LE FONDAMENTALISME DES MARCHES FINANCIERS
Ce n’est certainement pas un exercice auquel se plie volontiers l’historien, que celui de vouloir prédire l’avenir.
E. J. Hobsbawm, le père du Court XXe siècle, s’y est livré avec tout le scrupule de sa science, au cours d’une conversation certes informelle, mais menée avec le plus grand sérieux. Et plutôt que de se hasarder à parier sur un avenir incertain, sagement, mais avec une clairvoyance surprenante, il s’est contenté de dégager les tendances structurante du siècle qui venait, inscrites dans le présent parfaitement identifiable du siècle finissant.
De tous les indicateurs retenus au cours de cet entretien, deux se dessinaient comme particulièrement fondamentaux.
Le premier tient au hiatus ouvert entre logique du développement économique et logique politique. Selon Hosbawm, la faillite du fondamentalisme du marché nécessitait l’intervention conjointe et unanime des Etats. Mais ces derniers semblaient avoir perdu leurs moyens de coercition. On assistait même à une sorte de renversement historique : l’Etat moderne, parvenu à son apogée lorsque la protestation sociale s’y institutionnalisa, ne s’imposait plus avec la même évidence. Comment, dans ces conditions, ces états si peu souverains pourraient-ils contrer efficacement cette faillite et lui proposer une sortie pertinente ?
Second indicateur fort, dont nous entrevoyons mieux aujourd’hui les contours : l’individualisme liberticide qui régit les marchés et qui ne saurait en rien convenir aux exigences de la politique internationale. A quelques années de distance, la crise financière survenue, on ne peut qu’admirer la clairvoyance de l’historien !
Les enjeux du XXIe siècle, Eric J. Hobsbawm, entretien avec Antonio Polito, traduit de l’anglais par Lydia Zaïd, éditions Complexe, coll Questions à l’Histoire, mars 2000, 200p., 14,50 euros, EAN : 978-2870278123.
LE TIERS-ESPACE : LE METIS, OU LE PROPRE DE L'IMPROPRE...
Dans l'entretien accordé à Jonathan Rutherford autour de son concept de "Third Space", Homi Bhabha actualisait avec conviction la distinction capitale entre le concept de diversité et celui de différence culturelle, en soulignant que la notion de diversité avait pour principal effet de contenir la différence culturelle à l’intérieur d’un horizon hégémonique subsumant l’autre sous les traits du même.
Un recyclage en quelque sorte, de pseudos différences à la manière d'un musée exotisant l'autre pour ne pas en accepter l'altérité, sinon dans cette distance de l’exotique, qui la ré-enferme dans l’horizon identitaire par le biais d'un acte "civilisateur" hypocrite.
A l’opposé de cette conception d'une culture littéralement muséographique, la notion de différence culturelle, comme voulait l'entendre Bhabha, prétend articuler des lieux de production et non de reproduction, où la culture pourrait enfin se construire en différences et non en nuances, "in the spirit of alterity or otherness". Mais bien évidemment, Bhabha soulignait dans le même temps qu’aucune culture n'était "full unto itself", non pas uniquement parce que toujours poreuse aux autres cultures qui malmènent son autorité, mais parce que, dans ses conditions de possibilités même, il n’existe pas de moment séminal qui en constituerait les origines. Toute culture est toujours, déjà, le résultat d’un processus complexe d’hybridation démentant l’idée d’une origine localisable, fermée sur elle-même.
C’est la raison de la formation, chez Homi Bhabha, du complexe de «tiers espace», qu’il substitue à la notion d’identité culturelle plénitudinaire, nous obligeant à repenser nos catégories culturelles dans l’horizon d’une problématique nouvelle, celle de la traduction, où les questions de culture se voient heureusement déplacées vers d’autres espaces intellectuels, celui de l’hybride en particulier : "[...] for me, the importance of hybridity is not to be able to trace two original moments from which the third emerges, rather hybridity to me is the 'third space' which enables new positions to emerge".
