La Folle rencontre de Flora et Max, Martin Page, Coline Pierré
L'une est en prison pour mineurs, l'autre n'arrive plus à sortir de chez lui. Et l'une et l'autre vont correspondre, follement, se raconter, se confier, s'analyser. Ils ne se sont pas vraiment connu(e)s, mais étaient élèves dans le même lycée. D'une manière drôle et fascinante, ils commencent par échanger des photos floues d'eux. Faut-il en préciser la symbolique ?
Max vit son enfermement comme une liberté. Flora, incarcérée, veut sortir. Sortir... Bien que pour l'une et l'autre, ce soit le monde qui est raté, qui ait raté.
Max dévore Mary Shelley, Flora, Sylvia Plath et Pessoa, lucide sur sa condition féminine : «être une fille n'est pas un appel au viol, ni même à la drague !» Que serait alors la liberté sous cette condition ?
Elle se rappelle le lycée, les filles qui la moquaient en groupe, le harcèlement, les garçons si mauvais.
Sortir pour retrouver ce monde ? Flora veut être libre, partout, se sentir libre et non contrainte, ni sur la réserve, toujours.
Aux yeux de Sam, «le monde est effrayant : il lui manque un plafond.» Être libre serait aussi à ses yeux n'être plus contraint de faire bonne figure, se soustraire au jeu des relations sociales truquées, si souvent vides et hypocrites. Lui voit les adultes comme des somnambules égarés n'osant pas même ces gestes de suppliciés au-dessus de leur tête, qu'évoquait Artaud. Il comprend néanmoins que Flora veuille sortir. Encore que... Lui demandant de classer ses arguments : qu'est-ce qui vaut la peine de sortir ?La nature répond Flora. La nature. Et puis les librairies. Un enchantement.
Tout au long du récit, d'une main l'autre passe une poupée, très beau, très poignant fétiche, qui va représenter Max à l'enterrement de sa grand-mère, Max ne pouvant, psychologiquement, s'y rendre. Suivez le fil de cette poupée, tant il est fabuleux, littéralement.
Flora finira par écrire une lettre d'excuses à la fille qu'elle a agressée au lycée et qui lui a valu sa peine de prison. Elle va sortir, s'y prépare, tandis que Max s'y prépare lui aussi, cherchant des solutions pour affronter le monde extérieur. Et l'un et l'autre forment un projet d'avenir : une école alternative.
«La liberté, c'est la possibilité de s'isoler», écrivait Pessoa. Le roman s'achève la veille de la sortie de prison de Flora. On ne verra pas leur rencontre, qui très pudiquement, romanesquement, leur appartient.
Un roman tout en force et pudeur, puissant et subtil, écrit à deux mains dans une grande unité de style.
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Martin Page, Coline Pierré, La Folle rencontre de Flora et Max, éd. L'école des loisirs, poche, mai 2022, 200 pages, ean 9782211235174.
Comme un oiseau dans les nuages, Sandrine Kao
Sandrine Kao explore les traumas transgénérationnels. Un roman, certes, mais qui prend place dans une généalogie bien réelle. Un roman jeunesse, littérature young adult magnifique de profondeur et d'invention, qui scrute l'Histoire avec une lucidité inouïe, et celle de générations de femmes martyrs, tant l'Histoire est celle de leur leur domination.
Anna-Mei a 16 ans. Elle raconte le ciel immobile, la traîne des avions qui s'effiloche et se dilue avant de s'évanouir. «Je suis folle». Qu'est-ce qui soudain s'est éveillé en elle, au moment où sa vie semble être à un tournant, avec cette échéance d'un concours qu'elle ne sait ni vouloir réussir, ni vouloir échouer, avec sa relation à Simon, dont elle scrute, anxieuse, la sincérité ? Le confinement semble alors arriver au bon moment pour elle, qui voulait se couper du monde, faire le point. Est-elle folle ? Ou bien ? Chercher ailleurs ? Dans ces non-dits qu'elle sait à présent deviner, sa mère décédée dont on ne parle qu'à mi-mot, sa grand-mère, tellement secrète sur son histoire. Oui, le confinement est le bon moment pour scruter ce qui n'est pas passé, ce qui toujours revient, hante et obsède. Anna-mei interroge Ama, sa grand-mère, qui raconte la Chine du début du XXIème siècle où tout a commencé pour «elles», plus que pour le nous familial, tant l'épreuve aura été celle des femmes dans cette histoire. Elle raconte prudemment la branche maternelle. Zhau, cette aïeule qui refusa de se bander les pieds, du moins, ôtait ses bandelettes la nuit et dont les pieds devenus trop grands eurent des conséquences dramatiques sur sa vie. Elle raconte cette histoire des femmes chinoises aux pieds meurtries, nécrosés, mortes souvent de septicémie. Cendrillons inversées qui connurent des fins tragiques pour la plupart. Ama raconte Liying, la fille de Zhou dans la Chine envahie par le Japon, les massacres de Nankin. La fuite, encore, toujours, leur survie et la culpabilité qui s'y était attachée ! Elle raconte les amours ratés de mère en fille, les «échecs» de ces mêmes femmes rompues par la société, la «disparition» de Liying et sa fille Lin, recueillie par Zhou, déjà une histoire de fille élevée par sa grand-mère. Elle raconte le Grand Bond en avant (1959-1961), la famine, leur maison transformée en charnier. La fuite, encore et encore. Lian, la fille de Lin, et Mei, cette enfant si belle qui fuit la Chine à son tour pour Taïwan, seule avec deux filles, et qui finit internée dans un hôpital. Et Mei, la mère de Ama, elle-même orpheline et Lian et sa sœur jumelle partie vivre à Tokyo pour un garçon qui l'abandonna aussitôt. Et Ama, à se raconter, réalise que le trauma familial la rongeait elle-même et qu'il est temps de tout livrer, de tout révéler, de tout mettre à plat pour se débarrasser de la résignation et du malheur qui aura tant accablé les femmes de son lignage.
