Kent State, Quatre morts dans l’OHIO, Derf Backderf
Nous tuons nos enfants. Ce n’est pas vrai seulement de l’Amérique, dont l’ouvrage raconte la folie, mais de la France d’aujourd’hui et de bien d’autres Nations. Qu’on se rappelle Rémi Fraisse, Steve Maia Caniço et tant d’autres. Ce n’est pas vrai d’hier seulement non plus, les états continuent de tuer nos enfants, simplement par peur et volonté de n’accorder jamais, à leur population, la démocratie qu’ils braient pourtant à corps et à cris dans leurs hémicycles hors sol.
Avril 1970, campus de l’université de Ken state, Ohio. Les étudiants du plus grand campus de l’Ohio manifestent contre la guerre du Vietnam. Aux States, 300 000 jeunes ont fui la circonscription qui leur impose une guerre dont on sait déjà qu’elle est perdue… Le tiers des troupes embarquées pour le Vietnam est composé de jeunes américains conscrits. 27 millions d’entre eux vivent ainsi dans la peur d’y aller.
A Kent State, le campus est comme une grosse verrue poussée sur un territoire sociologiquement non préparé à l’accueillir. La contre-culture y règne, tandis qu’autour, les habitants sont des petits bourgeois réactionnaires ou des fermiers d’un autre siècle. Le jeudi 20 avril, une grève massive touche les routiers d’un dépôt régional. La Garde Nationale est dépêchée pour briser la grève. Le soir même, Nixon annonce une offensive américaine en direction du Cambodge. Le lendemain, le campus entre en effervescence. La Garde Nationale intervient, baïonnette au canon ! 30 étudiants sont blessés, 200 autres arrêtés. Le FBI, La CIA et quatre autres agences de renseignement dépêchent sur le terrain des informateurs déguisés en étudiants. Nombre d’entre eux sont des provocateurs issus des rangs de la délinquance, manipulés pour faire dérailler les revendications des jeunes du campus… Jerry Rubins est l’un de ces provocateurs recrutés par le FBI, une petite frappe débile aux réactions imprévisibles. Mais il est armé… Le campus devient une véritable poudrière. Des bikers viennent y semer la panique. Le gouverneur de l’OHIO, lui, communique sur la présence de Weathermen, ces activistes violents qui font trembler les institutions, cependant peu présents sur le campus. Le samedi 2 mai, les civils s’arment pour réprimer les étudiants. Le ROTC, composé d’officiers de réserve fascisants s’établit sur le campus. Le soir, les étudiants attaquent le ROTC. La Garde Nationale réplique en envoyant les chars. A coup de crosse de fusil, les étudiants sont refoulés sur le campus, enfermés désormais dans une immense nasse à ciel ouvert.
Le Dimanche 3 mai, 800 Gardes, baïonnette au canon, viennent renforcer la police. 400 autres occupent la ville. Il s’agit d’isoler les étudiants, de les empêcher de sortir de la nasse géante mise en place. Ordre est alors donné d’intervenir, et à toutes les forces de l’ordre de masquer leurs matricules... des agents provocateurs infiltrent les rangs des étudiants : la CIA reconduit sur le campus son action d’hier, Chaos, qui visait à provoquer des heurts violents contre la police pour discréditer les mouvements gauchistes. Dévoilée partiellement en 1974, on ne saura jamais quel fut l’étendue de cette action. A 21h30, une manif pacifique s’ébranle sur le campus cerné. Une centaine d’étudiants veut rencontrer le Président de l’université, qui refuse. Le Major Harry Jones, sur place, fait charger la foule. Les Gardes se servent de leurs baïonnettes, blessant à l’arme blanche des centaines d’étudiants. Le lendemain les blindés arrivent. La Garde s’équipe cette fois du fusil M1 Garand, l’arme emblématique de la Guerre de Corée ! Une vraie opération militaire est menée pour en finir avec les étudiants réfractaires : il s’agit de «reprendre» la colline, dans un vaste mouvement d’encerclement. Mais l’armée n’y arrive pas face à la mobilité des étudiants ! Humilié, le major Jones sort alors son arme de poing. Au même moment dans la foule estudiantine, un indic, Norman, qui sera arrêté plus tard, sort aussi son pistolet et tire sur les soldats. Le major donne l’ordre d’ouvrir le feu. C’est un carnage. On relèvera 4 morts. 9 autres seront très grièvement mutilés et des centaines d’autres blessés.
