Chirac, Président de la fracture sociale (discours 1995 - 2007)
Que reste-t-il d’une présidence ? Des Lois, des monuments, des discours. Ramassés dans le temps, ces discours offrent la vision d’un état d’esprit, sinon d’un mandat, et mieux encore, dans le cas de ceux de Jacques Chirac, nous offrent en filigrane l’écho d’une inquiétude qui traversait souterrainement le pays –j’y reviendrai.
Mais tout d’abord, à les écouter, on mesure tout ce qui, aujourd’hui, nous sépare d’une telle conception du service de l’Etat, quand bien même Chirac n’aura pas été exempt de tout reproche sur ce point –il s’en faut même de beaucoup. Car quel effroi de mesurer, à l’aulne des discours chiraquiens, le mépris dans lequel l’actuel président tient, lui, les institutions républicaines… Tout au long des allocations présidentielles qui nous sont présentées, Jacques Chirac n’aura cessé de marteler avec force ce mot de "République" qui est précisément l’oublié très conscient des discours du président en exercice qui n’aura eu de cesse, lui, d’en privatiser l’action…
Mais revenons à Chirac. Au fond, le plus surprenant quand on écoute ces discours d’une traite et en les prenant dans le fil de leur ordre chronologique, ce n’est pas tant ce qu’ils disent que ce qu’ils laissent en suspens. "Cohésion", "égalité des chances", "fraternité", "justice", "tolérance"… On se rappelle la fameuse fracture sociale, moins énoncée pour que l’on y remédie que pour prendre acte de ce que la France était en train de s’échouer, à la dérive d’elle-même. Pas un de ses discours qui ne porte trace de cette inquiétude, au prétexte de la combattre, combat sans cesse différer au demeurant, mais témoignant sous la forme d’un projet politique avorté d’une anxiété qui se faisait jour, qui ne cessait de monter en puissance, contaminant un vivre ensemble dont le modèle faisait brusquement long feu. On ne peut qu’être frappé par ce bruit sourd de mots repris sans cesse pour tisser au final la trame langagière d’une société en train de se défaire.
Il y a eu certes le grand discours du Vel d’Hiv’, ou bien celui prononcé à Ramallah le 23 octobre 96, Chirac fier d’être le premier chef d’Etat à s’exprimer devant la première assemblée élue librement par le peuple palestinien, "sur sa terre", et affirmant avec force sa légitimité à décider librement de son destin étatique.
Ces discours resteront sans doute, pour éclipser celui, plus circonstanciel en apparence, du 14 novembre 2005, à propos des émeutes des banlieues. Pourtant à mes yeux le discours le plus symbolique d’une République désemparée. Etonnant dans sa terminologie même, Chirac parlant "des événements", graves, que la France venait de vivre, re-qualifiant les émeutes dans cette terminologie que l’on croyait obsolète de Mai 68 et de la Guerre d’Algérie. Et tandis que l’on évoquait ici et là une "crise de sens", Chirac, butant sur ces "événements", en creusait malgré lui la signification, quelques mois plus tard, avec ce discours de janvier 2006 portant sur l’instauration d’une journée commémorant l’abolition de l’esclavage, qui en reprenait le motif sans pour autant l’associer aux émeutes oubliées déjà par les médias, mais pourtant enracinées profondément dans ce déni de civilisation qui nous vaut aujourd’hui de ne toujours pas savoir reconnaître derrière la philosophie de l’esclavage et de la colonisation le point obscur mais peut-être fondateur de la culture européenne. --joël jégouzo--.
JACQUES CHIRAC 1995-2007 PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE, ANTHOLOGIE SONORE DES DISCOURS (37 ALLOCUTIONS HISTORIQUES SÉLECTIONNÉES PAR PHILIPPE BAS ET LOLA CAUL-FUTY), Direction artistique : Philippe Bas & Lola Caul-futy Frémeaux, Label : FREMEAUX & ASSOCIES 4 CD-roms.