Alors Anna-Mei saura pour sa mère. C'est son père qui le lui avouera. Elle saura qu'elle n'est pas folle, qu'aucune de ces femmes n'a été folle et qu'à présent, perchée comme un oiseau sur son arbre généalogique, elle peut vivre sa vie la sienne, sans entraves, et en la portant à bout de bras, non pas racheter ni sauver, mais transcender cette douleur qui n'a cessé d'habiter leur maison.
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Sandrine Kao, Comme un oiseau dans les nuages, Syros éditeur, novembre 2021, 284 pages, ean : 9782748530490.
Aux pays des lignes (et autres libertés), Victor Hussenot
Au trait. Cela commence par un trait, son Aux pays des lignes. Une fille, un garçon, en plan serré puis large. Un trait perdu dans l'immensité de la page. Un trait, mais deux représentations. Deux personnages qui ont toutes les chances de ne jamais se croiser. Dans le foisonnement des lignes, c'est bientôt comme chercher Charlie au creux des pages. Bien sûr, le garçon et la fille finiront dans le même plan. Il n'y a plus l'immensité, mais la complicité de cette rencontre. L'un et l'autre et nous-mêmes, au cœur de cette complicité errante, jamais perdus. Jamais ? Si : le garçon la perd, la petite fille. Un diable l'a capturée. Le dessin se fait de plus en plus complexe, au bout surgit une ville, en jaune, irréelle. C'est quoi le réel ?
L'album suivant (Les amoureux) exalte toujours ce jeu des traits. Toujours un garçon, une fille et cette rare économie de moyens. Ai-je dit qu'il n'y avait peu ou pas de paroles ? Pas de commentaires. Le dessin, seul, porte le sens. Sans les béquilles du langage écrit, parlé, articulé.
Noire la pluie, rouge la fille, bleu le garçon. Ils courent, sortent de la zone pluvieuse, jouent, lisent, s'embrassent, s'endorment. Un nuage gris semble vouloir fondre sur eux. Petit, gros, énorme. Les rochers en burinent la présence. Les deux s'assoient sur l'un, qui se met à grossir à son tour et qu'il faut escalader. Au loin, la mer, qui envahit la page.
Quelle liberté dans cet imaginaire ! Les personnages sautent d'une page à l'autre, trouvent des stylos, des crayons de couleur, crayonnent la page. Continents, foules et musiques, s'il pleut, ils dessinent leur abri. Et un escalier pour sortir de l'album.
Et puis ce Gaufrier, en cases minuscules, en noir et blanc, accentuant l'effet case de la bande dessinée, ses repères, les nôtres. Le Gaufrier est une grammaire de combinaisons turbulentes qui déclinent les possibilités de la forme «bande dessinée»... Une grammaire construite sur des thématiques ou des systèmes de formes libérant l'invention de l'auteur : Voisinage, damier... Les personnages, traditionnellement enfermés dans leurs cases, les franchissent. Ou bien l'auteur propose des cases en miroir les unes des autres ! Une ville surgit, genre Mode d'emploi (Perec). Une planche composée comme un Tétris... Ou bien une prison, quand ils 'agit d'enfermer dans des cases. Et des combats qui occasionnent des franchissements multiples. Envers / endroit, il ne s'agit plus de lire, mais de voir, d'éprouver. Et l'on peut rester des heures sur chaque planche, dont la première comporte 121 cases !
Dans Clown, c'est le clown sous tous ses états qui nous est proposé. Précieux, subtil. Dans le vacarme de la ville, qu'il fuit, où il doit s'inventer et se réinventer sans cesse. Il y a dans cet album des débuts d'historiettes, sur une page, deux pages, à peine plus parfois. Aventures, mésaventures, tout ici joue de l'absurde. Le clown rencontre sa clown et ensemble, à errer, se mêlent au paysage. Il est dessin. Ils sont dessin. C'est cette logique qu'ils épousent : tout est permis, puisqu'ils sont clowns. Ainsi de ces grandes pages vides. L'auteur se rit de nous, finissant un tour sur la page suivante. Récréation ?
