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La Dimension du sens que nous sommes

entretiens-portraits

Trois questions à Clotilde Morgiève, comédienne, Allosaurus, Théâtre Studio Alfortville

18 Novembre 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #entretiens-portraits, #théâtre

jJ : « Vous avez déjà aimé quelqu'un à la folie ?...»
C.M. : Oui bien sûr, c’est ce qui me tient debout. Toute ma vie n’est guidée que par ça. Et c’est une œuvre d’art.
  
jJ : Comment les choses se sont-elles passées : ce rôle, pourquoi ?
C.M. : Il a été écrit pour moi. Je ne pouvais que me sentir proche de ce personnage. Lou est une partie de moi. Il suffit juste que j’aille prendre par la main l’enfant que j’étais et qui n’est jamais très loin dans ma quête d’absolu. C’est un personnage entier et radical. Je suis entière et radicale.
 
 jJ : On a mis du temps à chasser le public de la scène, puis à asseoir le parterre, enfin à le faire taire... Pourquoi vouloir l'y remettre ?
C.M. : Alors notre intention n’était pas de «secouer» le public. La porosité entre la scène et la salle, est une manière d’investir chacun. Il nous semblait intéressant que le public puisse sentir les personnages respirer, transpirer, perdre pied. On raconte trois solitudes certes mais ça raconte aussi la solitude de chacun. Ces âmes à la dérive qui nous font habituellement baisser les yeux quand on les voit dans la rue, rentrent dans l’intime de chacun. Et puis chacun vit ses drames, la vie est parfois un rouleau compresseur, mais on forme tous un même Monde, on se croise, on se frôle, chacun avec son bagage émotionnel et son histoire, mais on peut faire des choses ensemble. En somme, c’est pour moi un spectacle fraternel. Et partager la scène avec ces spectateurs complices est une mise en abîme de cette idée de fraternité. On peut faire des choses ensemble, des petites choses, qui sont belles et ça donne du sens à une vie. En tout cas ça donne du sens à la mienne.
 

#joeljegouzo #theatre @theatre_studio_94 @fouic_theatre @jeanchristophedolle @yanndemonterno @clotildemorgieve @pascalzelcer

#cabinetelephonique #intimité #theatrestudio #public #spectateur #solitude

 

 

 

Allosaurus [même rue même cabine]

Théâtre studio Alfortville

16 rue Marcelin Berthelot

Réservations : 01 43 76 86 56

7 novembre > 2 décembre 2023, 20h30 du mardi au samedi

Durée du spectacle : 1h25


 

Textes : Jean-Christophe Dollé

Distribution : Yann de Monterno, Clotilde Morgieve, Jean-Christophe Dollé et Noé́ Dollé

Scénographie et costumes : Marie Hervé

Lumières : Simon Demeslay

Son : Soizic Tietto

Musique : Jean-Christophe Dollé et Noé Dollé

 

Allosaurus : du Confessionnal à la cabine téléphonique... - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)

Allosaurus [Même rue même cabine], Théâtre studio Alfortville - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)

 

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L'établi, un film de Mathias Gokalp et Nadine Lamari

4 Mai 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #entretiens-portraits

Classé dans le genre «drame» et sous-genre «historique», le film semble tout entier construit autour d'un hiatus, d'une défaite et de l'élaboration d'un martyrologue... Et pourtant, quels espoirs dans ce film sans espoir, quelle espérance, quelle résonance en outre aujourd'hui sous l'ère illibérale d'un Macron, à condition de garder à l'esprit la révolte des Gilets Jaunes méprisées par la classe intellectuelle et ces mêmes intellectuels aujourd'hui effarés devant les dérives policières pourtant prévisibles de Macron...

 

Le hiatus, c'est la différence de classe qui sépare l'établi normalien de la classe ouvrière, enfermée tout à la fois dans ses préjugés (la scène de la réunion maoïste dans l'appartement des Linhart, racontée par cette militante lâchée par ses «collègues» ouvriers, calomniée, brutalisée par les mêmes), une classe enclose dans son être, privée de tout devenir, de toute échappée quand lui, l'intellectuel, sait pouvoir compter sur un avenir plus clément.

Le film insiste lourdement sur ce qui sépare Robert Linhart de ses camarades ouvriers, pour nous le dépeindre en bourgeois plastronné dans un appartement digne de «modes et travaux» devait fustiger dans un entretien à France Culture sa fille, Virginie Linhart. A de nombreuses reprises, cette différence est exhibée, amplifiée, brodée à travers des ajouts au livre de scènes qui n'y figurent pas pour mieux «montrer» et insister sur le fait qu'une «sortie» de crise attend le normalien, que l'on voit même en fin de parcours administrer un cours besogneux sur Hegel, alors que Linhart, reprenant un poste somme toute modeste à l'université, n'a plus jamais donné de cours de philosophie -un point sur lequel il reste à s'interroger et à interroger la philosophie sur ce dont elle est le nom dans un monde sans partage qui reste plus que jamais à «transformer», dixit le jeune Marx...

Et tout cela alors que les camarades de travail de Linhart ne l'ont jamais vécu comme étranger à leur monde dès lors qu'il s'y tenait. Alors certes, ça et là le film le laisse transparaître, dans au moins deux scènes : celle de l'aveu de ses origines lors d'un midi festif, et celle de la sortie d'un petit chef à son encontre, révélant sa vraie identité sociale, scène inventée pour les besoins de la cause prolétarienne, oserai-je. Piètre rachat.

Les établis, affublés des oripeaux de la bourgeoisie, passeront ainsi à travers ce film pour des révolutionnaires d'opérette, poussant à la révolte des hommes et des femmes qui avaient plus à perdre qu'eux. Certes : pour partie, grande si l'on veut ne tenir le compte que des établis parisiens, ces jeunes gens étaient issus de la bourgeoisie et ne firent pour certains d'entre eux qu'un petit tour cavalier dans les usines pour y exhiber leur superbe. Encore que : les maos eurent tout d'abord la sagesse de reconnaître leur échec et de dissoudre un mouvement pensé sur de mauvaises bases. Et avant cela, c'est oublier que la lutte des classes traversa aussi le mouvement maoïste français, tel «dirigeant» remis en cause pour son mépris de l'argent abandonné au patron au moment de son licenciement, telle ville, Grenoble pour ne pas la citer, nommant un ouvrier à la tête d'un mouvement qui s'était structuré sur un modèle par trop stalinien. Le film, du reste, ne sait pas parler de l'organisation maoïste derrière le mouvement des établis et ne sait donc pas comprendre les enjeux politiques, moraux, idéologiques, culturels de l'établissement. Ensuite ce n'était pas si simple de s'établir et d'en vivre la condition une année pour les uns, plusieurs pour les autres. La répression du patronat était féroce à l'égard de ceux qu'il parvenait à démasquer, isoler, jeter en vindicte et livrer aux représailles. Sans parler de l'absolue mépris qu'ils durent encaisser des intellectuels «bourgeois» pour le coup, qui refusaient de se mêler au Peuple de près, tout en le glorifiant du plus loin qu'ils pouvaient. Enfin et surtout peut-être, personne n'a écrit l'histoire du derniers tiers d'établis et de ce que ce dernier tiers, souvent des lycéens, loin de la figure caricaturale campée dans le film, a porté. Leur établissement fut pour la plupart d'entre eux sans retour possible, un renoncement qu'ils durent transformer en accomplissement. Dans les usines, dans les champs, ceux-là incarnèrent une raison, celle de la révolte contre les injustices sociales dont beaucoup, Mai 68 passé, voulaient enterrer à la hâte la violence inouïe. Ils furent le pont, d'un mouvement l'autre, du front des luttes féministes à celui des luttes contre le nucléaire en passant par les combats contre la maltraitance carcérale, ils furent le pont d'un discours qui n'a pas cessé, malgré le renoncement des années 80, 90, de hanter la société française. Ceux-là sacrifièrent beaucoup, bravant ensuite les chimères des années 80, 90, jusqu'à ce que l'aujourd'hui leur donne raison : il n'y a pas de hiatus, sinon entre l'extrême petit nombre des nantis et leurs dogues, et «nous», les classes rançonnées, qui sommes le nombre et la justice.

 

La défaite. C'est celle d'une grève échouée, sinon ratée. Échouée sur les pavés d'une plage qu'on ne cesse toutefois d'entrapercevoir, d'une grève qui ne cesse de déchirer l'épais tissu mortifère jeté comme un linceul sur le beau mois de Mai. Inutile donc d'en chercher les causes, qui ne sont surtout pas à relever d'une quelconque direction d'un mouvement qui aurait été mal conduit -et par qui ? Linhart n'est fort heureusement (encore que) pas vraiment présenté comme le meneur, bien que son personnage soit encombré par la culpabilité d'une responsabilité qui n'était pas la sienne mais celle de tous : celle de cette minorité, le comité de base, qui un jour a pu dire non. Un non jubilatoire, libérateur, et c'est cette jubilation que le film, parfois sur un mode mineur tant il veut nous donner à croire que l'établi, avec ses airs gourmands quand la grève s'enclenche, s'est hasardé dans une aventure qui le dépassait, c'est cette jubilation seule qu'il faudrait retenir comme vraie victoire qui laissa des traces positives. Ou plutôt cherchons les causes de l'échec du côté du patronat, du côté du gouvernement, du côté des forces de réaction si puissantes et promptes à écraser toute rébellion à son ordre mortifère. Et retenons pour leçon qu'aucune lutte n'est gagnée, mais que toutes les luttes sont gagnables : on doit toujours se révolter. Qu'on réalise : trois mois à peine se sont écoulés depuis les accords de Grenelle que Citroën veut faire payer aux ouvriers les concessions salariales de Mai 68 ! Qu'on réalise un peu à l'aulne de ce que nous vivons aujourd'hui : ce si grand bond en arrière que Macron et son gouvernement veut nous faire accomplir pour nous ramener à la France de Vichy après avoir enterré les conquis de Croisat !

Le film s'achève sur des raisons d'espérer, mais dans l'orbe d'horizons privés. Face à l'échec de l'émancipation collective, il ne resterait pour salut que la solution individuelle : Linhart de retour à la fac, Christian (il n'y a pas de traître dans le récit de Linhart) les yeux grands ouverts sur son destin de meneur d'hommes. C'est là toute sa limite et toujours l'obstacle majeur aujourd'hui, celui par exemple des bifurcations qu'ici et là les élèves des grandes écoles entendent embrasser. Il n'y a pas d'issue quand il n'y a que soi pour seule issue au monde.

 

Le martyrologue, c'est autant celui de la classe ouvrière que celui de Linhart qui nous est composé. Le climat pesant, même lissé du film, donne à sentir l'oppression qui règne non seulement sur la chaîne, mais dans la vie des protagonistes. La tonalité est pessimiste. Une chape de plomb repose sur la condition ouvrière. Qu'on y songe : rien n'a su l'en débarrasser, sinon l'INSEE en nous faisant croire qu'elle n'existait plus, cette condition. De Sarkosy à Macron, en passant par Hollande, les socialistes furent les plus acharnés à nous faire croire à la disparition de cette condition d'opprimés, préparant le terrain au fumeux concept de «start up nation», qui a fait long feu. Son martyrologue a fini par s'écrire en lettres de sang, yeux crevés, mains arrachées, des millions jetés dans la misère. C'est cette misère que l'on sent éclore dans le film, qui nous réjouit tout de même de tirer un trait sur la parenthèse sociale-démocrate qui faillit nous enterrer tous. La grève réprimée, il reste les ouvriers à la rue et Linhart dépouillé comme de lui-même, témoin, au sens fort de l'étymologie grecque du mot, où le témoin est un martyr, oscillant entre expiation et rédemption, sauvé in extremis par une lettre qui n'a jamais existé.

