en lisant - en relisant
Le Chez Soi des animaux, Vinciane Despret
Eve aurait demandé aux animaux de rendre leurs noms qu'Adam leur avait donnés. Ils ont d'autant plus accepté la proposition que ces noms, ils ne les avaient pas choisis. Cloportes, cochons, rats, qui voudrait s'appeler comme ça ?... Ils décidèrent alors de se nommer eux-mêmes. Une fable. Tout juste, mais : une fable pour nous, humains, parce que dans la réalité, c'est ce que font les animaux, qui se parent d'identités que nous méconnaissons, un bruissement d'aile, une odeur. Vinciane Despret nous entraîne dans leurs longs débats fructueux. C'est quoi se nommer ? Par ce que l'on aime, ou ce que l'on mange ? La démarche est plus sérieuse qu'il ne pourrait paraître au premier abord, qui pose le problème du territoire et nous apprend, au passage, les stratégies que déploient les plus faibles à se loger dans les pas des plus forts quand l'odeur prime, car l'odeur du plus fort lui indique qu'il est chez lui, où tout lui est lui, qu'il se doit de défendre.
De la diversité des réponses surgira une philosophie commune : les animaux savent habiter tous le même monde, ramifié en mille complexités que chacun se doit de protéger.
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Le Chez Soi des animaux, Vinciane Despret, Actes Sud, collection École du domaine du possible, juin 2017, 6 euros, 48 pages, ean : 9782330072254.
Le Roi Méduse, Brecht Evens
Ce qui frappe lorsqu'on prend en mains l'ouvrage, c'est que tout, de la couverture à la quatrième de couverture, y est conçu comme une œuvre graphique. Pas une page qui ne soit pensée artistiquement !
Ce premier volume raconte l'enfance d'Arthur, orphelin de mère, élevé par un père que l'on nommerait volontiers de complotiste. C'est à travers ses yeux qu'Arthur voit le monde, hostile, sans qu'on sache en quoi. Même si ça et là des indices en révèlent la malignité : un monde de contrôle, le nôtre. Mais rien n'est explicite et du coup, l'histoire dérange. A commencer par l'éducation du fils, où il n'est question que d'organiser la survie. Le père, manichéen, a divisé le monde en deux : celui des Dirigeants et celui des résistants : L'Alliance. Des dirigeants, on ne sait rien non plus. Sinon leur méthode : scotone. Et le père de prendre l'exemple du nez au milieu de la figure : très voyant, le regard ne pourrait y échapper, mais voir son nez à chaque instant serait insupportable. Du coup, le cerveau l'efface, le glisse derrière notre vision du monde. C'est un peu ça, ce roman graphique : notre vision du monde nous conduit immédiatement au malaise face aux méthodes du père. Mais... Qu'est-ce que Brecht Evens s'emploie à effacer ? Qu'est-ce que nous ne savons pas voir ? Plus voir ? Qu'est-ce que la société invibilise, que nous ne savons pas dénoncer ? Là, dès ce tome dérangeant, à nous demander où il veut en venir, sans admirer ce qui en fait la beauté, la force : ces planches somptueuses, d'une inventivité sans égale, libérant un imaginaire époustouflant et comme imprenable dans les filets de la raison...
Ou bien ces personnages hauts en couleur, comme ce corsaire, Anémone, ivrogne au dernier degré, une sorte de Falstaff tout droit sorti du théâtre Shakespearien ou de quelque conte fantastique, ouvrant en grand les portes de l'imaginaire, à nous faire languir, déjà, la suite !
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Le Roi méduse, Actes Sud, roman graphique, traduit du néerlandais par Brecht Evens et Wladimir Anselme, 285 pages, janvier 2024, ean : 97823301815138.
La Danse des flamants roses, Yara El Ghadbran
La mer morte s'est asséchée, imagine l'autrice. A peine une utopie, tant cette mer est menacée par le changement climatique. Asséchée, elle est devenue le refuge des flamants roses, l'une des rares espèces animales à avoir su s'adapter à un territoire aussi hostile, établie déjà sur les hauts plateaux d'Amérique du Sud dans des lacs salés asséchés. La mer moribonde, une maladie dite du sel s'y est propagée, aussi virulente que l'a été le Covid, et qui décide les autorités à confiner toutes les populations qui l'habitent. Bien sûr il faut non seulement enfermer les contaminés, mais aussi soustraire le traitement qui leur est réservé aux regards internationaux : l'armée (laquelle ? On ne se le demande plus...), y fait des incursions violentes, massacrant tout être qu'elle rencontre. Des milliers d'être humains se trouvent ainsi pris au piège, juifs comme palestiniens. Là est l'utopie : que les palestiniens ne soient plus les seuls victimes prises au piège...
L'état a donc verrouillé la vallée et le monde a tourné le dos sur le sort des populations qu'on y a enfermées...
Derrière le mur, côté état hébreu, indifférent au sort des habitants du ghetto, la vie occidentale reprend ses «droits» abjectes. Tandis que de l'autre côté du mur, la vie finit par se maintenir. Déjà la faune et la flore s'adaptent, prolifèrent, tandis que les survivants humains peu à peu y construisent une autre civilisation, perdue désormais.