Récréation... L'espace de la cour, le temps d'une récréation. Là encore l'auteur se joue des cases. Petites, avec des blancs entre les colonnes. La mise en page est cette fois encore exceptionnelle, pourvue d'une immense liberté : les personnages se cognent à ses limites physiques qu'ils bousculent, ou bien on assiste à un cache-cache interactif : il faut chercher le dernier copain caché, derrière le cadre ! Nous plongeant hors réalité : c'est notre imaginaire qui doit composer ce qui manque au dessin !
L'album se recentre autour d'un personnage : Paul, le rebelle, dont l'auteur nous confie qu'il le «rend perplexe». Paul se tourne vers lui du reste. S'interroge, l'interroge, l'interpelle. Nous interpelle donc. Il finira par lui prendre la main et dessiner les conditions de sa libération : «La liberté, la vraie, hors du blanc», affirme-t-il... Mais c'est un paradoxe, puisque c'est le blanc qui permet de le dessiner.
Comment fonctionne une BD ? Comment s'arranger des cases, des bulles, des textes. Tout le travail de Victor Hussenot, outre qu'il est infiniment subtil et poétique, questionne et son genre et ses moyens graphiques. Superbe !
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Victor Hussenot, Au pays des lignes, éditions La joie de lire, janvier 2014, ean 9782889081998.
Victor Hussenot, Les amoureux, éditions La joie de lire, 2019, ean 9782889084852.
Victor Hussenot, Le Gaufrier, éditions la 5ème couche, 2021, ean 9782390080572.
Victor Hussenot, Clown, éditions La joie d elire, mai 2021, ean 9782889085545.
Victor Hussenot, Récréation, éditions La joie de lire, août 2022, ean 9782889086030.
La nuit est mon royaume, Claire Fauvel
« Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent »...
Une ado, dans une cité, assise sur un banc, les écouteurs sur les oreilles : elle écoute... les Beatles (!), habillée bisounours avec ses chaussures à fleurs. Dans la cour du collège, la voici prise à partie, parce qu'elle est nouvelle Alice, et qu'elle ne ressemble en rien aux filles de la cité. Nawel, l'héroïne de la BD, grande gueule comme on dit, la défend : «Personne n'y touche !». C'est qu'Alice l'intrigue, et qu'elle a pris une claque en écoutant Paul Mc Cartney sur ses conseils. Nawel découvre la pop. Les deux s'entendent bientôt comme il n'est pas possible, montent un groupe synthé guitare : «Nuit noire». Tout va pour le mieux : elles réussissent leur bac au Lycée Saint-Exupéry de Créteil et puis commencent les difficultés : elles veulent s'inscrire en BTS audiovisuel, mais rencontrent l'hostilité de leurs parents. Déterminée, Nawel passe outre, mais rencontre cette fois dans son établissement le mépris de classe des étudiants parisiens... Superbement traité !
Pour Nawel, sa trajectoire devient un vrai choc culturel. Mais elle n'en démord pas : «Je veux la vie entière ou rien».
Les planches sont magnifiques, tout particulièrement leurs nuits sans mots, ces prises de conscience quasi charnelles, le rejet nécessaire mais coûteux, corporel là encore, des conventions -une grammaire inventive de formes déclinées par Claire Fauvel, une encore plus riche palette gestuelle dessinée avec force, dans ces manières de s'écrouler de fatigue, de surgir à soi, qui font de ce roman graphique un album somptueux -n'ayons pas peur des mots...
Nawel bosse pour se payer ses études, s'épuise mais vit. Les filles postent quelques compositions sur facebook, instagram, sont contactées par un programmateur et finissent par donner leur premier concert, avant de participer à un concours qu'elles perdent de justesse, empochant le prix du Public mais pas le grand prix qu'un suédois, Olsen, remporte. Mieux : elles finissent par enregistrer leur premier EP : une pop électro sombre qui reçoit un bon accueil de la critique.
Elles ont trois mois de liberté financière devant elles. Libres ! Libres, enfin, de créer. Les voici à Paris en vélo, en planches somptueuses et tendres. Et puis... Nawel tombe amoureuse d'Olsen. Frustré, jaloux, inquiet de leur énergie, de leur talent, Olsen fera tout pour leur ruiner la vie...
Nawel déprime. Nawel battue ? Comment lutter quand on a touché si près le but qu'on voulait atteindre et qu'il s'est dérobé sous les coups de butoir de la trahison ?
Superbe roman graphique, aux échos si féconds, pas seulement sociétaux, mais existentiels, où courage et fragilité vont de pair : si le faible est tout puissant de sa sincérité, celle-ci l'expose, douloureusement. Nawel en éprouve le prix.
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Claire Fauvel, La nuit est mon royaume, éditions Rue de Sèvres, 2020, ean : 9782369819271.
Il était une fois, Autrefois l'Olympe, Auprès de la Fontaine, contes, mythes et fables en haïku, Agnès Domergue, Cécile Hudrisier
Les Trois petits cochons, la Fille aux allumettes, le petit chaperon rouge... Le premier ouvrage de cette série en haïku s'ouvre à notre imaginaire commun, évidemment sans jamais l'expliciter : d'assez près pour saisir les allusions, d'assez loin pour leur ouvrir une page nouvelle. Poèmes et illustrations, absolument superbes, concourent à raviver notre imaginaire des contes de l'enfance. C'est comme un pas de côté, clos par une interprétation magnifique de peau d'âne. Du recueil autour des mythes, selon le même procédé, on retient ces images bouleversantes, dont celle d'Atlas portant sur ses épaules fatiguées «la roche ridée», peut-être déjà trop vieille pour nous, si jeune encore. La Fontaine enfin. On s'y plaît à tenter de deviner de quelle fable il s'agit, qui nous ramène au banc d'école et partout, encore, toujours, de délicates évocations dans l'intelligence de l'écart !
