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La Dimension du sens que nous sommes

Je suis Pilgrim, Terry Hayes, lu par Sylvain Agaësse

26 Juin 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Pilgrim… Un nom de code. Celui d’un homme qui a laissé en héritage un essai de criminologie et un autre de médecine légale… Un nom, au croisement de meurtres inquiétants : une femme dans un hôtel de Manhattan, un père de famille décapité en Arabie Saoudite, le directeur d’un institut médicolégal énucléé en Syrie, et at least, un complot en cours contre l’humanité… Qui est Pilgrim ? Un espion ? A la solde de qui ? 900 pages et 24 heures pour le trouver… «24»… En vain. A travers l’Arabie Saoudite, l’Afghanistan, la Turquie, les Etats-Unis dès le lendemain du 11 septembre. A vivre désormais cette angoisse d’autrui que le 11 septembre a déchargée crûment entre les hommes. Pilgrim reste hors de portée pourtant. Insaisissable, et dérangeant, tant le roman déploie les clichés sur l’occident dominateur. Pilgrim, ou le monde libre. Qui ne peut toutefois l’être qu’opposé à un univers nécessairement plus sombre que lui. Roman gênant pour tout dire, culturellement, d’autant qu’il vous entraîne malgré vous bien au-delà de ces clichés et du racisme sous-jacent qui les féconde : par son brio, le talent de l’intrigue qui y éclot, par son efficacité stylistique, il vous fait vite oublier le caractère nauséabond de ces clichés. Pas un break. Il est Pilgrim, bluffant, terrifiant, debout face au Sarrasin qui s’est levé en même temps que lui pour garantir à l’occident la légitimité de ses actes. De New York au camp français du Struthof, des seigneurs de guerre au hacker déjanté, tout est inquiétant dans ce roman. A commencer par sa virtuosité qui nous fait avaler à pleine vitesse d’incroyables couleuvres… «24», plus que James Bond. Pas de girl dans le roman. Ce qui le rend peut-être plus inquiétant encore. Un roman tout entier construit sur la problématique du terrorisme islamiste et des réponses que nous lui apportons. Un roman qui nous parle de la jouissance que cette opposition génère : cette violence qui a tendu semble-t-il pour toujours nos rapports. Les rapports humains. La violence terroriste et la nôtre, comme un couple indéfectible. Terrifiant parce qu’il nous parle du monde dans lequel nous vivons et dans lequel, justement, la violence est le seul l’horizon. Terrifiant parce que ce dont il s’agit, n’est rien moins que la conspiration des Etats-Unis face au monde contemporain. Le pendant de la conspiration islamiste contre ce même monde. De Ground Zero, où se situe symboliquement l’assassinat de la jeune femme, au Sarrasin : l’ennemi, ce personnage commode grimé en islamiste solitaire, individualisé, mais dont le nom n’est pas sans évoquer quelque raccourci générique à la Houellebecq. Terrifiant parce que la Shoah est comme son point secret de retournement, qui articule fantasmatiquement tout le devenir humain. Un roman intriguant en somme, dont Sylvain Agaësse nous fait une lecture sidérante avec son phrasé énigmatique souvent, comme conspirant contre la phrase pour jeter ça et là à notre écoute le mot où elle achoppe, le silence où tout prend sens, baissant le ton par moments jusqu’au murmure pour nous abandonner dans ce petit pas de côté où tout se met à résonner étrangement.

Je suis Pilgrim, Terry Hayes, lu par Sylvain Agaësse, traduit par Sophie Bastide-Foltz, éditions Audiolib, 15 mai 2019, 3 CD MP3, durée totale d'écoute : 27h53, 29.50 euros, ean : 9782367628288.

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Blanc Mortel, de Robert Galbraigth, lu par Lionel Bourguet

