Patrick Campistron, éloge de la dés-illusion
Il y a d'abord ce cours en retrait de la place pour parvenir à la galerie Grand Monde. Un cours arboré, pavé, une rue d'un autre âge, presque une cour retirée de la place avec sa verdure discrète en cet automne parisien, où les arbres déploient leurs frondaisons comme autant de parasols naturels, offrant sans doute l'été aux passants leur ombre apaisante. Il y a ces pavés, lustrés par les siècles, chaque pierre plastronnée d'histoires. La rue serpente, bordée d'enseignes et de volets colorés entrouverts sur des intérieurs secrets, l'essence, aimerait-on, d'un Paris intemporel. On imagine Doisneau, on imagine Atget, on marche dans un Paris moiré, élégant, chaque détail, chaque recoin composé dans l'authenticité factice et le charme d'un village perdu au cœur de la métropole. On s'attend à voir surgir un chat, celui de Perec pourquoi pas, tout noir, se faufiler entre les pots de fleurs, ajouter sa touche à cette rue où d'étranges contes pourraient se murmurer à ceux qui prendraient le temps de les écouter.
Et la galerie enfin, dont on embrasse d'un seul tenant l'espace. Offrant du dehors un laps tout entier à la vue, théâtre visuel, invitation silencieuse à scruter l'intimité de l'art. Il y a cette galerie minuscule donc, un écrin, qui incarne comme un refuge où chaque visiteur peut, le temps d'un regard, s'immerger dans son monde et s'interroger : qu'est-ce que les images nous veulent ?
Celles de Patrick Campistron, donc. Mais, s'agit-il bien d'images ? Photographie-t-il encore ? Aucun usage social semble-t-il, dans son travail. Il ne documente pas, n'énonce rien : l'optique, ici, n'est pas romantique. Que rend-il donc visible alors, malgré l'empreinte, les indices collectés ou que l'on peut collecter à la surface des vues exposées là ? Des résidus, mais moissonnés par qui ? Le photographe ou son spectateur ? Les deux ? Sans doute. Encore que. Ses vues brouillent ce qui a été vu. Les circonstances de leur apparition, comme celle d'une usine, d'un cour arboré aussi bien, aperçu avant d'entrer dans l'enceinte de la galerie. Et si pour Barthes (dans S/Z), « toute description littéraire est une vue », il faut sans doute se défaire de l'idée qu'il s'agit ici de photographies pour en explorer les vertus...
Fin de l'illusion. Le point de fuite est la plupart du temps inassignable sur les surfaces accrochées au mur de la galerie. La profondeur de champ manque aux images de Patrick Campistron, et tout le champ souvent. Peu d'indices, d'icônes, de symboles. Le regard n'est pas pris dans un prolongement. Ni dedans, ni devant. Le référent n'est pas à l'intérieur de la vue offerte à la contemplation, ou bien dépouillé de presque toute trace indicielle, qui cependant persiste, comme un trouble de la vue.
Jean-Christophe Bailly, dans L'Instant et son ombre, parlait de l'image comme d'un «copeau envolé», arraché à sa source, pour que le cliché puisse ensuite prendre son envol si l'on peut dire. C'est cette liaison de l'image à l'objet qui l'a appelée, que Patrick Campistron ne cesse de rompre, pour en déplacer les significations et les enjeux.
Et pourtant, la tentation du regardeur reste grande, comme un défaut de vision, de scruter dans ses vues les indices d'une origine.
Mais l'origine est devant...
Qui trouble aussi la scénographie de l'exposition. On s'interroge : les images doivent-elles tenir au mur ? Accrochées à quelque souci didactique ? Comment isoler dans ce continuum ? D'autant qu'à rebours de ce qui se pratique, par sa taille d'écrin, la galerie n'invite pas à la déambulation du visiteur. Pas de parcours, ou sur place, du bout des cils peut-être, spectateur presque immobile d'une scène intérieure, la sienne. En se déplaçant à peine, on vivrait presque l'expérience du spectateur dans l'usage cinématographique.