«Alors on a oublié le monde à notre tour », écrit l'un des personnages du roman. Les survivants bâtissent. Alef, le premier enfant né dans la vallée après l'évaporation de la Mer morte, premier enfant du sel, fils d'une botaniste palestinienne et d'un rabbin israélien, incarne l'espoir d'un monde autre. D'un monde où le vivant serait placé en son centre. Le vivant, élargi au monde des animaux qui sont ici des personnages à part entière telle l'araignée Ankabout. Des personnages non humanisés mais ancrés dans leur propre logique, en marge de la nôtre, forts d'une intelligence qui n'est pas la nôtre et contribue, avec la nôtre, à faire germer ce monde nouveau.
C'est la grande force du roman, son grand rêve aussi, dans lequel l'autrice avoue se réfugier quand de Palestine, dont elle est une enfant, lui vient l'horreur sur laquelle les dirigeants du monde occidental ont choisi de s'asseoir. Elle rêve qu'elle vit parmi les flamants roses, qu'elle accomplit, ne serait-ce qu'en rêve, le mot d'ordre de Jacques Rancière : «Au fond, la rupture ce n'est pas de vaincre l'ennemi, c'est de cesser de vivre dans le monde que cet ennemi a construit ».
Yara El Ghadbran, La Danse des Flamants roses, éditions Mémoire d'encrier, avril 2024, 272 pages, 22 euros, ean : 978289712981.
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En attendant le Déluge, Dolorès Redondo
Bible John, ainsi que la presse le surnomma, assassina en 1968 au moins trois femmes de la région de Glasgow, avant de disparaître. L'affaire fit grand bruit. En 1983, de nouveaux meurtres rappelèrent son mode opératoire. Mais il restait introuvable. En 1996 Donald Simpson crut pouvoir l'identifier enfin et publia un ouvrage pour proposer sa solution. D'autres meurtres, des disparitions, semblaient le confirmer. En vain. Plus tard encore, en 2023, de nouveaux assassinats semblaient porter sa signature. De nouvelles hypothèses furent nouées autour d'un nouveau Bible John. Sans convaincre. L'affaire, ré-ouverte, le resta, irrésolue jusqu'à nos jours.
Été 1983. L'autrice est adolescente. Elle a l'âge de sa première victime. C'est là que commence le roman de Dolorès Redondo : elle imagine que Bible John a repris du service. L'énigme Bible John l'a hantée trente-neuf ans durant. Elle mit plus de vingt ans à l'écrire.
Harmony Cottage, un lac près de Glasgow. Johny est un ado tourmenté, «le garçon» dans le texte, élevé rudement à la campagne par trois femmes solitaires et toxiques. Autour d'un bac d'eau, il s'affaire sur un tissu imprégné de sang, de pourriture. On a compris. Un peu plus loin dans le roman, on le voit flairer une adolescente pubère comme un animal...
Glasgow, 1983. Si l'on n'a pas compris, l'inspecteur Noah Scott Sherrington est là pour nous éclairer. Il piste Johny qu'il soupçonne d'être Bible John. Il le piste un jour d'orage, de déluge plutôt, sa voiture presque dans les roues de celle de Johny, dans le coffre de laquelle il y a un cadavre de jeune femme. Voilà, on sait tout. On sait aussi que le trait commun à toutes ces morts touche à un vrai tabou de nos sociétés : les humeurs, tout ce qui sort du corps de l'humain, là, en l'occurrence, toutes les femmes assassinées avaient leurs règles le jour de leur supplice.
La tempête fait donc rage. Un moment, Johny s'arrête sous les éclairs, les bras en croix, mystique, tutoyant le ciel, les dieux. Puis il creuse l'argile boueuse pour y enfouir un nouveau corps face au Loch. Là où il fouille la boue, la tempête a raviné le sol, exhumé des bras, des jambes, dix-neuf cadavres de femmes : son cimetière marin à lui. Noah se jette sur lui, mais au moment de lui passer les menottes, fait un arrêt cardiaque. Johny se sauve, laisse Noah pour mort, Noah dont on retrouvera le corps, sinon le cadavre, le lendemain. Et contre toute attente, déclaré mort, il revient à la vie, pour apprendre que Johny s'est enfui, que l'enquête lui est retirée, qu'il est mis à la retraite parce que son espérance de vie se compte en mois désormais. Survivant, mais il n'est plus flic. Il ne pourra pas arrêter Johny, qui a disparu.