L’ouvrage vaut pour sa documentation extrêmement détaillée, entre rapports de police et notes déclassifiées. Et pour ces analyses des mouvements estudiantins, tout autant que de la sociologie des Gardes nationaux ou du territoire de Kent et de l’OHIO.
Derf Backderf, Kent State, Quatre morts dans l’OHIO, éditions çà et là, traduit de l’américain par Philippe Touboul, avril 2020, 288 pages, 24 euros, ean : 9782369902829.
La France est-elle une dictature réussie ?
Couvre-feu, état d’urgence sanitaire… Paris vidée de sa substance évoque désormais ces heures sombres où régnaient dans ses rues l’Ordre et le silence de la soumission nationale. Le soir, seule la police «patrouillera» dans des artères vidées de leurs habitants. «Patrouillera». Le terme est militaire. Tout comme celui de «couvre-feu», ou d’état d’urgence. Avec la bénédiction des médias, à la botte depuis longtemps du pouvoir en place. Notre Propagandastaffel en diffuse à longueur de journée les arguments, sans parvenir à nous faire oublier que les escadrons de propagande furent imposés par l’occupant pour contrôler la presse pendant l’Occupation. L’état des médias français est ainsi plus pitoyable que jamais et ne cesse de fournir, jour après jour, des preuves d’asservissement. Inutile de revenir sur le sujet, la cause est entendue : le Pouvoir vient de servir ces millions d’euros sans lesquels ces médias stipendiés n’auraient aucun écho en France.
En 1933, quand les notables allemands confièrent le pouvoir à Hitler, celui-ci n’eut pas besoin de tordre le coup à la Constitution pour imposer sa dictature. L’article 48 de la Constitution de Weimar, qui n’est pas sans rappeler l’article 49.3 de notre Constitution, lui permit de déclarer l’état d’urgence perpétuel, de légiférer par décret, de confisquer entre ses mains tous les pouvoirs pour se passer bientôt du Parlement, qui ressemblait déjà étrangement au nôtre puisqu’il n’était qu’une chambre d’enregistrement de la volonté nazie. Les élections furent reportées, puis annulées. La démocratie suspendue : Hitler n’en avait plus besoin.
En France, la représentation nationale ne sert à rien elle non plus. On parle de députés «godillot» pour en masquer la catastrophe. Quant à notre démocratie électorale, c’est une vaste fumisterie : à Vitry-sur-Seine, lors des dernières législatives partielles, au second tour les deux candidats en lice se sont partagés 7% de voix des inscrits… 93% d’abstention. L’un a pourtant été élu, avec 4% de voix, ne représentant en fin de compte que son petit cercle d’intérêt. Aux présidentielles, Hollande déjà ne représentait que 12% de la population, et Macron moins encore. Mais la Constitution le permet, et la classe politico-médiatique n’en a cure, qui se soucie de démocratie comme d’une guigne.
La comparaison s’arrête-là : la brutalité nazie, malgré l’efficacité de sa propagande, portait en elle les germes de son autodestruction. Certes, pareillement, la brutalité du Pouvoir français en place ne se laisse pas dénoncer chez nous. Bien qu’elle concerne, sous une forme ou une autre, des pans de plus en plus larges de la population française. D’une population qui se tient désormais à peu près sage.
