Robert Linhart : d’une révolte dont nous avons fait table rase…
"Toute cette bourgeoisie qui se goberge, (...) c’est ignoble, ça me fait vomir." Robert Linhart…
L’avant-propos à cette réédition de l'essai de 1976 s’ouvre sur la photo de Lénine grabataire, les yeux exorbités, quelques mois avant sa mort. Sa jeune sœur est penchée sur lui. Un médecin les accompagne. "A quoi pense-t-il, au bord du néant ?", s’interroge Robert Linhart. A cette nouvelle de Jack London qu’il affectionnait tant (L’Amour de la vie) ? Et dont Linhart nous apprend qu’il se la fera relire deux jours avant sa mort, en janvier 1924. Ou bien à la brutalité de Staline, qu’il voudrait écarter du poste de Secrétaire Général ?
En 1976, Robert Linhart publiait cet ouvrage comme une réponse aux démissions des nouveaux philosophes, Glucksmann en tête, qui s’apprêtaient à liquider la contestation sociale en attendant de rallier le sarkozysme, couronnement de cette démission insalubre, en attendant le temps des grandes trahisons façon François Hollande. Mais en 76, personne ne voulait entendre Linhart. Personne ne lut l’ouvrage. Deux ans plus tard, on fut contraint de saluer du même L’établi. Un chef d’œuvre, tout court, de la littérature française. Une vision, un style, une émotion du monde et de ce qu’est écrire, proprement immenses.
Dans l’avant-propos à cette réédition, on retrouvait –enfin pourrait-on dire-, un Linhart accrocheur. Qu’en était-il de la question de la résistance à l’exploitation ? Pertinente, quand de nouveau aucune réponse ne se fait entendre à Gauche. L’URSS s’est effondrée et avec elle, les idéologies de la révolte. Mais le Tiers-monde ? Que plus personne n’appelle comme cela du reste, que Linhart est le dernier à appeler comme cela. Qu’en faisons-nous ? Les pays "impérialistes", que Linhart est le dernier à appeler par leur nom dans cette formulation lapidaire, qu’en dénonçons-nous aujourd’hui ? Quid encore de la "classe ouvrière", que Linhart est le dernier à appeler de son nom et dont il veut retenir, lui, qu’elle se bat toujours, "pied à pied pour défendre ses emplois" menacés par la mondialisation (son seul vocabulaire neuf, dirait-on). Une globalisation obnubilée par sa "course au profit capitaliste" qui non seulement ne s’est pas démentie depuis 1976, mais n’a cessé de s’amplifier sans que nos élites intellectuelles ne s’en soucient. Et pour cause : ces élites trahissaient en masse leurs engagements de jeunesse pour s’enrichir sans vergogne et se claquemurer dans leurs identités résidentielles…
On retrouve dans cet avant-propos pourtant si bref, ce Linhart qui percutait tant dans les années 60. Qu’on daigne le lire, tout simplement : "La misère, dans nos pays, frappe avant tout les immigrés, les sans-papiers, les sans-droits, pendant que les riches affichent avec insolence leurs gains mirifiques". L’air de rien, ce que Linhart décrit dans ce constat édifiant, c’est rien moins qu’une stratégie de liquidation de toute contestation politique de gauche dans ce pays, qui n’est pas sans rappeler celle mise au point dans les années 30 par les nazis -toute proportion gardée-, nazis qui n’avaient alors qu’une certitude en tête : pour gagner, il faut d’abord, dans l’ordre, se débarrasser de l’opposition morale (chez nous, la compromission des intellectuels de gauche), puis asséner la violence sur les catégories les plus fragiles de la population (chez nous les rroms, les immigrés, les sans-papiers, les sans-droits), avant, enfin, de réprimer en grand et ouvertement toute cette fameuse classe moyenne dont l'intitulé tait la misère… Débarrassée de son menu peuple, la Nation, saignée à blanc et contrainte de vivre ce poids de culpabilité, ne saurait s’en relever. Alors de grandes ambitions répressives pourront se faire jour.