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Il était une fois, contes en haïku, Agnès Domergue et Cécile Hudrisier, édition Thierry Magnier, 2013, ean : 9782364742154.
Autrefois l'Olympe, mythe en haïku, Agnès Domergue, Cécile Hudrisier, éd. Th ; Magnier, 2015, ean : 9782364745506.
Auprès de La Fontaine, Fables en haïku, 2016, éd. Th. Magnier, ean 9782364748033.
Révoltées, Carole Trébor
La Révolution d'octobre 1917, au jour le jour, sans préjuger de ce qu'il en adviendra. Au jour le jour : pour tenter de l'incarner à travers une troupe de théâtre et le portrait de deux jeunes femmes qui s'y engagèrent totalement, deux sœurs, Tatiana et Lena. L'engagement est d'ailleurs l'une des questions fondamentales que le roman pose, une autre étant celle de savoir ce que c'est que d'être révolté, ce que cela implique et ce que peut bien être l'horizon de la révolte. Le tout sous l'ombre magnétique de Maïakovski «porteur d'eau et de vidange, mobilisé par la révolution, recruté par elle» (A pleine voix, 1930), dont l'hymne aux révoltés ne peut, aujourd'hui encore, laisser de marbre. Un Maïakovski qui pourtant ne se jeta à corps perdu qu'éperdu dans la foule des émeutiers dont il chérissait le tumulte et la liesse. Mais réticent quant aux fourches caudines qui se pressaient au-dessus des fronts des poètes pour enrôler l'Art au service du politique : «L'Art est notre affaire», ne cessera-t-il d'affirmer, malgré les malentendus et ses propres errements...
De février à octobre 1917 donc, on traverse la Russie dans la tourmente de la famine, de la misère. En février le tsar abdique, les soldats se mutinent. Un gouvernement provisoire est formé, tandis que la colère s'amplifie. Vient octobre à pas de loups tant les embûches sont nombreuses.
Tatiana s'interroge. Quelle y serait sa place à elle, née pauvre, destinée à mourir pauvre ? Lena, sa sœur, s'exprime déjà haut et fort et l'une et l'autre sont emportées bientôt dans le tourbillon révolutionnaire.
Au gré de leurs rencontres, le roman s'affine et s'enrichit d'une multitude de personnages émouvants sinon poignants, toujours incroyablement fécond en intrigues, en rebondissements, en péripéties et coups de théâtre qui forcent la réflexion, plutôt qu'elle ne l'engourdit par des réponses hâtives. On y croise Stanislavski et son Théâtre d'Art, et tant d'autres dans le bouillonnement intellectuel du Moscou de l'année 1917. Non pas un décor, la fresque brossée, mais l'aiguillon d'une réflexion qui ne peut pas ne pas devenir personnelle au détour des situations, et engager chaque lecteur auprès de chaque autre dans le questionnement de ce qu'on est, tout comme de ces grands problèmes de la vie : qu'est l'amour, l'amitié, le désir de liberté, la violence, l'outrance, la mesure ou l'art ?
Ce dernier, comme en écho au roman que l'on est en train de dévorer. Qu'est-ce que l'art ? Doit-il être révolutionnaire ? Comme... au service de la Révolution, ou bien ? Car : la révolution politique peut-elle coïncider avec la révolution dans les arts ? Qu'est-ce au demeurant, l'art engagé ? Reformulons encore : qu'est-ce qu'éduquer le peuple ?
«Vive l'Art, libre de la politique !», s'exclamera Maïakovski, tout en maintenant la nécessité d'une réflexion et sur la question de son organisation institutionnelle, et celle de «L'Art pour tous» (voir la réunion du 14 avril 1917, au cours de laquelle il refusa qu'on thématise cette question pour y réciter ses poèmes). Bousculer les codes, les repères, les catégories. S'il s'agit avec la révolution de «fendre le crâne du monde», comme le souhaitait Maïakovski, du moins faut-il encore comprendre que la révolution est une entreprise politique, pas artistique, et qu'on ne peut lui aliéner la liberté que chaque révolution artistique promet, ouvrant le regard à de nouvelles manières de voir ou la danse à de nouvelles manières de faire corps dans le monde.
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Carole Trébor, Révoltées, Rageot éditions, octobre 2021, 254 pages, ean : 9782700277197.
Le roman de Carole Trébor est évidemment beaucoup plus riche que ce que j'en ai dit, en intrigue, en personnages, en émotions, en sensations. Peut-être parce qu'il s'adresse à des collégiens, des lycéens et des jeunes adultes -mais tout le monde peut le lire. Cela dit, cette intention l'oblige : il n'oublie ainsi même pas le versant pédagogique de son propos. On y trouvera tout un dossier sur la Révolution russe de 1917, un glossaire, un plan de Moscou et des lieux cités dans le récit, tout un matériel mit généreusement à la disposition des enseignants.