Ne manque que son assentiment. Toutes les dictatures savent que sans cet assentiment, elles sont condamnées à périr. Or ce consentement, c’est la Covid-19 qui est en train de nous l’arracher. Le bon sens ne commande-t-il pas que nous prenions des mesures difficiles pour enrayer l’épidémie ? Certes, les médias ne vous diront pas que les transports en commun, les écoles et les entreprises sont les plus grands vecteurs de propagation du virus. Non, ils vous diront, à la suite du Président de la République, que les réunions festives privées sont bien plus dangereuses. Plus dangereuses, elles le sont en effet, puisque tombent tous les gestes barrières et les masques. Mais statistiquement, on met en avant une raison biaisée : le métro, les écoles, les entreprises restent les vecteurs principaux de contamination. En outre, si le couvre-feu est un pare-feu réel, on tait les raisons de ce choix : le manque cruel de lits et de personnels dans les hôpitaux, de place et de profs dans les écoles, de personnels et de moyens dans les transports, etc. Alors oui, le couvre-feu est une variable d’ajustement de la pandémie en cours. Il y en avait d’autres. Une variable qui touche à la vie sociale et l’équilibre psychique des individus, pour laisser indemne la vie financière et les dividendes qu’elle sert. Métro-Boulot-Dodo, le choix est clair : la France des passions tristes l’a emporté, contraignant chaque français à réinvestir ses désirs dans le circuit d’un système sadique.
La France est une dictature réussie, en ce sens que rien ne semble pouvoir venir à bout d’une dictature de basse intensité. On sent la tension très vive dans le pays, l'opposition très forte à Macron, la colère monter chaque jour un peu plus, mais rien ne vient à bout du quinquennat le plus féroce de l'histoire de la Vème République. Est-ce parce qu'il dispose de l’adhésion des médias et de la classe politique ? De la soumission syndicale et intellectuelle ? De l’aval de la plupart des partis politiques ? Les Gilets Jaunes ont été vaincus par son traitement politique de l’épidémie et les violences policières. Les personnels hospitaliers ont été brisés par le virus. Les retraités, les chômeurs, les étudiants, les lycéens… vaincus par l’atomisation de la société française. Parce que nous avons raté le coche des Gilets Jaunes, le plus grand mouvement social jamais vu en France depuis 1936, nous serions pris au piège de ces mécanismes psychiques d’enfermement que le Pouvoir nous dispense en guise de soins ?
Cinq mains coupées, Sophie Divry
Pas une phrase n’est de l’auteure : elle les a prélevées dans les entretiens qu’elle a réalisés avec cinq Gilets Jaunes mutilés. Tous droitiers. Des grenades bourrées de TNT ont arrachées ces mains droites. Ils racontent leurs histoires. Leur histoire. En chœur tragique. Celle d’un pays qui est devenu une dictature (presque) réussie. « Il fallait quand même que l’ordre soit tenu » (Macron, France 2, 26 août 2019). Gabriel (22 ans), Sébastien (30 ans), Antoine (27 ans), Frédéric (36 ans), Aylan (53 ans), ont vu cet ordre à l’œuvre. Un samedi, leur existence a basculé. S’ils parlent peu de cet ensuite, après lequel ils courent toujours, ils parlent plus volontiers de cet avant qui les a poussé à manifester. Ces fins de mois impossibles à boucler, la dette privée qui ne cesse de croître, leur misère de s’étendre. Ils parlent de leur couple, de leurs enfants. Voilà pourquoi ils sont montés à Paris. En train, en car, en voiture. Bastille-République. Les symboles à fleur de mémoire. Et puis les Champs et les quartiers riches. Ni masque ni lunette. Rien qu’un Gilet Jaune sur le dos. Ils chantaient. La manif allait, bon enfant. Et puis le mur de CRS soudain. Partout. La nasse, le piège. Les lacrymos par pur sadisme. Pourquoi faisaient-ils ça ? Puis les charges, les coups de matraque, les tirs de flash balls. Sur n’importe qui. Tout le monde. Enfin les engins de guerre. Le choc, énorme. L’horreur. Ils racontent leur vie, avant. L’un était compagnon du devoir, l’autre capitaine de pêche. Aujourd’hui ? La police, les gendarmes, c’est non. Plus aucune confiance. Le gouvernement ? Pareil. «On nous a balancé dessus des engins de guerre !» «J’ai vu des chiens, des brigades de police motorisées, des flics à cheval. J’ai vu des bébés gazés dans leurs poussettes». Leur vie brisée par une charge de 25 grammes de TNT. Une grenade classée officiellement arme de guerre. Les CRS les ont jetées jusqu’à épuisement des stocks.