Lisez Linhart parler de "l’affreuse nuit coloniale". Relisez-le nous exhorter à convoquer "les centaines de millions d’esclaves d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine". Voyez-le rappeler cette Europe de 14 qui s’enfonça dans la barbarie. Ecoutez-le raconter, déjà, la trahison des sociaux-démocrates et lui trouver un écho dans ce moment de décomposition du gauchisme en France, qui vit s’affirmer dans nos élites une véritable haine du Peuple. La misère d’aujourd’hui en est l’héritière.
Lénine, les Paysans, Taylor, de Robert Linhart, éd. Du Seuil, mai 2010, 218 pages, EAN13 : 9782021027938.
HARO SUR LES CHÔMEURS...
Il faut sauver l'emploi des chômeurs qui le plombe, semble nous dire ce cher monsieur Macron, tout comme il faut sauver le modèle social français, nous dit-on. Le sauver des français, de ces français qui trichent sans doute, et se comportent comme des ennemis de la Nation… Et pourquoi pas la création d’une justice d’exception à l’encontre des malades imaginaires qui plombent le déficit de la Sécurité Sociale, tant qu’on y est ?
Et tout cela sans rire… Pas la fraude fiscale, qui ampute les finances de l’Etat mais qui, soyons clairs, est l’apanage des classes nanties. Non : la fraude sociale ! Celle des pauvres, des démunis…
Alors soyons plus clairs encore : vous êtes en bonne santé ? 90 % des cadres sont en bonne santé. Tandis que les "inactifs" (qui ne cesse de s’activer pour trouver une solution à leur manque chronique d’argent), les chômeurs, les titulaires du RSA, les stagiaires, les précaires, etc., eux, accusent le coup. L’INSEE en témoigne, malgré ses statistiques biaisées. Il suffit de lire, quand on sait lire monsieur Macron. Et ce n’est pas un hasard s’ils ne vont pas bien ceux-là. Les chômeurs, selon les études de la Sécu, ont une probabilité de beaucoup supérieure à celle des actifs de développer une maladie grave. Lorsque l’on se retrouve au chômage, statistiquement, on a trois fois plus de risques de décéder prématurément qu’un homme actif. Rassurons-nous : avant de mourir, les plus démunis passent d’abord par la case maladie et la case dépression. De sacrés cumulards ! Ainsi, à leurs faibles revenus s’ajoutent l’exclusion médicale, l’angoisse, la dépression, l’impossibilité de se payer un traitement médical correct. Des nantis, pour sûr.
Selon une enquête du Credes, 25% des chômeurs sont victimes d’une dépression, contre 13 % des actifs. 1 employé sur 5 est en dépression selon cette même étude, contre 1 sur 10 chez les cadres supérieurs…
Toujours selon cette même étude, les ingénieurs vont plus souvent chez le dentiste que les ouvriers. La proportion de cadres supérieurs qui sont allés chez le dentiste lors de cette enquête est même deux fois plus élevée que celle des ouvriers. C’est que chez les ouvriers, le suivi médical fait défaut. Faute de disposer d’une complémentaire. Toutes les études récentes montrent du reste qu’une grande partie des familles peu aisées renoncent à leur mutuelle…Sacrés "sans-dents" !
La France, pour la première fois depuis un siècle, s'était pourtant dotée d’un cadre législatif définissant les grands principes de la santé publique. Mais le texte adopté in fine ne prenait pas la tournure d’un texte de Loi, nécessairement contraignant, mais celle d’un simple référentiel, délivrant le sens général de l’esprit français en matière de santé… Contournant savamment toute réflexion sur la question des inégalités devant la santé.
