Psychologie de l’argent, Georg Simmel
A l’origine, en 1889, 600 pages d’un essai touffu, acheminé de digressions en exemplifications presque gratuites, confus pour tout dire, qui dérouta en son temps ses lecteurs. D’analogies en connexions, de l’agriculture au Moyen Âge au style de Zola, Simmel a voulu construire non pas une magistrale thèse sur la valeur, mais en éclairer le terrain, sinon le terreau, pour au final démontrer qu’en réalité, l’usage de l’argent n’avait qu’un seul but : faire l’économie d’une réflexion sur la valeur des choses et des êtres. L’argent, nous dit Simmel, ne sert qu’à faire l’économie de la prise de conscience des vraies valeurs, en réduisant les valeurs qualitatives à des chiffres, des nombres, du quantitatif. Inodore, incolore, c’est un moyen qui est devenu une fin, qui plus est, à prétention salvatrice. Mais l’argent ne sauve de rien, au contraire : il n’a cessé de nous enfoncer dans la marchandisation de la vie, de toute vie à la surface de la planète, des biens tout autant que des êtres. L’argent n’a cessé de nous corrompre pour reprendre le vocabulaire des Lumières, faisant disparaître dans sa finalité les causes de toute chose. Au point que la question n’est plus de savoir quelle est la valeur de ces choses, mais combien elles coûtent. L’argent dans la culture moderne, écrivait Simmel en 1896, c’est ce que l’on pouvait redouter de plus vulgaire dans le processus d’acculturation de l’humanité : parce que l’argent n’a fait que sanctionner notre renoncement aux vérités, introduisant jusqu’au plus profond du processus de pensée la mécanique sournoise du mensonge et de la propagande.
Psychologie de l’argent, Georg Simmel, éditions Allia, traduit de l’allemand par Alain Deneault, 78 pages, 7 euros, ean : 9791030410266.
Walter Benjamin : le Droit est par essence une violence qui ne garantit que le Pouvoir.
Max Weber avait tenté de légitimer la violence policière : dans un état de droit, seul l’état peut en disposer. Et avec lui, juristes et constitutionnalistes s’étaient précipités dans la brèche : les concepts de Droit et de Justice encadraient la violence d’état et la légitimaient. Une violence étatique qui appartenaient aux moyens, nous assuraient-ils, et non aux fins : pour restaurer un ordre menacé par exemple et donc en vue de fins «justes»... Benjamin reprit à nouveaux frais cette réflexion. La violence étatique est-elle morale, même en tant que moyen ? Est-elle légitime ? Est-elle juste ? Approfondissant ses analyses, c’est dans la Terreur de 1793 qu’il trouva les racines d’une telle légitimation de la violence d’état, et dans les théories du Droit naturel, bâtissant une sorte de darwinisme mal digéré, qui ne voyait dans la violence qu’un critère de sélection naturel. Mais dans le Droit positif, le nôtre théoriquement, nulle part les philosophes ne sont parvenus à en justifier l’usage. La violence n’est que le résultat d’un développement historique. C’est cela que Walter Benjamin analyse. Quelle est la légitimité de l’usage de la violence étatique ? Cette violence peut-elle garantir le Droit ? La Justice ? Sa réponse est sans ambiguïté : non. Non, parce que le Droit lui-même n’a que faire de la Justice. Que sont les Lois ? Prenant l’exemple du droit de grève, Benjamin nous aide à comprendre qu’il n’est que le résultat d’un rapport de force, une violence accordée aux salariés pour se soustraire à la violence patronale. Par la suite, les puissants virent bien l’intérêt d’un tel droit : éviter une violence plus terrible, celle de la révolte prolétarienne. Ne pas le reconnaître, c’est interdire tout espace de protestation et