INTELLECTUELS FAUSSAIRES ET FOSSOYEURS ISLAMOPHOBES DE LA DEMOCRATIE
On ne présente plus Pascal Boniface, géopoliticien français, Directeur de l’IRIS. Pour le coup, lui, on ne le présente plus, ce qui n’est pas le cas de ces faussaires dont il décrypte méthodiquement les trajectoires et les mensonges dans un opuscule qui témoigne du malaise dans lequel a sombré la démocratie française, pays au sein duquel, à tout le moins, le débat d’idées se porte mal –le sort subit par sa publication le révèle, qui aura essuyé les refus de tous les éditeurs de poids, peu pressés de prendre le risque de déplaire à cette poignée d’intellectuels liberticides qui font la pluie et le beau temps dans le système politico-médiatique français.
Une pensée malade au point que le mensonge y occupe une place centrale. Le mensonge et la peur, sous la poussée d’un sentiment islamophobe qui a vu le jour il y a une quinzaine d’années en France, porté sur les fronts baptismaux par des intellectuels stipendiés, tel un Glucksmann inaugurant dans l’Express, le 17 novembre 94 la chasse aux musulmans par des paroles invraisemblables : "Le voile est une opération terroriste", quand il s’agissait de mettre à la porte des écoles une dizaine de jeunes filles portant des foulards…
C’est du reste le mérite de cet ouvrage que de nous aider à comprendre cette montée du mensonge intellectuel en France, en le replaçant dans son cadre historique, celui d’une marche du monde passablement inquiétante, au cours de laquelle, après la chute de l’URSS, le monde dit Occidental s’est mis en tête de s’inventer un nouvel ennemi : le musulman, érigé en nouveau "défi". Belle analyse, au passage, que celle du double langage qui se mit dès lors en place, d’arrogance et d’angoisse devant les nouvelles donnes qui paraissaient menacer l’hégémonie de l’Occident.
Intéressant, à tout le moins, de voir aussi comment, au fond, c’est dans le cœur même de la Gauche française de Pouvoir que se sont mis en place les tenants d’une stratégie qui, du droit d’ingérence à la diabolisation du monde arabe, allait bientôt révéler son vrai aboutissant : un calcul pathétique de domination, dans une confusion haineuse, à pointer l’intégriste, l’islamiste, le musulman, l’arabe, pour stigmatiser des populations toujours plus grandes, le terrorisme venant commodément excuser le sacrifice de l’esprit de la démocratie.
La diabolisation de l’Islam n’aura cessé en effet de dévoiler ses crocs au prétexte de défendre une liberté de plus en plus taillée à la seule mesure des nantis.
Mais voilà : le Printemps des peuples arabes a pris à contre-pied nos faussaires, qui affirmaient que le monde arabe demeurait une étrangeté dans le concert du progrès des Nations, aussi étranger à l’esprit de démocratie que nous l’étions de celui d’arbitraire… Depuis, c’est lui qui nous montre la voie, et nos faussaires de ramer pour tenter de démontrer qu’il n’en est rien, que la fragilité des révolutions arabes témoignent, déjà, de leur échec. Et puis surtout, reste l’ignoble stigmatisation, le monde intellectuel à l’arrière-garde de tous les combats qui se mènent d’ores et déjà ici et là. Et puis surtout il y a l’immonde contribution de ce même monde intellectuel à la montrée en puissance de l’extrême droite partout en Europe. Et puis surtout il y a l’immense mépris de classe des nantis, qui sapent jour après jour les fondements de la démocratie.
Alors on peut s’indigner, oui, des façons méthodiquement épinglées par Pascal Boniface dans son ouvrage. Et s’étonner de ce que ces faussaires à front de taureau aient toujours pignon sur rue ! On ne peut qu’être révolté, à la lecture de son étude, des leçons de désinformation d’un Alexandre Adler, de la flagornerie d’un Philippe Val, du culot d’un Frédéric Encel exhibant des titres universitaires inexistants, des pratiques, des usages, des coutumes et autres complicités et in fine, qu’un BHL s’en sorte toujours par l’une de ces pirouettes dont il a le secret et que nul ne songe à s’étonner qu’un tel discours soit l’œuvre d’un patron d’une société, la Becab, qui pille sans scrupule les forêts africaines, d’un actionnaire de Libé, d’un Président du conseil de surveillance d’Arte, d’un membre du Conseil de surveillance du Monde, amis intime des grands patrons de presse et depuis peu, oreille du président. Il y a vraiment quelque chose de pourri au royaume de France… --joël jégouzo--.