Sophie Divry, Cinq mains coupées, édition du seuil, octobre 2020, 122 pages, 14 euros, ean : 9782021460315.
Frantz Fanon, Frédéric Ciriez, Romain Lamy
L’immense Frantz Fanon ! Le penseur des luttes coloniales du XXème siècle, mais plus pleinement encore, le penseur des effets psychiques de toute domination politique et sociale sur les populations asservies, la nôtre aussi bien, en ces temps de dictature (presque) réussie.
Août 1961, Fanon est parti rencontrer Sartre à Rome, pour lui demander de préfacer son essai : Les Damnés de la terre. Simone de Beauvoir et Claude Lanzmann sont présents. Sartre est alors ce philosophe qui tourmente les pouvoirs en place et dont la voix porte bien au-delà de nos frontières. Un «maître» pour Fanon, qui sait combien pèseront les mots que Sartre lui consacrera. Et pourtant très vite, c’est à un retournement que nous assistons. Fanon, très affuté, n’est pas du genre à plier devant une idole. D’emblée, il défie Sartre sur certaines de ses positions théoriques, qui tendent à essentialiser la condition «noire». Il n’y a pas d’âme noire, assène Fanon, et la «négritude» de Senghor n’est qu’une soumission de plus à l’ordre colonial. Les Damnés, affirme-t-il, n’est en outre pas ce genre de livre qui s’adresserait à une Gauche blanche en laquelle il ne croit pas. C’est un livre de combat qui démonte les logiques à l’œuvre dans les «colonies, ces lieux d’enfermement à ciel ouvert». Un livre qui décrypte les mécanismes psychiques d’enfermement pour aider des êtres humains à se libérer d’un «système sadique». Le nôtre aussi bien, encore une fois, et nous gagnerions à relire Fanon à l’aulne de ce que nous vivons ! Interpelé, Sartre aura le courage d’accepter la critique et de se remettre en cause, non sans mal.
Roman graphique, le récit s’ouvre alors à l’approche biographique de Frantz Fanon. Fanon se raconte, sans cesse encouragé par Sartre, qui cherche à comprendre sa personnalité et les fondements subjectifs de sa pensée. Fanon se raconte et c’est passionnant ! Il rappelle la France acclamant ses libérateurs américains, mais non ces libérateurs africains, qui ont payé au prix fort leur enrôlement. Fanon raconte sa jeunesse, ses engagements, la reprise de ses études, son entrée difficile dans la vie professionnelle, noire sous sa blouse blanche, la médecine et puis la psychiatrie, sa réflexion sur cette dernière et toutes les expériences qu’il tenta pour sortir le milieu hospitalier de son impasse, où plus aucun échange symbolique ne circulait. Il raconte enfin l’Algérie, sa mission de porte-parole du FLN, ne cessant d’établir un lien entre guerre de libération politique et guerre de libération psychique, établissant un puissant parallèle entre le soin psychiatrique et l’engagement révolutionnaire, qui commande d’abord une libération psychique. Oui, l’engagement révolutionnaire est un soin, les Gilets Jaunes en savent quelque chose ! En se resocialisant, ils se sont transformés en sujets sensibles et historiquement agissants, ce que le néolibéralisme leur refusait à tout prix. Fanon voulait rencontrer Sartre, mais en fin de compte et comme en témoigne Simone de Beauvoir, à Rome, c’est Sartre qui rencontra un géant.