25 Juin 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Cormoran Strike, détective privé, regarde ses chaussures… C’est que Billy, plus ado qu’adulte, lui raconte qu’il a été vaguement témoin d’un meurtre dans son enfance. Il ne s’en rappelle évidemment pas grand-chose… L’histoire paraît pourtant crédible, mais Strike n’a pas le temps de s’en assurer : Billy s’enfuit. Intrigués, Strike et son associée, Robin Ellacott, s’emparent de l’affaire. Compliquée. Rendue plus contournée encore par leurs relations… On se rappelle qu’on avait laissé ces deux-là plantés devant une église, à la toute fin du troisième opus de leurs enquêtes. Rentreront, ne rentreront pas… L’action se déroule pendant les J.O. de Londres, dans des faubourgs pisseux et/ou des salons lambrissés où nous embarque l’auteure, J.K. Rowling donc, avec la maîtrise qu’on lui connaît désormais pour le genre romanesque, et la critique de cette classe politique anglaise stipendiée. C’est donc grave et léger à la fois, désinvolte et effarant… tordu aussi, sinon retors. Chantage, sexe, pouvoir, assassinats donc, l’intrigue se ramifie en magouilles incessantes, nantis obligent. Un ministre est tué. Le page turner prend de la vitesse. Et cependant Galbraigth ne cesse de nous en sortir, pour prendre du bon temps avec ses personnages, tout comme elle savait le faire dans Harry Potter pour construire dans le temps ses héros, leur faire vivre leurs émotions et s’opposer les uns aux autres. Alors bien sûr, quelques fausses pistes crèvent d’évidence et poussent à sauter les pages inutiles, surtout que le roman est long, très long. Mais il sait avancer en masquant l’essentiel jusqu’au bout, donnant paradoxalement l’envie de ne rien lâcher sitôt le notoire, su. D’autant que la relation entre nos deux principaux personnages s’avance de page en page vers un tournant d’où il ne leur sera plus possible de tergiverser. Et puis, quel régal de voir l’auteure dévoiler jusque dans ses sales besognes cette haute société anglaise qui n’en finit pas de se payer de mots et de mensonges orduriers. C’est pas joli joli, le monde de la phynance… Ce cynisme, cette vilénie… Lionel Bourguet prend le temps de la dire, de la dérouler dans toute sa laideur. Chose incroyable, dans un livre si long. Il prend tout son temps, pèse sa métrique, ménage des silences, des pauses, appuie la syllabe là où le sens l’attend. Avec patience et drôlerie parfois, laissant le temps filer sa gigue : on n’est pas pressé, le temps du roman n’est pas celui d’un labeur et son tempo à lui est celui du conteur, magistral, qu’il est.

Blanc Mortel, de Robert Galbraigth, lu par Lionel Bourguet, traduit par Florianne Vidal, Audiolib, 3 CD MP3, durée d’écoute 24h37, 25.50 euros, ean : 9782367628356.

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La grève des électeurs, Octave Mirbeau

24 Juin 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #Politique

Texte publié le 28 novembre 1888… Octave Mirbeau s’étonnait alors qu’un farceur élu pouvait espérer tromper encore le corps électoral… Et l’électeur donc, ce «martyr improbable»… Le prétendu droit de vote, analysait-il, n’offrait aux opprimés que la possibilité de choisir leur prédateur, et leurs chaînes… Car à la vérité, le droit de vote, quand on en analysait de près le fonctionnement et non seulement le principe, n’était qu’une fabrique à consensus et à résignation. Or pourtant, Octave Mirbeau s’était limité à la compréhension du geste de l’électeur réfléchi, celui qui savait expliciter sa souveraineté politique en pleine connaissance de cause. Mais même celui-ci, s’interrogeait-il, comment le découragement, voire la honte, ne le touchaient-ils pas ? Aucune élection ne lui servirait donc jamais de leçon ? Cela, Octave Mirbeau l’écrivait en 1888. Analysant avec une incroyable lucidité le rôle que la presse allait tenir dans ce dispositif : machine «payée pour avoir la peau de l’électeur»… Une presse qui en effet, n’a cessé depuis d’avoir notre peau. En 1888, beaucoup invectivèrent Octave Mirbeau, qui déjà avait compris comment allaient fonctionner toutes nos prétendues républiques. Déjà il avait pointé le «déshonneur collectif» dans lequel sombraient les politiciens français. Déjà il avait compris ce qu’était la vocation de  toute république : celle de nuire gravement à la démocratie. Et Octave Mirbeau de l’illustrer à travers l’insupportable ton («Moi») que les présidents prenaient pour parler de «Nous»… Déjà l’exaspérait cette arrogance «bonapartiste». Et déjà Mirbeau avait découvert que parmi les appareils répressifs de l’état, le plus puissant était sans doute celui de la fabrique d’opinion : la presse qui depuis n’a cessé de nous faire croire qu’elle était «libre» voire, plus crapuleusement encore, le levier indépassable et la garantie solennelle de nos libertés collectives…