Les Intellectuels faussaires, le triomphe médiatique des experts en mensonge, de Pascal Boniface, éd. Jean-Calude Gawsewitch, mai 2011, 252 pages, 19,90 euros, ean : 978-2-35013-277-8.
KAMEL LAGHOUAT : Du monde ne faiblis pas
l’âne impassible
inerte les yeux éteints,
le sang au front de l’animal
Les mains ne concèdent rien
Frappent,
là-bas
tout le monde sait,
les ânes
dans cet étroit du monde le ciel chargé de cendres
un moment élevé
aujourd’hui l’ombre est d’un autre le monde tourne sa voile
sous l’air soufré des guerres
halète
halète des bouts de tissus colorés
au milieu des aires
tenaces du royaume promis
Kamel Laghouat, né en 1992, franco-algérien.
UNE RELECTURE MARXIENNE D’UN PONCIF LIBERAL PAR LUC FERRY
Ne cachant pas son admiration pour celui qu’il qualifie de plus grand philosophe politique du XIXème siècle, Marx reste, pour Luc Ferry, le théoricien le plus précieux qui soit pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. En trois Cd-rom Luc Ferry fait ainsi le point sur les théories marxiennes, à sa manière, claire intellectuellement et exprimée non sans malice ni sans jamais occulter son désaccord quant aux conséquences politiques, surtout, que Marx tire de ses analyses.
Trois Cd donc, abordant chacun trois thèmes d’analyse résumant avec économie la pensée marxienne et sa fortune en France : le premier sur la théorie des crises et des révolutions, le second sur l'analyse des idéologies, le dernier autour des critiques formulées à l’encontre de Marx, essentiellement libérales et socialistes.
Si le troisième Cd-rom paraît, tout comme le second, plus conventionnel, récapitulant un peu tout ce que l’on sait déjà –mais ce n’est pas le moindre de ses mérites que de le faire-, en revanche, le premier cours, lui, est tout à fait intéressant, sinon surprenant, tant Luc Ferry y construit un discours à rebours de ceux que l’on profère habituellement dans son camp politique.
Passons sur les lectures libérales reprises ici quant aux crises du capitalisme, dans lesquelles Marx voyait des contradictions sans issues quand les libéraux, eux, n’y ont vu qu’une respiration normale du capitalisme, n’empêchant nullement sa poursuite. C’est dans son approche de l’analyse marxienne de la plus-value que Luc Ferry lève les plus belles interrogations. On sait que l’interprétation courante faite de la plus-value par les libéraux aura été d’affirmer que la théorie des variations des prix était liée quasi exclusivement à l’offre et la demande, quand Marx, lui, défendait l’idée que ce qui faisait la valeur des marchandises, c’était le temps de travail social moyen cristallisé en elle. Idée reprise, décryptée et réaffirmée par Luc ferry, l’exposant de fait, lui le libéral, à dire deux choses peu agréables à son camp : d’une part que la loi dite de l’offre et la demande explique uniquement comment l’argent change de poche, et non comment la valeur est créée dans la société. Au passage, voilà qui conduit Luc Ferry à affirmer que la spéculation financière repose sur la loi de l’offre et la demande et qu’en conséquence, elle fragilise les richesses de la société –Luc ferry n’hésite pas à ce propos de parler de vol-, même si la spéculation constitue une source de financement nécessaire de l’économie réelle. D’autre part, ce temps de travail social évoqué par Marx montre assez que légitimement, martèle Luc Ferry, les négociations sur le salaire sont par essence ouvertes dans la société capitaliste, qui engendre de fait une réelle lutte des classes, au terme de laquelle l’ouvrier peut très bien exiger que soient retenus de nouveaux besoins dans la fixation de son salaire, comme de vivre dans le luxe de la culture réservées aujourd’hui aux élites, comme condition de son existence, et que non seulement il est en droit de le négocier mais tout aussi bien, en devoir de l’exiger, pour tirer par exemple la société vers le haut. La lutte pour la fixation du salaire ne peut ainsi prendre place dans le cadre d’une réflexion sur l’offre et la demande, mais dans celui d’une réflexion quant à la valeur du travail prise au sens de Marx, et donc quant à la question de la redistribution de la plus-value, à savoir : ce en quoi une société veut croire, et investir. --joël jégouzo--.