Il est donc vain, comme le pratiquent les musées, de vouloir isoler les cultures les unes des autres, tout comme il est vain, dans d’autres domaines, de vouloir séparer le propre de l’impropre. La logique de la vie sociale est celle de l’hybride. Isoler une communauté en tentant de la réduire à quelques traits spécifiques est non seulement vain, artificiel, mais coupable, car trahissant à tout le moins la volonté de confiner les cultures pour mieux exclure celles dont l’influence pourrait être jugée néfaste. Territorialiser les cultures ne trahit en fait rien d’autre qu’une volonté d’exclusion. Assigner ouvrant moins à la reconnaissance de traits de caractères culturels spécifiques, qu’à la tentation de s’accrocher becs et ongles à l’affirmation forcenée, commodes et suspectes, de l'existence d'identités culturelles.
Homi K. Bhabha. The Location of Culture. London/New York: Routledge, 1994.
Homi K. Bhabha. "The Third Space" in Jonathan Rutherford (ed). Identity. Londres: Hayward Gallery, 1990.
SARKOZY, LE BILAN !
La très libérale revue Alternatives Economiques a publié un volumineux dossier dans son numéro de janvier, consacré au bilan de la Présidence Sarkozy. L’heure des comptes a sonné, mais d'une sonnerie de détresse, car qu'il s'agisse d'éducation, d’emploi, de pauvreté, de sécurité ou encore des finances publiques, le moins qu’avouent les éléments les plus lucides de son propre camp, c’est que ces comptes ne sont pas bons. Mais alors, pas bons du tout… Ils sont tellement mauvais même, qu’à leurs propres yeux il faudrait être sacrément myope pour ne pas voir que la crise n’y est pour rien, ou si peu, dans ce désastre, autant moral que politique, social qu'économique. Et pour la revue, ce sont avant tout les politiques conduites depuis 2007 qui sont en cause. Des "erreurs" s’efforce-t-elle d’excuser. On voudrait bien le croire, n’était une volonté politique très sûre au contraire, qui aura par exemple joué en toute connaissance de cause du bouclier fiscal contre la Nation pour enrichir le camp de celui que des sociologues avertis ont qualifié à juste titre de Président des riches.
Il suffit au fond de lister les engagements de campagne et de les comparer aux résultats en fin de mandat pour s’en rendre compte. Le président a beau tenté de s’abriter aujourd'hui derrière la crise et les problèmes de sécurité (en faisant au passage comme s'il n'en était pas comptable après 10 ans de pouvoir !), la situation de la Nation est particulièrement dégradée : 4,8 millions de personnes inscrites à Pôle emploi (un record pour la Vème), une dette publique de près de 1 700 milliards d'euros (500 de plus qu'en 2007), sa responsabilité est totale…
Et c’est bel et bien le programme qu’il a mis en place dès le printemps 2007 qui a dégradé le pays. Il n’est pas jusqu'à la question de la sécurité qui n’y échappe : le bilan est là aussi nul, aucune amélioration n’a été constatée sur le terrain.
Aux yeux de la revue, c’est évidemment surtout en matière de finances publiques que les décisions de Nicolas Sarkozy auront été les plus pénalisantes pour la Nation. Et le numéro de constater qu’en fait, c’est le modèle social tant vilipendé par le président des riches qui a, dans les faits, permis d’amortir le choc de la crise ! Les RTT en particulier, qui ont permis aux entreprises de limiter la casse en jouant sur l’aménagement du temps de travail ! Le monde à l’envers ! Toutes les mesures prises par le chef de l’Etat ont, de ce point de vue, joué contre l’emploi : c’est l’exemple de la défiscalisation des heures supplémentaires, qui ont contribué à casser le marché de l'emploi. Le président des riches n'aura cessé de mener sa guerre contre la Nation française, renvoyant au passage l’Administration française à ses heures les plus sombres… L’Ecole ? Détruite. La Santé ? Détruite. L’Emploi ? Détruit. Ne restent que de nouvelles annonces, de nouvelles promesses et de nouveau la stigmatisation des étrangers et du monde arabe, ouvrant une béance dans les mentalités et créant les conditions d’une rupture civique si grande qu’elle est aujourd’hui lourde d’une menace atterrante.
Alternatives Economiques n° 309 - janvier 2012
NOUS, MAIS AU DELA DE NOUS ?