Exister, c’est résister, insistait Octave Mirbeau. La République n’est qu’une illusion, affirmait-il, un système toujours moribond qui ne tient que par la force de sa presse et de sa police. Une fiction, au sein de laquelle le peuple est assigné à résidence : seule sa docilité y est recevable. Mieux, parce qu’on n’en était encore qu’au balbutiement d’un régime qui cherchait moins à suppléer à ses carences qu’à les masquer, Octave Mirbeau  avait compris que la bureaucratie de l’état, qu’il ne fallait en aucun cas confondre avec l’idée de fonction publique, était l’instrument légué par Napoléon pour soumettre les peuples et que c’était cet instrument qu’il fallait  protéger coûte que coûte, pour vider à tout jamais la démocratie de son dangereux sens. Il voyait dans cette bureaucratie, avec la presse et en dernier recours la police, l’avancée la plus probante de l’état autoritaire, seul capable de vraiment menacer l’intégrité de la société civile, son unité, son avenir. L’état bureaucratique, au fond, n’avait d’autre objectif que celui-là et celui de se survivre à lui-même. Et pour cela, on l’avait armé de l’idée d’intérêt général, fossoyeuse de celle de Bien Commun. Si bien que par la suite, reprenant ses analyses, un Brecht pourra en effet affirmer sans l’ombre d’un doute que la dictature n’était pas le contraire de la démocratie républicaine, mais son évolution normale. Les élections ne relèvent pas de la politique : elles ne sont que comédies, qui  d’élection en élection n’ont vocation qu’à se transformer en tragédie.

La grève des électeurs, Octave Mirbeau, Editions de l’Herne, 05/03/2014, 7.50 euros, ean : 978-2851972705.

Réédité par les éditions La part commune en janvier 2017, 5.90 euros, 68 pages, ean : 9782844183330.

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Fondation, Le cycle des Fondations, volume I, Isaac Asimov, lu par Stéphane Ronchewski

18 Juin 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #LITTERATURE

XIIIème millénaire après J.-C. Trantor, la planète capitale, contrôle les 25 millions de planètes habitées de la galaxie. Sur Trantor, le mathématicien Hari Seldon a inventé une nouvelle science : la psychohistoire, qui permet de prédire mathématiquement l'évolution de la société et des groupes humains qui la composent. Or le modèle mis au point prévoit le déclin de l’Empire et la destruction de Trantor d’ici cinq siècles. Le modèle prédit également qu’à ce déclin succédera une longue période d’anarchie qui durera trente mille ans, avant que de ces décombres ne puisse surgir un nouvel empire. Mais bien que le modèle soit formel, il est possible d’y introduire une variable qui réduirait le temps du chaos à mille ans. Pour cela, il faudrait créer une Fondation capable de capter la totalité des connaissances humaines au sein d’un algorithme tout puissant qui enfanterait notre nouvel avenir. Une forte opposition se fait jour contre le projet. Seldon réussit pourtant à installer sa Fondation sur Terminus, une planète en bordure de la galaxie. Officiellement, elle ne fait que collecter toutes les données de l’humanité. Dans la réalité, Seldon mène seul son projet de mathématiser l’espèce humaine et son environnement pour définir les conditions d’un Vivre ensemble raisonnable...

Suite de nouvelles plutôt que roman, ce premier volume est ahurissant. Chaque nouvelle excipe un moment de la Fondation, architecturant l’ensemble sur un modèle historiographique. Chaque moment est la révélation d’enjeux qui pourraient au fond bien être les nôtres : qu’espérer, raisonnablement, de la meilleure société réalisable ? Les questions que posent Asimov, les réponses qu’il dessine, ne sont pas sans rappeler l’horizon algorithmique dans lequel, déjà, nous précipitent «nos» dirigeants. Seldon mathématise ainsi la sociologie, moins pour construire le meilleur des mondes possibles, que pour tracer des limites à l’action humaine. Une sorte de théorie des systèmes poussée à son comble, où définitivement, la variable humaine n’entrerait que subsumée sous des impératifs abstraits. Tout se passe comme si, par exemple, l’idée de Liberté était trop sérieuse pour la confier aux seuls humains. Tout se passe comme si seul un modèle mathématique pouvait nous en donner justice… Et curieusement, c’est sous la forme d’un dialogue que l’intrigue se joue. On songe ici au dialogue socratique, qui ne serait malheureusement plus réduit qu’à une sophistique de domination. Ce genre de dialogue au fond qui aura traversé le Grand Débat de Macron, concluant avant d’entendre, enfermant à l’avance la pensée dans son linceul sophiste…

Figure emblématique de la science-fiction, Isaac Asimov (1920-1992) s’est imposé comme l’un des plus grands écrivains du genre, capable d’en inventer les codes, mais peut-être surtout, et de par sa formation, l’un des premiers à faire du raisonnement scientifique un objet littéraire, une structure du récit romanesque, symptôme du basculement de la pensée contemporaine dans l’illusion statistique. Car ce que met à nue la science-fiction, telle que déployée par Asimov, n’est rien moins que l’idéologie de la focalisation statistique, subsumant la richesse sous le nombre. La gouvernance mathématique qui ordonne la logique du récit et prétend orienter le devenir des sociétés humaines, fonctionne comme auto-justification des intérêts de la société marchande, d’où la revendication sociale, symptôme de l’autodétermination humaine, doit être exclue. Cette autotélie du raisonnement mathématique, qui a fini par devenir le canon de la pensée économique, n’a que faire de la variable humaine dont il faut à tout prix réduire l’incertitude, pour en faire une simple variable d’ajustement. Mais Asimov ne s’en contente pas. Même si le raisonnement scientifique le fascine. Au fond, il nous tend son miroir déformé pour mieux nous interroger. La machine fictionnelle du récit ouvre au questionnement des modèles scientifiques. A quelle fin recherche-t-on à tout prix à rendre ces modèles partout dominants ? N’est-il pas tant de nous interroger sur la légitimité politique du savant ?