Alors comment ne pas être troublé devant un art, celui que Patrick Campistron a décidé d'explorer, qui n'a cessé de s'éloigner de l'image au fond, pour défricher derrière, ou en deçà, ou au-dessus, ou en dessous, ce pan qui lui est curieusement immédiat ? Parlons de lignes, de traits, de chromatismes. Oublions le biais de la ressemblance. Les siennes signent la fin d'une croyance. Certes, il y a au départ une captation. Les décrire ? Quelle fonction mémorielle leur accorder ? Il y a au départ une captation et puis de mutations en reconstitutions, on ne sait trop quoi faire des formes qu'elles inscrivent encore.
Ces vues sont en fait indécidables dans l'abandon de la pellicule malgré leur migration vers un support qui pourrait encore passer pour une assuétude. Quid de nos habitudes visuelles ? Le chat, les pavés, la frondaison des arbres ? Est-ce cela décrire ? Non. Patrick Campistron séjourne dans l'après photographique qui caractérise désormais notre rapport à l'image. Il est dans la dissolution, sinon la disparition de ce que nous entendions jusqu'ici par photographie. Les siennes, retouchées, hybridées, métissées, se font dessins, peintures, graphies, textes. Elles en appellent à d'autres instances que celles de la photographie. Elles n'y sont plus assignables, bien qu'ici et là figure, encore enfoui, le modèle. Déréalisé. Le modèle comme impossible original : elles sont l'éloge de sa désillusion. Des images migrantes, sur un support et dans des formats qui ne sont pas que des portants d'images : reste leur grain qui en fait des œuvres destinées à ces tirages.
Images vectorielles de l'ère post-photographique, elles ne sont plus assignables. Et pourtant, si l'on peut toujours les nommer photographies, c'est qu'elles inscrivent des images du passé dans le photographiable contemporain comme une glossolalie visuelle, rendant ce photographiable aussi étranger que familier.
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Patrick Campistron, Photographies, Galerie Grand Monde, Cour Damoye, 12, place de la Bastille 75011 – Paris, jusqu'au 27 novembre 2024
La Mémoire et l'oblique, Georges Perec autobiographe, Philippe Lejeune
En 1991, Philippe Lejeune commençait ainsi l'avant-propos à son essai : « Perec autobiographe, l'alliance des mots peut surprendre qui penserait d'abord au Perec oulipien ». Certes, en 1988, Burgelin venait de publier au Seuil sa biographie de Perec, alertant sur l'existence dans cette œuvre de deux axes coexistants : l'un « existentiel », l'autre « formel ». Cependant, au début des années 1990, la réception restait placée sous le signe des prouesses littéraires de Perec. Il n'est que de regarder l'émission d'Apostrophes du 8 décembre 1978, dont Perec était l'invité, pour s'en convaincre : la légèreté du propos saluait là encore, dans La Vie mode d'emploi alors prix Médicis, la prouesse littéraire.
Le très bel essai de Philippe Lejeune, qui venait clore quatre années de dépouillement d'archives pérécquiennes inédites, principalement celles d'Ela Bienenfeld, et les lectures des feuillets dits « autobiographiques » dispersés ailleurs et jusqu'en Suède, ainsi que les autres archives et les tapuscrits que Perec n'avait voulu ou pu achever, ce très bel essai donc ouvrait enfin à la gravité de l’œuvre passée à peu près inaperçue.
La mémoire et l'oblique... Philippe Lejeune éclairait ainsi son titre : il s'agissait d'étudier la façon dont Perec s'était réapproprié sa mémoire et au-delà, celle de l'horreur : la Shoah. Mémoire oblique : remembrance de l'à-côté, du dévié. Lejeune expliquait, démontrait, décryptant l’œuvre jusque dans ses soubassements non littéraires, que l'anamnèse n'avait pu chez Perec que s'organiser obliquement, mieux, en convoquant le lecteur pour en accomplir la révélation. Dans le chapitre dédié à W-, Lejeune observait par exemple qu'aucun des deux récits entremêlés n'explicitait sa raison d'être et que seule leur confrontation, par la lecture donc, permettait de peu à peu saisir l'obsession qui les traversait. En outre, W- constituait à ses yeux le seul des textes autobiographiques de Perec qui « resserrait l'étau sur 'indicible » (p. 44).