 

 

L'établi, un film de Mathias Gokalp et Nadine Lamari, 5 avril 2023, 117 minutes, Production Antoine ReinFabrice Goldstein et Antoine Gandaubert, sociétés de production : Karé ProductionsScope PicturesFrance 2 Cinéma, Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma, société de distribution : Le Pacte (France), pays de production : France, Belgique.

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Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ?, Günther Anders

20 Octobre 2022 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #entretiens-portraits

«La tâche morale la plus importante aujourd'hui consiste à faire comprendre aux hommes qu'ils doivent s'inquiéter et qu'ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime».

Peur du réchauffement climatique, quand le CNRS annonce qu'il sera pire que prévu en France.

Peur du climat politique, quand la classe politique française a glissé presque d'un seul homme à la droite la plus extrême.

Peur du climat médiatique, quand la presse comme un seul homme s'est mise au service des idées les plus rances.

Peur du climat social, quand nous ne savons plus espérer que dans la révolte de la jeunesse pour nous sauver de nos échecs. Voyez les lycéens en grève, jetés seuls en pâture aux forces d'un ordre barbare.

Peur du climat syndical, quand à force de compromis, presque toutes les centrales se sont vendues à l'ordre patronal.

Peur de la misère, peur du chômage, peur de la précarité, peur.

 

Alors il est grand temps de lire ou de relire ce philosophe juif allemand réfugié aux Etats-Unis dès l'accession de Hitler au pouvoir, qui comprit très tôt, quand toute la presse occidentale encensait le chef nazi (relisez les magazines et journaux de l'année 1933, ceux de France, ceux d'Angleterre, ceux des Etats-Unis, etc. ...), qu'il n'y avait au bout de ses lèvres que la destruction gourmande de l'humanité à savourer.

Günther Anders, c'est aussi et surtout l'homme qui a compris comment fonctionnait le libéralisme capitaliste, cette machine à broyer les vies et aux yeux de laquelle, «les armes sont les marchandises idéales» : les munitions ne servent qu'une fois et contraignent au rachat et à la production.

Lisez Anders, conscient de l'aveuglement dans lequel la civilisation bourgeoise aime à se bercer, son «telos blind» savamment entretenu et qui nous rend incapables de nous représenter ce que nous sommes vraiment.

Lisez Anders, dont la pensée fut marquée par l'irruption soudaine dans le champ de l'humanité, de sa destruction possible : Hiroshima et, déjà, la crise climatique qu'il pressentait à travers la destruction méthodique de l'environnement.

Sur ce dernier point, notait Anders, l'humanité était désormais confrontée à l'ultime impératif : non plus transformer le monde, mais le sauver...

 

Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ?, éditions Allia, traduit de l'allemand par Christophe David, septembre 2010, 1ère édition janvier 2001 pour la France, 6.10 euros, ean : 9782844853899.

 

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Gaza la vie, entretien avec Ziad Medoukh, poète, écrivain chercheur, fondateur du département français de l'université de Gaza.

5 Avril 2022 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #entretiens-portraits

jJ : Impossible de ne pas évoquer tout d'abord la guerre en Ukraine, tant l'attention internationale des européens est tournée vers... l'Europe... Ce devrait être l'occasion d'une interrogation du reste : la quatrième offensive de l'armée israélienne contre des objectifs civils à Gaza n'a soulevé à peu près aucun émoi ni aune attention de la part des médias et de l'opinion publique française, sinon à la marge. Si bien que ce devrait être plutôt à vous de nous interroger sur cet européocentrisme qui nous fait détourner les yeux de ce qu'il se passe, par exemple en Palestine. Mais tout de même je vous en pose la question : une réaction ?

 

Ziad Medoukh : Les médias étrangers, le monde officiel et les instances internationales appliquent la politique de deux poids deux mesures, ils sont complices avec les crimes israéliens, ils ne bougent pas pour dénoncer les violations israéliennes du droit international dans les territoires palestiniens. Les Palestiniens n'ont pas pris position sur le conflit entre la Réussie et l'Ukraine, mais ils voient que le monde entier se mobilise pour l'Ukraine. Or le peuple palestinien souffre depuis plusieurs décennies sans aucune réaction  de cette communauté internationale officielle. A l'exemple de la dernière offensive militaire israélienne contre la bande de Gaza en mai 2021.

 

 

 

jJ : Presque un an après cette offensive de 2021, où en est la reconstruction ? Des aides internationales ont été débloquées ? Le coût des destructions a-t-il été chiffré ?

 

Ziad Medoukh :Un an après cette nouvelle offensive militaire contre la bande de Gaza, la quatrième en 12 ans, rien n'a changé dans cette enclave isolée : le blocus israélien est toujours maintenu, les matériaux de constructions n'entrent pas à Gaza par ordre militaire israélien, l'aide internationale est limitée à l'aspect alimentaire. Aucun projet de reconstruction privé ou public n'a commencé, la population civile en souffrance attend et patiente.

 

 

 

jJ : Quel était le vrai but de guerre de cette offensive ? Vous évoquez dans votre ouvrage la volonté de l'état israélien de ne donner aucun chance à la société palestinienne de se construire. Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ?

 

Ziad Medoukh :Le vrai objectif israélien de cette offensive est de briser et casser la volonté de cette population civile résistante et attachée à sa terre, une population qui a décidé de rester et ne pas partir, même si rester signifie pour elle de vivre à côté des ruines de ses maisons, détruites par les bombardements israéliens.

 

 

 

jJ : Que devient la librairie Mansour, détruite, pour le coup stratégiquement, par l'armée israélienne. Qu'est-ce que l'état hébreu voulait détruire en la détruisant ?  

 

Ziad Medoukh :La libraire Mansour, c'est le seul projet privé qui a été reconstruit grâce à la bonne volonté de son propriétaire Samir Mansour et la solidarité populaire partout dans le monde. C'est un exemple de l'importance de la culture et de l'éducation pour les Palestiniens. L'armée israélienne voulait priver les Palestiniens de Gaza de ce lieu culturel et éducatif, mais les Palestiniens, qui considèrent la culture comme résistance, ont montré leur attachement à la lutte populaire et non violente via la culture, le savoir et l'éducation. 

 

 

 

jJ : Vous avez créé le département français de l'université de Gaza. Qu'est-il devenu ?  

 

Ziad Medoukh :Le département de français fonctionne bien. Les étudiants de Gaza qui étudient le français considère cette langue comme une langue d'ouverture, d'espoir et l'occasion de communiquer avec le monde francophone, solidaire de leur cause de justice.

 

 

 

jJ : J'aimerais que vous nous parliez de toutes les actions que vous avez entreprises auprès des jeunes gazouis, sur un front à la fois pédagogique et psychologique, après le traumatisme de ces journées barbares.

 

Ziad Medoukh : Dans la bande de Gaza, il y a un  rôle très important  joué par la société civile avec la richesse de la vie culturelle, et les différentes initiatives des jeunes, soutenu par le travail remarquable de jeunes diplômés de langue française reliés par leurs pages Facebook francophones, et leur chaîne «Gaza la vie» afin de témoigner de la réalité quotidienne dans la bande de Gaza. Les jeunes motivés de Gaza poursuivent leurs activités d'animation et de soutien psychologique aux enfants de Gaza afin de les aider à dépasser leur traumatisme causé par les bombardements et les différentes agressions israéliennes.

 

 

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«Se rendre présent à cette absolue présence de la chose»

31 Mars 2022 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #entretiens-portraits

 

 

Entretien avec Olivier Domerg autour de son livre Le Manscrit.

 

 

 

 

 

 

 

 

joël Jégouzo : Il y a une homologie de structure entre l'objet dont vous vous emparez et la manière dont vous l'«écrivez». Avant de développer cette homologie, je voudrais juste savoir tout d'abord si vous connaissez l'étude de Muriel Sanchez sur les représentations et, disons, la notoriété du massif des Écrins ? Dans cette étude, Muriel Sanchez nous apprend que le massif, tout d'abord, a été nommé de mille noms avant de trouver «le sien». Baptisé l'Oisans en 1913, Parc national du Pelvoux en 1924, Parc domanial du Pelvoux en 1960, Parc National du Haut Dauphiné en 1963, il ne devint celui des Écrins qu'en 1969. En outre, elle nous apprend que sa cartographie a été tardive, et que même au XIXème siècle, et parce que son existence revêtait un intérêt militaire stratégique, l'armée qui s'était chargé des relevés rechignait à en diffuser les données. On est là, littéralement, face à un paysage longtemps absent de la cartographie française et pour lequel les mots ont manqué –dans son étude, elle montre le déficit d'écrits à la fois savants et littéraires le concernant. Décrit le plus souvent au ras du sol, il lui manquait semble-t-il une perspective pour accéder à l'être. Aucune image pour en glorifier les sommets, aucun récit, ou si peu, pour en conter la légende. En outre, le Mont Blanc incarnait seul la Haute montagne française, malgré le fait qu'on était en présence du second système montagneux le plus élevé de France ! Tout juste la Meije, alors que s'inventait le ski alpin, aura-t-elle été un temps l'emblème du ski alpin aujourd'hui tant prisé. Parmi les raisons qu'en donne Muriel Sanchez, outre celle de l'intérêt militaire qui commandait beaucoup de discrétion autour de sa topographie, le massif des Écrins ne put se départir de cette image misérabiliste qui lui colla à la peau. Aucun enthousiasme pour cet espace dont les célèbres guides Joanne avaient dressé l'inventaire déprimant  : «laid, triste, morne». Au sublime du Mont Blanc, s'opposait ce que vous appelez sa mollesse. Lorsque vous avez commencé votre périple au Manse, l'aviez-vous en tête ? Quand vous avez réalisé que vous étiez en face d'un objet ingrat, avez-vous été tenté de refuser ? Comment l'avez-vous découvert au demeurant ?

 

Olivier Domerg : Non, je ne connais pas l'étude de Muriel Sanchez sur le Massif des Écrins. Cela paraît, en effet, intéressant. Mais je ne voudrais pas qu'il y ait la moindre ambiguïté : Le Puy de Manse qui m'a (nous a) occupé un certain nombre d'années est, ce me semble, de par sa position géographique, en marge de « ce massif ». Sur sa «bordure extérieure», si l'on veut ! Et, travaillant sur Manse, je n'ai (nous n'avons) pas le sentiment d'avoir travaillé sur le « parc des Écrins », comme on le nomme aujourd'hui, mais sur une entité, plutôt détachée et autonome, sise à ses confins, entre Gapençais et Champsaur.

 

Je n'ai, d'ailleurs, pas ou peu abordé la question du « parc des Écrins », hormis dans Le chant du hors champ, à travers justement la notion de «parc»; du devenir du monde en «parc», et de ce que cela signifie (pour nous et vis-à-vis de la Nature), par certains côtés, au-delà de la nécessité de protéger et préserver la nature et le paysage de la pression exercée par l'activité et par l'avidité humaine, et, par exemple, par le développement accru du tourisme.