Tout tout le récit va alors se focaliser sur l'acharnement de Noah, bien décidé à rendre justice aux femmes assassinées avant de mourir. Sa rage va le conduire sur les traces de Johny, d’Écosse en France, puis en Espagne : Bilbao. L'essentiel va se jouer là. Sous de nouvelles identités, et pour le meurtrier et pour le flic. Avec en arrière plan, mais très léger, la guerre des indépendantistes, irlandais d'un côté, basques de l'autre, et au milieu, un flic espagnol venu à la rescousse de Noah tout comme une psychiatre, qui l'accompagne dans son appréhension de la mort qui vient en lui. L'occasion de dérouler tout le lexique des maladies coronarienne, ainsi que celui du deuil, de la maladie, quand elle est mortelle, et très sommairement, autour des menstrues sous l'angle du point de vue masculin : qu'est-ce que ça fait aux hommes cette charge de sang ? L'occasion de réélaborer magistralement le concept de stress post-traumatique et de faire semblant d'avoir trouvé une conclusion à une affaire qui aura marqué l’Écosse : l'autrice nous fait croire en fait qu'elle a résolu l'affaire, mais ne fait que cela : nous faire croire, tant la fin est tragique, sombre, littéralement désolante. Car le final opère dans une apocalypse. Par deux fois la tempête fait rage dans ce roman : pour l'ouvrir et pour le clore. Le Déluge. Non pas biblique et soutenu par l'espérance d'un renouveau, mais comme le reflux de la Chute, dont on ne peut rien attendre.
On regrette toutefois à le lire, que l'autrice n'ait pas su questionner ce tabou des menstrues. La résolution de l'énigme est simplifiée : Johny était la victime de ses tantes au moment de leurs règles. Il y avait pourtant beaucoup à creuser sous le tabou des humeurs féminines. Mais l'autrice a fait un autre choix : documenter médicalement son roman autour des maladies cardiaques, des premières greffes du cœur.
Pour autant, on n'en ressort pas déçu. Deux partis pris lèvent l'enthousiasme à sa lecture. La reconstitution minutieuse du Bilbao des années 1980 tout d'abord. Loin de toute folklorisation elle nous fait vivre un monde ouvrier, populaire, révolutionnaire, disparaissant. Dans le détail de ses bars, de ses joies, de ses révoltes, de ses lieux si parfaitement incarnés. Et quant à l'autre, il touche aux personnages du roman, tous submergés par leurs faiblesses. Ils sont tous faibles, fragiles, comme tout cet univers qu'elle reconstruit, emporté par une force supérieure, ces deux orages en sont la métaphore, en même temps que la résolution du récit, dantesques, ténébreux, sinon eschatologiques et prophétiques : l'humanité engloutie sous des trombes d'eau...
Dolores Redondo, En attendant le Déluge, traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon, série noire Gallimard, août 2024, 558 pages, 21 euros, ean : 9782024022814.
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Colère chronique, Louise Oligny
55 ans, virée. Trop rémunérée, maugréent ses patrons. Qu'elle se fasse auto-entrepreneuse et vive de clopinettes. Comme tout le monde dans la start-down nation. Virée donc, du jour au lendemain. Ses droits ? Nos droits... Sur le papier ça semble tenir la route, mais dans la réalité, les patrons n'en ont rien à fiche. Patrons de presse qui plus est : Diane est journaliste. Enfin : photographe de presse. Pour les patrons de la dite presse, c'est pas journaliste. Mais elle, avec carte de presse. Une emmerdeuse. En colère. Comme désormais tant d'économistes, atterrés sinon en rage, d'infirmier·ères sidéré·es, d'électeur·ices catastrophé·es, de citoyen·nes révolté·es, avec ou sans gilet jaune, etc. Qui pourrait bien ne pas l'être ? La (f)Rance frappée d'éréthisme nerveux presque porté à son comble...
Une grosse colère donc, que ses médecins soignent à coups de médocs, refusant d'écarquiller grand leurs yeux pour voir qu'il ne s'agit pas de maladie, mais de colère sociale légitime. Diane avale quand même ses médocs, mais pas les couleuvres qu'on lui sert de tous côtés. Trop, c'est trop. Et côté couleuvres justement, son roman est une énorme machine à déballer les foutaises qui nous tiennent lieu de raisons politiques. Si on peut encore qualifier de raison l'affligeant délire qui nous tient lieu de maxime, au rabais. Un élément de langage que cette raison-là, quand il ne reste qu'une funeste loupiote pour toute lucidité sociétale.
Or de cette colère Diane tient la chronique. Le roman est même l'agenda de ses longues journées à attendre que quelque chose d'un peu éclairant arrive. Un agenda où elle consigne ses rêves, pas si incongrus que cela, comme celui de voir crever Dufaye, le big boss, puis le DRH, puis Villeneuve, etc. Diane rêve de tous les tuer, « Et voilà, (que) tout le monde est mort », annonce l'incipit... Sériale killeuse ? Peut-être bien... L'intrigue brouille les pistes, multiplie les interrogations. On ne voit pas le coup venir, sinon que Diane devrait cesser de rêver qu'elle assassine, puisque ses rêves se réalisent. Se peut-elle qu'elle soit... ?...
Diane boit beaucoup et ne se souvient de rien, s'esquive, s'interroge, plonge à corps retrouvé dans une aventure ahurissante avec le flic de la crim' qui devrait enquêter sur elle et qui finit par s'interroger lui aussi, la quitter, la retrouver, tandis qu'elle part dans tous les sens, nous épate et s'esbroufe, jusqu'à se retrouver en prison, apaisée et drôlement riche soudain, filant son aventure de trompe-l'oeil en rocambole, menant inlassablement l'enquête à la remorque toujours du meurtre suivant qu'elle a peut-être commis... par omission de l'autrice ?