L’interprétation qu’en donne Stéphane Ronchewski est magistrale, de retenue, de malignité, se jouant du suspens qu’il distille à tout moment pour faire avancer le dialogue en se jouant de son interlocuteur, ironique et surplombant l’histoire comme la science aime à surplomber nos réactions.

Fondation I, Isaac Asimov, lu par Stéphane Ronchewski, traduit par Jean Rosenthal, 13 mars 2019, Audiolib, éditeur d'origine : Denoël, durée d'écoute : 9h49, 1 CD MP3, 19.90 euros, ean : 9782367628431.

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La vie vagabonde, carnets de route, Lawrence Ferlinghetti

17 Juin 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #poésie

On the road avec Ferlinghetti, poète de la Génération grandiose. Cinquante ans de route pour cet ex-commandant d’un chasseur de sous-marin devenu écrivain, devenu beatnik, Docteur ès lettres de la Sorbonne. Ses carnets s’ouvrent en 1960, à la Nouvelle Orléans où règne encore la ségrégation. « Je vois de sombres choses déferler sur le pays », note-t-il à Big Sur. « Une autre espèce d’hommes » est en train de gagner curieusement à ses yeux, alors que le mouvement beatnik explore à peine les prémices de ce qui deviendra le mouvement hippie. Ferlinghetti a tourné le dos à toute forme de carriérisme. Il parcourt le monde, vit de peu, de conférences essentiellement. En 63 il est à Paris, puis en Afrique du Nord. La guerre d’Algérie s'achève, mais rien ne semble fini pour la France avec l’Algérie. Ferlinghetti arpente le quartier latin avec le même plaisir que treize ans plus tôt, quand il y était étudiant. Il retourne au 2, place Voltaire, où il logeait, au dernier étage d’un immeuble haussmannien, avec balcon. Il se prenait alors pour le Proust américain, confesse-t-il. Rue de la Roquette, toujours les mêmes bordels, et le café Tambour, à Bastille avec pas loin sa fête foraine, dévoilant un Paris émouvant et vieillot. De là il prend le train pour la Dordogne, Madrid où des milliers d’espagnols lui semblent échoués dans leurs vies. Algésiras, Tanger. Il sera bientôt en Sicile, puis à Rome, à stigmatiser déjà le grand fléau de l’époque : le tourisme. Il revient en France, pour vivre Rodez, à cause d’Artaud, Rodez «où là seulement, Dieu pourrait exister». Et encore, un Dieu médiéval à ses yeux, «réfugié». Sans cesser de retrouver ses amis, Albert Cossery, Burroughs. En 64 Ferlinghetti est à Los Angeles. Les émeutes de Watts éclatent, mais il n’en parle pas. Il observe simplement ces «visages de vieux noirs intelligents», des «Gaugin dans un paysage de jungle». L.A., il la regarde depuis ses déserts, ses forêts, ses champs remplis de carcasses de voitures à l’abandon, de réfrigérateurs. Déjà cette civilisation de l’objet lui paraît vide. Vaine. De trop. Lisbonne en 65, l’Espagne de nouveau, l’Italie, pour se prendre de bec avec Evtouchenko au sujet d’Ezra Pound, qu’il voit à Spolète. Immobile, hiératique, mandarin attendant de lire quelques pages de son œuvre devant un  public médusé. Il décrit sa voix inaudible, frêle, aiguë, monocorde. Indomptable, écrit-il, tandis que l’émotion l‘étreint. Pound impassible, «le silence à la rencontre du silence». En 66 il évoque le Vietnam, Steinbeck que les européens voient comme un représentant la gauche, alors qu’à ses yeux il est tout sauf cela. Berlin en 67, ville «à cran». Ferlinghetti décrit le mur comme un monstrueux serpent lancé à travers la ville avec son «médiévalisme barbare» entre «deux camps macabres». Avant de s’envoler pour l’URSS. Moscou très vite et puis surtout un long voyage en transsibérien. «Tout ce qui est perdu doit être cherché de nouveau», affirme-t-il, se faisant le romancier des grands espaces russes. Et là seulement, dans l’immensité sibérienne, il songe à la Révolution, que seule la poésie justifie. De retour, il déboule à Paris en plein Mai 68. Ferlinghetti recopie les slogans sur les murs de Saint-Germain, Saint-Michel. Jean-Jacques Lebel l’a invité à donner une suite de conférences à Montparnasse où d’autres artistes américains initient les français à l’art des performances. Happenings avec un  groupe d’anarchiste, «Noir et Rouge», de Vincennes. A la Sorbonne, il observe ces foules d’étudiants et pas loin, les ouvriers. Des foules immenses, «contagieuses». A Maubert, une «horde» de flics les agresse sauvagement, «avec toute la force brute et aveugle de l’Etat retranché», note-t-il. Il n’y a rien à attendre à ses yeux, de cette histoire, sinon les barricades face à ce qu’il nomme «l’état impérial». Puis il repart en Floride où s’organise le soutien aux boys du Vietnam. Repasse par Paris en décembre, où désormais «Tout est beau et con». Il fuit Paris, lui préférant sa vie déracinée, errante, «flânée». Sa volupté fugitive : «il n’y a pas de fin au flétrissement des feuilles d’automne». Ensuite Ferlinghetti voyagera beaucoup, résolument, en Amérique du Sud. Il rencontrera souvent Ginsberg, «homme seul en sort d’un saut», laissant de plus en plus son carnet gagné par l’écriture poétique. L’Europe l’ennuie : «la ronde de nuit garde toujours les riches bourgeois». Il donne des conférences, sur Kerouac, beaucoup, s’emportant à son sujet : Kerouac n’est pas un révolutionnaire à ses yeux, ses écrits n’ont jamais menacé l’ordre établi. Il voit en revanche les états européens menacer de plus en plus les libertés individuelles. Et la poésie comme genre disparaître ou devenir quelque chose comme l’ennemi de ces états. Lui se veut volontiers «dissident» désormais et non révolutionnaire, tant le mot lui paraît galvaudé. En 1982, il est de nouveau à Paris, dont l’embourgeoisement l’exaspère. Il parcourt encore un peu la vieille Europe, entre deux sauts en Amérique du Sud : «oubliez la vieille Europe !», elle n’est plus que celle des guides touristiques qui seuls lui donnent ses raisons d’être… En 99 il passera une dernière fois rue Gît-le-cœur, pour voir l’ancien hôtel des beats, transformé en hôtel chic. Paris lui semble désormais comme au bout d’une laisse : «le cœur de la France ? L’Apocalypse bourgeoise !»… il part pour Berlin, semble tourner en rond dans cette Europe qu’il finit par détester. Se rappelle Beckett, «vivant dans son corps mort», dévisage «l’immense pouvoir de destruction de la culture» européenne, qui l’entraîne droit vers son précipice, dont rien ne peut la détourner. L’Europe ? C’est désormais à ses yeux «toute l’histoire, qui n’a jamais eu lieu»…

