La Danse des flamants roses, Yara El Ghadbran
La mer morte s'est asséchée, imagine l'autrice. A peine une utopie, tant cette mer est menacée par le changement climatique. Asséchée, elle est devenue le refuge des flamants roses, l'une des rares espèces animales à avoir su s'adapter à un territoire aussi hostile, établie déjà sur les hauts plateaux d'Amérique du Sud dans des lacs salés asséchés. La mer moribonde, une maladie dite du sel s'y est propagée, aussi virulente que l'a été le Covid, et qui décide les autorités à confiner toutes les populations qui l'habitent. Bien sûr il faut non seulement enfermer les contaminés, mais aussi soustraire le traitement qui leur est réservé aux regards internationaux : l'armée (laquelle ? On ne se le demande plus...), y fait des incursions violentes, massacrant tout être qu'elle rencontre. Des milliers d'être humains se trouvent ainsi pris au piège, juifs comme palestiniens. Là est l'utopie : que les palestiniens ne soient plus les seuls victimes prises au piège...
L'état a donc verrouillé la vallée et le monde a tourné le dos sur le sort des populations qu'on y a enfermées...
Derrière le mur, côté état hébreu, indifférent au sort des habitants du ghetto, la vie occidentale reprend ses «droits» abjectes. Tandis que de l'autre côté du mur, la vie finit par se maintenir. Déjà la faune et la flore s'adaptent, prolifèrent, tandis que les survivants humains peu à peu y construisent une autre civilisation, perdue désormais.
«Alors on a oublié le monde à notre tour », écrit l'un des personnages du roman. Les survivants bâtissent. Alef, le premier enfant né dans la vallée après l'évaporation de la Mer morte, premier enfant du sel, fils d'une botaniste palestinienne et d'un rabbin israélien, incarne l'espoir d'un monde autre. D'un monde où le vivant serait placé en son centre. Le vivant, élargi au monde des animaux qui sont ici des personnages à part entière telle l'araignée Ankabout. Des personnages non humanisés mais ancrés dans leur propre logique, en marge de la nôtre, forts d'une intelligence qui n'est pas la nôtre et contribue, avec la nôtre, à faire germer ce monde nouveau.
C'est la grande force du roman, son grand rêve aussi, dans lequel l'autrice avoue se réfugier quand de Palestine, dont elle est une enfant, lui vient l'horreur sur laquelle les dirigeants du monde occidental ont choisi de s'asseoir. Elle rêve qu'elle vit parmi les flamants roses, qu'elle accomplit, ne serait-ce qu'en rêve, le mot d'ordre de Jacques Rancière : «Au fond, la rupture ce n'est pas de vaincre l'ennemi, c'est de cesser de vivre dans le monde que cet ennemi a construit ».
Yara El Ghadbran, La Danse des Flamants roses, éditions Mémoire d'encrier, avril 2024, 272 pages, 22 euros, ean : 978289712981.
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Les Algériens en France, une histoire de générations, Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff
La BD s'ouvre sur la Marche pour l'égalité du 15 octobre 1983, marqueur fort de cette histoire «commune» que Benjamin Stora entend illustrer. A l'issue de cette Marche au succès éclatant, un espoir se leva. C'est le prétexte de la BD : quelques jeunes participants à cette marche sont invités par Radio Beur à raconter leurs motivations et cette histoire personnelle, familiale, qui les a conduits à une telle détermination. Ils seront le fil de notre lecture.