 

Or, le Puy de Manse, est une toute autre question, celle d'une forme et d'une borne posée, en limite, à la jonction de deux ‘pays’ (au sens ancien des géographes, pays de Cau ou pays d'Aix), doublée d'une question de passage (col) et de géologie (curiosité), nous y reviendrons peut-être. Manse n'est pas, à mon sens, un « objet ingrat » (il est plutôt généreux en prairies, et, plurivoque, en terme de formes, justement), mais une montagne ignorée ou déconsidérée, du fait, essentiellement, de sa taille – 1636 mètres –, si on la compare aux sommets du Dévoluy ou du Champsaur, les chaînes voisines qui la dominent de cinq cents à mille mètres au moins. Même les habitants qui vivent à ses pieds ou à son entour, bien que l'affublant du nom de « montagne », la voient comme un « clos » (entendez, un pacage) ou telle un mont arrondi, une « montagne à vaches » (celles que les quadrupèdes pâturent sans difficultés quelles que soient leurs pentes).

 

Le choix de cette montagne s’est imposé à la photographe, Brigitte Palaggi, et à moi-même, peu à peu, lors d’un ‘projet’ antérieur consacré à l'ensemble du paysage du département des Hautes-Alpes, qui s’est étalé de 2006 à 2008 et a donné lieu à une exposition (Le chant du hors champ) au Musée muséum départemental des Hautes-Alpes (en 2008-2009) et à la publication de deux livres (Le chant du hors champ, Fage éditions, 2008 ; et Fabrique du plus près, éditions Le Bleu du ciel, 2011).

Il se trouve que, tout à fait en marge de ce ‘chantier’ sur les Hautes-Alpes (un peu, si vous voulez, comme une respiration à ce chantier qui nous occupait fortement), nous avons commencé à nous intéresser à cette montagne ; notamment du fait de sa forme (changeante selon l'angle) et de sa situation, qui n'étaient pas sans nous rappeler la montagne Sainte-Victoire sur laquelle nous avions entrepris, tous deux, et quasi concomitamment, un vaste travail de reconsidération du motif (cf. la trilogie publiée depuis sur la Sainte-Victoire). C'est donc nous qui, après Le chant du hors champ, avons proposé au Musée muséum des Hautes-Alpes de travailler sur le Puy de Manse : ce nouveau chantier s’étalant, lui, de 2009 à 2013, avec une nouvelle exposition au musée et, entre-temps, le premier volet paru en 2011 chez L'Arpenteur (Portrait de Manse en Sainte-Victoire molle), puis le deuxième volet, paru en 2013 aux éditions Le Bleu du ciel (Fragments d'un mont-monde), à l'occasion de cette exposition.

L'écriture du Manscrit s'est poursuivi, elle, longtemps, et presque jusqu'à sa parution au Corridor bleu en 2021.

 

 

 

jJ : Que saviez-vous saviez de Manse ni du massif ? Si l'ignorance était au départ, comment l'avez-vous levée ? En y marchant d'abord, ou en lisant des communications sur Manse, et de quelle nature ? A quoi donc a ressemblé votre découverte de l'objet Manse ?

 

Olivier Domerg : Pour répondre à une autre partie de votre question, je crois que l'ignorance fait partie intégrante de la pseudo-méthode à laquelle je m'astreins lors de tout nouveau chantier d'écriture : je ne veux rien savoir de l'objet ou du motif avant d'y être et d'y travailler. Disons que « cherchant à porter, sur toute chose, un regard neuf », je ne me renseigne pas avant d'avoir vu, et de m'être colleté et confronté à elle à de multiples reprises. L'idée qui surnage, par-delà ces quelques trente ans « d'écriture sur le motif », c'est que je ne sais rien, que je suis un ignare. Et cette ignorance qui m'est propre, cette ignorance préalable, loin de me desservir, va, au contraire, m'aider, en me permettant de découvrir la chose, au fur et à mesure que j'en prends connaissance et l'investis.

 

La ‘connaissance principale’, si connaissance il y a, vient donc du plaisir de découvrir les choses, à notre modeste façon, toujours un peu ‘intuitive’ et ‘empirique’, lors d'observations menées de loin en proche, que je reconduis et renouvelle, toutes les fois que je le peux, en changeant d'angles ou d'approches ou de lieux. Et, concernant Manse, à chacun des nombreux séjours que nous y avons effectués, avec la photographe Brigitte Palaggi, dans la durée impartie au « chantier », et même, au-delà ; privilégiant, en cela, la suite des épiphanies qui s'imposaient à nous, et au cours desquelles le motif nous apparaissait, à tout coup, à la fois dans sa complexité et son évidence, « comme pour la première fois »  !

 

Il va de soi, qu'au gré de ces séjours et des rencontres occasionnelles qu'on peut y faire ; des ‘savoirs’ complémentaires viennent s'agréger, petit à petit ; aux observations menées très résolument, ainsi qu'aux notes prises de visu et ‘à main levée’, lors de nos différentes ‘immersions’. Tout ce qui survient, pendant la séance, rentrant dans le chantier en cours, et venant le nourrir ! Il en est, de même, de ce que l'on apprend, au passage ou par la bande, lors de conversations avec des habitants ou des érudits (tel Gabriel Carnévalé, par exemple).

 

Outre l'observation, la contemplation, la marche ou la promenade, la carte est l'outil de base, celui qui permet de vérifier les ‘petites’ hypothèses échafaudées, chemin faisant, et d'accéder aux noms des lieux ; balisant ainsi notre ‘terrain de jeu’ d'une charge, souvent ‘poétique’ (au sens du pouvoir des noms et de celui de la langue). Sinon, je scrute, j'arpente, j'essaie de prendre la ‘mesure des choses’, j'observe en continu et discontinu, et recoupe ensuite ce que j'ai vu ou cru voir avec certaines données (dites ‘objectives’). J'abreuve mon écriture et mon ‘chantier’ de toute sorte de matériaux et de prélèvements pour éviter l'assèchement, le dépérissement, la sclérose, l'ennui ; croisant bribes de discours et registres de langue, choses entendues ou prélevées sur place, ainsi que tout ce que je collecte dans le temps long de l'écriture et de sa maturation, afin de les agencer et les faire jouer à l'intérieur du (futur) livre en train de s'écrire.

 

Mais, revenons au point d’origine. Le Puy de Manse, je l'ai vu, d'abord, de loin, comme une chose intrigante, qui demandait qu'on y revienne. Je logeais alors à Chaillolet, dans le Champsaur. C'était le début du tout premier chantier qui m'avait amené là, en contrebas du pic de Chaillol, m'engageant avec Brigitte Palaggi dans un travail de création sur le paysage des Hautes-Alpes. Nous déplacions notre ‘chantier’, d'une semaine à l'autre, changeant, à chaque fois, de coins, de lieux, de versants, de vallées, pour découvrir d'autres parties de ce département fortement cloisonné et compartimenté par les chaînes de montagne qui en constituent l'ossature et le nom. Il se trouve que, cette semaine-là, je l'avais sous les yeux, chaque matin, en me levant : c'était la première chose que je voyais en face de moi. La première chose aussi que le jour, qui pointait, faisait (ré)apparaître. Et sa forme, si différente des sommets alentours, en attirant notre regard, avait fini par attiser notre curiosité. J'ai donc commencé à prendre des notes sur lui, incidemment, en marge du travail que nous menions l'un et l'autre sur les Hautes-Alpes.

 

Vers 2009, une fois notre travail sur le paysage des Hautes-Alpes terminé, nous nous sommes rendus compte, avec Brigitte Palaggi, que nous avions déjà colligés, sans intention aucune, pas mal d'images et de notes à son sujet. Dès lors, un approfondissement de la question de ‘ce motif’ et de ce qui nous avait attiré en lui, nous paraissait aller de soi ; en tout cas, ce pouvait être un prolongement possible au travail qui nous avait occupé jusque-là. D'un objet de la taille d'un département nous nous proposâmes de passer à un objet unique et isolé : un ‘mont-monde’, comme nous l'avons conceptualisé par la suite.

 

 

 

jJ : Rimbaud géographe. « Harar, 10 décembre 1883 »... «Rapport sur l'Ogadine, par Monsieur Arthur Rimbaud, agent de MM. Mazeran, Viannay et Bardey, à Harar (Afrique orientale).» Publié lors de la séance de la société de géographie, le 1er février 1884. Dans ce rapport, Rimbaud, au détour d'observations de géographie humaine voire de l'ébauche d'une étude ethnographique, signale que chez les Ogadines, « Des wodads (lettrés) se trouvent dans chaque tribu ; ils connaissent le Coran et l'écriture arabe et sont poètes improvisateurs ». « Poètes improvisateurs »... Il n'en dira pas davantage. Lui, le poète tant glorifié, lui, si fin érudit de la poésie occidentale, lui aux curiosités inouïes, lui si rationnel qu'il se fait livrer le matériel le plus sophistiqué pour établir ses relevés topographiques, le matériel le plus « moderne » pour faire ses photographies, etc. ... Lui, capable de versifier en grec et en latin, ne dit rien de plus, mais laisse traîner ce mot sous sa plume  : « poètes ». Au pluriel. Un corps de métier. Une charge plutôt. Plus qu'un statut donc tout de même, ou peut-être moins, on ne le saura pas, puisque leur statut est d'être des wodads. Cependant, ils « sont » poètes. Une essence au final, plus qu'une identité, mais une identité par la bande tout de même. Qu'est-ce qu'être poète ? L'êtes-vous ? Avez-vous cherché à vous rapprocher du Rimbaud géographe ? Lui s'est fait livrer dans la corne de l'Afrique le matériel scientifique capable de consigner en toute certitude géométrique un monde à nous faire découvrir. Rimbaud relevait mathématiquement ses mesures, pour signer une communication dénuée de toute poésie. Peut-on dire libérée de toute poésie ? Mais pourquoi Rimbaud, géographe, photographe, dans le même temps où il s'y affirme, s'évade-t-il chaque fois de ce qui pourrait le circonscrire ? (Ai-je répondu à la question que je pose, la formulant ainsi ? Non...).

 

Olivier Domerg : Je ne sais pas vraiment ce qu'est « être poète », sans doute une idée assez vieille et poussiéreuse, qui revient régulièrement sur le tapis (pareille à la poussière, qu'on met dessous, donc !), et la cause, sans doute encore, de beaucoup trop de représentations bancales ou bricolées et de profonds malentendus. Disons, pour répondre à votre question sans trop de détours, que je suis un poète « non-poète », au sens où l'entendait Francis Ponge. Bref, quelqu'un qui sait pertinemment de quelle vieillerie il vient, qui ne se fait aucune illusion là-dessus, et qui écrit (de plus en plus), en regard de son objet ou de son sujet, de la façon qui lui convient le plus, c'est-à-dire la plus libre, précise et décillée qui soit.

 

Rimbaud, même géographe, n'a pas été, sur moi, d'une grande influence, d'autant plus que je me méfiais de cette sorte de ‘mythologie’ qui ne cessait de le précéder et, paradoxalement, de lui coller aux basques ; et, plus encore, de croître et de prospérer autour de son nom, de son personnage et de son œuvre. Je trouvais matière, dépannage et, parfois, recours ou secours, du côté d'autres « non-poètes » comme Gracq, Claude Simon ou Pierre Begounioux, ou du côté d'écrivains de ma génération ou non, plus proches de moi et/ou de mes préoccupations, comme Dominique Meens, Nathalie Quintane, Véronique Vassiliou, Emmanuelle Bayamack-Tam, Jean-Marie Gleize ou Pierre Parlant (liste non exhaustive). Chacun forge ses propres outils pour flirter avec le réel ou en rendre compte. Chacun expérimente des solutions, même transitoires, pour avancer, ajuster ou se rapprocher de la cible.