Mieux : parmi les "cent objectifs de santé publique" que se donnait l’État dans ce document, un seul concernait "la réduction des inégalités devant la maladie et la mort" ! Pire : aucun indicateur d’évaluation n’était envisagé pour mesurer les disparités devant la santé… Et mieux que mieux : la directive recommandait de ne prendre en compte que "des résultats globaux"…
Tout est clair : la diminution des inégalités sociales devant la santé n’est pas une priorité de l'Etat français. Elle ne l’a jamais été. La seule préoccupation de la République n’est peut-être même pas tant la maîtrise des dépenses de santé que la stigmatisation forcenée des populations "à risque", que l’on a précipitées depuis des décennies dans la misère et dont on voudrait à présent délégitimer par avance toute velléité de révolte. Et la journaille d’exhiber la très bonne place obtenue par la France dans le classement de l’Organisation mondiale de la santé, du point de vue de sa performance globale, tout en taisant son mauvais rang au sein de l’Europe en termes d’inégalités sociales devant la santé… Comme d'oublier, en passant, cette bien curieuse comptabilité des chômeurs : 2,8 millions, quand toute catégories confondues l'Insee en dénombre 5 millions, auxquels ajouter les 1,760 millions de "foyers français" percevant le RSA "socle", non celui du complément de salaire pour atteindre le SMIC... Une comptabilité bien obscure là encore, dénombrant 2 à 3 personnes par foyer, réduites au RSA puisque fort éloignées du smic... Sans oublier les 2 millions de salariés pauvres qui en France perçoivent moins de 800 euros par mois, les 3,6 millions de mal logés, les 3,5 millions de français qui reçoivent une aide alimentaire, les 50 000 salariés français SDF, les 6 millions de français percevant les minima sociaux, les 9 millions de français pauvres percevant moins de 900 euros par mois, et Monsieur Bernard Arnault, PDG de LVMH, dont la fortune se compte en 1,9 millions d'années smic... Il suffit de lire, mais certes, l'INSEE ne fournit pas les lunettes.
Observatoire des inégalités : http://www.inegalites.fr/
"Un aveuglement face aux inégalités sociales de santé", entretien avec Didier Fassin, directeur d’études à l’EHESS :
http://www.inegalites.fr/spip.php?article777&var_recherche=fraude%20sociale&id_mot=42
17 OCTOBRE 1961 : UN CRIME D’ETAT A PARIS
Mardi 17 octobre 1961, Paris. Trente mille Algériens manifestent en famille contre le couvre-feu raciste qui leur est imposé par le préfet de police : Maurice Papon. Une répression d'une férocité barbare va s’abattre sur eux. La police a reçu l’ordre de tirer sur la foule. 15 000 manifestants sont raflés, parqués dans des stades, encagés dans des sous-sols d’immeubles, affamés, battus, torturés, assassinés. Nombre d’entre eux seront jetés dans la Seine par des miliciens sortis du plus glauque de l’histoire française, sous le regard complaisant de la police. Jusqu’à aujourd’hui, on ignore le nombre exact des victimes. Officiellement : 300 morts. L'État colonial sait mener sa vile guerre ! Et dès le lendemain, silence radio. Le 17 octobre n’a jamais existé. Il faudra attendre les années 90 pour que, sous l’impulsion de quelques associations et d’une poignée d’intellectuels, le silence soit rompu. Les signataires de cet opus témoignent, pensent, livrent une réflexion que l’on a attendu longtemps. Trop longtemps pour que l’on n’attende pas toujours plus d’explications. Quand donc l’Etat français reconnaîtra-t-il toute l’étendue de son crime ?
Le 17 octobre 1961, une aube de fin d’humanité s’était levée. Des hordes barbares avaient lancé leurs hurlements. Tout Paris fut témoin que le jour s’aventurait en longs cris de douleur. Dans les sous-sols des immeubles, on enfouissait déjà les membres épars des manifestants. Au soir de cette journée, il ne devait rien rester du monde des hommes : ici désormais, au cœur même de l’une des villes les plus célébrées pour sa culture, venait d’être installé le territoire des chiens. A l’assaut d’enfants, de femmes, d’hommes, des hordes barbares avaient assassiné, avaient massacré. Une violence ahurissante venait de s’épanouir en plein Paris, sans qu’aucune belle âme n’y vit rien à redire. Vertige : la France livrée à ses débauches meurtrières. Dans un halètement sauvage, la vie a reflué. On a jeté des hommes vivants à la Seine, pêle-mêle, les cadavres s’amoncelaient, observateurs pétrifiés de la bestialité d’un temps abject. Où sommes-nous donc morts ce jour-là ?