risquer bien pire : le renversement de l’ordre juridique. Car qu’est-ce que l’ordre juridique, sinon là encore le résultat d’un compromis. Ou d’une défaite. Ou d’une victoire si l’on veut. Le Droit n’est que cela, rien d’universel, il ne fait que sanctionner un état en suspension dans le vide, ce moment où la «paix» sociale a imposé un nouveau Droit. Dans notre situation historique, et cela crève les yeux désormais, la vraie fin du Droit français est la protection des puissants. Il faut le répéter et l’entendre : la paix sociale n’est que la reconnaissance d’un nouveau droit, d’un compromis. C’est la raison pour laquelle il ne peut y avoir de paix sociale en France : Macron est allé trop loin. La violence de rapine mise en place par Macron dévoile son but ultime : la protection des puissants. Une violence de rapine qui en appelle à la violence de la guerre contre la «violence» des Gilets Jaunes qui est, elle, fondatrice d’un nouveau droit. Et c’est parce qu’elle porte en germe les termes d’un Droit nouveau, démocratique, qu’elle constitue une menace essentielle. La soumission exigée des citoyens par la classe politico-médiatique n’a pour seule but que la conservation du Droit ancien, profondément inégalitaire et sans aucun fondement moral. Théoriquement, le droit positif, qui devrait être le nôtre, se devait de favoriser l’intérêt de l’humanité en chaque individu (Kant). Inutile de gloser : du combat pour la planète à celui d’une vie plus juste, il crève les yeux que le Droit français a pour seule origine la violence. Il y a quelque chose de pourri au royaume de France. C’est cette pourriture que les Gilets Jaunes ont débusquée. Mais pas simplement levée : les Gilets Jaunes n’anticipent pas un bouleversement futur : ils le réalisent ! Et c’est en cela qu’ils sont encore plus dangereux. L’économie néolibérale est dévoilée avec eux et partout elle révèle son visage de bête sauvage, folle de rage parce qu’on voudrait lui tourner le dos. La violence du Droit français a introduit dans nos vies une violence sans fin, instituant, pour le dire avec Benjamin, «comme Droit une fin qui, sous le nom de Pouvoir, n’est ni universelle, ni indépendante, ni délivrée de la violence mais lui demeure intimement et nécessairement liée ». La Justice française, mise à nue, n’a plus qu’une obsession : garantir le Pouvoir en place et uniquement ce Pouvoir. Non la Justice. Mettant à nue la vérité d’un énorme mensonge que Georges Sorel avait en son temps révélé : « Le Droit est le privilège des puissants. Sa tâche est de détruire toute menace, toute opposition ». Notre devoir est donc bien celle que dessine la conclusion de Benjamin : «c’est en dépassant le Pouvoir de l’état qu’on édifie un nouvel âge historique».
Pour une critique de la violence, Walter Benjamin, édition Allia, traduit de l’allemand par Antonin Wiser, mars 2019, 64 pages, 6,50 euros, ean : 9791030410532.
Ratlines, Stuart Neville
Ratlines : ces filières d’exfiltration des nazis qui traversaient tous les pays d’Europe, enjambaient les mers, offraient à l’Argentine les futurs cadres de ses répressions populaires. Partout au sortir de la guerre, la complaisance a régné, partout dans les «démocraties» occidentales, des bonnes volontés se sont mobilisées pour sauver les braves SS de Hitler. Au vrai pour mettre à l’abri une idéologie qui séduisait bien des politiques. L’Irlande n’y a pas coupé. Et ce sont ses heures sales et sombres que le roman raconte. Ces heures sales où l’IRA elle-même, au prétexte que l’Angleterre était l’ennemie, s’acoquinait avec les dignitaires nazis et qualifiait la guerre de 39-45 d’Emergency.