C'est adroit, furieusement social, éperdument cocasse, pêchu et fou en bref, à lire.
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Louise Oligny, Colère chronique, Le livre de poche, juin 2024, 314 pages, 8.90 euros, ean : 9782253245537.
Le ruisseau que je suis, Emma Peiambari
Une enfance iranienne. Avant la grande démolition des corps, des cœurs, des esprits.
Une enfance écrite le plus souvent au présent, comme une récollection amoureuse de la vie. Avec néanmoins, au gré des souvenirs qui remontent, cette vulnérabilité, qu'Emma Peiambari a fini par transformer en force.
Le ton est dépouillé, presque factuel : voici, ici, là, sans rien vouloir conclure, sinon la joie toute métaphorique d'évoquer le joob, ce ru qui court pour irriguer la ville. Une vraie métaphore en effet que ce ru, celle de l'intimité citadine pour qui a connu ces villes écrasées de chaleur où murmure un mince filet d'eau aux pieds des maisons, la vie, encore.
On se laisse bercer au gré des évocations, le mûrier de la grand-mère ou telle immense place de sable chauffée à blanc l'été, les camarades de classe, l'entrée en sixième, la famille avec la mère aux allures de princesse. On découvre sans fard ni trivialité l'aventure d'une fillette se révélant à elle-même femme, bientôt. On accompagne l'adolescente jaillie cette fois par la lecture de Kafka. Les grands auteurs, les mêmes, ici que là-bas, pas un autre monde : le nôtre, en partage.
De ce récit, Emma Peiambari nous dit qu'il est un rite de passage. Les lieux de cette enfance heureuse ne sont plus, tant elle sait désormais ne plus y retourner. En la lisant, je songeais à l'autobiographie de Bertrand Badie, Vivre deux cultures. La même incroyable tolérance, la même stupéfiante humanité. Peut-être parce que tout comme lui, elle n'a pas fait l'impasse sur sa fragilité. Une souffrance ancienne mue en espérance.
Connaissant ses origines, je pensais lire le récit du temps des humiliés. J'ai lu en fait celui de l'humain retrouvé. Non pas une sagesse vide et creuse qu'une fausse sérénité habiterait, mais la richesse d'un ancrage qui n'est pas une fin. Peut-être est-ce cela, répondre à l'appel de l'écriture, cet appel qui traverse de part en part son témoignage.
#emmapeiambari @emmapeiambari #jJ #joeljegouzo #récit #autobiographie #lharmattan #iran #poesie #joob #perse #litterature
Emma Peiambari, Le ruisseau que je suis, préface de Claude Lorin, L'Harmattan, mars 2024, 234 pages, 24 euros, ean : 97882336441399.
Nous n'étions pas des tendres, Sylvie Gracia
Meschonnic, dans sa Critique du rythme (1982), affirmait que c'était le rythme qui donnait la signifiance du texte. La chair du texte, dans son essai, ouverte par sa dédicace «à l'inconnu», cet imprévisible auquel nous sommes si souvent fermés.
Dans le roman de Sylvie Gracia, la mort est prévisible. Mais aussitôt qu'annoncée (le premier accident de voiture du père, les deux cannes qui supportent Rosie, la plus belle femme de la région quand elle avait vingt ans et que le père aimerait retrouver comme à ses vingt-ans, n'était l'appui irréparable de ses deux cannes), la mort s'évanouit dans l'inconnu, cédant la place à cette «(...) opération que réalise le poème : non pas exemplaire d’un genre mais invention d’une parole par un sujet, d’un sujet par sa parole.» (Maïté Snauwaert, voire infra).
Ce qui frappe dès l'abord dans ce roman, c'est son rythme. Un continu aurait dit Meschonnic. Régulier comme le pouls sous la peau, égal sinon étal, à peine quelques temps forts, deux ou trois et encore, des «ça suffit la nostalgie» auxquels on ne croit guère puisqu'il n'y a pas de nostalgie dans cette écriture mais une lucidité coriace (qui serait le «n'être pas tendre» ?), malgré, aussi, quand bien même déposé sur le papier et par deux fois, le mot «colère», qui n'advient pas non plus. Tout comme malgré «l'urgence de vivre» et de vivre jusqu'au bout, ainsi que le père en fait la démonstration, amoureux, toujours, jusqu'à ce qu'il soit fauché dans le sang de l'accident qu'il n'a pas versé tout d'abord.
Ce qui s'empare de la lecture de ce récit donc, c'est son rythme. Celui d'un pouls régulier qui mène jusqu'à la fin sa ligne indéfectible : l'art est la sortie du signe, l'art de couper court à la logique binaire du signe...
Le sujet de l'art, affirmait Meschonnic, tient dans ce que ce qu'il réalise n'existe pas encore. Sans doute parce que ce qu'il réalise, c'est l'émotion de tout ce par quoi l'être fait sens au terme de son parcours.
Rien de serein pourtant dans ce parcours apaisé. Rien de vraiment joyeux, ni de triste.