Frantz Fanon, Frédéric Ciriez, Romain Lamy, éditions La Découverte, septembre 2020, 230 pages, 28 euros, ean : 9782707198907.
Ils ont tué Leo Franck, Xavier Bétaucourt, Olivier Perret
Atlanta, 1913. Mary Phagan est assassinée. Elle avait 13 ans. Deux suspects sont rapidement appréhendés : Jim, un balayeur noir, et le patron de l’usine où Jim et Mary travaillaient : Leo Franck, qui est juif. Le 18 août 1915, à 7h05 du matin, Leo Franck sera lynché par une foule immense, puis pendu. En pleine forêt. Ses assassins ? Un juge, un avocat, le maire, le sénateur, le shérif, les "blancs" de la ville. La BD raconte cette histoire écœurante de l’Amérique raciste, antisémite, du début du siècle. Atlanta. La guerre civile est achevée depuis une cinquantaine d’année, mais les rancœurs du Sud blanc sont vives, qui continue de célébrer le Confederate memorial day ! A l’époque, Atlanta est une ville en construction, empoignée par la misère et la malnutrition. Nombre d’enfants noirs y disparaissent, enlevés, assassinés. Mais Mary est blanche. Le veilleur noir est immédiatement inculpé, la scène de crime souillée. Des indices portent toutefois à croire que le patron, juif, «a fait le coup». L’affaire tombant en pleine réélection, le juge s’en persuade d’autant plus vite que la ville et son électorat blanc entrent en ébullition. La presse s’empare aussitôt de l’affaire. Au lendemain du meurtre, on dénombre pas moins de huit éditions spéciales sur le sujet. Le 29 avril, 10 000 personne suivent les obsèques de Mary. La presse se fait du coup feuilletoniste, engrangeant les tirages, allant jusqu’à offrir une récompense à qui trouvera des preuves de la culpabilité de Leo Franck, le juif. Odieuse, une souscription est même ouverte pour embaucher un détective privé, tant les preuves manquent. Le KKK s’active, prêche, déploie toute sa haine. Mensonges sur mensonges, l’odieux règne en maître dans les rues d’Atlanta. Le 24 mai, Leo Franck est envoyé aux assises. Lors du procès, les faux témoignages sont innombrables. On relève pas moins de 115 vices de procédure. Mais les avocats de la défense eux-mêmes prennent partie contre leur client… Leo Franck est condamné, mais devant la légèreté de l’accusation, sa peine est commuée, provoquant des émeutes. Le gouverneur tente d’empêcher sa condamnation, tant le doute est grand sur sa culpabilité. Mais la presse l’emporte, soulève l’indignation des foules, qui finissent par s’emparer de Leo Franck, aidées par la police et la justice, pour le lyncher avant de le pendre. Quelques années plus tard, Jim, le balayeur, finira par avouer…
Tout en saturation d’ocres, rouges, bruns, les contours rehaussés de traits noirs, la BD est saisissante, extraordinairement documentée, offrant les rapports de police, de justice, les faux témoignages, les articles de presse vindicatifs et abjects.
L’Homme de l’année 1989, l’inconnu de la Place Tian’ Anmen, Pécau, Gin, Scarlett
On l’a appelé Tank Man. Qui était-il ? Qu’est-il devenu ? Tout le monde se rappelle cette image forte, tant l’inconnu de la Place Tian’Anmen aura incarné une époque. 15 avril 1989, une foule d’étudiants envahit la Place. Parmi eux, nombre de jeunes intellectuels et d’enfants des cadres du Parti, qui hésite du coup, à réprimer le mouvement. Le 4 juin pourtant, l’armée intervient. Pas la police : l’armée. L’opération est militaire. Il y a donc des morts. Une tuerie en fait, une vraie boucherie. Aujourd’hui encore, le bilan est incertain, impossible à dresser. On parle de milliers de morts. Les chinois appelle l’événement «6-4» : 6ème mois du 4ème jour de l’année du coq.