Le détour, la ruse. Ce sont les mots qu'emploient Perec lui-même quand il parle de sa mémoire. Il lui fallait ruser, car il lui était psychologiquement impossible d'y accéder directement, sans effroi. Dans une lettre à Jacques Lederer, son ami des années lycée, Perec confiait que tout ce qui touchait aux camps le remplissait d'effroi. Qu'il ne pouvait l'affronter. Impossible même pour lui de simplement poser ce « Je suis né » qui tous nous rassure. Mais impossible non plus de ne pas répondre à l'appel de cette mémoire. Il ne pouvait donc y aller que de biais. Et en sollicitant en quelque sorte notre aide, tant il ne parvenait à dire et tant ce qu'il restait à en dire ne pouvait être qu'un dire collectivement assumé.
En 1969, Perec écrivait à Nadeau que pour les douze années à venir, il n'envisageait d'écrire ses romans que sous le poids de la quête autobiographique. Dix ans plus tard, il devait avouer qu'il n'avait écrit que des morceaux d'autobiographie, « qui étaient sans cesse déviés ». L'oblique. La seule indirection possible pour affronter son histoire.
Dans son essai, Philippe Lejeune a suivi au plus près les stratégies mises en œuvre par Perec pour déjouer et la mémoire et son oubli. Il les étudie magistralement dans l'approche génétique qui lui est familière. Exigeante. Fascinante. D'autant plus aboutie qu'il est l'un de ces rares universitaires à reconnaître ses limites, ses erreurs, et à reprendre, toujours, le fil de ses recherches. Il a ainsi voulu par la suite compléter son étude de la genèse de W ou le souvenir d’enfance. Parce que, écrit-il, il restait un mystère : « On y quittait Georges Perec fin 1970, bloqué dans la rédaction du livre autobiographique qui devait « récupérer » l’échec du feuilleton romanesque W. » Le livre qu'il devait construire, W-, devait comporter tout d'abord trois parties : les chapitres de W, les souvenirs d’enfance et un intertexte explorant les deux premiers et explorant son propre rapport à l'écriture. Mais, nous confie Philippe Lejeune, « il butait sur quelque chose qui l’empêchait d’aller plus loin ».
Or, fin 1975, Perec avait levé tous ses blocages, rédigé un nouveau plan, supprimé l'intertexte. Que s’était-il passé entre 1971 et 1975 ? Je vous laisse le découvrir. Ou plutôt, il est dommage que nous n'ayons plus accès à La Mémoire et l'oblique de Philippe Lejeune. Mais on trouve encore ici et là ses études, si savantes, si poussées, ses interventions dans différentes universités, qu'il serait bon de voir un jour publier en une somme...
Un mot encore, à propos de cette recherche et de W- de Perec.
Le livre est composé de deux récits qui s'entrecroisent, et l'ensemble est séparé lui-même en deux parties. Deux parties coupées par une double page quasiment blanche : la page de gauche est blanche et sur la page de droite, au milieu, se trouve ce signe de typographie :
(…)
Une convention qui indique la coupure d'un texte qui prenait place là, auquel l'auteur ne nous donne pas accès. Quel est ce texte ? Leur séparation intervient au moment où, dans la première partie, le récit d'enfance s'achève sur la séparation d'avec la mère, qui va être déportée et gazée dans un camp d'extermination. Mais rappelez-vous : l'insupportable a conduit Perec à nous contraindre de le partager avec lui. Le texte manquant parle de ça et nous convoque à sa rédaction.