Mais les chiens ne l'aimaient pas, Eve Derrien
Une dystopie au pays des survivalistes. L'humanité d'après, conduite par un vieux chien aveugle sur des chemins de crête. Non le guidait pourtant ce chien, tombée avec lui dans une déchirure de la terre, une crevasse, un trou. Non, c'est la mère, la matrice de leur monde, celui de Fleur et Lion, des enfants rescapés qu'elle a élevés. Elle leur a appris à survivre, cachés du monde des gens, soustraits au monde. Tombée donc, tandis que Lion et Fleur s'efforcent de ne pas courir sur la crête pour lui porter secours. Ne surtout pas cavaler pour qu'existe un recours de corde et de piquets. Mais rien ne saurait les ramener à la surface. Non est blessée. La décision logique est d'autant plus simple à prendre que Non les y avait préparés. Ils savent donc ce qu'il leur reste à faire : l'ensevelir sous un tombereau de sable et de pierres.
C'est une question de survie. «Alors ils ont continué. Vivre. Non les avait bien éduqués, ils savaient quoi faire» : se méfier du monde des gens, des traces qu'on pouvait leur abandonner.
Et puis il y a Il, qui revenait chaque été. Qui revient. Fleur et Lion lui apprennent la mort de Non. Il, c'est un client. C'est lui que les chiens n'aiment pas. Il revient pour la drogue que Non fabriquait. Et les réserves dont elle tenait la comptabilité pour tenir des décennies, puisque le monde n'était plus.
Il s'installe alors. Prend la place de Non, les divise, abuse de Fleur... Lion observe son manège, cherche dans les livres ce qui définit au mieux ses actes, ses gestes, le piège dans lequel sa sœur est tombée. Il sait qu'il devra raisonnablement s'en débarrasser.
Une dystopie survivaliste. Mais ce qui frappe le plus, c'est l'écriture, ciselée comme on dit, et dont l'étrangeté surtout tient à ce qui manque à Fleur et Lion : l'interlocutoire. Du coup, ils vivent et pensent sans filtre moral. Autrui est comme une sorte d'objet posé devant eux. Ils agissent autant qu'ils sont agis par une pensée infra-rationnelle, aurait diagnostiqué Piaget, qui les fait observer autrui uniquement sous l'angle des effets physiques et/ou physiologiques qu'il peut provoquer.
Le monde que Non leur avait enseigné était réduit à une maquette de petits trains électriques avec son ciel de toile de fond, ces villages en carton, ces ponts qui ne franchissaient rien, ces voitures miniatures, les bêtes et les gens en papier mâché.
Mais Il est arrivé, s'est installé, a rompu l'équilibre. Avec lui, il fallait développer une autre stratégie tandis qu'il prenait petit à petit possession des lieux, des réserves, de sa sœur nubile. Lion s'était mis à chercher dans les livres les mots susceptibles de le caractériser. «Manipuler» par exemple. C'était bien ce qu'il faisait avec sa sœur. Il fallait en tirer toutes les conséquences. Froidement.
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Eve Derrien, Mais les chiens ne l'aimaient pas, éditions Et le bruit de ses talons, novembre 2020, 114 pages, 15 euros, ean : 9782379120213. première édition : Les contrebandiers, 2014.
Trois questions à Clotilde Morgiève, comédienne, Allosaurus, Théâtre Studio Alfortville
jJ : « Vous avez déjà aimé quelqu'un à la folie ?...»
C.M. : Oui bien sûr, c’est ce qui me tient debout. Toute ma vie n’est guidée que par ça. Et c’est une œuvre d’art.
jJ : Comment les choses se sont-elles passées : ce rôle, pourquoi ?
C.M. : Il a été écrit pour moi. Je ne pouvais que me sentir proche de ce personnage. Lou est une partie de moi. Il suffit juste que j’aille prendre par la main l’enfant que j’étais et qui n’est jamais très loin dans ma quête d’absolu. C’est un personnage entier et radical. Je suis entière et radicale.
jJ : On a mis du temps à chasser le public de la scène, puis à asseoir le parterre, enfin à le faire taire... Pourquoi vouloir l'y remettre ?
C.M. : Alors notre intention n’était pas de «secouer» le public. La porosité entre la scène et la salle, est une manière d’investir chacun. Il nous semblait intéressant que le public puisse sentir les personnages respirer, transpirer, perdre pied. On raconte trois solitudes certes mais ça raconte aussi la solitude de chacun. Ces âmes à la dérive qui nous font habituellement baisser les yeux quand on les voit dans la rue, rentrent dans l’intime de chacun. Et puis chacun vit ses drames, la vie est parfois un rouleau compresseur, mais on forme tous un même Monde, on se croise, on se frôle, chacun avec son bagage émotionnel et son histoire, mais on peut faire des choses ensemble. En somme, c’est pour moi un spectacle fraternel. Et partager la scène avec ces spectateurs complices est une mise en abîme de cette idée de fraternité. On peut faire des choses ensemble, des petites choses, qui sont belles et ça donne du sens à une vie. En tout cas ça donne du sens à la mienne.