La baie de Galway. On est en 1963, la guerre est loin, mais sur le sol irlandais, les anciens nazis prospèrent. Un mystérieux commando s’en prend pourtant à ces fuyards pas même honteux. On en tue sur le sol irlandais quand ailleurs, comme en France, on leur fait des ponts d’or... Au point que le jeune Ministre de la Justice, aux dents aussi longues qu’il est lâche, s’en émeut. Il faut que cesse la chasse aux anciens nazis. Les médias ne doivent pas rouvrir cette page immonde de l’histoire du pays. D’autant qu’en 63, Kennedy a promis de passer par l’Irlande ! Combien au juste d’anciens nazis vivent cachés sur le sol irlandais, vaquant tranquillement à leurs affaires ? On n’en fera pas le compte. Trop sensible. Parmi ceux-là, le colonel Otto Skorzeny, celui qui a enlevé Mussolini sur l’ordre de Hitler. Un peu trop voyant, mais qu’il faut protéger… Ryan est chargé d’enquêter. Moins un flic qu’un agent secret : l’enquête ne doit pas faire de vagues. Jeune, peu enthousiaste à l’idée de devoir protéger de pareilles crapules. Très vite filé par un mystérieux commando tandis qu’il est sur les traces de l’équipe justicière. Ryan remue la boue de cette Histoire. Celle de nationalistes franchement hostiles aux Alliés en 39-45 et qui ont conservé de leur hostilité une idéologie bien suspecte. Tout comme il est sur la piste d’anciens activistes fascistes français proches des nazis, eux aussi immigrés en Irlande. Skorzeny, autrichien passé à la SS, semble mener la danse en Irlande. Rien n’aurait donc changé ? De meurtres en assassinats, Ryan finit par tomber sur le Mossad, qui tente de mettre à jour le circuit financier de cette filière toujours active. Voire… On ne sait pas trop s’ils sont venus pour la bonne cause ou des raisons plus veules : s’emparer d’une sorte de trésor de guerre nazi. C’est le fric et le Pouvoir qui mènent la danse. Le fric de la filière de financement des émigrés nazis à l’étranger. Ce fric qui circule partout dans le monde sous couvert de banques complaisantes. Stipendiées. C’est le circuit de l’argent, des banques aux églises, des églises aux politiques, des états aux états que l’on suit ici, au mépris des peuples qui ont souffert, des peuples qui souffrent, des peuples dont les sacrifices sont ignorés. Le fric qui est la vraie motivation des exécutions d’anciens nazis, par une bande de voleurs, non de justiciers. L’Europe est sombre, autant qu’elle l’était sous la férule de l’Allemagne nazie, mais badigeonnée au ripolin démocratique. Le sujet est fort, traité selon les conventions du polar toutefois, avec une intrigue qui en dévore pour beaucoup la substance, au point que j’ignore s’il est réussi ou non. On sent comment il se relance, comment l’intrigue, comment tel personnage, telle situation le portent. Comment l’auteur met par exemple dans les pattes de son héros, Ryan, cette midinette qui lui permettra de faire avancer l’action. Tout un art, certainement, mais par trop artificiel à mon sens : la forme au détriment du fond. Mais en même temps, il y a dans cette superficialité de la relance quelque chose de vulgaire qui va bien au traitement du fond : ce n’est qu’une affaire de gros sous au final… Cette morale génocidaire d’une société qui n’a cessé de prendre l’homme pour un moyen, non une fin.
Ratlines, Stuart Neville, Rivages/Noir, traduit de l’anglais (Irlande) par Fabienne Duvigneau, mais 2016, 444 pages, 9 euros, ean : 9782743636661.
Que gagne-t-on à se former ? Enquête du Céreq
Depuis 1990, la France a connu un essor global du niveau d’études et les salaires en début de carrière ont, dans leur ensemble, progressé. Pour tout le monde ? L’étude du Céreq modère les enthousiasmes. S’il reste vrai que globalement la poursuite d’études supérieures garantit l’accès à des salaires plus élevés, le critère de qualité de l’emploi ne semble plus aussi bien arrimé qu’il ne l’était autrefois au niveau d’étude. On assiste même à un effet de ciseau sur les salaires des diplômés. Certes ceux des grandes écoles s’en sortent toujours le mieux et voient même leur bonus s’accroître. Pour les autres, dans leur globalité, les générations étudiés ont vu leur salaire médian progresser de 75 euros… 75 euros seulement, en 20 ans, serions-nous tenté d’écrire ! Une légère augmentation qui en outre n’a pas concerné toutes les catégories de diplômés. Les évolutions n’ont pas été homogènes : les plus diplômés ont même enregistré un recul net de leur pouvoir d’achat, d’environ 220 euros sur ces 20 