Les deux premières phrases du récit le donnent à entendre, ambivalentes. Il y a tout d'abord l'évocation de ce père si vite endormi. Dormir, rêver, dormir, mourir peut-être ? (Hamlet). Et puis la phrase suivante qui voit Hélène grimper, non pas comme dans l'expression quatre à quatre d'on ne sait quelles marches d'escalier, non, grimper comme on le ferait depuis une fosse, certainement commune quand on y songe, pour ouvrir en grand volets et fenêtres d'une pièce trop longtemps close, comme après l'agonie, pour laisser s'envoler l'air moite des poumons gorgés d'eau.
Et ce finalement qui fait la césure entre les deux phrases, articulant clairement la fin dès le commencement.
A ces deux phrases répondent l'adios en dernier mot qui volette incongrûment, partagé au cœur de ce qui n'est ni retrouvailles ni vraiment rencontre entre Hélène et Patrick, mais qui résiste à tout ensevelissement, «même quand le corps ne suit plus».
Et entre ce finalement et cet adios, un rythme à l'accord continu, cette manière de fluer la voix du récit, que l'on nommerait acceptation pour un peu. Pourtant pas une attente, non : qu'y aurait-il à attendre ? Peut-être pour nous lecteur, cette dernière conversation entre le père et sa fille dont nous ne saurons rien, sinon qu'il s'agissait d'aller. Ou plutôt, de savoir comment l'on va. Plutôt que où. Car où, tout le monde sait. Et ce n'est guère important. D'autant que sur la fin, ce que l'on a tendance à voir, ce sont tous les chemins fermés et non les sautillants sentiers ouverts dans l'inconnu qui nous absorbe.
C'est au fond à cet inconnu qu'ouvre le récit, bien inscrit dans notre vivre et non hors de lui. Accessoirement, il ouvre à l'invention de Sylvie Gracia par elle-même, mais plus décisivement, à l'invention d'un sujet par sa parole, et à cette liberté qu'elle nous offre en partage : ce que l’œuvre fait à la langue. A toute langue. Au travers de mots simples. D'un style sobre qui ne met pas en scène quelque chose qui serait la figure hiératique de l'auteur, ni même celle, sympathique, de l'individu qu'elle est, mais qui bat simplement le rappel d'une activité qui devrait nous être chère : celle d'une parole où faire corps.
Le rythme est corporel, affirmait encore Meschonnic. Sylvie Gracia ne cesse d'aborder aux corps du récit et de nous en faire retour. Et c'est ce rythme corporel qui dessine dans le silence de nos lectures individuelles ce que la parole fait à l’œuvre : la possibilité d'un corps commun.
Rappelons ici que le récit de Sylvie Gracia venait clore un cycle de manifestations consacrées à la littérature jeunesse et young adult, intitulé corps e(s)t politique.
Et qu'elle nous parle d'avancer dans les âges de la vie. Or la vieillesse est un âge politique. Elle le dévoile assez. Non cette maladie qu'on voudrait nous faire croire, de corps exhaussés par des flopées de cachets, pastilles, capsules, comprimés, gélules, par toute la pharmacopée du subsister, du demeurer, du se maintenir à tout prix. La vieillesse n'est pas une maladie mais un âge politique. Il était bon de conclure ces manifestations par ce qui ne nous conclut même pas : la vie achevée n'est jamais close.
Le corps est politique donc, ce n'est pas la moindre des qualités de ce roman que de nous y amener, là où partout autour de nous la société voudrait nous voir «vieillir sans être vieux» (Franck Damour, voir infra), là où partout autour de nous l'on voudrait considérer la vieillesse comme «un état de la médecine» et non un âge de la vie. Sylvie Gracia s'en fiche comme d'une guigne du «bien vieillir» qui tant effraie, pour nous débusquer un regard de l'intérieur du temps qui a passé déjà, montrant qu'au fond, «la vieillesse n’existe que dans le regard de ceux qui ne sont pas encore vieux – comme un anti-monde». (Franck Damour).
Quand Winnicott griffonna son autobiographie qu'il n'acheva jamais, dans un coin de l'un de ses brouillons il consigna cette prière : «Ô mon Dieu ! Fais que je sois vivant au moment de ma mort !» ( «Oh God ! May I be alive when I die ! »).
Ainsi d’Évariste, le père d'Hélène dans ce roman, fauché en pleine romance amoureuse, libre, toujours. Son fils a beau hurler à la perte de l'autonomie du père et suggérer de médicaliser sa fin de vie, Évariste le devance, ailleurs, dans l'échappée de ses émotions. Le fils soupçonne-t-il un Alzheimer, il ne témoigne que du «poids du modèle cognitif qui nous fait prendre pour des dysfonctionnements ce qui est une autre façon de penser » (Damour), incapable d'imaginer son père heureux, car désirant.
Vulnérable ? Certes, mais qui ne l'est ? Il faut donc applaudir à cette vision où faire corps depuis la vulnérabilité de chacun, et que cette manifestation initiée par la librairie l'établi n'a cessé de mettre en avant.