 

Pour en revenir à Rimbaud, et pour retomber dans l'ornière énoncée plus haut, peut-être est-ce en « se libérant de toute poésie » qu'on devient réellement poète, c'est-à-dire débarrassé des travers de la poésie, désaffublé de tout ce qui l'entache, l'idéalise et l'alourdit  ?

 

 

 

jJ : Revenons à votre cheminement autour de Manse. Vous allez, venez, revenez... Construisez avec patience une vision, plutôt qu'une langue, même si dans mon article à propos de votre texte, je parle de langue et donc même s'il y a quelque chose de cela à mes yeux. Vous tentez d'exposer une vérité sensible et cherchez la forme pour l'écrire. Une forme qui ne m'apparaît possible que dans l'ordre des errements qui s'énoncent au sein même de votre texte -nous verrons plus tard. Ce sont ces errements qui forment le manscrit. Pas le Manse, qui est à coup sûr toujours quelque chose d'autre. Le manscrit donc. Mais à la condition de lui échapper sans cesse : vous vous tenez en bordure, dans les ruptures, les cassures de son énonciation. Comment dire ? En parlant d'horizon d'attente peut-être ? Quel est l'horizon d'attente du texte ? Quand on vous « regarde » écrire, on « voit » qu'au bout il faut qu'il advienne quelque chose comme la chair du texte. Il est fait pour ça. Pour qu'on le quitte. Plutôt qu'on le dépasse. Ou bien... Encore autre chose... Quel est sa raison d'être au fond ? Je veux dire : est-ce cela « pousser la poésie à la faute », comme vous l'énoncez dans votre texte  ?

 

Olivier Domerg : « L'horizon d'attente du texte », vous l'avez bien perçu et compris, serait de s'approcher au plus près du Puy de Manse, avec les moyens propres à l'écriture, et d'essayer de ‘faire corps avec lui’, même si l'on sait pertinemment que cela est impossible. Il s'agit d'approches successives, de ‘tentatives renouvelées’, pour donner à voir Manse, pour le faire surgir dans la page et lui rendre (cette) justice. Je ne sais pas si j'y parviens vraiment, mais je n'ai pas d'autres raisons d'écrire, au fond, que celle-ci : coller un tant soit peu à quelque chose qui, par définition, échappe à la langue et vous échappe.

 

D'où que l'on y revienne sans cesse ! D'où que l'on cherche à être au plus près ! D'où que l'on doute du résultat et de ses pauvres moyens ! D'où qu'on cherche incessamment des solutions, des résolutions, même partielles, même minimes, même insatisfaisantes, pour « tendre vers la chose », comme il est dit autre part, quitte à se défaire de la poésie, « à la pousser à la faute », comme vous l'avez relevé. Ou, au contraire, quitte « à pousser la poésie comme on pousse la chansonnette », car l'humour et la dérision, dans cette entreprise, ne sont pas à exclure ― bien au contraire !

 

Ce que le livre doit faire advenir, ce à quoi on s'emploie, en fin de compte, c'est que la montagne finisse par exister dans le texte : certes, d'une existence seconde, comme c'est toujours et finalement le cas, mais qu'on ait réussi (ou pas) à réduire l'écart entre elle et nous, comme entre elle et la langue (autre illusion qui, n'est-ce pas, nous pend au nez -ou au dés).

 

 

 

jJ : Manse. Si peu donné à voir. J'aimerais vous interroger sur le statut du regard et du « voir », ce qui n'est pas la même chose, dans un texte qui s'est aussi donné pour but de « dévisager » Manse. Mais avant cela, vous interroger sur sa personnification. La métaphore file tout au long de votre écriture, déclinant les trois sommets en formes sensuelles, voire pleinement sexuées comme « obscénité de chairs plantureuses ». Annoncée par la vision de l'échancrure (83), depuis laquelle entrevoir les courbes sensuelles des trois sommets. Au fond, il s'agirait moins de « voir » que d'éprouver ? Être «dans la mobilité tactile et ductile de la vision» (125) ? Pour parvenir à une expérience inédite, personnelle, intérieure : toucher cette forme « à l'extérieur même de la vision ». Mais de quelle extériorité parlez-vous ? Cette forme qui ne peut, au demeurant, n'être « touchée » que dans une sorte de chiasme ? En outre, si Manse est surtout une forme qu'il faut « éprouver », on ne le peut qu'à la condition de «reprendre corps dans le paysage» (123). Mais pour ce faire (un démonstratif), il faudrait pouvoir « reprendre langue avec le lieu » ? Pourquoi un « re » ? Il y a, au-delà du « re », toute l'aventure de l'épreuve du monde qui ne nous est pas livrée avec son mode d'emploi -comment aller au monde, dont il faut revenir dites-vous, pour y retourner correctement cette fois -... Mais pourquoi donc ?

 

Olivier Domerg : Nous ne disposons pas entièrement de notre temps puisque, comme tout un chacun, nous sommes aliénés. Voire même, nous sommes occupés, au sens d'une occupation des êtres et des existences. De ‘cette occupation’ à quoi, le plus souvent, nos vies sont réduites et contraintes. C'est pourquoi, par la force des choses, je reviens au motif dès que je le peux (pas autant que je le voudrais). C'est pourquoi je dois « reprendre langue avec lui » (dans ces laps de temps où j'ai pu me libérer, même brièvement, de ce qui m'aliène). Or, il s'est passé du temps entre deux séjours, entre deux prises de notes, entre deux avancées supposées. On avait peut-être progressé un peu, quant à lui, dans cette compréhension des choses qui finit par venir, par percer ou par infuser, sur la durée, quand on s'accorde avec elles, quand on vit dans leurs parages immédiats, quand on finit par partager une certaine ‘familiarité’ avec elles (ou avec lui : le « montif ») et qu'on se permet même de le tutoyer.

 

On y revient, quelques mois plus tard, et tout est à recommencer. On a perdu le ‘terrain’ qu'on avait cru gagner. On y comprend plus rien. On ne sait plus par quel bout le prendre. Tout est à refaire, à (re)voir, à reprendre, à reconsidérer. Voilà la raison de ce ‘re’, du « reprendre langue avec le lieu » : on n'y est qu'à intervalles, il y a une discontinuité dans la perception que nous en avons. Il faut du temps pour s'y remettre, s'y retrouver, pour ré-accommoder, pour ré-entrer dans ‘l'orbe du lieu’, pour être idéalement et à nouveau à sa mesure et ‘à son diapason’.

 

Et, sur ce plan là, vous l'avez noté, il s'agit d'éprouver les choses à nouveau frais, de secouer aussi tous les tics et les habitudes prises, quant à l'écriture ; mais surtout quant à la vision du Puy et à notre tentative de restitution. Éprouver les choses, c'est, bien sûr, les éprouver sensiblement, physiquement, dans un « corps à corps » réitéré à l'endroit du mont, de la montagne ; mais c'est également éprouver la langue qui essaie d'en rendre compte, d'en écrire présentement l'expérience.

 

Toucher la chose qui nous touche, au-delà de la vision. Soit, penser la chose dans sa globalité et son évidence (dire ce qui varie, en elle, et ce qui ne varie point). Soit, penser aussi l'intériorité de la chose (sa dimension géologique, son opacité, sa profondeur, sa « voluminosité », au sens de Merleau-Ponty).

 

 

 

jJ : Vers Manse, on avance à couvert la plupart du temps. On ne voit rien. Manse gît plutôt que s'élève, quelque part sous une ombre portée. L'embrasser du regard n'est possible tout d'abord que sous la forme grammaticale d'un conditionnel (20). « On devine (plutôt) sa masse ». Tout est longtemps question de bords, de bordures. Manse s'offre en discontinuités. On voit certes parfois les trois sommets, mais vite le jour décline qui les dérobe à la vue. Souvent aussi, le ciel est déjà complètement bouché. Il faut scruter, écarter les feuillages, prendre du champ, attendre que le ciel se débouche, pour voir « se radiner » la forme... J'aimerais que vous commentiez le choix de ce verbe au passage. On ne voit donc pas grand chose. Qu'est ce que voir ? Sinon ce que l'on sait voir, répondent les savants. Le schème visuel est toujours dominé par un schème cognitif qui nous donne à percevoir un monde artificiel dans lequel nous savons pouvoir nous installer. Quant au monde tel qu'il est... Sauf à travailler (Cézanne) ce voir et risquer de se perdre dans « Cet infini détail du fini » (42), on n'en verra pas grand chose. Des conventions. Dans la perception, c'est le retour qui importe ? Qu'entendre par là ? Une anecdote : j'aimais aller au musée voir des toiles avec Joan Mitchell. Je me rappelle de l'un de ces retours : Joan me commandait d'observer Femmes d'Alger, de Delacroix. Il y avait une ombre, là, sur la toile, dont la profondeur m'échappait, parce que je ne parvenais pas à en voir la vraie couleur, et donc en apprécier toute la force, et ce n'est que contraint de l'isoler pour la voir, que j'ai pu en éprouver l'intensité...

 

Olivier Domerg : La difficulté de rendre compte de Manse, me semble-t-il, vient de ce que ce puy, en tant qu'il se détache, isolément, peut être appréhendé par plusieurs côtés ; ou, pour simplifier, par les quatre points cardinaux. Ainsi, la vision de Gap (au sud), n'est pas celle de Chaillol (au nord), ni celle d'Ancelle (à l'est) ou du Refuge Napoléon et du village de Manse (à l'ouest), pour donner quatre orientations principales. Cette vision diffère. La forme apparaît frontalement, verticalement, « en majesté », ou lestée de quelques prolégomènes ou d'obstacles sibyllins. Elle change selon l'axe d'où on la regarde.

 

On voit, en premier lieu, ce que l'on voit toujours, en ce cas et en d'autres ; et qui n'est ni plus ni moins que ce que l'on a appris à voir (habituellement, culturellement, souvent même à notre insu). Ce que la confrontation à de multiples paysages (dans le temps), leurs études poussées, quelquefois, nous ont inculqué ou nous imposent comme ‘vision’ ou comme ‘représentation’.

 

Tout le travail est de passer outre, progressivement ou radicalement, pour faire sourdre autre chose : une vue plus fidèle de ce motif, une vision qui lui serait propre, non reproductible. Et, en ce sens, on peut prendre ce livre, Le Manscrit, comme le mouvement même de cet ‘autre voir’, de cet ‘outre voir’ ; des étapes, interrogations, accidents et des évolutions par lesquels il aura fallu passer pour franchir le pas ; basculer de l'autre côté du convenu, « de la convention ».

 

Ces mouvements, propres aux « travail de voir » et à un certain acharnement à questionner la vision, à remettre sur l'ouvrage ce qu'on avait cru acquis ou évident (ces « brouillons acharnés de la nouvelle étreinte »), peuvent être mis en parallèle, dans l'écriture, avec toutes les tensions, torsions, redémarrages, à-coups, changements de régime ou de registre, qui surgissent et s'inventent pour coller à cela, pour épouser le moindre pouce de terrain, pour relancer la chose. Les emprunts à l'argot, au vocabulaire populaire (comme ce « radiner » que vous avez remarqué), le détournement d'expressions, de citations, les onomatopées, les ruptures de ton, les bribes de chanson, etc., relèvent strictement de cela : une mise en branle générale de la langue dans cet effort et cette exhortation à mieux voir.