ans, particulièrement les M1, qui ont littéralement décroché, tandis que la hausse n’a profité qu’aux diplômes en deçà de la licence, et par compensation du retard pris à ces niveaux de rémunération… Evolutions inverses de pouvoir d’achat donc entre le haut et le bas de la hiérarchie des salaires, entre la génération 1992 et la génération 2010. La dégradation de la conjoncture économique et surtout celle du marché de l’emploi l’expliquent principalement. Rappelons le taux de chômage des jeunes français en 2013 : environ 25% ! Un chômage de masse qui a contribué largement à accroître le décalage entre la masse des diplômés et le volume d’emplois disponibles. Ajoutons également le fait que désormais, ce sont 44% des jeunes qui arrivent sur le marché du travail avec un diplôme d’étude supérieure en poche, contre 27% en 1990 ! Et qu’en outre la création salutaire des licences professionnelles depuis 1999, la mise en place du LMD en 2002, le développement de l’apprentissage dans le supérieur ont multiplié les opportunités de décrocher un diplôme de qualité pour des publics qui en étaient autrefois écartés. Il en ainsi résulté un déclassement pour les diplômés du supérieur, qui pèse aujourd’hui sur leur niveau de rémunération. Au final, cette montée en qualification suscitant des attentes légitimes chez les jeunes, risque fort de provoquer un solide sentiment d’amertume générationnelle : que gagne-t-on à se former ? Rien dans la France d’aujourd’hui semble-t-il, du moins pas grand-chose…
Que gagne-t-on à se former, Céreq, Bref n° 372, 1er trimestre 2013, Arnaud Dupray et Christophe Barret, issn 2553-5102.
Écorces vives, Alexandre Lenot
Nous avons tout perdu. Autant fuir, s’en aller, déserter cette société sans issue que le capitalisme nous a fait, « vers le silence caché, dans l’illusion du monde »... Eli a filé. Quelque part dans le Cantal. Loin de tout donc. Il y vit un peu comme le dernier des hommes. Comme il y a eu un dernier léopard d’Egypte.
Dans une vieille ferme un feu se déclare. Le capitaine Laurentin en est saisi. Un feu dans les gorges de la Brune, c’est tout ce qu’il reste de l’humanité : l’incendie d’une ruine et l’image d’un homme des bois perdu dans le Cantal, avec à ses trousses un officier de police solitaire, qui n’a pas envie de jouer au flic de service. Non : reste le poids d’une région où il faut être né pour en comprendre les détours. Reste des personnages exilés dans cet espace inhospitalier qui bientôt va vouloir expulser tout ce qui lui est étranger, comme un corps le ferait d’une greffe qui ne doit pas prendre. Dont Louise, qui a atterri ici dans une sorte d’envol pourri hors du nid familial, après son échec au concours d’une école d’art. Ici, où personne ne va plus nulle part. Ici, le Grand Central, massif. Louise, Eli, Laurentin s’y sont égarés, plus qu’ils n’y sont installés. Par quel bout prendre la vie désormais ? Partout autour d’eux, des hameaux dépeuplés, le lourd silence abandonné. L’incendiaire est récupéré, soigné, caché. Lison vient d’enterrer son homme, il lui faut lui survivre à présent, là, dans ce pays relégué, en périphérie de tout. Qui est le sien pourtant. Eli, Andrew, Fiona… Des étrangers, le Cézallier au loin. Sans espoir, sinon de carte postale. Ce qui ne sert à rien ici, où le deuil règne en maître. Jamais déposé. Toujours renouvelé. Toujours renouvelable : l’incendiaire inquiète. Rassemble. Les pays s’organisent : un rôdeur hante le Cantal, menace ses us, ses coutumes. Le peu qu’il leur reste, ils ne veulent pas le voir s’effondrer. Laurentin reçoit un avis de recherche. Il y a un dossier à la préfecture sur Eli. Plus ou moins réfugié syrien. Une menace. Laurentin s’en fiche, tout comme il bat froid le préfet descendu à la hâte dans ces contrées perdues parce qu’un tag venait d’y apparaître : ACAB. Cela mérite battue, que l’on s’arme. On redoute une ZAD, on redoute des actes de survie : au sommet d’une colline, un ou des êtres humains n’ont-ils pas écrit : «APACHES»… La République prend peur, les pays prennent peur. Partout l’inquiétude gronde, s’arme de ces vieilles pétoires que l’on déterre de la guerre de 39-45. Assez pour s’entretuer. Une guerre se joue désormais. On se rappelle combien on se haïssait déjà, du temps des grands-parents, voire de plus loin encore. Premier roman instruit par une écriture superbe, où les femmes surgissent telles des figures de tragédies dans ce monde clos, géographie au front bas dictant ses affres sans concession.