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Sylvie Gracia, Nous n'étions pas des tendres, éd. L'Iconoclaste, novembre 2023, 232 pages, 20.90 euros, ean : 9782378804183.
L'incipit :
«Mon père a été vite endormi, finalement. J'ai grimpé à l'étage et j'ai repoussé les volets de ma chambre.»
Maïté Snauwaert, Le rythme critique d’Henri Meschonnic
DOI: https://doi.org/10.58282/acta.7129
Franck Damour, Études 2016/4 (avril), pages 39 à 50, La vieillesse, un âge politique | Cairn.info
Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Éditions Verdier, « Verdier poche », [1982] 2009, 713 p., ean : 9782864325659.
Le conte de la dernière pensée, Edgar Hilsenrath
«Je suis le conteur dans ta tête», endosse Hilsenrath en prologue. Le conte ? Une dernière pensée logée dans un cri d'effroi, une pensée envolée au pied du mont Ararat, le pays des ancêtres de Thovma Khatisian, le pays des Arméniens. Pays sacré profané par les Turcs, d'où les Arméniens n'ont pas disparu : ils reposent par millions sous la terre.
Hilsenrath signe un bouleversant hommage au peuple Arménien, abasourdi qu'il est de réaliser que ce génocide perpétré au début du XXième siècle ait d'abord si vite disparu de nos mémoires. L'extermination oubliée qu'il ne peut, lui, juif ayant survécu aux ghettos, à l'horreur nazie, que regarder en face comme la sienne propre, celle de l'humain, de tout être tout simplement, fût-il «le plus impuissant témoin du monde».
Alors Hilsenrath souffle à l'oreille des nations l'histoire oubliée de l'extermination du peuple Arménien. «Je dis : je voudrais simplement rompre le silence», affirme-t-il au fictif secrétaire général de l'Union de la Conscience des Peuples, qui a du mal à comprendre.
Le personnage qu'il invente, adopté en 1915, émigré en Suisse, a été contraint de s'inventer un nom lui qui, orphelin, ne savait même pas d'où venait sa famille, exterminée ou morte pendant l'exil, ou peut-être pas. Il a cherché pendant des décennies des traces qui toutes jusque là conduisaient au néant. Et puis, de nouveau, Hilsenrath nous confie cette quête, imaginaire donc, une fiction parce que pour beaucoup, il ne reste que cela.
Dès le Livre I, la Dernière Pensée, qui est dans ce roman un personnage puissant, s'envole vers 1915 pour observer le grand massacre ( Հայոց ցեղասպանություն ). Elle vole auprès du père de Thovma qui, torturé, évoque les massacres de 1876. Le récit est violent et cru et cependant narré sur le mode de l'innocence, les faits exposés comme allant de soi dans un monde fermé à toute empathie. Et file une veine grotesque, moins l'absurde que le grotesque des grands romans de l'ex-Est : songez à Karel Čapek, Bohumil Hrabal, Jaroslav Hašek, etc. Car ce que les turcs, dans le roman d'Hilsenrath, veulent faire avouer au père de Thovma, n'est rien moins qu'il est à l'origine de la guerre de 14-18... Ils chérissent leur Grande Conspiration Arménienne contre l'Occident.. Et qu'importe si rien ne tient debout, si la ficelle est énorme : les turcs ont besoin de justifier aux yeux du monde le génocide qu'ils préparent... Hilsenrath est incomparable pour mettre pareilles aberrations en scène. On rit aux larmes, mais l'on s'arrache les cheveux à découvrir la complaisance de l'occident face à ces comédies. Bouffon, notre monde ?
«L'extermination du Peuple Arménien ne dépend en fin de compte pas seulement des exterminateurs, mais aussi du silence de leurs alliés », pose Hilsenrath et là, on ne rit plus. C'est bien encore, toujours, de notre monde dont il est question.
De Livre ne Livre nous remontons toute la chaîne familiale. C'est tout un monde engloutie qu'Hilsenrath révèle. Et son engloutissement : les violences, les tortures, les assassinats sommaires, les exécutions de masse, les déportations, les spoliations... Les hommes massacrés, les marches de la mort qui tournent en rond pour laisser le temps aux soldats turcs, aux pilleurs, aux brigands, aux assassins de piller, violer, massacrer les femmes, les enfants, les vieillards. Officiellement, il n'y a pas de déportation, mais le déplacement de populations hors des zones de guerre... Tout un peuple jeté sur les routes, assailli par les chiens errants qui suivent les familles en haillons pour dévorer les faibles, les blessés, les malades, les vieux qui ne peuvent plus marcher. C'est cette traîne de balluchons abandonnés qu'Hilsenrath décrit, avec la foule des turcs qui suit derrière, pour dépouiller encore.
La Dernière Pensée finira par raconter cette histoire à son ombre. On glisse vers tant d'absence, métaphore d'une humanité sans humanité, où les victimes ne sont même plus l'ombres d'elles-mêmes, abandonnées à l'oubli, que ce roman réfute.
«Que toutes les victimes du monde se mettent à chuchoter», conclut magistralement Hilsenrath. Les autres, à leur prêter l'oreille.