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La Mémoire et l'oblique, Georges Perec autobiographe, Philippe Lejeune, éditionsP.O.L., février 1991, 256 pages, 20,1 €, ean : 9782867441967.
Vilin Souvenirs. Georges Perec, dans Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), numéro 1, 1992. https://doi.org/10.3406/item.1992.878
www.persee.fr/doc/item_1167-5101_1992_num_1_1_878
Hyperlien :
Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention) Année 1992 1 pp. 127-151
L'OuLiPo et Georges Perec | Lumni Enseignement
Jubiler avec Perec à la Librairie l’Établi d'Alfortville...
Jubiler avec Perec... C'est le titre de la journée du 23 novembre 2024 que la librairie l’Établi nous a préparé. Avec dans le même temps l'annonce de trois jubilés pérécquiens qui seront ce jour-là fêtés : celui des 50 ans de la publication d'Espèces d'espaces, de celle des 35 variations autour d'un thème proustien et enfin de l'édition de sa première Tentative d'épuisement d'un lieu parisien. Un hommage en somme.
Que dire de Perec ?
Perec est surtout connu pour deux de ses ouvrages : La Vie Mode d'Emploi et La Disparition.
Le premier est sous-titré romans, au pluriel. On y compte pas moins de 250 micro-histoires. 600 pages, 99 chapitre et non 100 (et il y a des raisons à cela), 2000 personnages... Une sorte de roman balzacien, par son ampleur, voire son réalisme baroque. La comparaison vaut à plus d'un titre : La Comédie humaine, à travers ses 3000 personnages majeurs et ses quelques autres milliers pittoresques, avait l'ambition de donner à voir un monde complet. Perec, celle d'épuiser un fragment de ce monde. Balzac avait en outre conçu ses romans en miroir pour dépeindre notre monde et son envers. Voyez l'immeuble de la rue Chanoinesse, l'univers caché de Madame de la Chanterie, tout comme Perec construisait ses romans en miroir. Balzac toujours, emprunta au roman noir sa structure, son écriture – le Melmoth de Maturin entre autres, sublime-, pour le déconstruire, comme Perec le fit avec le genre du roman policier. Et puis, il y a du Rubempré dans le jeune Perec contemplant la capitale des Lettres, «à nous deux, Paris», rageant, se promettant de construire une œuvre à la hauteur des plus grands, Joyce, Proust, Balzac...
Pourtant lors de cette journée Perec, un marathon, la librairie l'établi ne proposera pas de lectures savantes de l’œuvre. Elle poursuit d'autres buts : non pas la consommation de la culture, fût-elle savante, mais son partage. Pas moins d'une vingtaine d'acteurs ce jour-là, chacun proposant modestement à voir, entendre, lire ce par où l’œuvre de Perec l'a attrapé.
Pour la dimension savante, les libraires renvoient à la biographie de référence écrite, ré-écrite, constamment actualisée, de David Bellos, Georges Perec.
Un essai monumental en effet. A cette occasion, il sera rappelé que Bellos avait observé deux grands moments dans la réception de l’œuvre de Perec. Le premier tournait, de son vivant essentiellement, autour de ses prouesses littéraires sinon langagières -quoi ?, un roman entier écrit sans la lettre « e », la plus fréquente dans la langue française ?... L'Oulipo, les contraintes ahurissantes et drôles qu'il se fixait... On jubilait à cette lecture. Et puis à partir de 1991 et de l'essai magistral de Philippe Lejeune (La mémoire et l'oblique, Perec autobiographe), on avait commencé à scruter ce que ces contraintes masquaient : l'émotion, la gravité, le tragique de l’œuvre.
Pour la soirée que la librairie organise, de performances, lectures et monstrations diverses, leur équipe Perec a choisi d'accomplir le chemin inverse : de l'émotion à la jubilation.
Finir sur la jubilation : parce qu'il y a dans Perec une force de vie incroyable. Quel bon choix !
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librairie l’Établi, 8 rue Jules Cuillerier Alfortville