Alexandre Lenot, Ecorces vives, Actes Sud, collection Actes noirs, octobre 2018, 204 pages, ean : 9782330113766.
Le cri des pauvres, Véronique Fayet
L’entendez-vous cette clameur ? Celle des pauvres. Ces êtres en souffrance. Ni «cassos», ni «RSA». Des êtres humains. Non des parias. Non des coupables. Non des malades. Non des paresseux : la manche, ça ne rapporte rien. Les êtres qui vivent dans la rue n’ont pas choisi d’y vivre : il n’y a aucun confort à vivre dans la rue. On y meurt même très vite en réalité. Les pauvres. Des millions. 14% de la population française. Et beaucoup d'autres basculent, qui survivent au SMIC. Le Secours Catholique observe même le cas d’enseignants vivants dans leur voiture… Ou ces retraités de plus en plus nombreux qui viennent mendier une soupe le soir, parce qu’ils ne peuvent plus faire face ! Véronique Fayet pointe du reste les modalités de calcul du seuil de pauvreté en France, que de plus en plus de professionnels dénoncent : tel qu’il est fixé, il n’est plus pertinent pour décrire cette paupérisation dans laquelle le pays s’enfonce. On assiste en fait à une vraie rupture historique dans notre histoire sociale, qui justifie la peur dans laquelle les classes moyennes vivent désormais, elles qui risquent, en effet, réellement, de basculer dans la pauvreté, comme en témoignent certains indicateurs, comme celui de l’état de santé des français, qui ne cesse de se dégrader. A terme, ce qui se joue n’est rien moins que l’avenir de notre démocratie, bousculée, rabotée, sacrifiée à l’ignoble. Depuis 2008, la grande misère n’a cessé de s’amplifier en France. Entendez-vous son exhortation ? Ce cri qui déjà se joint à celui de la planète, de la démocratie, insultée, bafouée, mise en péril par une poignée de nantis égoïstes. Il y a urgence en effet, et sur tellement de fronts !
Véronique Fayet, La révolution fraternelle –le cri des pauvres, éditions Indigènes, 1er trimestre 2019, 36 pages, 4 euros, ean : 9782375950760.
Le Président des ultra-riches, Michel et Monique Pinçon-Charlot
L’ouvrage commence par un florilège de macronades, dont celui des femmes « illettrées » et mille autres du même acabit, qui ont très tôt révélé au grand jour ce que Macron pensait vraiment des français. Une brutalité calculée, dès le début de son quinquennat, qui aurait dû nous alerter, tout comme l’insultante indulgence des médias à son égard. Le livre récapitule ensuite toutes les attaques portées par le président contre notre système politique, social, économique. Alors certes, l’ouvrage a été attaqué sévèrement, au prétexte qu’il se présentait comme la dernière enquête des auteurs, alors qu’il n’en était pas une, mais une simple récollection de faits. Certes. Et après ? L’éditeur a bien sûr eu le tort de le présenter comme tel. Il n’en reste pas moins utile, en ce qu’il a le mérite de récapituler justement l’action de Macron depuis son arrivée au Pouvoir -pour le coup, on serait en droit de raviver à ce propos la polémique qui entoura la prise du pouvoir par le général de Gaule, lequel, sous couvert de changer de Constitution, fit accomplir à notre République une dangereuse régression politique dont on paie aujourd’hui lourdement le prix. Au fil des pages, passablement documentées, les bras nous en tombent de tant de catastrophes accumulées. Quelques «détails» nous reviennent aussi à l’esprit, comme ce million d’emplois promis par Gattaz en échange des milliards offerts aux patrons… Et à propos de cadeaux, leur accumulation donne le vertige, tout comme ces sommes fabuleuses qui, depuis 2008, alors que le pays se paupérisait, n’ont cessé de témoigner de l’enrichissement hors norme des actionnaires et autres grands patrons français… «En même temps» que nous nous appauvrissions, les riches s’enrichissaient comme jamais auparavant… Que dire aussi des reniements, dont le dernier en date, concernant l’environnement, révélant le poids d’un réseau dont notre homme semble être prisonnier et qui l’oblige… Prendre aux pauvres pour donner aux riches… L’humanité défaite dans un monde abîmé, tel semble être le seul horizon d’un quinquennat dont nous risquons de ne pas nous relever.