 

D'une certaine façon, on a beau dénoncer la convention, la refuser ou la déjouer, rien ne nous est donné d'avance. Il faut tout aller chercher. Tout gagner ou regagner.

 

On n'en finit pas (et n'en finirait pas) d'apprendre à voir (« voir », mais pas seulement, puisque tous les sens sont, en permanence, sollicités et participent de cet effort).

 

 

 

jJ : Sur la route du col, c'est un son qui vient rompre la description du paysage. Ou l'amplifier. Un son. Parce qu'on avance à couvert et que l'on ne voit pas grand chose. Mais à l'unisson du peu qui se laisse prendre dans les rets de la forme, ce que l'on entend le plus souvent, ce sont des « bruits fantômes », avant que le silence ne s'intensifie (29). Ne reste alors dans ce paysage qu'une silhouette d'homme, debout, et un oiseau qui tournoie autour. Le son, le toucher... Vous affirmez que ce qui définit Manse, nous « requiert » (67). Comment « être au diapason de la nature » ? Je l'ai pris au sens littéral : un son avant que d'être dans l'image... « L'harmonie du dehors » serait une harmonique ? Même si on a l'impression (soleil levant), que le son arrive quand la vue se bouche. Comme une issue narrative... Ou bien ?

 

Olivier Domerg : Le lieu vous relance, à chaque venue, à chaque retour en son sein ou à ses pieds. Il « vous requiert », c'est-à-dire qu'il vous sollicite à plein, vous oblige à le prendre en compte, au pied de la montagne comme au pied de la lettre, le plus objectivement et subjectivement possible. Car, entrant dans son orbe, son rayonnement, son ‘espace de tutelle’, vous êtes devenu, en quelque sorte ‘son obligé’.

 

À force d'y être, devant, autour, dessus, vous finissez par tisser une relation particulière avec lui. Vous percevez bientôt le moindre changement, la moindre altération. Le son est de cet ordre. Normalement, dans la nature, on ne devrait entendre que le souffle du vent dans les arbres ou dans les herbes, le ruisseau non loin, le fracas du torrent en contrebas, le chant des oiseaux, le vrombissement des insectes, le craquement des branches, le cri des corbeaux ou les meuglements éventuels des troupeaux quand il y en a (le tintement de leur sonnailles), etc. Pourtant, le plus souvent, on entend des bruits parasitaires, roulement de voiture, coups de feu, lointaine rumeur urbaine remontant de la vallée ou bruit diffus de l'activité agricole.

 

Quant à « être au diapason de la nature », c'est souvent un vœu pieu, une suite d'ajustements précautionneux pour trouver sa place, la plus silencieuse et modeste qui soit ; car, on le sait, dans ce contexte, l'homme est toujours de trop ; trop bruyant, trop présent, trop invasif, trop perturbateur et destructeur.

 

Souvent le lien est dégradé ou rompu. Il faut laisser passer du temps. Revenir dans la bonne disposition d'esprit, sans trop d'intentions ni d'humeur ni d'intériorité parasite. Laisser passer du temps. Laisser le chantier décanter ou déchanter.

 

Vous venez d'arriver. Vous êtes là, immobile, attendant que les choses vous reviennent, que le monde et le présent vous imprègnent ou vous submergent à nouveau ― et un son inhabituel, assez bizarre, vous titille, vous dérange, vous met sur le qui-vive. Vous ne le percevez pas tout de suite, mais il est là depuis le début. Depuis que vous avez repris pied dans le paysage. Et vous finissez par l'entendre, par noter sa présence, insistante. Et vous n'aurez de cesse, à partir de cet instant, d'en identifier la source !

 

Oui, c'est indéniable : il y a cette dimension du son. On évolue continûment dans le « bain sonore » du paysage, qu'on ne saurait réduire à sa seule visibilité. De ce point de vue, le son compte autant que le reste, que ce que perçoivent tous nos sens à l'affût ! D'ailleurs, il précède souvent l'observation, la mise en train. Je ne sais plus qui parle de « la musique des choses » ? Mais, si l'on prête l'oreille, vraiment et suffisamment longtemps, on finit peut-être par l'entendre.

 

 

 

jJ : Le manscrit est la langue de l'absent... Mais de quoi donc Manse est-il le nom  ? (Je déteste cette expression désormais fourre-tout, mais bon...). Il y a certes le fait que soudain la crête du Puy, au débouché de Manse, le village, surgit. Fugacement. Sans parvenir à s'imposer. Non pas donc comme surgit au loin et s'impose le Mont Blanc. Et c'est cette modestie qui « fait » Manse. Le Manse ne s'offre pas en majesté. Il fallait donc autre chose, littéralement, inventer une autre forme de récit, construire une autre perception, une autre raison d'être pour dévisager le Puy dans un propos qui ne pouvait être que « modeste », plutôt que « grandiloquent ». La langue elle-même défaite, tout comme l'est le regard qui peine à construire sa vision devant ce paysage sans majesté. La question reste entière pourtant, aux réponses multiples...

 

Olivier Domerg : Je réponds (sans humour ?) par l'ancrage étymologique du toponyme. Manse vient du latin ‘mansio’ et du verbe ‘manere’, qui veut dire ‘s'arrêter, rester’ ; ou disons, dans le contexte qui nous intéresse : « faire la halte » ; puisque ‘mansio’ était, « à l'époque de l'empire », et d'après les latinistes, « un gîte d'étape situé le long d'une voie romaine, à une journée de marche environ » (p. 225). J'en parle également dans l'épilogue au Manscrit publié dans le n°17 de la revue Nioques en novembre 2017 (épilogue fichtrement documentaire et romain). Une voie romaine passait, jadis, au pied de Manse, permettant, en gros, de cheminer de l'Italie à Grenoble. On en voit encore les traces du côté du hameau de Manse-Vieille, au sud du Puy. Il y avait là une ‘Manse’ ; sorte, donc, de ‘gîte d'étape’, sis à cet endroit sur la voie romaine, d'où la montagne a tiré son nom.

 

Manse’ est d'abord cette trace latine contenue dans le nom de la montagne, et l'idée aussi d'un lieu habité et habitable ; du moins, dans son entour immédiat, à son pied, avec ses divers hameaux, fermes et villages répartis sur chacun de ses versants (Notez bien que, dans le cas d’une ‘forme pyramidale’, on en dénombre quatre).

 

La « modestie » du Puy ne provient donc pas de sa forme ni de sa situation, mais de sa taille, comme je l'ai dit et le répète ici, en regard des sommets des chaînes qui lui sont proches, Barre du Dévoluy et massif du Champsaur. Le Puy de Manse, de par son détachement, sa hauteur et le fait qu'on le voit de loin et de tous côtés, serait l'équivalent d'un Mont Ventoux, si vous m’autorisez cette comparaison, sans la calotte calcaire qui confère au « géant de la Provence » (tel qu’ils le nomment, exagérément, dithyrambiquement, c'est-à-dire provençalement) cette impression de ‘neve’ en toute saison ; et selon la lumière, cette illusion de « neiges éternelles ». Mais, à bien des égards, et hormis Pétrarque et consorts, Manse n'a rien à envier au Ventoux, sur le plan de sa visibilité, ni de son détachement, ni de sa et de ses forme(s) reconnaissable(s) (qui, rappelons-le, change(nt) selon le lieu et l'axe d'où vous le regardez).

 

Ce n'est certes pas un « Mont Blanc », loin s'en faut, mais, en majeure partie, un ‘mont vert’, qui prodigue ses « rondeurs », d'un côté (Ancelle), et sa « bouille pyramidale » des plus avenantes, de l'autre (Gap).

 

Autre précision : c'est parce qu'il est situé au nord-est de la montagne, en contrebas (au bord du sillon qu'instille le torrent d'Ancelle), que le village de Manse, encaissé et garni de forêts, n'offre qu'un point de vue tronqué sur la montagne, quand bien même il serait tapi à son pied. Le manque de vue sur la montagne qui le domine, pour ce village, est dû au manque de recul et aux arbres qui l'entourent. Mais c'est le seul point de vue partiel. Il ne peut, par conséquent, valoir pour ou s'appliquer à l'ensemble des points de vue, qui, eux, sont bien dégagés, et, où la ‘forme Puy de Manse’, s'impose, singulièrement, pour le regardeur que je suis.

 

 

 

jJ : De quoi Le Manse est-il le nom, quant aux moyens de la pensée... Page 159, vous quittez la route, abandonnez votre voiture au retour d'Ancelle. Pour suivre un chemin, « examiner » un côté du versant que vous ne connaissiez pas, ou peu, « au regard de notre projet », ajoutez-vous, « son accomplissement »... De quel accomplissement s'agit-il ? De re-commencer l'examen sous un autre angle, ou d'accepter votre ignorance ? Cette ignorance constitutive du projet d'écrire, le saturant même ? Page 168, vous évoquez l'absence de réserve (de l'écriture)  ? Constitutive de l'écriture ?

 

Olivier Domerg : ‘L'accomplissement’ dont je fais état, dans ce passage, est celui, vous l'aurez compris, de la réalisation intégrale du ‘projet’ tel que je l'ambitionnais au départ : écrire Manse intégralement, ou, pour citer Rimbaud, « littéralement et dans tous les sens ». Écrire Manse dans sa totalité = Le Manscrit, qui n'est autre, bien évidemment, que ‘l'écrit de Manse’.

 

Cela posé comme un ‘idéal’ du projet, souvent démenti par les faits (des choses, toujours, vous échappent) et par le temps imparti (pour pleinement se réaliser, le projet aurait dû être sans fin ; puisque, cette montagne, du fait de l'érosion, de la repousse, du changement dû aux saisons, des interactions humaines, en autres, ne cessent d'évoluer ou de s'altérer : Le Manscrit, que je le veuille ou non, aussi fidèle que je l'ai voulu à cette montagne dont il est un ‘double’ de papier, est daté, dans le temps. Mais, le ‘souffle’ littéraire qui me portait, « la rage de l’expression » (?), la barre que je souhaitais atteindre ou franchir, me font espérer qu'il sera toujours plus approchant, et ressemblant, et d'actualité, que bien d'autres tentatives passées ou à venir, si tant est que d'autres ‘fous littéraires ou artistes’ ne s'en emparent)  !

 

Et, pour que ce ‘projet’ puisse s'accomplir, et devenir, in fine, LE MANSCRIT (ce livre que vous avez sous les yeux), il fallait que je ne néglige aucune piste, aucun sens, aucun angle, aucun témoignage, aucun récit, bref, que je sois le plus exhaustif possible dans la saisie et l'écriture de cette « montagne à vaches » ; en me défiant de tout travers ‘lyrique’ ou ‘emphatique’ et de toute facilité (« cette absence de réserve (de l'écriture) »).