Lawrence Ferlinghetti, La vie vagabonde, carnets de route 1960 – 2019, édition du Seuil, traduit de l’américain par Nicolas Richard, avril 2019, 600 pages, 25 euros, ean : 9782021368833.

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Essence et sens du soin, Pratiques n°78, Cahiers de la médecine utopique

14 Juin 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #Politique

Revue des praticiens de la santé créée en 1975, la revue se veut un outil de réflexion au carrefour des questions sociales, politiques, scientifique et philosophiques, éclairant la problématique du soin. Or, déjà en 2017, les animateurs de la revue tiraient la sonnette d’alarme, observant que le renversement des priorités, articulé par la marchandisation des patients et des maladies, causait des dommages irréversibles au vivre ensemble. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, au-delà des revendications légitimes des personnels de santé : c’est le Bien Commun que l’on attaque, avec des dommages chaque jour sensibles sur la santé des personnes. Déjà la revue dénonçait la logique de segmentation des actes médicaux en milieu hospitalier et cette approche comptable qui saucissonne les patients pour les traiter organe par organe, sans jamais répondre à la globalité de l’expertise médicale. Déjà la revue affirmait qu’au-delà du malaise hospitalier, la médecine généraliste elle-même allait être touchée par ce changement de paradigme qui corrélait la segmentation des actes au revenu des médecins. «Les soignants se sont laissés dépossédés de l’essence du soin, affirmait les rédacteurs de Pratiques, ils se sont inclinés devant la rentabilité exigée qui a profondément dégradé leur propre estime de leur travail». Et d’en appeler à la Résistance, sinon la révolte, pour rien moins que «sauver les métiers de la santé», «une révolution à laquelle il est urgent de s’atteler». Résistance donc, tant le choix d’accompagner l’homme souffrant n’est pas un choix pris à la légère. «La santé est un état de résistance, écrivait Marc Jamoulle, à la maladie, à la violence, à l’exploitation, à la mal bouffe, à la pollution, aux conditions de logement désastreuses, aux marchés pharmaceutiques, à la marchandisation de la santé et donc à une conception néolibérale de la médecine». Et de conclure que les professionnels de la santé devaient entrer en résistance et aider leurs patients eux-mêmes à entrer en résistance. Toute la grandeur de la médecine est là au fond, dans cette humanité que les néolibéraux voudraient lui arracher. Dans cette dimension éthique du soin que l’on voudrait éradiquer et qui déjà fortement atteinte, ouvre à cette «double peine» dont parle Sylvie Olivier, «pour les patients comme pour les soignants». Il faut lire et méditer l’article de Jean-Philippe Pierron, affirmant d’emblée que «la relation de soin, dans sa dimension éthique profonde, est une confiance» entre deux individus, sur fond de compétence et de «consentement éclairé au soin». Il faut lire cet article, parce qu’au-delà des attaques que notre système de santé subit et qu’il décrypte avec pertinence, c’est tout un modèle de société qu’il éclaire : que le soin soit devenu en France une industrie de la santé, justiciable de la seule rationalité économique où «le nombre (a remplacé) la Loi» comme fondement des obligations entre les hommes montre bien ce vers quoi nous avançons : une société sans Loi. Et ce, dans toutes les dimensions du non-vivre-ensemble : ce que nous propose l’état, c’est une fiction, du genre dystopique, qui a fini par placer la Loi sous l’égide du calcul. Rien d’étonnant alors à ce que dans la santé, les techniques de gestion aient pris le pas sur celles du soin, transformant les hôpitaux en machines numériques dont la vocation est d’œuvrer jour après jour au lissage des nombres pour conforter leur performance économique et le soumettre au seul horizon qui vaille dans cette société de discorde : la rentabilité financière. Seuls des indicateurs mathématiques pilotent la relation soignant-soignés, contraignant à classer les hôpitaux par leurs activités de production, en attendant leur cotation en bourse. Au final, c’est l’humain qui est de trop dans cette société marchande…

