne l’est pas tant que cela : nos vieilles philosophies sont peut-être à jeter aux orties. Il faudra reconstruire demain un sujet post-colonial, et pas uniquement en Afrique. Et pour le construire, nous ne nous en sortirons pas avec la convocation maniaque du seul humanisme européen. Dépasser Descartes, combler les trous de la ration gréco-latine, s’arracher au bourbier des Lumières françaises, tout un programme que l’Europe est loin d’être certain de pouvoir tenir, intellectuellement…
Mais certes, Achille Mbembe n’est pas naïf au point de penser que les conditions économiques, politiques et sociales ne pèseraient d’aucun poids sur cette aventure à reconstruire. C’est la grande force de ce livre que de tenir les deux bouts de la corde raide où nous devons avancer.
Il faut évidemment, dans cette Afrique "composée en majorité de passants potentiels", et pour que la démocratie s’enracine, qu’elle soit portée par des forces sociales et culturelles organisées, des institutions, des réseaux. Et certes, la brutalité des contraintes économiques qui pèsent sur l’Afrique, jetant dans ses immenses terres des millions d’être dont l’arrivée sur la scène politique ne peut que relever du tumulte, brutalité qui est notre fait, faut-il le rappeler, n’incite pas à l’optimisme. Le capitalisme, tel qu’il fonctionne dans le monde, a produit en Afrique des millions d’êtres-en-trop, selon l’expression forte d’Achille Mbembe, qui n’est pas sans rappeler celle d’un Tourguéniev cherchant à comprendre la place que les intellectuels nihilistes pouvaient prendre dans la Russie pré-révolutionnaire.
Extraction – Prédation, ce cercle sans fin doit prendre fin. Pour que le bidonville, qui est devenu le lieu névralgique de ces nouvelles formes de sécession sans révolution, d’affrontements combinant les éléments de la lutte des classes, de la lutte des races, des millénarismes religieux et où se tisse le lien funèbre entre la vie et la terreur, n’advienne pas comme destin de l’Afrique.
Alors, pour le demi siècle qui vient, Achille Mbembe en appelle aux intellectuels, pour qu’ils assument enfin leur rôle, qui sera d’aider à constituer ces forces sociales par le bas et d’internationaliser la question du sort de l’Afrique, noire et musulmane. Et cela ne pourra se faire que par la prise en compte de la multiplicité des langues, des ethnies, des cultures, des populations. C’est à cette grande coalition morale qu’Achille Mbembe en appelle, une coalition qui se ferait jour en dehors des Etats, toujours prompts à servir l’oppression, quitte à se prendre les pieds dans le tapis de l’Histoire, comme on l’a vu faire récemment du gouvernement français face aux événements en Tunisie… --joël jégouzo --.
Sortir de la grande nuit : Essai sur l'Afrique décolonisée, Achille Mbembe, éd. La Découverte, coll. Cahiers Libres, octobre 2010, 244 pages, 17 euros, ean : 978-2707166708.
Achille Mbembe est professeur d'histoire et de sciences politiques à l'Université du Witwatersrand (Johannesbourg, Afrique du Sud). Chercheur au Witwatersrand Institute for Social and Economic Research (WISER), il enseigne également au département de français à Duke University (Etats-Unis). Il est notamment l'auteur de De la postcolonie. Essai sur l'imagination politique dans l'Afrique contemporaine (Karthala, 2000).