Le récit est mené par un personnage féminin, émigré en Australie, qui revient aujourd’hui sur les lieux de ce crime. Elle rencontre Sheng, compagnon de route de Mao. L’ombre jaune, de ceux qui ont combattu avant 1949. Un «immortel», à l’agonie cependant. C’est lui qui l’a convoquée, pour évoquer son fils, Han. Elle raconte à son tour : elle était étudiante en fac de chimie. Les étudiants ont tenu la place deux mois durant. Débordant largement, infiltrant quartier par quartier Pékin. Il fallait les arrêter, affirme Sheng, qui avoue 10 000 morts, dont son propre fils. Pour les démoraliser, l’armée a d’abord envoyé des snipers. Jour après jour, leurs ordres étaient de tuer, de faire des cartons pour désenchanter les jeunes. Malgré cela, l’entêtement de cette jeunesse menaçait. Le Pouvoir pouvait vaciller, déjà un régiment parlait de rallier la contestation estudiantine. Son chef fut exécuté, ses hommes exilés. Alors commença la chasse aux journalistes, aux photos reportages amateurs. Pas une image ne devait franchir le seuil de la Place. On envoya les paras aux abords de la Place, dans les quartiers alentours. Petit à petit, l’armée a réussi à contenir les étudiants sur la place, en une nasse géante. Puis on envoya les chars. C’est Han, son fils, qui arrêta la colonne. Les paras qui accompagnaient les chars avaient carte blanche. Tuer. Tuer pour terroriser. Au départ, on voulait épargner les «têtes de serpent» : les fils et filles des dignitaires du Parti. Mais très vite ce fut impossible. Le jour du grand massacre, les paras avaient pris place dans les souterrains du métro, pour déboucher comme un seul homme sur la Place par toutes les sorties possibles, bouches de métro, bouches d’aération. Han ? Des policiers en civil l’ont fait descendre du char sur lequel il avait réussi à monter et l’ont embarqué. Mais il a réussi à fuir, s’est réfugié dans le Xin Jiang, puis à Pékin, avant d’émigrer à Hong-Kong. Ahurissant. Magistral. Ce tome est littéralement sidérant.
L’homme de l’année 1989 – L’inconnu de la Place Tian’Anmen, Pécau, Gin, Scarlett, Delcourt , 1er trimestre 2020, ean : 9782413011255.
Nickel Boys, Colson Whitehead
Colson Whitehead continue d’explorer la condition noire américaine. On se rappelle son ahurissant Underground railroad, histoire de la terreur blanche, avec partout en filigrane, l’écho d’une Déclaration d’indépendance qui ne fut que la déclamation hypocrite d’une liberté qui n’existait pas. Avec Nickel Boys, Colson Whitehead se rapproche de nous, qui découvrons soudain l’existence d’un charnier : 43 corps d’enfants et d’adolescents noirs, ligotés, jetés dans des sacs, près d’une institution de redressement sinistre : Nickel, en Floride. L’occasion pour les anciens de Nickel de renouer entre eux et de se remémorer l’enfer de cette école disciplinaire dans laquelle les blancs les avaient enfermés pour des peccadilles : vagabondages, vols à la tire ou de voiture. Voire simple présomption. Nickel, «des êtres toujours à deux doigts de disparaître». Les anciens serrent les rangs. Songent à Elwood, contactés : le sous-directeur de l’établissement vit toujours, tranquille, Elwood le laissera-t-il impuni ? Tant d’exactions, de viols de gamins, de tortures, d’assassinats odieux de ces enfants sans défense. A côté du charnier «officiel», on découvre un cimetière clandestin. Elwood, vieille figure de Nickel, ne va-t-il pas se bouger ? Elwood. C’est toute sa vie qui nous est contée alors. Depuis son plus beau cadeau alors qu’il était un élève brillant mais pauvre, en 1962 : les enregistrements des discours de Martin Luther King qu’il se passait en boucle sur un vieux gramophone. Elwood se rappelle : ces enregistrements lui offrirent un langage dans lequel exister. Quand il les écoutait, il se sentait enfin proche de lui-même. Réconcilié. Humain. Jusqu’à Nickel, où on le jeta parce qu’il était assis à côté d’un petit voleur de voiture. Nickel et son premier passage à tabac, dans la salle des raclées. Nickel et les sévices sexuels qu’y subissaient les jeunes enfants. Spencer, le surveillant sadique. Et son vieux pote à lui, Elwood : Tuner. Tuner, Griff, Jaimie, c’est une galerie de portraits attachants que fait vivre Colson Whitehead avec un talent sans pareil. Le livre est à couper le souffle. On est en 1988, à New York, Elwood raconte. Les derniers chapitres sont hallucinants, de profondeur d’esprit, d’humilité, ouvrant au tragique de la condition humaine sur un retournement qui laisse pantois, qu'on ne peut qu'intérioriser, scruter comme nôtre. Un très très grand roman, écrit dans une langue simple, modeste pourrait-on dire, tout entière au service de la fiction qu’elle déploie, dont la force est suffisante pour nous entraîner au plus profond de nous-même.