 

 

 

jJ : Le Manscrit est la langue de l'absent. Pas de l'absence. Toujours affirmée dans le texte. Une langue qui sans cesse tente de porter secours à votre projet. Cela me rappelle encore une fois les romantiques allemands, pour qui le malentendu était à la base du langage, son milieu naturel. Qui est l'absent ? La chair du texte ? Quelle vérité dont le texte ne peut s'emparer ? Parce que processus et non forme ? On voit bien comment dans votre travail, la poésie se déroute, est déroutée. La solution poétique n'en est plus une. On oscille entre Kant et Burke au sujet de cet objet, la nature, qui inflige à Burke une humiliation, alors que pour Kant ce qui est démesuré porte l'homme au-dessus de lui-même. Rien de sublime dans Manse, donc aucun sentiment de terreur (rappelez-vous : «  la beauté, c'est le commencement de la terreur qu'un homme est capable d'affronter », disait à peu de choses près Rilke). Mais rien là de cette mise en scène possible du sublime, qui me ferait habiter un autre monde. Manse est-il « beau » ? Mais de quoi ? Que nous veut Manse, dans la puissance inachevée de son être ? Où chercher la réponse ? Si elle existe... En s'interrogeant, depuis votre texte, sur les conditions de possibilité d'un sentir qui excéderait le voir ?

 

Olivier Domerg : Je crois qu'il ne faut pas, ici, se fourvoyer : Le Puy de Manse est là et bien là. Il est tout entier présent. Il est « l'absolue présence », comme toute chose réelle. Comme tout ce qui touche au réel. C'est nous qui sommes intermittents, nous qui nous défaussons, nous qui nous absentons. Dans les faits (et dans le temps). Voire, dans les conditions où nous nous trouvons au moment où nous sommes en sa présence. Pas toujours bien luné, ou suffisamment réceptif, ou centré sur lui, ou suffisamment rigoureux et concentré. Et trop obsédé par La Littérature. Trop préoccupé par mille soucis ou questions qui nous éloignent ou nous coupent de lui, à l'instant même où nous sommes « en sa présence ».

 

Tout l'effort consiste, une fois pour toute, à être là, face à lui, et pas ailleurs ! À se rendre présent à cette absolue présence de la chose ! À ne pas déroger à ce rapport ultra-simple et ultra-compliqué à la fois que nous entretenons avec lui (la chose, le réel). Et d'y être éminemment sensible nous aide dans cette entreprise de clairvoyance et de lucidité  : « le monde est là, nous baignons dedans depuis que nous sommes nés ». L'attention extrême au paysage est l'une des modalités d'accès (il y en a d'autres). La relation au ‘mont’ et au ‘monde’ se noue autour de cette sensibilité au paysage, autour de cette question du paysage, qui nous raccorde au Puy.

 

Pas d'absence, donc, mais une présence sans fard et sans effarement. Une présence crue du réel, à laquelle on acquiesce ou pas.

 

C'est ce dont le texte (‘le cri ou l'écrit de Manse’) s'empare, ou tente de s'emparer. Avec les difficultés (d'identification, d'investigation, d'expression) et déconvenues qui sont les siennes. C'est ce dont ce texte parle, rejouant, à tout coup, « l'expérience sensible »  : réduire l'écart avec la Présence, faire place à la « chair du monde ».

 

La poésie, s'il en est une, « n'est pas une solution » – disait Castellin, reprenant Gleize – ou bien alors, n'est qu'une solution ‘provisoire’. Ou ‘transitoire’. La vérité qu'elle débusque n'est que celle du jour ou du moment. Demain, il faudra « remettre le couvert, à découvert ». Il faudra inventer une autre façon d'y aller, d'écrire et de sentir.

 

La ‘beauté’, dont vous parlez, n'est pas (seulement) une catégorie esthétique ou un concept philosophique. Elle est un des aspects du monde qui (si nous ne nous en détournons pas) nous est donné à vivre et à voir. Elle est, tout entière, et indifféremment, liée à cette Présence, dont je parlais plus haut.

 

Et « elle est là, en permanence sous nos yeux ». Je ne peux que le réitérer.

 

Rien de sublime là-dedans, seulement un bras de fer de l'écriture avec cette beauté-là qui, comme une vague, vous déborde de toutes parts. Et dont nous ne sommes jamais quitte.

 

Et, ne vous y trompez pas, ce n'est pas Manse qui est ‘inachevé’, mais l'écriture et le livre qui lui courent après. C'est pourquoi, j'ai voulu que Le Manscrit reste une forme ouverte, sans savoirs intangibles ni vérités assenées. Il y a une construction, certes, une proposition textuelle, sujette à des approximations, à des ellipses, à des improvisations, à des trous et à des retours ; conforme en cela aux conditions de saisie qui furent les miennes (les nôtres), au regard de la Contingence. Et, en tant « qu'écrivain et inventeur de formes », je ne peux que réaffirmer ma foi en le lecteur et en la lecture. Á lui, maintenant, de faire sa part.

 

 

jJ : Toute écriture est politique, au sens où l'aurait non pas défini, mais donner à comprendre entre les lignes Kant, quand il évoque cet usage « public » de la raison constitutif de ce commun sans lequel l'esprit n'est rien. C'est aussi à cela que touche votre texte. A cette possibilité de dire et de partager, qui ne peut nous dispenser ni de la poésie, ni de la politique.

 

Olivier Domerg : Cela relève d’une de ces banalités ‘nécessaires et indispensables’, c'est pourquoi il faut, ici, la redire : ce que nous avons en commun (ce que nous avons de plus commun) est ‘ce monde’, qui va, à cause de notre emprise et de notre empire, de mal en pis. Un monde dont je parle, dont j'ai entrepris de parler, à ma manière, depuis une trentaine d'années à travers le prisme du ‘paysage’.

 

Ce paysage que je vois, pour ma part, comme une ‘ligne de front’, où « vient battre, toujours plus forte et plus haute, la vague libérale et consumériste », détruisant sans compter, consumant la ‘beauté’ ; et, par exemple, « artificialisant les sols », ravageant les forêts, réduisant toujours plus la part naturelle, et, dans le même temps, les « surfaces agricoles ».

 

Travailler sur le paysage, le mettre au centre de l'écriture, le constituer en « genre » dans la littérature (« un genre qui contient tous les autres » écrivais-je dans le court texte de quatrième de couverture de Le ciel, seul 1), non seulement comme sujet et objet, ou comme 'motif principal', mais comme rapport privilégié au « monde qui nous entoure », c'est se placer, pour moi, entre poésie et politique, sur ce « champ de bataille », à bas bruit, certes, mais tout aussi meurtrier et ravageur pourtant que nos guerres fratricides, puisque, à l'échelle de nos vies, nous sommes en train de voir (et auront vu) disparaître ce qui, sans que nous le sachions toujours, comptait le plus pour nous et rendait ce monde beau et habitable.

 

À mon humble niveau et avis, saisir les paysages, leur donner vie et mouvement dans la page, comme je tente de le faire dans chacun de mes livres, et a fortiori dans Le Manscrit, ne les sauvera pas de la destruction, ni de la prédation, ni de l'altération majeure qu'on nous promet et qui est déjà, partout, à l’œuvre ; mais contribuera peut-être, gouttes d'eau dans un océan de conflits, discordes, violences, catastrophes et cataclysmes, à modifier, un tant soit peu, le regard qu'on porte sur eux. Voilà sans doute le seul ‘commun’ que je puisse partager avec mes contemporains ; avec, aussi, cet ‘acte de littérature’, qui, sur le plan de la langue, de sa vitalité et de sa précision, s'adresse à tout locuteur et lecteur français ou francophone !

 

Littérature’ faite, en « mon arme et conscience », (« la révolution, c'est le style », disait-il) dans cette ‘langue française’ qui est, également, comme vous le savez, une langue éminemment poétique et politique (en témoigne, la main mise du Pouvoir ((de tous les pouvoirs)) dessus, via sa/leur « langue de bois » ― école, médias, communication, administrations, obligations, admonestations), dès qu'elle met le discours en échec et fait appel à ses capacités et/ou potentialités d'expression et d'invention qui sont son « terreau fertile » et ses « forces vives et vivaces », seules garanties de liberté de toute création.

 

1 Le ciel, seul, éditions Le Bleu du ciel, Bordeaux, 2015.

J'ai laissé en l'état cet entretien, qui mériterait pourtant d'être revu : avec une patience et une bienveillance infinies, Olivier Domerg a tenté à de multiples reprises de remettre d'aplomb mes perspectives, sinon de me remettre les pieds sur terre, en vain dirait-on. C'est avouer ici que ce sont les questions qui mériteraient d'être reposées, à tout le moins justifiées, leur "égarement", sinon leur "aveuglement", élucidé. Le Puy de Manse, par exemple, je ne l'ai pas "vu" : je m'en suis tenu à ma seule lecture du texte pour m'en former une image. "Fausse". C'est avouer là encore que c'est ma lecture qu'il faudrait questionner. Sans doute me suis-je laissé emporter. Mais par quoi ? Quel préjugé puisque, autant l'avouer, je n'ai cessé de m'interroger à partir de ce que je pensais résolument caché -cette douteuse absence de l'objet "Manse"... Encore que... Convaincu d'emblée que le Manse ne se donnait ni à lire, ni à voir, je me suis enfermé dans des interrogations dont je suis loin d'avoir épuisé les raisons. Même si ce "d'emblée", d'emblée me désavoue. Je veux dire au fond, qu'il me faudrait revenir sur ces malentendus criant de ma lecture du Manscrit, que mes questions ont passés sous silence, pour me heurter à nouveau frais au réel de cet objet, en ce qui me concerne : le texte d'Olivier Domerg.

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Watergang, de Mario Alonso : le lieu même de la littérature

29 Mars 2022 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #entretiens-portraits

Mario Alonso signe un roman, dans la forme comme dans le fond, extraordinairement singulier. Rien d'étonnant à ce qu'il soit publié au Tripode, qui non seulement sait repérer les talents, mais des auteurs capables de réinventer les formes du romanesque.

Un roman donc, qui "parle" de ce qu'est la littérature, intrigant suffisamment sa vision pour que je lui pose cette question : en quoi, comme vous l'écrivez dans Watergang, la littérature serait-elle un polder ? Voici sa réponse.

 

"Un polder est une terre gagnée sur la mer. Un lieu enfin vivable situé en dessous du niveau des flots, permettant aux bêtes de venir paître et aux hommes de rester pour cultiver, et ainsi survivre. Comme un polder, la littérature est cette vie gagnée sur l'absurde. Elle permet d'habiter le beau un cran en de-ça du réel. Elle nous donne une chance de vivre plus et de grandir mieux, de nourrir notre âme. Les canaux du polder sont toutes les voix qui irriguent le récit, l'énergie qui donne son mouvement au paysage. Cette énergie, je l'appelle poésie." Mario Alonso.

 

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Le goût du secret, Jacques Derrida

4 Février 2022 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais, #entretiens-portraits

Publiés tout d'abord en Italie en 1997, ces entretiens, destinés au public italien et offerts comme une introduction à la pensée de Derrida, ont été édités pour la première fois en France en 2018 dans la présente édition, chez Hermann. Ils sont en fait la restitution dactylographiée fidèle aux archives de l'IMEC. A remarquer : l'original, déposé à l'IMEC est annoté de la main de Derrida : il y avait des « restes » sur lesquels Derrida voulait revenir encore, ne parvenant pas à clore sa pensée, toujours en mouvement, toujours en suspens d'une suite à venir dont sa mort nous a privée.

C'est quoi faire l'expérience de la pensée ? Voilà en gros autour de quoi gravitent ces entretiens. C'est la suivre jusqu'au bout, dès lors qu'elle est levée. On se rappelle l'injonction des Lumières. Kant. L'un des philosophes majeurs de Derrida, de son aveu dans ces entretiens, avec Platon bien sûr, Hegel et Husserl.