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Allosaurus [même rue même cabine]
Théâtre studio Alfortville
16 rue Marcelin Berthelot
Réservations : 01 43 76 86 56
7 novembre > 2 décembre 2023, 20h30 du mardi au samedi
Durée du spectacle : 1h25
Textes : Jean-Christophe Dollé
Distribution : Yann de Monterno, Clotilde Morgieve, Jean-Christophe Dollé et Noé́ Dollé
Scénographie et costumes : Marie Hervé
Lumières : Simon Demeslay
Son : Soizic Tietto
Musique : Jean-Christophe Dollé et Noé Dollé
Fuck America, Edgar Hilsenrath
«L'Amérique est un cauchemar», tranche d'emblée Edgar Hilsenrath, dont le père tenta en 1938 d'obtenir pour sa famille juive menacée par les nazis un visa pour se réfugier aux États-Unis, visa qui lui fut refusé au prétexte de leur politique de quotas...
Le monde est un désastre.
Déporté dans le ghetto de Mogilev-Podolsk, aujourd'hui en Ukraine, Hilsenrath finira en 1944 par émigrer en Palestine dont il repartira en 1947, pour rejoindre sa famille d'abord en France, avant d'émigrer à New-York dans les années cinquante, où, vivant de bullshit jobs, il écrira son premier roman, Nuit -un chef d'œuvre.
Fuck America raconte son moment américain. Le prologue est à hurler de rire, «jaune»... «Très cher monsieur le Consul Général, écrit de Berlin le père fictif du narrateur, depuis hier, ils brûlent nos synagogues»... Nathan Bronsky expose la tragédie auxquels les juifs sont confrontés, mais le Consul Général s'en contre-fiche et lui adresse un an plus tard (!), en 1939 donc, un formulaire l'avertissant que s'il le remplit et le retourne à réception, il pourra espérer émigrer aux States dans... treize ans ! Nathan objecte les camps de concentration, les chambres à gaz, le temps presse, etc. En retour, le Consul rétorque le bateau de réfugiés, le Saint-Louis, renvoyé avec tous ses émigrés juifs en pleine mer, l'électorat antisémite du parlement, et conclut : «des bâtards juifs comme vous, nous en avons déjà suffisamment en Amérique»... Et puis, ajoute-t-il, si chambre à gaz, ben remplissez le document pour vos survivants, et par la même occasion, rédigez votre testament, sait-on jamais...
Le ton est donné. Picaresque d'un bout à l'autre du roman, Hilsenrath ne perd jamais de vue le cynisme du monde occidental, ni son hypocrisie, et se refuse à toute courbette, littéraire ou autre. La suite, c'est le journal intime de Jakob, fils de Nathan, qui vit de petits boulots et tente d'écrire son premier roman qu'il intitule «Le Branleur». C'est bien comme titre, non ? Le premier roman d'Hilsenrath, dans la réalité, fut très mal accueilli par la critique et se vit refuser par un nombre incroyable d'éditeurs : trop cru, trop vulgaire, trop obscène... Nuit raconte le ghetto, les persécutions, l'obscénité barbare des nazis et celle de ces magazines occidentaux, américains, britanniques, français, qui en 1936 encore, parlaient d'Hitler comme d'un homme fréquentable, plein d'une subtilité toute éclairée...
Times Square, Le Donald's Pub, la 42ème, les affiches géantes d'Humphrey Bogart illuminent les nuits glauques des pauvres gens. Lauren Bacall leurs fantasmes. Jakob, son personnage central, a 27 ans. Il survit dans la misère : l'occident songe qu'il a déjà bien assez gémi sur le sort des déportés, qui doivent maintenant se montrer entreprenant, prendre leur vie à bras-le-corps, aller de l'avant... Warren Street, le roman se fait la chronique des sales boulots sous payés où s'épuisent les migrants. Toute une faune laissée à l'abandon, venue s'échouer dans les rues polychromes de la ville insomniaque. Philologues, germanistes, érudits et poètes, à la rue désormais. C'est ça la réalité du rêve américain. Jakob en écrit le roman, où se côtoient encore les presque très riches et les vraiment très pauvres, dans un immense brouhaha de fêtes baroques apocalyptiques. West Manhattan, la grande vanité bourgeoise mâchonne ses plans de gloire pour l'éternité, tandis que Jakob en est réduit à partager des colocs de misère. Il faut juste survivre un jour de plus et savoir que le jour suivant sera pire. Sait-on jamais. Warren Street, la rue des clodos, le voici portier de nuit à Manhattan, en livrée à Park Avenue, à pousser un vieux riche dans son fauteuil roulant, peut-être le fameux Consul, qu'il projette du coup d'assassiner...