Colson Whitehead, Nickel Boys, Albin Michel, traduit de l’américain par Charles Recoursé, août 2020, 260 pages, 19.90 euros, ean : 9782226443038.
Underground Railroad :
http://www.joel-jegouzo.com/2017/12/underground-railroad-colson-whitehead.html
Le Temps des hordes, Anouk Langaney
Qu’est-ce qu’une horde ? La 3ème K, 1er trimestre 2020. Une parisienne débarque. Louna, 13 ans. Elle bouge tout le temps, s’avère hyper-sensible. Moins bizarrement que Pierre-Ezéchiel toutefois… Il est vrai qu’avec un nom pareil… Tout va péter. Il le sent. Il le sait. Des images de pierres s’imposent à son esprit. Qui lui parlent. Les falaises ont peur de l’eau, du sable, de la mer. Et puis le Gozzi se met à hurler. Un rocher de 716m de hauteur… Il hurle qu’il va se casse la gueule. Et il s’effondre vraiment. Sur le collège construit à flanc de montagne. Panique sous l’énorme déferlement de pierres. Panique dans la 3K, où s’organise néanmoins un salut précaire de bouts de ficelles en fragments de tables, une cabane de tabourets tandis que le bâtiment décroche du flanc de la montagne. Qu’est-ce qu’une horde ? La nuit les hélicos tournent dans ce ciel de décombres. Nos collégiens sont sauvés par leur cabane de fortune, tandis que le mont Gozzi est à terre. Qu’est-ce qu’une horde ? Tous les ingrédients sont réunis pour tenter une réponse. Mais la tenter seulement : une horde, ce ne sont pas quelques vains mots égrenés même en toute conscience, qui pourront en précipiter l’existence. Il faut qu’elle s’incarne. Tout de même, de l’événement hors norme qu’ils viennent de vivre aux individualités décalées de chacun des protagonistes, on la sent se déterminer peu à peu. Ne lui manque pas même ce moteur imprescriptible de l’aventure, essentiel, celle que tout adolescent appelle au plus profond de lui, tout autant que celle que nous ne savons plus reconnaître dans l’écume des jours. Cette écume qui forge le récit et en justifie l’existence, requérant son lecteur. C’est finalement le vrai mérite de ce roman que de nous conduire à nous poser des questions primordiales au gré de ce qui fonde le roman jeunesse. Une camaraderie se met en place. Est-ce déjà une horde ? Les aventures que nos héros traversent, en outre, interrogent notre temps présent. Comme à l’affût du monde. D’un monde sans guère d’issues sinon l’espoir, justement, de la horde naissante dont on voit bien qu’elle appelle un second opus.
Anouk Langaney, Le Temps des hordes, éditions Albiana, 1er trimestre 2020, 190 pages, 16 euros, ean : 9782824109350.