Le 17 octobre 1961 : UN crime d’Etat à Paris, collectif, sous la direction de Olivier Le Cour Grandmaison, éditions La Dispute, coll. Essais, août 2001, 282 pages, 19 euros, EAN : 978-2-843030475.
Eloge de l'Oisiveté, de Bertrand Russel
Avec ce livre écrit en 1930, l’éditeur poursuit son propre éloge de la paresse, pour installer une véritable collection. Et dans ce livre comme dans les autres, c’est «la morale du travail de l’Etat esclavagiste» qui est stigmatisée, l’oisiveté cultivée étant supposée nous en libérer. Mais ce que ne voyait pas Russel, c’était que travail et loisir formaient un système. Le temps social d’avant la fabrique, par exemple, était un temps poreux, ouvert à l’interruption fortuite ou récréative. Le temps du manœuvre, discontinu et souvent inscrit dans une logique domestique, ne connaissait ainsi ni le travail, ni le loisir. Avec la Révolution industrielle est apparu un nouvel usage social du temps, dont le travail devint le référent absolu. Le temps libre, hors fabrique, s’est ainsi organisé sur son modèle. De fait, la mouvance socialiste, tout comme la bourgeoisie réactionnaire, ont défendu une même conception du loisir ouvrier, comme temps disponible à l’éducation. Il faudra attendre les années 1950 pour que s’affirme une conception ludique des loisirs, toujours suspecte d’être débilitante. La notice du traducteur de Russel renvoie à la même problématique. S’inquiétant de l’inexactitude du terme de loisir, auquel il préfère la notion antique d’otium, il ne fait que réactualiser la suspicion du XIXe siècle à l’égard du divertissement non cultivé. Russel ne fait pas exception. S’il combat la morale du travail, c’est au nom d’une morale aristocratique qui vante les valeurs de la distinction, source de l’épanouissement de soi.
Eloge de l'oisiveté, Bertrand Russel, éditions Allia, 26 janvier 2002, 38 pages, 6,20 euros, ISBN-13: 978-284485083.
La Petite gare, Iouri Kazakov
La Russie aux lendemains de la mort de Staline, immergée dans son immensité continentale.
Une toile d’araignée flamboie d’un éclat irisé. Un monde minuscule, façonné des gestes simples qui viennent se perdre dans l’étendue du paysage russe, sa seule conscience. Le paysan, l’ouvrier moscovite, ne cessent d’éprouver dans leur chair la viduité d’un monde où le temps s’étale comme un espace. Et les gestes qui remplissent leur vie s’effilochent dans le règne de l’ici. Au point que toute notation historique a disparu : la Russie des années cinquante n’est qu’une clause de notre style à nous. Tout est exactement comme toujours, tout respire le repos, ou plutôt l’absence de mouvement dans cette immensité que l’Histoire n’atteint pas. Tout est toujours comme par le passé, mais ce passé n’est pas. S’il existe une littérature du terroir, assurément, celle-ci en est un bel exemple, avec son monde enchanté de récits s’élargissant en vagues concentriques comme les ronds dans l’eau. Une pie se détache de la cime d’un arbre. Une matinée tranquille. Volodia se noie en pêchant. Dans la fraîcheur un peu amère de la prairie, quelque chose d’étrange ébranle soudain la nouvelle, bouleverse son fil et déferle sous les mots, charriant leur poids d’images. Un événement sourd, afflue. Tout a basculé déjà, enfanté par le pur talent de l’imagination souveraine : le récit se déploie enfin dans sa propre immensité. Il se fait pèlerin. La vie ne prend fin nulle part, ni l’écriture, qui inscrit dans son rythme sa propre élévation infinie.
La petite gare et autres nouvelles, Iouri Kazakov, traduit du russe par Robert Philippon, L’imaginaire Gallimard, février 2000, 270p., 8,56 euros – titre original : Na Poloustanki, 1ère édition française, éditions Gallimard, 1962.