KARL MARX - UN COURS PARTICULIER DE LUC FERRY, LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE EXPLIQUÉE, LUC FERRY, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, Nombre de CD : 3, Réf. : FA5344
IF, DE MARIO FREIRE DE MENESES
Si,
Aujourd’hui,
En ce moment même,
MAINTENANT,
Juste au moment où vous me lisez,
Si
Je devenais un Dieu bon
Puissant et efficace,
JE FINIRAIS
Avec l'humiliation
De la pauvreté,
La bouche ouverte
D’étonnement
A l’injustice subie,
Le cri rauque et animal
De celui
A qui la torture
Déchire la chair,
JE FINIRAIS
Avec le désespoir
De la solitude,
Et je ferais
S’asseoir à ma table
Mes morts à moi.
Demain je n’écrirai
Plus aucun poème,
Car aujourd’hui même
Je me suis entièrement
Recouvert
D’un insolent désir
De vouloir écrire
Mon plus beau poème
DEMAIN.
Merci Monsieur Rudyard Kipling
Mario Freire de Meneses, poète franco-portugais.
Redevenons ces guetteurs de rêves auxquels songeait Walter Benjamin…
C’est une utopie, dit-on ici et là, de croire que nous pourrions changer les choses, quand les moyens dont nous disposons paraissent pareillement dérisoires à ceux mis en œuvre par les puissants de ce monde. Une utopie ? Justement : quelle question pose l’utopie, sinon celle de l’altérité sociale, bouclée dans les discours de la domination sous les formes les plus insidieuses quand elles ne sont pas barbares, à vouloir nous assigner la place si peu reluisante de l’électeur couché, tout juste bon à délivrer quitus à une classe politique qui n’a cessé de nous mépriser au plus profond de nos espoirs en elle.
Peut-être faut-il reprendre souffle d’un plus profond questionnement, insensé, assurément, à vouloir se reprendre du fondement où l’Être se penserait. Qu’est-ce que l’utopie au demeurant, sinon penser l’être comme inachevé et processuel, trouvant dans cet inachèvement sa raison d’être ?
Lévinas pensait que l’utopie constituait par excellence le socle de cette énigmatique région de l’univers qu’est l’être humain. Qu’elle incarnait l’espace de la rencontre en l’homme d’une altérité qu’il ne convenait pas de comprendre dans le champ de l’ontologie, mais celui de l’éthique. Il y voyait très essentiellement la chance pour l’être d’y tenter de s’aventurer non pas en quelque mauvais infini ou de s’enfermer dans une pénible errance, mais d’accéder enfin à la pleine lumière de lui-même. Il imaginait que dans ce pas vers le mystérieux territoire de l’utopie, l’homme saurait y nommer ses raisons d’être. Walter Benjamin l’avait bien compris, qui voyait dans la haine de l’utopie l’expression la plus sensible des défenseurs de l’ordre en proie à la peur de l’altérité. Les sociétés les moins utopiques ne sont-elles pas les sociétés totalitaires ? Voire les sociétés autoritaires ou même les sociétés libérales, prises dans l’illusion de l’accomplissement, du "retour chez soi". Pour Benjamin, le social devait impérativement demeurer travaillé par ce rêve, qui n’était rien moins, à ses yeux, que de repérer les points aveugles de l’émancipation moderne. --joël jégouzo--.
DU PAYSAGE DE-FINI COMME FORME DE L’ACEDIE
De Pétrarque à Goethe, la rencontre avec le paysage fut vécue comme une mise à l’épreuve des catégories de la pensée tout autant que de celles de l’écriture. Une foule d’auteurs fut prise d’inquiétude devant le surgissement de cet inconnu, traversé par la question qu’il posait à l’homme. Quelle question ? Celle de la violence contenue dans ce face à face nouveau au monde, que Simmel analysa par la suite comme témoignant du sentiment brusque de l’arrachement au Tout qui accompagna la longue gestation de l’individuation des formes de vie. La tragédie constitutive du paysage et de la modernité venait, là, se refléter, miroiter dans le regard des hommes sous la forme d’une partie d’un Tout devenant soudain un ensemble indépendant et revendiquant son droit face au Tout. C’est que le paysage induisait comme une sorte de restriction du monde visible au champ visuel. Hölderlin l’évoqua, construisant la figure de l’humain brusquement isolé dans la beauté du monde, faisant face sans trop savoir comment à la violence muette du paysage, autonome, mais débordant de ses abîmes.