La Machine s’arrête, E. M. Forster (1909)
Publié en 1909, l’ouvrage de Forster fut mal accueilli et ne parvint pas à convaincre ses contemporains du danger d’une civilisation qui de plus en plus déplaçait les enjeux du progrès du côté des «machines», de la production capitaliste, de l’artificialisation de la vie. Pas de prédiction. Forster avait simplement compris les leçons de Marx et perçu l’horizon où nous embarquait la société marchande dans cette fable aux allures dystopiques.
Une fable qui aujourd’hui résonne à plein du monde qui est le nôtre et dans lequel, tous, nous avons fini par comprendre que le capitalisme n’était qu’une machine à détruire l’environnement et l’humanité, n’en déplaise à l’irresponsable Jadot. La production marchande n’a pas d’autre logique que de vouer l’humain et son environnement à la destruction. Aux yeux de Forster, à l’époque, c’était le commerce britannique qui incarnait cette évidence et conduisait tout droit au désastre. Détruisant non seulement l’homme et la nature, mais les liens sociaux et confisquant le pouvoir entre les mains d’une caste de technocrates, incapable de penser les conséquences de sa soumission à ses propres dogmes.
L’homme néolibéral n’est qu’un moyen, non une fin en soi. Un moyen désormais totalement dépendant de l’infrastructure technique de ce que Forster nomme « la Machine », et sur laquelle personne n’a plus aucune prise. Certes, le récit qu’il déroule a de quoi surprendre par la justesse, aujourd’hui, de son propos : dans le monde confiné qu’il décrit, les corps sont devenus obsolètes, encombrants, ce «fardeau humain» qu’évoquait l’UE en 2005 dans un rapport sur le coût de la santé humaine dans le projet capitaliste ! Le plus juste dans ce roman, c’est au fond sa vision d’un monde atomisé, au sein duquel plus aucune révolte n’est possible, parce qu’il n’existe plus rien pour faire corps, pour faire société. Confiné, chaque un est livré à ses angoisses, recevant sa dose de neuroleptiques pour la surmonter et trouvant dans cette angoisse sa seule raison de vivre… Dans le roman de Forster, le soleil est sans course, le monde sans fenêtre, sans porte, la terre sans géographie. Inutile de voyager : tout est partout pareil. Les humains n’ont plus aucun autre contact entre eux que virtuel. Personne ne s’expose plus à l’air libre, personne ne se promène. Pour aller où ? Le sens de l’espace est annihilé. Certes, il peut arriver ici ou là qu’un être soudain surgisse à lui-même, mais plus par accident que par volonté. C’est le cas de Kuno, le héros. Qui un jour est « sorti » accidentellement de son confinement… Il a marché. Dehors. Il a respiré l’air sauvage des collines du Wessex ! Et compris que quelque chose d’énorme arrivait du dehors. Il l’a compris dans ses jambes, sur sa peau, dans l’auto-révélation pathétique de sa chair, comme réinventant l’expérience de la caverne. Tentant d’alerter sa mère, prisonnière de l’illusion capitaliste. En vain. Lui, il a vu que la machine nous pliait à sa logique. Et compris qu’elle pourrait presque fonctionner un temps sans « nous ». Mais un temps seulement. Car il a vu les collines du Wessex, dans une métaphore prodigieuse ouvrant à la lecture des horizons d’humanité phénoménaux. Et les collines lui ont fait éprouver les ratés qui peu à peu détruisaient la Machine elle-même. Lui a compris que la machine était en train de s’arrêter. L’ouvrage est grandiose, mais pessimiste : quand il sera trop tard, et c’est pour bientôt, il n’y aura rien au bout. Sinon que nous mourrons en retrouvant la vie, comme l’affirme tragiquement Kuno.
E.M. Forster, La Machine s’arrête, édition L’échappée, collection Le Pas de côté, traduit de l’anglais par Laurie Duhamel, avant-propos de Pierre Thiesset, postface de Philippe Gruca et François Jarrigue, septembre 2020, 110 pages, 7 euros, ean : 9782373090765.