Les dialogues sont à hurler de rire : ils tournent toujours court, chaque interlocuteur reprenant les paroles du précédent, chacun se faisant l'écho catarrheux de l'autre, comme si tout le langage avait été épuisé déjà, comme si tout était caduc. Marché de dupes, c'est ça le rêve américain. Tout rate sur le plan humain, mais brillamment. Jakob doit sans cesse courir, fuir les impayés de l'hôpital, les tables de restaurant. Mais il raconte, l'air de rien, et sur un ton badin, le vrai discours de l'occident une fois dépoussiéré, l'arrivée de Hitler au pouvoir, la nuit de Cristal, la milice nazie ukrainienne, les ghettos en Pologne, et cette part de lui-même qui est morte avec les six millions de juifs exterminés, et cette autre qui a survécu, sans concession pour l'hypocrite «plus jamais ça» dont il scande les besognes : le génocide des arméniens avant celui des juifs, celui des Tutsis après celui des juifs et partout dans le monde, pendant qu'on y est, le massacre des innocents qui se perpétue sous les hospices d'états lamentables aux lamentations tartuffes.
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Edgar Hilsenrath, Fuck America, traduit de l'allemand par Jörg Stickan, éd. Le Tripode, 320 pages, nouvelle édition février 2017, ean : 9782370551177.
Chronique autour de Nuit, d'Hilsenrath :
Nuit, Edgar Hilsenrath - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
Allosaurus : du Confessionnal à la cabine téléphonique...
La cabine, c'est le mobilier central de la pièce qui se joue en ce moment au studio théâtre d'Alfortville. Comment dire son univers dans l'après-coup de sa disparition ? Que faut-il y voir ? Quelle pratique et au delà, quel corps social induisait-elle, qui ne serait plus de ce monde ?
Les premières cabines téléphoniques semblent être apparues en France de manière publique le 15 août 1881, exhibées comme un spectacle du futur urbain à l'Exposition Internationale d’Électricité de Paris. Trente téléphones en démonstration, encastrés dans des guérites de bois capitonnées. Une attraction. Les journalistes, raconte Cécile Ducourtieux dans un article au journal Le Monde du 23 mai 2009, rappelant les propos de Frédéric Nibart, ancien cadre de France Télécom, passant sa retraite à écrire sur la ville d'Angers dont une histoire du téléphone pas complètement fiable, la comparèrent à un confessionnal. Car avant cette exposition il semble qu'il ait existé des téléphones publics dès 1879, comme le poste Ader, un téléphone mural destiné aux personnels militaires, politiques ou administratifs.
Les chercheurs hésitent encore sur la datation de la première cabine téléphonique installée en milieu urbain : 1884 pour certains, à Reims, où neuf d'entre elles furent installées, mais la plupart dans des bureaux de poste ou des relais de transport. Pour d'autres, la première vraie cabine publique installée dans une rue daterait de 1882, et elle l'aurait été à Rouen. Toujours est-il que fin 1884, le réseau gagna Paris et certaines grandes villes de province, et qu'en 1885, Paris comptait trente cabines. Mais à vrai dire, le téléphone «balbutiera» en France jusqu'à la guerre de 14-18, les courbes d'installation (voir liens plus bas) illustrant la défiance française à l'égard de cette invention, contrairement aux États-Unis où leur nombre explosa dès 1877. La France, elle, faisait face aux réticences des pouvoirs publics devant un mode de communication entre particuliers jugé difficilement contrôlable...
Les premières cabines fermées et entièrement vitrées, dites «de Paris», du type de celle qui est présentée au théâtre studio, n'apparaîtront qu'en 1975 ! Et ce n'est qu'en 1980 qu'on pourra se débarrasser de sa monnaie pour utiliser, comme dans la pièce Allosaurus, la carte à puce.
En 1997, le réseau des «Publiphones» atteindra son apogée, avec 250 000 cabines installées, faisant du parc français le plus dense d'Europe. Et à partir de 1997, son histoire sera celle d'un long crépuscule.
Mais revenons à ces premières réactions : un confessionnal ?
L'invention de la cabine téléphonique, à la fin du XIXe siècle, peut sans doute se lire dans le prolongement de l'invention de l'isoloir, à l'âge d'or du confessionnal.
Le confessionnal, lieu du pardon...
La confession était restée un acte public jusqu'au VIème siècle, un acte prudent, réservé aux seules fautes «graves». Pour les autres péchés, y compris les péchés capitaux comme celui de gourmandise, chacun faisait en conscience comme il pouvait, les confiant à l'oreille bienveillante de son directeur de conscience par exemple. La tradition veut que ce soit saint Charles Borromée qui inventa le confessionnal dans sa forme d’isoloir clos, après le concile de Trente, en 1545. Notez que ce dispositif disparut avec le Concile de Vatican II (1962-1965), pour privilégier la confession en face-à-face, laissant tout de même la liberté aux ouailles de se cacher dans l'isoloir si elles en éprouvaient le besoin, ce qu'elles firent jusque tardivement.
Néanmoins, le confessionnal connut son âge d'or dans la seconde moitié du XIXe siècle, à peu près à l'époque de l'invention de la cabine téléphonique !
Gil Blas, quotidien de la presse française écrite, (1879-1940), passa son temps à chroniquer le sujet, mettant en avant l'ambiguïté de la «scène de confessionnal». Des milliers d'articles de presse parurent sur ce même thème ! Qu'est-ce qui se jouait donc dans cet objet qui résistait au regard et où se livraient les plus troublants secrets ?