Lyon, Les Minguettes à l'origine de la Marche. Très vite, leurs récits nous entraînent dans les profondeurs de l'Histoire des parents, des grands-parents. On ouvre ainsi les portes des cafés-hôtels algériens de l'entre-deux guerres, qu'inventa la première grande vague d'immigrés. La France avait besoin de bras, elle ne s'en priva pas. Lieux de culture, de musique, de prière, de débats passionnés, Stora retrace toute cette histoire méconnue, Messali Hadj, qui fonda l'Etoile Nord Africaine, l'organe militant du besoin d'indépendance, rejoint par des français courageux et mûrs pour penser la libération de l'Algérie. Le fil chronologique se brouille parfois au gré des entretiens. C'est que cette histoire est non seulement complexe, mais elle a été trop longtemps tue pour s'énoncer clairement. Il faut faire l'effort de l'entendre, de la suivre dans ses méandres. On traverse alors les premières grandes insurrections, comme celle des Kabyles en 1871, à l'époque de la Commune de Paris, réprimée férocement par l'état colonial. On vit avec ces immigrés qui ont donné leur vie dans les tranchées de 14-18 pour sauver la France et qui pour récompense, eurent le droit d'espérer prier dans un lieu enfin décent : dans cette Grande Mosquée de Paris qu'on commença d'édifier en 1922. Mais on vit aussi dans ces studios minuscules, comme celui de Samia, née en 1962 à Vénissieux, où les quatre membres de sa famille s'entassaient dans une seule pièce alors que le père, un Chibani, s'éreintait pour un salaire de misère à la SNCF. On traverse ailleurs les Trente Glorieuses qui tant nous font encore rêver, qui recrutèrent massivement des travailleurs algériens exclus, eux, de l'abondance qui se pavanait. On découvre alors les bidonvilles qui les accompagnèrent d'un bout à l'autre de cette modernité. On croise des algériens aux gueules noires dans les mines du Nord de la France, des algériens métallos dans la sidérurgie et dans toutes ces industries motrices de la modernisation du pays dont, bien sûr, l'automobile. Et de 36 à mai 68, on vit la solidarité de ces immigrés qui tant luttèrent pour la défense des intérêts ouvriers en France !
Et puis soudain, le format de la BD se fait saisissant, qui contraint l'historien, en si peu d'espace, à recenser les crises, de la manifestation du 14 juillet 1953 réprimée dans le sang par la police française qui ouvrit le feu sur les ouvriers algériens, à l'horreur du 17 octobre 1961.
Soudain, la BD révèle par son format lapidaire une histoire barbare, contraignant l'historien à égrener les dates de cette barbarie : l'assassinat de Malek Oussekine, l'assassinat d'Abdel Benyahia, et tant d'autres depuis. On voit, littéralement, se construire sous nos yeux le racisme d'état qui semble désormais devoir bientôt parvenir à son comble.
Est-ce la raison pour laquelle la BD s'achève sur la tragédie du 17 octobre 1961 ? Comme un symptôme glaçant et actuel...
Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff, Les Algériens en France, une histoire de générations, préface de Naïma Yahi, éditions La Découverte, septembre 2024, 144 pages, 23 euros, ean : 9782348079665.
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Histoire dessinée des juifs d'Algérie, de l'Antiquité à nos jours, Benjamin Stora
Une histoire personnelle, familiale, aux profondeurs historiques impressionnantes. Elle commence en 1879, neuf ans après le décret Crémieux qui accordait la nationalité française aux juifs d'Algérie et les séparait définitivement de leurs frères algériens, dont ils avaient partagé l'histoire commune pendant quatorze siècles... Et cette histoire s'ouvre sur l'expulsion de Salim, musulman, des terres qu'il cultivait depuis des siècles, lui et ses ancêtres. Ses amis juifs le déplorent, s'en émeuvent, mais rien n'y fait, Salim doit partir à Batna, cette ville créée en 1848 par Napoléon III. Le jour de son départ, Salim fêtait la Brit Milah du fils de son meilleur ami.
Le ton est donné. Benjamin Stora rappelle qu'en 1865, peu avant le décret Crémieux, israélites et musulmans avaient refusé leur naturalisation, car en échange, l'état exigeait le renoncement à leurs religions.
Le décret Crémieux mit ainsi fin à la culture judéo-musulmane, fière de siècles d'existence, et dont presque tout est perdu aujourd'hui : de l'héritage arabo-hébraïque, il ne sera d'ailleurs plus question dans cette publication dont le format BD ne permet malheureusement pas l'exploration. A peine devons-nous nous contenter d'apprendre, médusés, qu'il s'agit sous la plume de l'historien, de rien d'autre que de l'histoire d'une civilisation qu'il fait remonter à 900 avant J.-C., lorsque une tribu hébraïque quitta la Palestine pour s'établir en Algérie, où elle fut rejointe par des tribus berbères converties au judaïsme !