Essence et sens du soin, Pratiques n°78, juillet 2017, 18 euros, 96 pages, ean : 9782919-249275.

https://pratiques.fr/-Pratiques-No78-Essence-et-sens-du-soin-

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La Vie de merde de mon père, la vie de merde de ma mère, et ma jeunesse de merde à moi, Andreas Altmann

13 Juin 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Récit autobiographique d’un jeune allemand élevé en Bavière dans un milieu catholique hypocrite et lubrique, sous la tyrannie d’un père despotique, vendeur de babioles saintes, ancien SS… Dans la bibliothèque de ses parents, le seul livre conservé, un Mein Kampf dédicacé, dans l’édition de 1939 offerte à tous les jeunes mariés allemands, donne le ton… La guerre est finie bien sûr, reste celle que le père va livrer contre la mère et les enfants. Cela avait mal commencé du reste dès le début : à sa naissance, sa mère avait poussé un cri d’horreur : un garçon ! Un apprenti führer de plus… Alors elle l’habilla en fille pour conjurer le sort. Pas tout à fait en vain finalement, puisque l’enfant sut grandir contre cette idéologie qui dévora ses plus tendres années. On est après la guerre bien sûr, les nazis se sont reconvertis en gentils allemands, bigots dans sa ville, que le Pape vint un jour bénir… C’est que la Vierge noire de la Chapelle de la Grâce rapportait plus d’un millions de visiteurs par an, pressés de dépenser leur argent en génuflexions anémiantes. Andreas subit donc dès le départ et l’opprobre de sa mère et la cruauté de son père, SS engagé naguère sur le front de Pologne, puis de Russie. Une jeunesse normale dans un village allemand d’après-guerre, Altötting, ville de lâches, de fourbes affirme-t-il, où suintait partout la haine du corps et la lubricité. Une ville de veules qui avaient su s’inventer au sortir de la guerre une légende de résistance, permettant aux zélateurs du nazisme de retrouver une vie normale, bourgeoise, qui ne se rappelait plus ses liesses devant les victoires et les exactions nazies. Avant de subir tout de même les contrecoups de la haine, sa mère violée par les alliés, puis par son mari. Andreas raconte l’enfance, la jeunesse de ses parents, la sienne, ses années de collège, ses profs tortionnaires, les violences physiques que subissaient les jeunes allemands au sortir de la guerre, pour leur faire oublier celles que leurs parents avaient fait subir au monde. Robuste pédagogie de profs qui avaient tous appointés sans hésitation au parti nazi. Avec en soutien l’église, acharnée contre les corps des enfants, éduquant au mépris sinon au dégoût de la femme, tandis que les prêtes abusaient d’elles en toute innocence… Andreas raconte une société de violence, notre héritage, l’héritage de cette Europe chrétienne qui, avant que d’être Amour (elle ne l’a jamais été), fut punitive et arbitraire. Il raconte le ménage de ses parents au-delà du triste, où son père ne visait qu’à briser sa mère, ses enfants. Rien ne nous est épargné des formes de l’avilissement du père, de la terreur domestique qu’il avait instaurée pour prolonger un peu la jouissance que lui avait procuré celle qu’il avait déployée en Pologne… Un père qui ne cessait de torturer sa femme sous les yeux de ses enfants. Avant de la chasser pour la remplacer par une nouvelle, neuve dans la soumission, à qui il put de nouveau lui faire apprécier sa haine de l’humanité. Andreas nous raconte l’atmosphère de cette ville «sainte» que visita le 18 novembre 1990 le pape Jean-Paul II, sourd aux cris des fillettes violentées : «des fous s’agenouillent devant des fous dans une mise en scène de carnaval», insiste-t-il, dressant la liste de tous les péchés que le catholicisme a inventé pour rendre la vie des gens plus misérable. Dans une écriture crue, sans concession, nommant, dévoilant, révélant jusqu’à l’insoutenable, ce pan de notre histoire commune…