Dans la quête de toute identité, Au delà serait le concept fondamental, impliquant l’idée d’un déplacement physique redoublant tout dépassement existentiel : Ulysse, figure de la Mètis. Ni trop masculin, ni trop féminin, brouillant les genres et les causes : non exclusivement grec en fin de compte, à l’arrivée de son périple, et un temps, la mauvaise voile hissée par mégarde, ni mort ni vivant…
Soit une représentation de soi qui ne s’expose que dans ce processus de répétition qui suppose qu’il y ait de la contiguïté entre le présent et le passé, et non de la continuité (le temps du maintenant selon Walter Benjamin, qui ne peut être celui de l’ici, mais celui d’un va-et-vient spatio-temporel).
Un au delà (et non le simple «au-delà») que nous ne pourrions pas déduire de catégories apprivoisées, et que l’on ne pourrait situer que dans les discontinuités des micro-histoires (du genre de celles des minorités) – pour déjouer les fondements culturels de toutes les études sur la question, adossées par commodité au concept de culture organisée, alors qu’il nous faut digérer des mondes inégaux, asymétriques, chaotiques. Et faire en sorte que par exemple dans ce nouvel internationalisme que nous avons à fabriquer, la transition du particulier au général demeure un problème, non une transcendance.
Au delà organiserait ainsi une sorte de processus sans totalisation de l’expérience. Un inconvénient en somme. Une faiblesse.
Au delà : notre problème à nous français, par exemple, serait qu’une grande partie de notre histoire récente aurait eu lieu au delà des mers (outremer).
Au delà encore : les grandes narrations nationales n’offrent plus de références solides pour fonder des modes d’identification culturelle.
Au delà toujours, l’espace politique à l’intérieur de chaque nation est à la fois une réalité locale et transnationale.
Au delà en bref et non pas pour finir : impossible de construire une communauté enracinée dans le temps homogène et vide des discours identitaires.
LA FRANCE DE SARKOZY ? UN CRIME POUR EXCLUS.
La présidence Sarkozy, la plus scandaleuse et la plus cynique qui ait jamais vu le jour, part du principe que les précaires ne sont plus des agents sociaux. De proche en proche, ce pouvoir a instruit des groupes sociaux comme n’étant plus des sujets du Droit français. Voire des couches de la population qui sont redevenues des citoyens de seconde zone, des indigènes, comme ces petits-enfants d'immigrés, français depuis belle lurette ! Ce n’est pas seulement que la norme ancienne, bourgeoise, ait été suspendue par l'incurie néo-libérale, la visée était plus terrible que cela : il s’agissait d’éliminer purement et simplement ces groupes sociaux qui ne devaient plus appartenir à la Cité sinon pour ré-articuler la trope de l’ennemi nécessaire à la réélection du candidat des riches… L’un des moyens pour y parvenir était simple, trop simple : la violence des exclus. Cette violence inacceptable, irrécupérable, hors norme, mise en perspective dans l’espace social par des discours de haine. La violence symbolique de l’Etat, avec l’Etat sarko, s’est exprimée librement pendant cinq longues années. Un populisme noir semblable à celui des années 30, retaillé à notre mesure... Le populisme pour ultime vérité d’un Peuple moins introuvable que dissimulé. Sarkozy ? Une pathologie sociale terrifiante pour bilan, où le monde des citoyens de la France d’en bas a lentement pourri. La France d’aujourd’hui ? Une foule tragique frappée de plein fouet par une crise en leurre. Une foule dépossédée de sa légitimité. Un vrai crime d’Etat, ce dernier ayant tranché brutalement : qu’on se le dise, il ne protègera que certaines vies, définies sous le manteau de cet ensemble idéologique qu’est le milieu politico-médiatique ultra-conservateur. La précarité de masse ? Il s’en fiche. Le travail ? Une simple variable d’ajustement. Tout centime financier vaut mieux que la vie d’un travailleur. Et l’on ne nous demande sûrement pas de donner notre avis sur cette option fondamentale de la société française. Au mieux, le discours s'est fait mensongèrement savant : le Capital France relève du bon usage des techniques financières. Plus d’interdit : la vie humaine n’est pas sacrée, les médias en ont actualisé l'ultime vérité - quel journaliste s’est réellement indigné du scandale de la misère en France ? Cette amoralité sordide au bout du rouleau, tout de même, ne peut plus masquer qu’il y a un cadavre dans le placard de la Nation française : celui de la France d’en bas, et que sous ce cadavre repose une plage, une vraie, où les nantis se dorent la pilule. L’horreur serait donc à venir ? Sarkozy serait notre seul avenir commun ? Mais il suffit de porter la main à l’oreille pour entendre croître sous la précarité de masse le vrai destin de cette France qu'il convoite. Superbe pied de nez à l’Histoire : la France d’en bas aura été ruinée par une certaine idée libérale de la Nation française ! "Ruinée" : cela dit assez que la France d’en haut n'a fait qu’imposer un cheminement pseudo éthique à l’opinion, en demandant aux plus désespérés de garder une conduite exemplaire ! Enorme mystification : car l’option morale est en fait une option politique au sein de laquelle l’intolérance est devenue la norme. Une norme institutionnalisée par l’Etat lui-même!
Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale, rapport 2009-2010 :
http://www.onpes.gouv.fr/Le-Rapport-2009-2010.html
le rapport lui-même, en pdf :
http://www.onpes.gouv.fr/IMG/pdf/RapportONPES_2009-2010.pdf
Le Salarié de la précarité, de Serge Paugam, PUF, coll. Le Lien Social, mai 2000, 437 pages, ISBN-13: 978-2130508182.
DRAPEAUX DE L’ISLAM, POUR EN FINIR AVEC "LE MUSULMAN D'APPARENCE"
Nicolas Sarkozy, hier matin sur France Info, s'est plu à dévoiler la profondeur de son insondable bêtise en affirmant, sans rire, que deux de nos soldats victimes de l'assassin de Toulouse et de Montauban, "étaient... comment dire... musulmans, en tout cas d'apparence"... Voilà de quoi ravir nos chers Ouïghours chinois, en majorité musulmans, qu'un chef d'état français sache pareillement les différencier, rien qu'à juger de leur mine, des chinois non musulmans dont eux-mêmes ne savent pas se différencier spontanément. A moins que sarkozy voulait parler des musulmans indonésiens ? Ah non, il voulait parler des musulmans français, aussi pliés en quatre que les musulmans ouïghours, quand rien, à vrai dire, ne distingue fondamentalement un musulman d'un catholique français... A confondre pareillement la foi et la peau, le moins que l'on puisse dire, c'est que le monde catholique d'apparence musulmane a de beaux jours devant lui, ou l'inverse...
Laissons donc Tartuffe débrailler sa vindicte. Sarkozy n'aime pas l'Islam, dont il ne connaît rien. Occupons-nous donc d'une raison supérieure.
Dans une superbe présentation en couleur, les éditions Buchet Chastel nous ont offert un panorama exhaustif des emblèmes de l’Islam.
Quatre cent soixante-huit drapeaux, qui racontent son histoire depuis le VIIe siècle, début de son incroyable aventure politico-spirituelle. Un ouvrage qui évoque, on le réalise clairement aujourd'hui, un univers aussi vaste que riche et méconnu. Cette science au nom barbare, la vexillologie (de vexillum, étendard romain) nous est exposée ici dans une langue simple et efficace, intéressant directement notre présent. Description de chaque drapeau, détermination de ses origines, explication de son évolution, de son symbolisme, les notices qui encadrent chaque présentation témoignent d’une belle rigueur intellectuelle. Les différents apports sont également retracés avec concision, sans renoncer à l’exhaustivité d’un effort qui nous éclaire au passage sur la signification des symboles les plus forts de l’Islam, comme celui du croissant et de l’étoile. Le tout inscrit dans des réflexions politiques renseignant les orientations qui ont marqué le destin de l’islam, d’une façon tout à fait originale, ainsi des éclaircissements concernant les quatre couleurs fondamentales qui apparaissent dans leur signification première : le vert de Mahomet, le blanc des Umayyades, le noir des Abbassides et le rouge des Fatimides. Chacune manifeste une personnalité orientant chaque fois, selon l’importance donnée à telle couleur au sein de l’emblème, les intentions historiques, l’identité de référence, la symbolique sociale, etc... Regrettons toutefois l’absence d’un planisphère, fort utile pour nous aider à nous représenter clairement l’étendue géographique de l’islam dans le monde.
Les Drapeaux de l'Islam : De Mahomet à nos jours, de Pierre C. Lux-Wurm, Buchet Chastel, oct. 2001, 343 pages, 42,75 euros, ISBN-13: 978-2283018132.