Le Président des ultra-riches, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, éditions Zones, janvier 2019, 170 pages, 14 euros, ean : 9782355221886.
1994, Adlène Meddi
Alger, 2004. Amin s’interroge, penché sur la tombe de son père qu’on inhume solennellement dans le cimetière d'El-Alia, à Alger-Est. Drapeau national. Seuls les vieillards oligarques sont absents. L’enterrement se fait dans le carré des martyrs. Son père n’était autre que le général Zoubir Sellani, apôtre de la guerre civile. Amin se rappelle. Kahina tout d’abord, l’amour de sa vie. Il avait fini par péter les plombs et avait été hospitalisé après avoir semé la terreur dans les rues d’Alger. Il se rappelle son père, une légende. Tueur à sang froid, chef de guerre. Et chez eux, cette petite boîte métallique qui renferme tous les documents de son père. Des documents par lesquels il tenait tout le monde dans sa main. Son père. Chef de l’anti-terrorisme, lâchant ses sbires dans les années 90 pour exécuter tous les opposants politiques. Et puis l’année 1994. Amin avait 17 ans, il était lycéen et il se rappelle les grandes révoltes lycéennes, les exécutions sommaires, les barbouzes de l’état policier partout à la manœuvre. Et son pote Sidali, bientôt en fuite, planqué jusqu’à aujourd’hui à Marseille. Sidali qui ne rêve que de revenir en Algérie pour régler de vieux compte après la mort du général. Amin se rappelle et convoque dans sa mémoire tout le passé d’Alger. L’occasion d’un somptueux portrait de la ville et du quartier d’El-Harrach, où s’agitait le cœur de la rébellion lycéenne. Amin se rappelle. Mais il a beaucoup oublié. L’oubli est-il une forme de démence ? Il arrache pan par pan à sa mémoire tous ces souvenirs qui lui font mal. Il faut qu’il se rappelle. El-Harrach en 1994. Aybak et la sécurité d’état. Ce même Aybak qui plus tard voulut faire disparaître toutes les traces de l’année 1994. Que s’est-il passé en 1994 ? A la manœuvre de la répression algérienne, il y avait le père d’Amin. Et deux inquiétants personnages dont le roman ne dit rien : «Structure» et «Sanctuaire»… Toujours en vie. L’Algérie connaissait depuis le début des années 90 de grandes explosions de violence. La répression, féroce, jetait les jeunes dans les bras des islamistes. Partout des arrestations arbitraires. Partout les flambées de violences. Chaque semaine, des flics se faisaient tuer. Par dizaine. L’état policier s’installait dans la plus effroyable brutalité. Structure et Sanctuaire avait répondu par une répression sanguinaire, aveugle, contre tout le monde, sans faire de différence entre terroristes et lycéens révoltés. 1992-1994 : le temps des tueries généralisées. Un carnage en fait, non une guerre civile : la répression, barbare, totalitaire et ce, jusqu’en 97. Amin et son pote Sidali avaient alors décidé d’agir. Pour Sanctuaire et Structure, c’était une menace supplémentaire, qui venait selon leurs sources des quartiers bourgeois ! Le père d’Amin avait changé son fils de lycée, déménagé sa famille pour mieux la protéger –et mieux surveiller ce fils qui fréquentait Kahira, dont le frère avait été un barbu, repenti en 92. Et voilà qu’on venait d’assassiner ce frère… Pères et fils en chiens de faïence, dans un pays décapité qui produisait la mort jour après jour… « Nous ne sommes qu’un tas de cadavres puants. Cadavres debouts, qui faisons semblant de vivre », écrit magistralement Adlène Meddi. Peut-être l’Algérie est-elle en train de tourner cette page, dont le roman s’est fait la mémoire meurtrie.
1994, Adlène Meddi, Rivages/Noir, juin 2018, 332 pages, 20 euros, ean : 9782743644758.
Première édition : Barzakh, Alger, 2017.