La Vie de merde de mon père, la vie de merde de ma mère, et ma jeunesse de merde à moi, Andreas Altmann, Actes Sud, collection Lettres allemandes, traduit de l’allemand par Matthieu Dumont, mai 2019, 326 pages, 22.50 euros, ean : 9782330121389.

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La somme de ce que nous sommes, Olivier Domerg

12 Juin 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #poésie

Les lieux de l’enfance. Deux manières de les raconter. De raconter l’enfance plutôt. Peu importe les lieux. Un récit en prose tout d’abord, et le recoupant, des poèmes en vers. Deux manières de dire, d’écrire, pour tout ce qui, «dans l’écriture, reste sans voix». Répertoire de sensations plus que de souvenirs, même s’il a bien existé, ce jardin qui occupe tout l’espace du récit. Mais moins comme géographie que sa concession imaginaire étagée en marches gigantesques dont jamais l’immensité n’épuise la démesure. Un jardin, trois terrasses, une terre et son rêve, chaque jour plus fécond. Profus. Chiffré. Dans le mystère de la grande affaire de l’enfance : l’élan, la joie, les jeux. Intrépides gamins dans leur décor tout jonché d’escalades qui toujours dérobent leurs sommets. D’arbustes en fourrés, il importe peu d’en dénombrer le sens, car leur monde est un monde de passages secrets, pas tous incarnés, ouverts à mille itinéraires toujours renouvelés. L’important, à bâtir leurs cabanes, c’est que chaque arbuste, chaque branche, chaque arbre devienne un complice, c’est que chacun de leurs gestes les fasse basculer sans répit dans le monde de la fiction, où là seulement, le réel peut tenir. C’est ce formidable appel que le texte nous fait entendre, cette ouverture gigantesque, cette incroyable capacité de l’enfant à entrer dans le monde physique pour y lever des échappées invraisemblables. Alors ce qu’ils appelaient jardin, et dont l'auteur déplie et la légende et la topographie, est devenu nôtre. Ce qu’ils appelaient jardin, insiste-t-il, en fin de compte a recouvert tout l’univers. Comme commencement et non fin. Ultime matin du monde où piocher le sentiment de la vie. Ce toujours à recommencer inépuisable, où nous devons toujours retourner pour faire face à l’aujourd’hui. L’enfance, « ce noyau bouleversant » nous dit-il, dont finalement, et très curieusement à le lire, il nous offre comme un schème narratif que n’importe lequel d’entre nous peut éprouver. C’est ça, oui, c’est bien ça. C’était bien comme ça en tout cas, pour de nouveau débouler avec lui dans cette histoire mystifiante. Chacun s’y reconnaît –ou s’y adresse, ce qui revient au même- et qu’importe que le buisson n’ait pas été à la même place, ou cette fissure dans le mur, ou la pierre du ruisseau. Nous savions nous aussi inventer nos jours et être enfin vraiment au monde. Tout entier dans cette seule dimension du sens qui ait tenu la route finalement. L’enfance n’est que cela, cette faculté enfin éprouvée d’être fidèlement au monde. Ce «temps de l’effectif et de l’électif», ce temps si long du temps qui ne passe pas. Si peu de choses suffisent. Ici l’étang, là le chemin. Ici la forme d’un ciel quelconque, le bord d’un sentier montagneux. Nous portons tous en nous le souvenir de cette mémoire ancienne, le rappel saugrenu des péripéties de l’enfance, celui de cette petite école perchée sur la colline ou de ces grands orages d’été. Cette faculté perdue, inouïe, quand tout se vivait «sur le mode de la première fois». Est-ce pour cela qu’ensuite l’auteur n’a plus écrit que des poèmes ? Et encore, comme en lambeaux, en gonfanons plus qu’en bannières. Quelques vers épars, qu’ils ne déploient jamais. Images, sensations. Juste quelques mots posés avec une rare économie pour éprouver, si on n’a pas encore eu cette chance, la beauté de l’enfance en nous. Et dans cette itération poétique, c’est aux prémices que nous avons affaire, à ce moment où le geste s’élance, où l’enfant du bout d’un doigt levé vers le ciel, y accède. Au lecteur d’accomplir son propre chemin vers ce moment qu’on n’explique pas, mais qui ne cesse ensuite d’irradier la vie.