SORTIR DE L'ENCLOS FRANÇAIS...
Comment sortir de l’enclos de la race, quand nos élites politiques nous y reconduisent à marche forcée.
Comment refuser cette France qui n’a cessé de faire de la différence raciale un facteur de définition de sa citoyenneté, construite dans l’irréductibilité de différences sociales rejetant en dehors de la Nation tous ceux qui vivaient ou seulement paraissaient vivre en dehors de ses caractères supposés, racialement, socialement, culturellement ?
Comment refuser cette République de faux citoyens pour imposer une République des sujets ? Défaire la fiction républicaine, ce sacre juridique commode de l’individu abstrait, bateleur fantaisiste d’une pantomime démocratique effarante.
Réaliser enfin que l’universalisme français n’est pas cosmopolite et qu’il n’est en fait qu’un parisianisme et que la langue française, entre les mains de cette classe politico-médiatique stipendiée, n’est plus aujourd’hui qu’un idiome local porteur de valeurs locales.
Sortir de la grande nuit, qui est au fond sortir du mensonge de la nuit française. Comprendre que le devenir européen ne peut plus être un devenir-monde et qu’il ne peut que chercher ailleurs son salut, qu’il ne peut apprendre que d’ailleurs ces nouveaux usages du monde qui s’annoncent ici et là sans crier gare. Comme celui inauguré par la Plantation, ainsi que l’exprime avec tant de force Achille Mbembe, devenu une nouvelle conscience du monde où l’on a appris à former des communautés en dehors du sol et du sang.
"C’est à partir de l’Autre que toute écriture du monde, véritablement, fait événement" (Achille Mbembe).
Encore faut-il s’en convaincre et comprendre qu’il ne s’agit plus seulement d’abolir les petits maîtres, mais qu’il s’agit de s’auto-abolir "en se délivrant de la part servile constitutive de soi et en travaillant pour l’accomplissement de soi en tant que figure singulière de l’universel."
Il faut d’abord se déprendre de soi pour surgir à l’autre et forger les cadres de connaissance des nouvelles conditions de l’expérience humaine.
Une éthique de la Rencontre en somme, depuis laquelle comprendre le sens de la vie démocratique, une éthique qui ne peut relever que d’une opération sans cesse renouvelée de la figuration du social. Une éthique au cœur de laquelle pouvoir se faire entendre est crucial.
Que penser, dans ces conditions, d’un Etat qui exclut ses coreligionnaires musulmans et ses citoyens d’origines maghrébines de la part d’estime publique à laquelle chaque citoyen, chaque groupe humain a droit ? Apparenter les musulmans français aux étrangers dans l’imaginaire public, à une époque où la figure de l’étranger renvoie de nouveau à celle de l’ennemi, n’est-ce pas l’irresponsabilité la plus grande que l’on puisse concevoir ? La raison et le sujet, ces deux signatures de la modernité occidentale, ne nous parlent depuis quelques années que d’un hiver impérial de la pensée française, qui décroche et se replie, comme l’énonce non sans pertinence Achille Mbembe, et la condamne aux morales de l’extrême urgence, celle-là même qu’elle croyait pouvoir appliquer aux peuples immergés dans leur lointain désarroi. Il n’est que temps de sortir de l’enclos français !
Sortir de la grande nuit : Essai sur l'Afrique décolonisée, Achille Mbembe, éd. La Découverte, coll. Cahiers Libres, octobre 2010, 244 pages, 17 euros, ean : 978-2707166708.
La Déclosion, Jean-Luc Nancy, éd. Galilée, déc. 2005, 248 pages, 30 euros, ean : 9782718606682.
Il n'y a pas de pureté originelle des cultures...
Seul l’espace mondial où se déploient la diversité des identités autorise la formation et l’expression des différences.
L’essai de Jean-Loup Amselle fut un livre fort – et agréable à lire. Celui-ci, plutôt que son dernier, versant dans une approche passablement suspecte.
Un ouvrage ouvrant puissamment la réflexion pour tracer de nouveaux horizons au contexte d'énonciation des identités culturelles.