Le récit rebondit en France, à Sarcelles, en 2019 : le jeune David est à la recherche de ses origines algériennes. Il croise des érudits, de sa famille ou proches des siens, qui ne manquent pas de lui rappeler alors cette histoire forte de 14 siècles de présences juives au Sahara. Et au passage bien sûr, le lecteur en apprend beaucoup sur cette histoire et les figures qui l'ont ponctuée, comme celle, inattendue, de La Kahina, reine berbère mythique et grande figure anachronique du féminisme. Nous traversons ainsi toute l'Histoire du continent nord-africain, de Maïmonide aux ottomans, jusqu'à la fin de leur régence sur l'Algérie avec le début de la conquête française de ces territoires (1830), pour des raisons à la fois économiques (mettre la main sur le blé berbère), et géopolitique : contrecarrer la présence britannique au Proche-Orient.
Et bien évidemment, l'histoire moderne, puis contemporaine y sont parfaitement documentées, ce qui est une prouesse dans un tel format, jusqu'à la fin dramatique de l'Algérie et le départ tragique de 130 000 juifs pour la France.
Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff, Histoire dessinée des juifs d'Algérie de l'Antiquité à nos jours, éditions de la Découverte, octobre 2023, 142 pages, 22 euros, ean : 9782348060502.
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L'Algérie en guerre (1954-1962), un historien face au torrent des images, Benjamin Stora
L'essai de Benjamin Stora fait le point sur la profusion et la nature des images de la Guerre d'Algérie, un point rubriqué en médias : photographies, cinéma, magazine, documentaire, etc.
Premier constat : c'est qu'il en existe beaucoup plus qu'on ne l'imaginait. Du moins, qu'on en avait le sentiment. Alors pourquoi ce sentiment ? La faute tout d'abord à la situation politique dans laquelle nous nous trouvions : censure et autocensure ont invisibilisé ces guerres perdues qui humiliaient le sentiment national d'alors (Indochine, puis Algérie), et dont les images portaient en outre en elles-mêmes une charge morale très violente contre la barbarie d'une guerre qui voulait absolument taire son nom. Ensuite parce que ces deux guerres ont été recouvertes rapidement par les images de la Guerre du Vietnam, qui eut comme un effet de masquage. Enfin, parce que les images de la propagande française ont déséquilibré les flux pour les rendre profondément inégalitaires : si la propagande militaire française a pu disposer de tout l'appareil d'état pour générer par millions les images de sa guerre, le maquis algérien, lui, ne put en proposer qu'avec une extrême parcimonie. De même les images de l'Algérie rurale, essentiellement sous contrôle de la photographie européenne.
Le grand mérite de cet essai, c'est donc déjà de tenter de rétablir l'équilibre en pointant les fonds disponibles aujourd'hui, méthodiquement, scrutant et proposant aux recherches à venir ceux qui pour l'heure restent peu ou pas dépouillés. Une vraie mine !
Au passage, Benjamin Stora fait comme l'effort d'une passation, dessinant les contours et convoquant sources des possibles chantiers à venir.
De la photographie aux images cinématographiques qu'il analyse avec un rare talent, il ouvre enfin les portes au cinéma algérien trop peu fréquenté sur cette documentation de la guerre, et dresse encore le bilan des essais cinématographiques trop rares sur une histoire qu'il reste encore beaucoup à explorer, alors qu'elle nous est commune.
Benjamin Stora, L'Algérie en guerre (1954-1962). Un historien face au torrent des images, éditions de l'Archipel, octobre 2024, 336 pages, 22 euros, ean : 9782809847765.
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Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, Mosab Abu Toha
Publié en 2022, réédité en 2024, ce qui trouble, c'est l'actualité du recueil, l'actualité du désespoir, de la souffrance palestinienne face à la barbarie. « Comment dire la vie à Gaza ? », s'interroge Mosab Abu Toha. Tellement documentée aujourd'hui, Gaza anéantie, entièrement détruite, les villes, les champs, les routes, les infrastructures, les écoles, les hôpitaux si méthodiquement anéantis : seule l'ampleur de la catastrophe semble avoir changé, cette fois, Gaza n'est plus, sinon un abîme au bord duquel se tient, le nez bouché, l'occident qui vient de signer sa totale faillite morale.