La suivre donc jusqu'au bout, dès lors qu'elle est levée. Encore faut-il qu'elle lève, ou « se » lève... Se lève ? Et donc entendre quelque chose comme son appel ? Voilà qui rappelle Levinas, pour qui le plus important était la question de la réponse faite à cet appel. Derrida raconte l'irruption de cet appel de la philosophie dans sa vie. Répondre, oui mais comment ? Par l'insistance ajoute-t-il. On se rappellera ici les lectures insistantes du philologue Jean Bollack : insister, non totaliser. Car la philosophie, bien que construite au moins jusqu'au moment Nietzsche comme système, ne peut à vrai dire se satisfaire d'une totalisation systémique. Les dernières en date, celle des théories systémiques, ont montré leurs faiblesses et avoué leurs horizons : un monde débarrassé de l'humain. La philosophie ne peut s'embarrasser d'un système clos sur lui-même, affirme Derrida, aussi brillant, aussi fascinant soit-il (on songe ici à Hegel). Elle ne peut pour autant s'apparenter à l'assemblage de propositions ontologiques. C'était un peu cela, la Déconstruction, attaquée aujourd'hui de toute part : la tentative d'affirmer tout système impossible, tout en gardant le souci de la cohérence intellectuelle et celui de la responsabilité philosophique d'une pensée qui reste toujours, avant tout, expérience. Derrida revient dans ces entretiens sur ces grands philosophes qui l'ont marqué. Platon, Kant, etc. Pour expliquer que très tôt il s'est intéressé à leurs notes de bas de page. Là où ça tiraillait, là où leur pensée se retrouvait finalement confrontée à ses restes, ou ses excédents. Là où, aussi, l'imagination semblait prendre le pas, dans une liberté que le corps du texte n'autorisait pas. Un lieu troublant dans l'élaboration de la clarté intellectuelle, que ces notes de bas de page, largement envahies par quelque chose qui relève au fond de la « fiction » dirions-nous, là où la tentative, comme la tentation de faire système, ne parvient jamais à ses fins ni le système à se clore.

 

Jacques Derrida, Le goût du secret, entretiens (1993-1995) avec Maurizio Ferraris et Gianni Vattimo , éditions Hermann, 14 février 2018, 134 pages, 16 euros, ean : 9782705694814.

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Oona : « Peindre, c’est combattre la peur de perdre ce qui nous fait nous sentir vivant »

31 Janvier 2022 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #entretiens-portraits, #DE L'IMAGE

Oona a 17 ans. « Me voici », dit-elle. Ouverte à l'ouvert du peindre, ayant, on ne sait trop ni comment ni quand, répondu à cet appel qui résonnait au plus profond d'elle comme seule possibilité d'être soi, ainsi que l'évoquait Levinas dans ses très belles médiations sur le Visage. Car ce n'est qu'à répondre à cet appel que l'on peut être enfin soi, loin des jouissances narcissiques de l'enfance. « Me voici », comme une épiphanie, non pas arrachée à elle-même mais répondant à l'exigence de cette altérité qui a surgi, l'a convoquée, interpellée. La voici donc, confrontée à une expérience qui la dépasse infiniment. Qu'elle narre pourtant déjà avec une assurance étonnante, mais qu'importe cette maîtrise : ce qu'il faut entendre, c'est sa réponse qui nous donne à comprendre que ce n'est pas de l'intérieur que jaillit l'exigence d'être soi, mais de ce qui me convoque, m'interpelle, m'oblige. Ici peindre se laisse découvrir comme appel. Auquel elle a répondu. Répondre. Autant à que de... L'autre moment fondamental du diptyque lévinassien.

 

 

 

jJ : Au moment de commencer cet entretien, et surtout après la visite d'atelier, j'aimerais poser la question de cet incontournable : l'obligation de montrer l'artiste dans son atelier pour recueillir une parole forte, sinon « vraie », au sujet de son travail. Il existe une littérature fournie autour du processus de la création artistique, orchestrant ses mises en scène, films, entretiens, etc., comme si l'on ne pouvait vraiment comprendre l'œuvre qu'à partir de la saisie du processus de sa création. C'est par là que j'aimerais commencer. Sans doute avez-vous vu le film de Clouzot, Le Mystère Picasso. La meilleure étude écrite à son sujet, vous l'avez peut-être lue, est celle de Michèle Coquet : « Le double drame de la création selon Le Mystère Picasso (1956) d'Henri-Georges Clouzot ». André Bazin disait de ce film, qu'il « n'expliquait pas Picasso (mais) le montrait »...

 

Oona : Je suis du même avis qu’André Bazin sur ce film : on nous montre les espaces de créations, on entend des témoignages de muses et de proches du peintre mais l’approche qu’a Clouzot de Picasso reste une vision externe de l’œuvre de l’artiste. Je pense que la compréhension de l’ œuvre d’un artiste ne peut être totale sans les paroles mêmes de son créateur. Il y a tellement d’idées, d’émotions, de doutes qui passent par la tête de l’artiste sans jamais être exprimés sur les toiles. Pourtant tous sont essentiels à la réalisation de l’œuvre, tout suit un fil conducteur qui de l’extérieur n’est pas visible. Quand on entend les proches de Picasso parler de lui, ils ne témoignent que de ce qu’ils ont vu du peintre, personne n’aura jamais la possibilité de parler de Picasso aussi précisément que Picasso lui-même. Le travail artistique est ici bien dépeint grâce aux multitudes de témoignages et d’explications de lieux, on s’approche d’une vérité, cependant, il manque l’acteur principal.

 

 

jJ : Dès le XIXème siècle, l’atelier était à la fois le lieu où l’artiste se donnait en représentation, son «musée personnel» et une sorte de sociabilité professionnelle. Dans les représentations collectives, l'artiste était devenu un être qu'un don distinguait du commun des mortels, son atelier ne pouvait que cristalliser l'imaginaire romantique du mystère du génie de l’artiste. C'est le cas du vôtre ?

 

Oona : Mon atelier c’est une partie de ma chambre, où j’ai simplement installé des bâches pour ne pas risquer de tâcher les murs d’une maison qui ne m’appartient pas. Je n’ai pas les moyens de louer un espace dédié à la création comme le font d’autres artistes, mais je n’en ressens pas le besoin non plus. La poésie que j’accorde à cet espace m’est propre et j’ai du mal à l’exprimer aux autres. Je ne sais pas si l’on peut la ressentir sans que j’en parle, mais c’est ce qui me plaît aussi. J’aime le fait que chaque regard y voit quelque chose de différent, car l’interprétation qu’on fera de mon travail n’est pas de mon ressort, je veux que chacun puisse y lire ce qu’il veut. J’aime faire visiter mon atelier, expliquer mes procédés, avoir des retours, c’est intéressant de montrer un espace si intime en le décrivant de façon à le rendre accessible à l’extérieur. Mais je ne donne que des pistes d’interprétations et des explications techniques, ainsi seuls les visiteurs concluront si oui ou non cet espace cristallise l’imaginaire romantique du mystère du génie de l’artiste.

 

 

jJ : Je voudrais reprendre à partir du film de Clouzot, qui poursuivait une idée fantasque, celle de restituer le plus objectivement possible la « réalité de l'acte de peindre ». L'acte de peindre y est présenté comme une aventure «périlleuse». Un «combat» dont l'issue peut être «fatale»... Pollock ne disait pas autre chose dans le film qui le présente, évoquant l'espace de la toile comme une arène qui engage tout le corps... Peindre, c'est combattre ?

 

Oona : D’après moi, oui, peindre c’est combattre. Les émotions, les gestes d’un artiste peuvent être très violents et témoins d’une lutte contre le monde, voire d’une lutte interne. Chercher un moyen de se placer hors de tout à travers l’art, de s’extirper de la réalité, c’est une lutte à laquelle l’artiste a toujours été confronté. Peindre c’est combattre la peur de perdre ce qui nous fait nous sentir vivant, la peur de la toile vide, puis nos propres peurs et nos creux. Je crois que la plupart de nos actions et passe-temps sont là pour remplir des vides, ainsi peindre permet à l’artiste de combler un manque. C’est un combat qui est nécessaire, parfois dans lequel on s’oublie trop pour laisser place à la violence, mais qui peut aussi être des plus pacifiques et poétiques. Tout cela se retrouve dans le processus même de création de l’artiste, les coups de pinceaux et les marques de couteaux sont les cicatrices de la lutte.

 

 

jJ : Ne parlons plus du processus de création. Parlez-nous de votre démarche artistique, aujourd'hui. De votre projet artistique actuel.

 

Oona : Je travaille actuellement sur une série de douze toiles qui représenteront une année entière d’émotions, mon but avec ce projet est de produire des toiles sincères et intimes où je m’essaye à tout et où je laisse encore plus s’exprimer ma créativité qu’avant. Ma pratique est encore jeune et pour moi chacun de mes tableaux est une partie de moi qui témoigne de l’état d’âme dans lequel j’étais à sa création, je veux continuer dans cette recherche du moi et de son authenticité. C’est notamment la raison pour laquelle mes travaux sont abstraits, mon rapport à l’art est très personnel, c’est un moyen d’extérioriser ce que je ressens, j’espère évidemment que cela pourra toucher les spectateurs mais le seul enjeu de mon art est d’atteindre la représentation la plus fidèle de mon âme. Mes travaux sont comme une biographie, je ne cherche pas du tout à représenter des scènes, des figures, je cherche à représenter ce que je ressens, je veux peindre mon âme, tous ses états, tous ses reliefs, ses défauts.

L’art figuratif ne m’intéresse pas car je cherche à représenter des concepts qui sont eux-mêmes abstraits.

 

 

jJ : Peut-être alors seulement pouvons-nous revenir à la question du processus ? Dans le film de Clouzot, finalement, Picasso ne crée pas. Du moins, n'invente rien. A 74 ans, il est parvenu au sommet de son art. C'est-à-dire qu'il dispose d'une maîtrise, d'une palette de gestes, de techniques bien établies. Michèle Coquet note du reste qu'il ne fait que reprendre des thèmes qui lui sont chers, de la corrida aux vanités. Picasso se cite d'une certaine manière, fait du Picasso, et feint de surprendre, de tâtonner, de raturer... Si bien que l'art y apparaît comme une pratique associant savoir-faire technique et connaissance de l'histoire de l'art. Ce qui m'intéresse dans votre cas, c'est qu'au fond, vous êtes en train de créer cette palette, vous êtes dans l'acquisition de ces techniques, d'un savoir-faire personnel. Comment décrire ce processus ? Comment les choses arrivent-elles ?

 

Oona : Quand j’ai commencé la peinture j’ai cherché à me créer une petite zone de confort, j’ai choisi l’acrylique, le rose, le bleu et le jaune de Naples, des matériaux que je connaissais déjà et que j’aimais, j’ai voulu me créer un cocon dans lequel je pourrais peindre tranquillement. Une fois cette zone créée et quelques semaines de pratiques plus tard, je me suis lancée sur des coups de tête à essayer de nouvelles techniques. Je fonctionne par impulsions, et vu que j’étais devenue à l’aise avec mes matériaux, j’ai osé prendre plus de libertés. Ma progression se fait grâce à ces coups de tête, un tournant dans ma pratique a été d’utiliser l’eau. Et c’est venu subitement, je fixais le ciel bleu par ma fenêtre puis j’ai machinalement été remplir un verre d’eau que je suis venue verser sur une toile, et de là j’ai laissé la peinture se diluer et s’évaporer. Ces idées sont toujours des tests, je ne suis sûre de rien et je n’attends rien non plus, je fais confiance à la peinture et à mes idées en sachant qu’il est toujours possible de retravailler ces expérimentations.