Aux yeux des chercheurs qui ont travaillé sur la question, ce qui s'exprimait là, symboliquement, c'était le «double mouvement des regards» de et sur la société civile : d'une part l'évolution des mœurs cherchait à mettre à l'abri des pans entiers de la vie de l’individu, et d'autre part, les institutions de l'état perfectionnaient les procédures permettant de faire du regard sur l’individu un instrument de pouvoir. Au cœur de ce double mouvement, la question du secret dans l'espace public : qu'est-ce qui pouvait être caché ? Qu'est-ce qui pouvait être vu ?
D'un côté on affirmait le droit à la vie privée, ainsi naquit le secret professionnel (celui de la confession, celui des médecins, des avocats, etc.). De l'autre, les techniques d'observation s'affinaient, identifiant de plus en plus précisément les individus et les groupes sociaux -naissance de la sociologie, montée en puissance de la description littéraire, du journal intime, de la chronique mondaine, des procédures d’identification judiciaire...
Dans cet affrontement, on le comprend, le confessionnal ne pouvait qu'attirer, voire attiser les regards...
A la croisée du dedans et du dehors, le confessionnal ne resta pas une pratique exclusivement confessionnelle. Il devint une sorte de refuge des sans aveux, des sans domicile fixe, et de toute une faune à la dérive. On y déposa même les enfants qu’on abandonnait. C’est cette ambivalence qui attira l’attention des journalistes et forgea l'imaginaire sociétal du confessionnal.
Or derrière ce double mouvement du regard indiqué plus haut, se dessinait une défiance à l'égard de la société civile, qu'on soupçonnait de n'être pas autonome et livrée à toutes les influences, incapable d'autonomie, spirituelle, culturelle, politique, etc.
C'est cette défiance qui fut mise en avant dès 1875, autour de la question du secret du vote. L'historienne Hélène Dang conclut de ses travaux que l’imaginaire du confessionnal joua un rôle important dans la perception de l’isoloir, «cabanon électoral» ou «confessionnal laïque» pour ses détracteurs. Les parlementaires, dans leurs débats à l'Assemblée, ne cessèrent d'identifier l'isoloir au confessionnal. Et ce, jusqu'en 1913, lors de la réforme du code électoral ! Les défenseurs de l’isoloir, eux, mettaient en avant la même raison : les pressions subies à l'extérieur, engendrant la nécessité de protéger le secret du vote : Dans l’isoloir, «l’électeur aura le droit de se confesser tout seul avec sa conscience» (Hélène Dang). L'isoloir, comme le confessionnal, devenaient le lieu de la conscience réflexive pour les uns, des «machineries destinées à détruire cette conscience» pour les autres (dont Michelet).
Qu'en est-il de la conscience réflexive dans le dispositif de la cabine téléphonique, lieu d'une parole privée dans l'espace public ? Comment la dévisager depuis l'aujourd'hui où espace public et espace privé se confondent de plus en plus ? Doit-on vraiment la voir comme un sanctuaire de l'intimité ? Que faire de l'hospitalité de ce lieu, visible, mais indéchiffrable ?
Dans cette boîte en verre offerte au regard de tous, parvenait-on vraiment à se retrouver seul face à soi et à l'autre, au bout du fil, tout en demeurant au cœur même de l'agitation urbaine ? Était-elle vraiment un lieu où l’on pouvait parler librement, sans crainte d’être entendu par des oreilles indiscrètes. Que pouvait-on y partager ? Des secrets, des peines, des joies ?
La cabine téléphonique a-t-elle aussi été un lieu de pardon ? Combien de fois a-t-on composé un numéro dans l’espoir de réparer une erreur, de demander pardon, de renouer un lien brisé ? Était-elle un pont entre les cœurs, un lieu de réconciliation ?
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Allosaurus [même rue même cabine]
Théâtre studio Alfortville
16 rue Marcelin Berthelot
Réservations : 01 43 76 86 56
7 novembre > 2 décembre 2023, 20h30 du mardi au samedi
Durée du spectacle : 1h25
Textes : Jean-Christophe Dollé
Distribution : Yann de Monterno, Clotilde Morgieve, Jean-Christophe Dollé et Noé́ Dollé
Scénographie et costumes : Marie Hervé
Lumières : Simon Demeslay
Son : Soizic Tietto
Musique : Jean-Christophe Dollé et Noé Dollé
Pour aller plus loin :
Cécile Ducourtieux :
Histoire de courbe La publiphonie en France, Hélène Dang Vu, Antoine Mazzoni, revue Flux, printemps 2007/2 (n° 68), éd. Métropolis, Issn 1154-2721.
Alain Corbin, «Coulisses», dans Histoire de la vie privée, sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, Points Seuil.
Octave Mirbeau, La grève des électeurs, article au Figaro, 28 novembre 1888, contre le leurre qu'est, pour lui, le suffrage universel dans le système républicain.
Crédit photographique :
L'alcôve et le confessionnal / Jules Rouquette 1887 source Gallica BNF.
Intérieur d'un bureau de vote : les isoloirs, Agence Meurisse, 1919 - source : Gallica BnF.