C’était cela, oui, qui venait à chacun, sous le mutisme des choses, la présence débordante de l’infini se déversant tout entier dans le fini, tendant pour le coup le ressort le plus intime de l’expérience humaine.
(Partout où les vagues de la mer baignent le rivage, étageant ici les dunes, là le bosquet). L’image de l’infini se révélait partout à nous jusque dans les moindres fragments du fini. Partout, rognant le paysage, la part invisible de l’espace triomphait. Le paysage avait beau délimiter un monde, il en laissait deviner un autre, inobservable, dont rien ne pouvait faire taire l’appel.
Sous les traits d’un espace que l’on pouvait parcourir, tous les plis du visible enveloppés dans mon regard, le paysage se donnait soudain à explorer comme une invitation à on ne savait quel interminable voyage, tous les points de l’espace se dérobant toujours, soumis à l'obstination de l’infini à se loger dans le fini, ne cessant plus jamais de travailler le paysage pour le dé-finir.
Avec Pétrarque, le paysage prolongeait encore l’antique cosmos. La montagne s’affirmait comme figure du désert, cet Ailleurs absolu où la méditation chrétienne avait logé la dramaturgie du salut de l’âme. Sa méditation devant le paysage n’était pas encore la réappropriation du moi par soi-même, laissant habiter beaucoup de distance dans ce regard qui ne savait encore où trop se poser. Mais déjà, et par la suite d’une façon prégnante le paysage parut relever de quelque trouble de la volonté humaine, ouvrant la brèche de l’acédie dans la vie psychique des hommes, cette incapacité du vouloir, cette tristesse de l’impuissance vis-à-vis de soi-même. C’est que le paysage menait tout droit à l’expérience d’une altérité intérieure, où l’infini ne cessait de contaminer les possibilités du fini. --joël jégouzo--.
Image : peinture de Caspar-David Friedrich
PETRARQUE : L’ASCENCION DU MONT VENTOUX
Dans la mythologie du Tour de France cycliste, le mont Ventoux occupe une place singulière, sans doute parce que la mort, sans fard, s’y est livrée à la curée de l’exploit. Les coureurs ne le gravissaient pas sans l’inquiétude de l’homme solitaire qui, à bout de forces, doit encore découvrir que «la voie lactée est (peut-être) une rue barrée» (Antoine Blondin). Et tandis que l’œil blafard des caméras fixait l’antique souffrance des forçats chancelants sur leur route, au loin montait comme un vertige l’indicible horizon.
Il y a, dans cette lettre de Pétrarque, quelque chose, justement, de notre sensibilité moderne repue d’exploits sportifs et d’orgueil brisé. Ce n’est certes pas déjà Georges Bataille gravissant les pentes de l’Etna, «saoul de fatigue et de froid», mais un moment de crise où s’égare la sensibilité européenne. L’ascension du mont Ventoux fonctionne bien encore comme l’ascèse médiévale du passage du sens physique au sens spirituel : il s’agit de se transcender au travers de l’épreuve physique de la souffrance, d’aller à Dieu en pénitent ivre de fatigue et de froid. Mais, ayant transgressé ses limites, Pétrarque tombe littéralement en arrêt, stupide, ahuri devant le paysage qui s’ouvre à lui et qu’il ne peut contempler. Le sentiment du sublime est tout prêt de l’anéantir. Pétrarque voit au loin le sillon du Rhône qu’il peut embrasser d’un regard, mais il vacille, s’en détourne et se jette dans la lecture de Saint Augustin. Cette altérité radicale du paysage ne peut éveiller en lui que des résonances maléfiques. Il craint de s’égarer en quelque lieu stérile et baisse les yeux, effarouché par l’audace de son propre regard posé sur un monde vierge : dans l’égarement du sommet conquis, où l’âme pourrait-elle prendre sens ? En lecteur d’Augustin, il sait le danger de cet abandon au monde. L’usage ordonné des beautés sensibles, seul, peut ramener la jouissance contemplative vers sa seule justification aux yeux d'Augustin : Dieu. Mais de retour de son ascension, Pétrarque, toujours inquiet et nerveux, se jette sur son cahier d’écriture où il couche son aventure, décrit son premier paysage, inaugurant sans le savoir, bien que ne faisant que pousser à l'extrême la conception aristotélicienne de la rhétorique, cet excès moderne de la littérature sur la vie. --joël jégouzo--.