Tout à la fois enquête de terrain, réflexion d’un anthropologue sur les fondements de sa science, il dépassait de beaucoup son cadre intellectuel pour informer tout autant la réflexion politique (qui en a toujours aussi grandement besoin) que culturelle. Sans doute parce qu’en lui s’affirmait une volonté programmatique.
En filant en effet une métaphore nouvelle pour parler des cultures, il ne cherchait rien moins qu’à nous aider à construire une vision neuve de l’avenir des différences culturelles et nous arrachait à l’image d’un monde qui aurait été le produit de «mélanges» de cultures, vues chacune comme un univers étanche, clos sur lui-même et séparé des autres.
Là où, d’ordinaire, la métaphore du métissage maintenait notre vision des cultures dans une dimension racialiste, Amselle affirmait l’idée radicale d’une co-présence originaire des différentes cultures. Et postulait l’idée salvatrice de l’ouverture en réalité originelle à l’autre de toute culture. Ce faisant, il construisait rien moins que des interculturalités à l'intérieur desquelles chaque culture inscrivait son domaine de définition. Pas de Culture sans cultures, et inversement. Amselle ne cessait de dénoncer cette situation de guerre larvée entre les cultures dans laquelle nous nous trouvions. Et, encore une fois, combattant avec force l’idée d’une pureté originaire des cultures, il montrait en quoi l’universalisme est le moyen privilégié d’expression des différences culturelles.
Branchements, Anthropologie de l’universalité des cultures de Jean-Loup Amselle, éd. Flammarion, janvier 2001, 266p, , ISBN : 2082125475
TRADERS : LA VENALISATION DES ESPRITS...
Que sont devenus les Golden Boys des années quatre-vingt ? Olivier Godechot en décrit les transformations au tournant du siècle. Les traders, issus des grandes écoles d’ingénieurs, avaient appris à penser profit sous les hospices des mathématiques. Configurant leur métier sur un modèle sportif, ils se vendaient au plus offrant pour risquer nos milliards – des grandeurs, savamment mises en équation, indolores parce qu'abstraites. Et tandis que la rationalité statistique les soustrayait peu à peu aux inspirations du cinéma, ils n’imaginaient pas que bientôt ils finiraient sur les bancs des tribunaux.
Au tournant du XXème siècle pourtant, on leur imaginait toujours un brillant avenir : l’Homo economicus post-moderne se profilait dans leur ombre, libéré de la dictature des frileux. Les traders assuraient, arbitraient, jouaient aux dés l’ordre du monde. Mieux que leurs aînés révolutionnaires, ils changeaient ce monde avec la bénédiction des puissants. Dans les salles de marché, tout concourait à les y pousser, à commencer par la vénalisation des esprits à marche forcée, les orientant vers la recherche du gain méthodique dans la certitude d’être le seul vrai avenir de l’Histoire... Il vaut la peine de relire cette étude menée avec une grande clarté. Adulation du Veau d’or, dépenses ostentatoires, ce n’est pas le moindre des mérites de l’auteur que de nous donner à saisir l'intimité des membres d’une tribu incroyablement opportuniste qui, aujourd’hui encore, toute honte bue, sait calculer jusque dans le nid de l’amitié ses poignées de main et dans le secret de l’alcôve, les faux sentiments qui l’animent.
Les traders, essai de sociologie des marchés financiers d’Olivier Godechot, coll. Textes à l’appui, éditions La Découverte, janvier 2001, 300p., EAN : 978-2-70713385-X
«Avons-nous besoin d’un nouveau monde ?» Slavoj Žižek
Le dernier ouvrage de Slavoj Žižek, Pour défendre les causes perdues, est passionnant, et riche d’implications multiples et d’analyses renouvelées sur la question du pouvoir, de la contestation, de l’Etat et de bien d‘autres encore. Touffu, théorique, centré sur les conditions de possibilité toujours inscrites dans le marxisme et la psychanalyse sur lesquelles il ouvre des perspectives inédites, il desserre bien des horizons à la contestation actuelle, dont je ne voudrais évoquer aujourd’hui que celle de la question du Pouvoir souverain tel qu’il se manifeste dans notre histoire nationale.