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Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, éd. Le Tripode, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, hiver 2014, 554 pages, première édition 2012, Francfort, 24 euros, ean : 9782370550484.
Les Émigrants, W.G. Sebald
« Et le reste n'est-il
Par le souvenir détruit ! »
C'est par ces mots que Sebald ouvre son recueil. Quatre nouvelles, quatre portraits entre enquête, documents, fiction, biographie, récit imaginaire et témoignages. Quatre destins d'exilés, poussés sur les chemins du renoncement par l'énorme cruauté de l'Histoire, la nôtre, tellement déchiffrable. Quatre existences « documentées » par des photos de mauvaise qualité qui déjà portent la trace de leur disparition : peu de signes sur ces images, peu d'image en fait, à l'image. On est frappé en regard par la méticulosité des descriptions, en rien métaphoriques et qui, à elles seules, consignent ce qui de vivre n'existe plus. Ce sont les images qui paraissent d'un coup oniriques, quand le récit fonde la séparation entre le rêve et la réalité.
Fin septembre 1970. Hingham. Couché sur la pelouse, le Docteur Henry Selwyn, est le dernier habitant d'un vaste jardin qui naguère nourrissait plusieurs familles, aujourd'hui retombé à l'état sauvage. Le narrateur, W.G., loue dans l'immense maison naufragée quelques pièces. Il Interroge. Qui est Henry Selwyn ? Un juif de Lituanie. L'an 1899 sa famille dut partir. Elle pensait accoster à New York, elle toucha terre à Londres. S'y logea sans jamais parvenir à s'y installer vraiment. Le silence des origines est assourdissant quand Henry raconte son histoire. Septembre 1970. Quelques mois plus tard, Henry se suicidait.
Paul Bereyter, janvier 1984. Cet homme voulut toute sa vie enseigner aux enfants, être instituteur. Mais parce qu'il avait un quart de sang juif, les nazis l'en empêchèrent. Paul était l'ancien maître d'école de Sebald. Une photo de classe l'atteste. Sebald enquête cette fois encore. Paul se sentait allemand. Il était rentré de son exil hors de l'Allemagne en 1939. Enrôlé dans la Wermacht, il avait combattu les ennemis des nazis, ces nazis qui avaient envoyé sa fiancée dans un camp. Qui saura l'expliquer ? Convaincu que sa place était ailleurs, il s'exila de nouveau, avant de revenir mourir dans sa ville allemande de S., où il se suicidera.
Ambros Adelwarth. Grand-oncle de Sebald. Exilé parce qu'il ne pouvait vivre son homosexualité. Le récit le plus long de cet ensemble. Le plus intense. Au service d'un très riche new-yorkais, Ambros permit à toute sa famille de trouver un refuge en Amérique. Il aura vécu toute sa vie dans la passion d'un homme devenu fou, qu'il suivra un matin : « I go to Ithaca », l'hôpital psychiatrique monstrueux qui pratiquait sur ses patients le soin par électrochocs, qui les tuait. Non pas un retour donc à Ithaque, mais une sorte de suicide pour, ayant perdu l'être aimé, y « Annihiler toute capacité de réflexion et de souvenir ». Les dernières pages sont absolument sublimes.
Max Ferber. Un moment de fracture là encore, dans les décombres d'une ville ouvrière en ruine : Manchester. Max vécut dans une maison où séjourna Ludwig Wittgenstein. Il s'y enfermait nuit et jour, crayonnant ses dessins à la mine de plomb dans une ville recouverte de poussière. Max n'en sortit qu'une fois pour un long voyage aux abords du lac Léman et à Issenheim, pour y contempler le retable de Grünewald. Le narrateur découvrira le carnet fictif, rédigé par Sebald, de la mère de Max, déportée depuis son ghetto dans un camp où ses parents seront exterminés.
Que dire de cette œuvre ? Les grands écrivains que j'admire l'ont tenue pour une œuvre d'exception, de Susan Sontag à Arthur Miller. Elle l'est. Marquée par les débris d'un siècle d'horreur. Elle l'est, jamais jugeant, jamais condamnant mais narrant, avec retenue mais non sans lyrisme, l'impossible résilience. Ceux qui ont perdu leur monde ne purent y survivre. Érudite, fragile, l'écriture est devenue ce territoire refusé, enfoui, d'une mémoire fantomatique.
On a dit de la langue de Sebag qu'elle était sinueuse. C'est-à-dire ? La métaphore vaudrait-elle la peine d'être creusée ? Sinueuse au sens où elle se détournerait beaucoup, mais de quoi ? Il y a, oui, quelque chose du détour dans ces récits qui donnent à voir un monde raconté par l'Autre et dont chaque fois Sebag se fait le témoin. Du détour poétique : la prose de Sebald est méditative, ses phrases sont longues, « lentes », patientes, appelant le lecteur à plonger lui-même plus avant dans sa propre contemplation du monde silencieux des émigrés.
Et puis il y a ces images. Lessing, dans son Laocoon (1766), avait thématisé cette rupture entre dire et montrer. Le discursif n'est pas l'iconique. Se complètent-ils ? Ici Sebald nous invite à contempler ce que l'image, dans son impuissance à être, parvient cependant à nous faire dire. Et le texte à nous faire voir. Qu'y a-t-il de commun entre les deux, que nous dévoilerait la prose de Sebald ?