« Où est mon pays ? », chancelle-t-il : « dans l'ombre des arbres » déracinés, calcinés sous la voûte de nuits éclairées par les missiles israéliens.
Il n'y a pas de mots pour faire ne serait-ce que semblant de combler cette béance ouverte dans le monde. Juste les sanglots des palestiniens, étouffés, car en Palestine, nous dit Mosab Abu Toha, il faut sangloter sans bruit, de peur de voir la soldatesque exciter sa cruauté à la vue de ces larmes.
Mosab Abu Toha est né dans un camp, où son propre père est né, où son grand-père a dû -on n'ose ici parler de refuge tant ce serait immonde que de l'imaginer- venir y survivre après que des soldats lui ont volé sa maison à Jaffa (« Mon grand-père était un terroriste : il s'occupait de son champ »). Trois générations de palestiniens forcés de vivre dans des camps ! Et aujourd'hui, il faut apprendre aux enfants à se cacher dès qu'un drone pointe au-dessus de leur tête.
La Palestine que le poète décrit ressemble déjà beaucoup à celle que nous ne pouvons pas faire semblant d'ignorer : celle d'aujourd'hui, rasée à 80%... Où chaque jour la population civile subit des bombardements assassins sans parvenir souvent à enterrer ses morts, tant ils sont nombreux.
« Nous méritons une mort meilleure », écrit à ce propos Mosab Abu Toha : « Nos corps pourrissent sous le soleil brûlant », et les maisons se transforment « en un ragoût de béton et de sang».
Le recueil est suivi d'un entretien, au cours duquel Mosab Abu Toha évoque le miracle de sa survie, d'avoir été remarqué par une université américaine qui lui a permis d'échapper au massacre de ses pairs. De la Poésie palestinienne, il donne la vraie raison d'être : non pas une forme littéraire qu'il faudrait suivre ou combattre, mais une émotion qui ouvre à toutes les formes possibles. Est-ce pour cela qu'elle est si forte et si riche ?
Quand il se penche sur son enfance, Mosab Abu Toha réalise que peu de photos de famille circulent en Palestine : les bombardements incessants depuis 76 ans en sont venus à bout, le souvenir ne peut plus exister qu'en images littéraires, en récits, une odyssée orale qu'il faut sauver pour que ces souvenirs ne se perdent pas.
Mosab Abu Toha, Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, éditions Julliard, traduit de l'anglais par Eve de Dampierre-Norisay, octobre 2024, 186 pages, 20 euros, ean : 9782260056485.
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En attendant le Déluge, Dolorès Redondo
Bible John, ainsi que la presse le surnomma, assassina en 1968 au moins trois femmes de la région de Glasgow, avant de disparaître. L'affaire fit grand bruit. En 1983, de nouveaux meurtres rappelèrent son mode opératoire. Mais il restait introuvable. En 1996 Donald Simpson crut pouvoir l'identifier enfin et publia un ouvrage pour proposer sa solution. D'autres meurtres, des disparitions, semblaient le confirmer. En vain. Plus tard encore, en 2023, de nouveaux assassinats semblaient porter sa signature. De nouvelles hypothèses furent nouées autour d'un nouveau Bible John. Sans convaincre. L'affaire, ré-ouverte, le resta, irrésolue jusqu'à nos jours.
Été 1983. L'autrice est adolescente. Elle a l'âge de sa première victime. C'est là que commence le roman de Dolorès Redondo : elle imagine que Bible John a repris du service. L'énigme Bible John l'a hantée trente-neuf ans durant. Elle mit plus de vingt ans à l'écrire.
Harmony Cottage, un lac près de Glasgow. Johny est un ado tourmenté, «le garçon» dans le texte, élevé rudement à la campagne par trois femmes solitaires et toxiques. Autour d'un bac d'eau, il s'affaire sur un tissu imprégné de sang, de pourriture. On a compris. Un peu plus loin dans le roman, on le voit flairer une adolescente pubère comme un animal...