La somme de ce que nous sommes, Olivier Domerg, éd. Lanskine, octobre 2018, 110 pages ean : 9791090491632.

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Je t’aime affreusement, Estelle Gapp –lettres inédites de Marina Tsvetaeva

11 Juin 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #poésie

Mars 55. Moscou. Chère mère… Mais elle est morte. Alia a 42 ans. Elle vient de subir quinze années de goulag, et avant cela, quatorze années d’exil et de détresse auprès d’une mère talentueuse mais despotique. Marina… Poétesse, et quelle ! Mais un tyran, qui abandonna ses filles dont seule l’existence poétique l’intéressait… Marina qui cependant et presque cruellement, légua à l’aînée la passion de l’écriture. Une passion qu’Alia ne pourra jamais satisfaire. Moscou, avril 1955. La voici donc remise en liberté. Après des années d’enfermement. Pour rien. D’avoir été la fille de Marina. Et d’un père officier qui combattit d’abord les bolcheviques avant de les rejoindre et d’être exécuté par ceux qu’il venait de rejoindre… Alia se rappelle. Ou plutôt, dans cette longue lettre fictive que rédige pour elle Estelle Gap, son personnage tente de convoquer ces longues années de misère tandis que son père, qui avait participé à la construction du musée Pouchkine, était déporté. Du matin jusqu’au soir, Marina et elle lisaient. Estelle nous le confie, dans cette lettre fictive qu’elle écrit avec talent. Fictive. L’enfance tragique d’Alia reconstruite. Tout comme le sentiment qu’Alia n’a pas pu ne pas éprouver, ainsi que ses notes furtives le donnent à penser : la culpabilité. Comment dire à sa mère qu’elle fut un tyran ? Estelle témoigne. Pour Alia. Du sacrifice également, de la plus jeune des sœurs, Irina. Marina avait décidé qu’elle ne l’aimait pas autant que son aînée. Elle la sacrifia donc. Égarées l'une et l'autre dans cet orphelinat sordide où Marina les avait abandonnées, avant de reprendre uniquement la plus grande. Le texte est poignant. A la limite du supportable. Alia raconte. Ou plutôt, ce n’est pas elle qui raconte, qui écrit, c’est Estelle. Qui lui vole encore cette écriture à laquelle Alia n’a pu accéder, elle qui toute sa vie se consacra à l’édition des poèmes de sa mère. Alia, elle, n’a que très peu écrit. Mais magnifiquement. Quelques lignes éparses, quelques lettres. Très peu sur la tragédie, les tragédies qu’elle n’a cessé de vivre. Comme la perte, après celle de sa petite sœur, après celle de son père, après celle de sa mère, de l’unique homme qu’elle a aimé, fusillé le 31 décembre 1951 sur ordre de Staline. «Combien de fois faut-il repartir à zéro ?», nous interroge-t-elle. Une longue lettre fictive donc. A sa mère, l’immense Marina. Que lui est-il resté ? Juste cet effacement définitif derrière le nom de sa mère. Pas tout à fait désormais, dans cet effort pour lui donner voix.  Au «je ne serai pas poète» d’Alia, Estelle a consacré son art. La portant malgré elle au-devant de l’immense Marina. Avec en filigrane, la fin tragique de sa petite sœur, Irina, qui mourra de faim le 15 février 1920 dans cet orphelinat où Marina l’avait abandonnée. Irina à laquelle ne cesse de songer Alia, Irina, la petite fille qui se tapait la tête contre les murs de l'orphelinat. Terrible Marina, qui alla un jour jusqu’à noter qu’Alia n’était «qu’une petite fille ordinaire»… Elle qui sera déportée, torturée, qui devra signer un témoignage accablant son père et l’envoyant au peloton d’exécution, elle qui survivra à toutes ces épreuves, pour faire connaître son œuvre. «Il y a au-dessus de moi tout un abîme de mémoire», écrivit-elle un jour, alors qu’elle n’était qu’enfant. C’est de cet abîme que nous revient sa voix.

Estelle Gapp, Je t’aime affreusement, avec quelques lettres inédites de Marina Tsvetaeva, éd. Des Syrtes, mars 2019, 13 euros, 172 pages, ean : 9782940-628155.

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