L’ascension du mont Ventoux, de Pétrarque, traduit du latin par Denis Montebello, préface de Pierre Dubrunquez, éd. Séquences -125, rue Jean-Baptiste Vigier, BP 114, 44 402 – Rezé Cedex, 46 pages, déc. 98.
DAN WELLS -JE NE SUIS PAS UN SERIAL KILLER
Mrs Anderson est morte. Depuis trois jours. Paisiblement, certes, mais pas dignement. Elle a fini par puer la charogne. Sur les six derniers mois, elle est bien la dernière à être morte de mort naturelle à Clayton Country. Chaleur de fin d’été. Dans le funérarium de la famille Anderson, la mère s’active autour de la table de dissection. La vieille est dessus. Mais un autre corps doit débarquer, celui de Jeb Jolley. Assassiné. Le ventre à l’air. Voilà qui séduit davantage John, le fiston de la famille, quinze ans, qui n’aime rien tant que cette morgue familiale. Pour l’heure il aide sa mère à préparer la vieille. Du coton sous les paupières pour conserver au visage sa ressemblance, la colle à mandibules pour clore les lèvres. On finit par la position «je suis mort», jambes tendues, bras tendus, mains à plat ou jointes sur le ventre. Fixer la physionomie générale avec du formaldéhyde…
A l’école, John écrit les meilleurs rédactions de la classe. Exclusivement sur les psychopathes qui ont décrié l’actualité. Il les connaît tous. Ça lui a du reste valu une convocation chez un psy, qui le suit régulièrement. Alors le meurtre de Jeb Lolley, un vrai cadeau qu’il sait apprécier à sa juste valeur dans cette petite ville qui gît à côté de la voie rapide comme une grosse charogne sans âme. John croit que le destin l’appelle à devenir tueur en série. Il s’est donc construit des règles pour résister à cet appel. Comme de ne jamais regarder une personne trop longtemps. Et s’il enfreint cette règle, il dispose en réserve d’une règle d’évitement : ne pas revoir la personne pendant au moins une semaine. Avant, il disséquait des animaux pour voir ce qu’il y avait dedans. Il se l’interdit aujourd’hui. C’est sa règle numéro trois : ne pas approcher des animaux. Surtout domestiques. Et si l’envie lui prend de transgresser l’une de ses règles, il en a d’autres en réserve, comme de s’efforcer de tourner toujours un compliment aux gens qu’il rencontre. L’ennui avec ces règles, c’est qu’elle le contraignent à passer sa vie en compromis. Et à tout étudier, son comportement comme celui des gens. Tout. Les émotions aussi bien, dans de gros dicos médicaux. Parce que lui, il n’en éprouve jamais.