Le déchirement de l'intime : l'exil est le lieu d'un mourir infligé. Où l'effacement s'inscrit en maître des horloges. La lecture des images en est la première victime. A laquelle la langue tente de porter secours. Et avec l'image, ce qui disparaît, c'est la personne, dont l'écrit, territoire métaphorique de l'émigré, se charge comme d'un fantôme. Mais il ne reste à sauver que cette patrie : la littérature, où exister malgré «l’habilité avec laquelle tout a été rendu propre».
Où résister à l'engloutissement et à la séparation.
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W.G. Sebald, Les émigrants, Folio, F11, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, mars 2003, première édition Actes Sud, 1999, ean : 9782070425228
Austerlitz, W. G. Sebald - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
France Culture :
W. G. Sebald (1944-2001) : Une vie, une œuvre (2012 / France Culture) (youtube.com)
Début de siècles, Arnaud Cathrine
Siècles au pluriel. Deux en fait : le nôtre et celui de Jean Cocteau et de Raymond Radiguet.
« Je n'existe plus », ouvre la première nouvelle : notre siècle se déballe dans un immeuble insalubre et une chambre de bonne conçue comme un refuge. Ce siècle se défait plus qu'il ne s'inaugure dans un paysage urbain en ruines. Chez nous. Pas ailleurs. Juste là, ici. Porté par une comédienne qui fait sécession, refusant de jouer le jeu, de jouer tout court. Grande lectrice de Goliarda Sapienza, elle est libre désormais, puisque redevenue personne.
C'est sur ce même paysage de ruines, mais intérieures, que ce recueil de onze nouvelles va se conclure. Barthes en mémoire : «J'y suis», si intime, si poignant, réalisant que ce qui devait être un date s'achève en bouscueil : «quelque chose était fini : l'amour d'un garçon». Que devient-on quand l'amour déserte, quand fuit le désir, l'appel de l'autre ?
1920. A notre comédienne répond Jacques Rigaut : «Je serai un grand mort». Est-ce tout ce qu'il nous reste ? Tout quitter là encore. S'évader. Ou n'être que de passage, comme Vincent dans le troisième acte, fort de son ironie détachée.
Fuir toujours, comme Klaus Mann en 1932 : «Je ne suis pas l'Europe», du moins pas celle qu'ils nous ont concoctée, cette Union contre les peuples, qui résonne sous nos pas aujourd'hui comme une bête immonde. Fuir, ou partir en vacances, vivre dans l'insouciance de nos désirs adolescents ? Pas même. A tout, prix pourtant. On aimerait pouvoir encore courir, rêver, même un peu ? Peut-être même pas.
Au fond, c'est la problématique du XXIème siècle que déroule l'auteur. Ce qu'il reste de ce que l'on a cru -comme l'idée que l'on pouvait ne vivre que pour soi. Ce pour soi du siècle précédent qui nous a tant fait perdre et nous hante encore avec son imaginaire de guerre, de ruines, qui s'amoncellent déjà.
«J'ai le soleil en moins», écrit dans une lettre Jean Cocteau : il faudrait fuir, mais il ne le peut plus. Fuir l'illusion de la douceur de Radiguet.
Parce que l'on n'aurait « pas besoin d'amour » ? Au pied du Mont Ventoux, énoncé dans un très tendre récit dont on goûte jusqu'à l'ivresse la simplicité et la limpidité.
Onze nouvelles qui ont en commun, au-delà de la ruine, le refuge de la langue, sa beauté, sa fluidité, son miracle.
Arnaud Cathrine est un écrivain précieux. Non pas au sens d'une préciosité qui lui supposerait une vie littéraire faite de vanités, mais pour reprendre monsieur Bray qui tenta de théoriser ce mouvement littéraire si injustement moqué par la suite, au sens, un peu, d'une préciosité de figuration attachée à une certaine esthétique, plus qu'à une éthique de la vie. Mais l'un dans l'autre, n'est-ce pas... J'ai lu ses nouvelles comme des anti-scènes de fêtes galantes, entre mesure, politesse et ironie, attentives au raffinement de la langue, des évocations, fuyant les artifices dans cette volonté si affirmée de se créer un monde qui ne fût pas qu'à soi. Le goût de l'élégance littéraire, celui des portraits, de l'éloge, dans cet attachement à l'amitié tendre comme au salon de Mademoiselle de Scudéry.
Un art de vivre, que ce raffinement des idées et du langage. Et tout comme au salon de Scudéry, on y retrouve la subtilité d'une écriture qui s'est mise au service d'un discours sur l'amour. Mais nul langage ampoulé ici. Pas de jargon. Pas d'affectation et surtout pas le refus du sensuel. Pas de formules brillantes. La recherche de l'effet se cantonne aux titres des nouvelles si curieux -«J'y suis» : si fragile.
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Arnaud Cathrine, Début de siècles, Verticales, décembre 2021, 308 pages, 20 euros, ean : 9782072945618.