 

 

 

toile n°1 : Bittersweet, acrylique, 40x120cm, janvier 2022.

toile n°2 : L'Essence, encre de Chine sur mouchoirs, acrylique, 80x40cm, octobre 2021.

toile n° 3 : Home, acrylique, 40x120cm, décembre 2021.

toile n° 4 : Je Vois Des Fantômes, acrylique, 40x80cm, octobre 2021.

 

Vous pouvez suivre le travail de Oona sur son compte instagram : 888guns.

 

 

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Jeunesse, Pierre Nora

10 Juin 2021 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #entretiens-portraits

La vie comme une succession de «blocs hétérogènes», au gré des événements qui l’ont affectée… Pierre Nora nous confie –c’est le mot- une biographie au fort caractère rhapsodique, centrée sur sa jeunesse et en se concentrant sur ce qui a fait ce qu’il est devenu. Une biographie parfois intime –sa passion pour Marthe-, toujours sincère, comme l’homme qu’il est, qu’il a été. Je me souviens de lui à l’EHESS ou dans son bureau des éditons Gallimard comme d’un homme extraordinairement bienveillant, d’un homme avec lequel on pouvait parler sincèrement, presque de pair à pair alors que je n’étais qu’étudiant. Il avait renoncé à tout mandarinat et vous consultait avec sincérité, vous accordant toute son attention, soupesant, ne jugeant jamais, cherchant toujours à vous comprendre. Je me souviens de séminaires en présence d’étudiants embarrassés, intimidés peut-être, qui ne parvenaient pas à éclaircir le fond de leur pensée et Nora se tournant vers nous pour que nous leur venions en aide. Cette humilité, le mot n’est ni très juste ni trop fort, lui est peut-être venue au fond de ces trois échecs successifs à Normal Sup qu’il raconte sans fard, lui qui était entre tous les khâgneux, le cacique le plus propre à s’en distinguer. L’échec l’aura profondément marqué, qui explique peut-être ses raisons d’entrer à l’Académie Française, des raisons ancrées aussi très profondément dans sa trajectoire familiale. Pierre Nora est un homme franc. D’un bord politique tout à fait éloigné du mien, à qui l’on peut s’opposer. Un libéral, pourvu que l’on entende par là une école qui n’existe plus : celle du libéralisme philosophique qui s’est toujours refusé à prendre l’homme pour un moyen, une variable d’ajustement, ce qui n’est pas le cas du néo-libéralisme, où pourtant Pierre Nora comme tant d’autres ont fini par se fourvoyer.

Le «petit dernier», comme il se nomme, surprend d’être devenu le «patriarche» d’une famille moins nombreuse qu’elle ne l’était un siècle plus tôt. Il y a quelque chose de bouleversant du reste à suivre cette histoire, à en remonter le cours, à en concevoir le sens. Pierre Nora, dans cette ego-histoire, dépeint au fond le portrait d’une France bourgeoise et cultivée qui n’existe plus (guère). D’une France qui s’était assurée d’elle-même et qui a vu peu à peu ses privilèges non pas annihilés, mais chipotés, rongés, disputés par des crétins obséquieux, vulgaires, des arrivistes serviles obsédés d’y confisquer leurs prébendes et ce, dans son propre camp, celui de la bourgeoisie mais d’une bourgeoisie dégénérescente : celle de cette droite obscène (d’origine socialiste aussi bien) qui n’a cessé depuis de dériver vers l’extrême nauséabond. Mémoire civilisationnelle presque, d’une civilisation disparue dont on relève l’empreinte, de l’étrange défaite de la France de 40 au plateau du Vercors, en passant par ces années charnières du retour d’Algérie. Certes, Pierre Nora aura été toute sa vie un privilégié. Et un homme profondément attaché à son pays. Toujours sur le qui-vive quant à l’idée nationale, tentant à bout de bras d’en maintenir le roman à bien des égards lui-même aussi en perdition.  Dès les années 60, Pierre Nora s’intéressa à cette histoire nationale et cela ne le quitta plus. Jusqu’à ses crispations ces derniers mois autour de la «concurrence des mémoires» ou de cette Histoire mondiale de la France de Patrick Boucheron. Bien qu’il sache au fond de lui que cette ténacité est vaine. Je me rappelle  le séminaire de clôture des Lieux de mémoire. Prochasson s’était attelé à en dresser le bilan. Nora avait conclu ainsi : «Bref, si j’entends bien, c’est à refaire»… Pas simplement parce que, sur le plan de la méthode, nombre d’historiens qui y avaient participé n’avaient pas compris son ambition épistémologique. Mais plus profondément encore, rappelant le reproche qu’on lui avait fait d’oublier pour beaucoup ces territoires non français qui avaient fait la France, parce que tout simplement le roman national ne coïncidait plus avec les aspirations des France(s) qui s’y esquissaient, ne savait plus répondre aux mémoires qui s’y faisaient jour. Pierre Nora regrettait même l’immense fortune de son «devoir de mémoire» que l’on brandissait désormais partout comme un totem. La mémoire était pourtant devenue l’affaire de tous. Et les mémoires «minoritaires», sociologiques ou ethniques qui tentaient d’apparaître, devenaient de véritables laboratoires où forger une nouvelle sensibilité nationale. Les Lieux de mémoire se déployaient désormais en dehors des pouvoirs politiques. La demande était énorme tout d’un coup, l’investissement citoyen également. Pierre Nora aurait dû s’en réjouir, mais il redoutait que sa France s’en trouvât dépassée. Oubliant que son ami de toujours, Krzysztof Pomian, avaient décrit ces lieux comme des sémiophores, porteur d’un sens non pas labile mais sensible, apte à évoluer toujours au sein de l’histoire qu’ils étreignaient. C’est cette étreinte que redoutait Nora. Mais la pratique sociale de la narrativité du passé ne cessait de se diffuser. Le profane interrogeait désormais l’expert, s’emparait même souvent de ses outils pour ouvrir de nouveaux espaces mémoriels où refonder l’écriture du roman national. Car le mythe national n’était plus intimidant : il devenait le lieu de nouvelles expériences citoyennes, que l’on peinait à enfermer dans le prisme de la seule mise en scène d’exutoires transgressifs.

Vaincre l’enclos national… les Lieux de mémoire avaient ouvert la boîte de Pandore, libérant une explosion mémorielle. Il fallait l’accompagner, non rejeter ici et là les mémoires qui écornaient ce trop beau roman national écrit en forme d’étouffoir. Il fallait tourner le dos à cette France, la quitter pour entrevoir des chances d’en construire une nouvelle, d’espérance radicale. Il fallait lui tourner le dos parce qu’autre chose arrivait, portée par la praxis du soulèvement, d’un soulèvement propre à renverser les vieux lieux de sujétion de cette France moribonde dont Pierre Nora avait consigné et la mémoire toujours vivante, et l’agonie politique. Renverser les vieux lieux de la sujétion… Voilà bien vingt ans au moins que la France est entrée dans le champ de cette turbulence. Pour que le siècle vienne, pour que les intellectuels assument enfin leur rôle, il faut sortir de la grande nuit néolibérale qui ne sait que retrancher, mutiler du roman national toutes ses pousses les plus fertiles. Et reconstituer nos forces par le bas et par la prise en compte des multiplicités.

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Foucault en Californie, Simeon Wade

3 Juin 2021 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #entretiens-portraits

Le récit de Simeon Wade sur l’expérience qu’il avait proposé à Michel Foucault n’avait jamais été publié curieusement. Peut-être parce qu’il s’agissait d’un «voyage» sous acide conçu comme un événement de l’être dont Wade avait soigneusement orchestré la mise en scène : le paysage grandiose de la Death Valley, une musique de Stockhausen diffusée sur un matériel rustique (sur cassettes) à la nuit tombante, etc. … Du «voyage» lui-même, Wade ne dit pas grand-chose. Rien de sublime, quelques échanges sans grande consistance, beaucoup de prudence même pour un événement qui, aux dires de Wade, aura radicalement transformé la vie et la pensée de Foucault au point que, de retour en France, ce dernier détruira les manuscrits II et III de son Histoire de la sexualité pour les repenser entièrement (mais on ne saura jamais ce qu’il leur reprochait) et celui sur les «monstres», ne pensant plus en être un. Rien donc sur cette expérience, juste quelques allégations robustes : le lendemain, Foucault pleurait, affirme Wade, et racontait à qui voulait bien l’entendre qu’il avait été enfin exposé à la Vérité, qu’il en avait éprouvé, dans son corps, la justesse. On n’en saura pas plus. La description ici déroute, manque son objet, n’en dit rien plutôt… Zabriskie Point ramené à quelques lignes sans écho… Pour le reste, Wade «narre» -c’est le mot-, une rencontre, des rencontres : Foucault face aux étudiants américains de Claremont College, dans un style des plus conventionnels, sinon désuet, barbon… C’est que Wade ne cesse d’y exposer sa volonté d’apparaître à la bonne hauteur, rivalisant de cuistrerie quand le Foucault qu’il nous présente demeure modeste. Sous le fatras d’un texte par trop démonstratif, c’est peut-être son grand mérite que de nous montrer un Foucault apaisé, serein. Foucault en pattes d’éph, en 1975, fumant du hash mais sans perdre le contrôle, donnant du reste toujours l’impression de ne jamais vouloir perdre pied. De cette expérience intérieure dont rien ne nous est révélé, Wade affirme que Foucault en reviendra conforté et qu’il faut en chercher le sens dans ses deux derniers livres : L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, où l’on découvre un Foucault qui accepte enfin de se loger dans son corps, sans jamais enfermer ce corps dans sa finitude, ni sombrer dans le questionnement phénoménologique de ce corps, Foucault n’appréciant guère la façon dont la phénoménologie nous détourne des questions essentielles.

C’est un Foucault ravi qu’il dépeint, s’affirmant plus journaliste que penseur, un Foucault exprimant le vœu que son œuvre ne passe pas son époque, s’y réduise tant elle s’en voulait le simple questionnement ponctuel, une étape, et c’est peut-être sa force en effet : Michel Foucault a soulevé des montagnes pour nous léguer un outil de pensée, l’archéologie du savoir, et l’horizon d’une nécessité toujours renouvelée : poursuivre l’étude de ces événement discursifs qui fondent les Pouvoirs, d’un Pouvoir qui sans cesse sait se renouveler et prendre à défaut nos insurrections.

Il y a pourtant un point de fuite obscur dans ce texte. Un point de non-retour que rien n’explicite : Foucault expliquait que nous n’étions rien d’autre que ce qui est dit. Mais l’expérience qui nous est rapportée va sans dire. Elle ne dit rien, ni de Foucault, ni d’elle-même, et moins encore de cette fameuse exposition foucaldienne à la vérité… Foucault se tait, et fut tout autre pourtant…

Au final, c’est un récit plaisant que nous livre Wade, moins pour cette image de Foucault qu’il décerne que ce sens de l’amitié que l’on entrevoit en Foucault, attaché à découvrir plutôt qu’à recéler.

Foucault en Californie, Simeon Wade, traduit de l’américain par Gaëtan Thomas, préface de Heather Dundas, éditions zones, mars 2021, 144 pages, 16 euros, ean : 9782355221583.

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