Glasgow, 1983. Si l'on n'a pas compris, l'inspecteur Noah Scott Sherrington est là pour nous éclairer. Il piste Johny qu'il soupçonne d'être Bible John. Il le piste un jour d'orage, de déluge plutôt, sa voiture presque dans les roues de celle de Johny, dans le coffre de laquelle il y a un cadavre de jeune femme. Voilà, on sait tout. On sait aussi que le trait commun à toutes ces morts touche à un vrai tabou de nos sociétés : les humeurs, tout ce qui sort du corps de l'humain, là, en l'occurrence, toutes les femmes assassinées avaient leurs règles le jour de leur supplice.
La tempête fait donc rage. Un moment, Johny s'arrête sous les éclairs, les bras en croix, mystique, tutoyant le ciel, les dieux. Puis il creuse l'argile boueuse pour y enfouir un nouveau corps face au Loch. Là où il fouille la boue, la tempête a raviné le sol, exhumé des bras, des jambes, dix-neuf cadavres de femmes : son cimetière marin à lui. Noah se jette sur lui, mais au moment de lui passer les menottes, fait un arrêt cardiaque. Johny se sauve, laisse Noah pour mort, Noah dont on retrouvera le corps, sinon le cadavre, le lendemain. Et contre toute attente, déclaré mort, il revient à la vie, pour apprendre que Johny s'est enfui, que l'enquête lui est retirée, qu'il est mis à la retraite parce que son espérance de vie se compte en mois désormais. Survivant, mais il n'est plus flic. Il ne pourra pas arrêter Johny, qui a disparu.
Tout tout le récit va alors se focaliser sur l'acharnement de Noah, bien décidé à rendre justice aux femmes assassinées avant de mourir. Sa rage va le conduire sur les traces de Johny, d’Écosse en France, puis en Espagne : Bilbao. L'essentiel va se jouer là. Sous de nouvelles identités, et pour le meurtrier et pour le flic. Avec en arrière plan, mais très léger, la guerre des indépendantistes, irlandais d'un côté, basques de l'autre, et au milieu, un flic espagnol venu à la rescousse de Noah tout comme une psychiatre, qui l'accompagne dans son appréhension de la mort qui vient en lui. L'occasion de dérouler tout le lexique des maladies coronarienne, ainsi que celui du deuil, de la maladie, quand elle est mortelle, et très sommairement, autour des menstrues sous l'angle du point de vue masculin : qu'est-ce que ça fait aux hommes cette charge de sang ? L'occasion de réélaborer magistralement le concept de stress post-traumatique et de faire semblant d'avoir trouvé une conclusion à une affaire qui aura marqué l’Écosse : l'autrice nous fait croire en fait qu'elle a résolu l'affaire, mais ne fait que cela : nous faire croire, tant la fin est tragique, sombre, littéralement désolante. Car le final opère dans une apocalypse. Par deux fois la tempête fait rage dans ce roman : pour l'ouvrir et pour le clore. Le Déluge. Non pas biblique et soutenu par l'espérance d'un renouveau, mais comme le reflux de la Chute, dont on ne peut rien attendre.
On regrette toutefois à le lire, que l'autrice n'ait pas su questionner ce tabou des menstrues. La résolution de l'énigme est simplifiée : Johny était la victime de ses tantes au moment de leurs règles. Il y avait pourtant beaucoup à creuser sous le tabou des humeurs féminines. Mais l'autrice a fait un autre choix : documenter médicalement son roman autour des maladies cardiaques, des premières greffes du cœur.
Pour autant, on n'en ressort pas déçu. Deux partis pris lèvent l'enthousiasme à sa lecture. La reconstitution minutieuse du Bilbao des années 1980 tout d'abord. Loin de toute folklorisation elle nous fait vivre un monde ouvrier, populaire, révolutionnaire, disparaissant. Dans le détail de ses bars, de ses joies, de ses révoltes, de ses lieux si parfaitement incarnés. Et quant à l'autre, il touche aux personnages du roman, tous submergés par leurs faiblesses. Ils sont tous faibles, fragiles, comme tout cet univers qu'elle reconstruit, emporté par une force supérieure, ces deux orages en sont la métaphore, en même temps que la résolution du récit, dantesques, ténébreux, sinon eschatologiques et prophétiques : l'humanité engloutie sous des trombes d'eau...
Dolores Redondo, En attendant le Déluge, traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon, série noire Gallimard, août 2024, 558 pages, 21 euros, ean : 9782024022814.
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