Prenant tout d’abord acte de ce que, dans les propos des gouvernements au pouvoir, la morale soit devenue un objet de communication, Slavoj Žižek démontre que ce recours incessant ne traduit en réalité que l’impuissance dans laquelle sont tombés nos représentants politiques, incapables qu’ils sont de débattre sérieusement d’une vraie morale publique qu’il ne cesse de convoquer outrageusement. L’équivalence qu’ils ont fini par forger entre la vérité et l’impuissance à fonder toute vérité politique, sonne aujourd’hui le glas d’un discours qui satisfait de moins en moins les citoyens que nous sommes.
Le telos du Bien s’est ainsi évanoui dans le champ des sociétés occidentales. Voire, prévient Slavoj Žižek. Car si ce Bien dont on nous rebat les oreilles, comme le montre l’essayiste Wendy Brown, n’est plus dans leur bouche qu’un vague récit indexant la moralité au plus bas étage du moralisme politique, à force de cynisme, les hommes du pouvoir ont fini par générer la formidable indignation qui traverse les Peuples du monde entier aujourd’hui.
Et c’est précisément à cet indice de l’indignation mondialisée que l’on peut comprendre que la démocratie n’est pas tout à fait morte : l’Etat démocratique nécessite la résistance démocratique du Peuple, sans laquelle il n’est pas de démocratie qui puisse tenir debout. Paradoxe, puisque les libéraux n’ont eu de cesse d’étouffer cette résistance. Mais l’aspiration qui se fait jour, dans le fait même qu’elle soit devenue publique et qu’elle ait pu contraindre les politiques à communiquer sur son thème, est le signe même que cette contestation a déjà su se frayer un chemin vers le pouvoir politique. L’indignation qui a levé parle d’une résistance politique qui est notre chance, sinon notre salut. Et même si cette résistance s’est nomadisée, elle n’en témoigne pas moins d’un souffle réel, nouveau, qui parcourt les régimes politiques occidentaux à bout d’inspiration.
Mais reprenons : jusque là, pour les libéraux, l’Etat devait conserver un pouvoir sur le Peuple, et non l’exercer du Peuple. Une conception abusive du mandat étatique qui ne cesse de se lézarder aujourd’hui : François Hollande tente de réfléchir les conditions d’une gouvernance plus démocratique et Mélanchon signifie clairement qu’il nous faut rédiger une nouvelle Constitution pour sortir de cette confiscation du pouvoir frugalement orchestré par la Vème République.
L’asymétrie structurel du pouvoir souverain est ainsi aujourd’hui remise en cause. On ne peut plus en cacher la violence. On ne peut plus masquer le fait que l’autorité de l’Etat libéral transcende sa légitimité. On ne peut plus taire le fait qu’un excès totalitaire est associé au pouvoir souverain dans les Républiques du monde occidental. On ne peut plus taire le fait que le symptôme de la démocratie néo-libérale est le pouvoir totalitaire. Car cette démocratie est l’expression d’une dictature : celle du monde financier. Or si l’on veut continuer de penser à l’intérieur de ce même cadre conceptuel une quelconque reprise du pouvoir, alors le problème qui s’impose à nous est de savoir de quel côté doit pencher cet excès totalitaire. Du côté des patrons de la Finance, ou du côté des masses opprimées ? Ironiquement, les libéraux ont réactualisé la vieille question de la dictature du prolétariat, qui n’est rien moins qu’un excès totalitaire faisant pencher la balance du côté des masses opprimées, plutôt que du côté de la Finance internationale ! Le spectre de l’exercice inconditionnel du pouvoir, qu’ils ne cessent d’agiter comme une nécessité sinon une cause nationale, invite, oui, à leur reprendre des mains ce pouvoir pour leur imposer un autre pouvoir qui ne peut pas ne pas être aussi radical que ce monstre qu’ils ont engendré. Car s’il faut accepter l’idée que l’Etat doit arrimer son pouvoir dans un excès totalitaire plutôt que de le voir ballotté au gré des humeurs politiques, s’il faut accepter l’idée que l’Etat doit s’affirmer nécessairement dans une position d’excès, c’est bien la question de la nature de cet excès qui doit être posée pour le coup… Une dictature donc ? Rassurez-vous : il y a désormais plus d’intelligence du côté de la contestation que de celui de la domination.
Pour défendre les causes perdues, Slavoj Žižek, éd. Flammarion, traduit de l’anglais par Daniel Bismuth, février 2012, 376 pages, 26 euros, ean : 978-2081215047.