Le corps de Jeb est donc arrivé en morceaux. John découvre qu’il y manque un organe. En étudiant minutieusement le cadavre, il est convaincu d’être en présence d’un tueur en série. John jubile. L’actualité lui donne vite raison : un second meurtre, puis un troisième, puis un autre, etc., terrifient la région. Et chaque fois, un organe nouveau a disparu. La police panade. John s’interroge : qui, à Clayton Country, pourrait en être capable ? Un marginal ? Il cherche tout d’abord parmi les marginaux de la ville, mais réalise qu’il fait fausse route. Il espionne tout le monde désormais, la nuit surtout, rôdant derrière les ombres, jusqu’à découvrir le tueur. Un être d’apparence humaine, qui ne peut survivre qu’en se régénérant… Le récit bascule dans le fantastique, mais sans jamais cesser de s’inscrire dans une trame tout à la fois noire et policière. L’intrigue cavale, s’amplifie d’un souffle nouveau, une prouesse, une réussite, construisant des personnages denses, sensibles, proches de nous, et travaillant l’intrigue à fronts renversés : le monstre s’humanise, nous instruit du malheur ontologique qui pèse sur lui, citant volontiers William Blake, ouvrant à une vraie métaphysique de la condition humaine, égarée dans son manque, incapable de se remplir, sinon de la vie d’autrui. Un Faust à l’envers, où le monstre veut vieillir, mourir, par amour, n’endosser qu’une identité, fragile, démon à bout de force dans le festin du cadavre qui gît auprès de lui, plein d’affection pour John et découvrant, lui le monstre, le lien émotionnel qui le relie aux hommes, dans cette agonie hallucinée, consumée dans l’échange que l’on pressent, John délivrant sa ville, mais à quel prix ? --joël jégouzo--
Je ne suis pas un serial killer , de Dan Wells, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elodie Leplat, éd. Sonatine, avril 2011, 270 pages, 18 euros, ean : 978-2355840708.
FREDERIK EXLEY, LE DERNIER STADE DE LA SOIF
Les Giants. Les bars de nuit, de jour, les bars famés de femmes intrépides, de bagarres entre ivrognes. Il y a du Joyce de l’Ulysse dans les pérégrinations de Frederik Exley, mort en 1992. D’un Ulysse confessant ses échecs, sexuels, amoureux, littéraires. Un livre sur l’écriture donc, dirions-nous obligeamment entre gens avisés. Sur l’alcoolisme, l’autodestruction, l’Amérique. Mais si loin de toute habileté narrative, refusant de recouvrir la matière verbale d’une couche d’intrigue adroitement menée, déballant plutôt son récit, rogue, griffonné de personnages controuvés. Exley est un taureau dans l’arène des lettres. Il ne minaude pas, confesse sans charme, s’emporte, effraie. Pas de sympathie, pas d’identification possible, pas de subterfuge stylistique, de prouesse syntaxique. Exley ne s’anime que de son besoin de conflit. Un homme rendu fou par l’alcool, par son ego, par ses échecs. Soi, jusqu’à la démence, habillant son monument de guenilles, et drôle avec ça, vautré dans sa luxure psychiatrique. C’est que le long malaise qu’est devenue sa vie l’a définitivement emporté sur la crispante lumière du dimanche.
Les Giants donc, comme antalgique intellectuel et à tout prendre, réconfort, consolation face à une culture qui ne sait rien affirmer, la nôtre, n’en doutez pas, emmaillotant sa banalité d’un luxe de détails répugnants -une vraie conspiration contre le genre humain. Qu’est-ce qui pourrait nous ramener à la vie face aux sirènes imbéciles du Tout culturel ? Les Giants. Ce terrain les hommes forcenés de l’engagement dur et violent, d’un autre âge.
Pochetron, hérétique et jacasseur, Exley maudit Manhattan. Couvert de dettes, il proclame son refus hystérique et infantile de reconnaître la validité des modes de vie qui lui sont proposés. Seule la dérive, loin des amis du parler consensuel, le satisfait : non pas devenir quelqu’un, mais être. Alors les cultures empâtées, vous pensez, lui qui avait vécu de chroniques littéraires et de leur charme bienveillant, assommé de lectures désespérantes, chacune brandissant son petit calicot à chercher le mot juste, si juste qu’il écœure de si bien savoir trahir ce pour quoi il aurait dû être fait… Les rêves de gloriole, d’autorité intellectuelle, l’université, les manuscrits, l’écriture, même, trop peu pour lui… Frederik refuse d’être l’acteur d’une farce bavarde. Et tandis que l’Amérique se met au régime et se convertit en douce à l’eugénisme, incapable de vivre dans cette société du tri, Frederik conspire à sa manière : rebelle dans le pays du jogging, en 1958, il reste six mois allongé sur son canapé… --joël jégouzo--.
Le dernier stade de la soif, de Frederik Exley, préface de Nick Hornby, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Aranson et Jérôme Schmidt, éd. Monsieur Toussaint Louverture, 446 pages, 23,50 euros, février 2011, ean : 978-2-953-366433.