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La Dimension du sens que nous sommes

Lumière noire, Claire Fauvel, Thomas Gilbert

8 Août 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #DE L'IMAGE, #danse

C'est l'histoire d'Ava, jeune danseuse accomplie et reconnue, mais lasse, qu'aucun désir ne pousse plus en avant. L'histoire d'une artiste adulée sur un malentendu, à ses yeux : elle se voulait dérangeante, le succès l'a faite courbettes et applaudissements... Ava s'interroge. Qu'est-ce que l'art apporte au monde, aujourd'hui ? Et décide d'aller se ressourcer là où son amie a appris à danser. Les élèves de l'école n'en reviennent pas de pouvoir présenter leurs créations à un tel parterre lors du gala des diplômés. L'un d'entre eux surprend Ava. Un garçon qui a fui très tôt la soirée et toute rencontre. Elle le retrouve le lendemain, lui propose de danser dans le duo qu'elle va créer.

Paris, occupée par la police. Ian la retrouve, éberlué. Dans le studio d'Ava, il danse, danse. Ava exige une vraie performance, mais ne se livre pas. Pourquoi danser ? La danse sauvera-t-elle le monde ? Ian lui raconte le choc qui l'a décidé à devenir danseur : Fauve, d'Ava, la chorégraphie d'une femme blessée. Elle dansait devant un miroir qu'elle avait fini par fracasser d'un coup de tête, le visage en sang. Ce n'était plus danser mais performer, mais ni l'un ni l'autre ne le relève vraiment. Était-ce alors ouvrir la danse à autre chose de plus fort ou préparer déjà la création suivante ? Ava s'interroge. Qu'est-ce que danser ? La question est théorique, puisque la réponse est graphique. Qu'est-ce que dessiner aussi bien. Ou écrire. Non pas tant celle de savoir à quoi «servirait» l'art, s'il doit servir ou pas, mais plutôt de comprendre ce qui se joue là, dans l'épaisseur de notre histoire sociale, politique, contemporaine. L'art peut-il sauver «ce» monde ? Tout va tellement de travers entre la crise climatique et la répression policière d'un gouvernement sourd et aveugle à la tragédie qu'il déroule sous nos yeux... Mais en quoi cela serait-il sa fonction et comment saurait-il la déployer ?

Sur un pont parisien, ils se font agresser par la BAC. Et deviennent amants. Mais plus ils avancent dans la création d'Ava, moins Ian y trouve son compte. A quoi bon danser s'interroge-t-il, de plus en plus engagé dans sa quête militante autour du dérèglement climatique. Et puis Ava le dévore, plie la réalité à son art et leur couple à sa création, qui deviendra un solo, le sien, tandis que Ian s'engagera politiquement dans la friche de Ménilmontant : qu'est-ce que l'art quand la ville devient «monstrueusement inhumaine» ? L'art n'est-il pas qu'un «luxe pour se donner bonne conscience» ? Ian ne s'en pose plus la question : il ne dansera plus.

Ava, elle, danse et se moque, tendrement, de l'engagement de Ian. Elle propose sa nouvelle création. Noire, sa Lumière. C'est son engagement. Et création lumineuse : elle s'est renouvelée. Une catharsis ?

 

Claire Fauvel et Thomas Gilbert nous laisse face à nos questions. C'est leur grand mérite. Qu'est-ce que l'art dans nos conditions à nous, aujourd'hui, sinon peut-être soulever quelques questions souvent accessoires, quand les réponses pressent. Où se joue-t-il au demeurant ? Ne serait-il que le fétiche de nos raisons d'exister ?

 

Il est intéressant de voir la danse traitée ici par le dessin. Comme un pré-texte, littéralement, ou bien une image que finirait par révéler son ekphrasis. Qu'est-ce que la danse raconte ? Saisie dans sa dimension illustrative, Claire Fauvel et Thomas Gilbert ne montrent rien de ce que la danse a fini par constituer : une grammaire de gestes, d'images, de corps en mouvements arpentant le vide entre les corps. Illustrative, elle «ressemble» un peu à ces peintures qui ne savent s'éprouver sans commentaires...

On rêve, avec le talent que Claire Fauvel et Thomas Gilbert déploient, de les voir explorer cette grammaire de formes, d'images, de mouvements par leurs moyens à eux, pour nous offrir une œuvre muette que nous pourrions éprouver plutôt que de l'assigner à illustrer un propos. Mais il est vrai que ce n'était pas l'objet de ce travail. Dommage.

D'autant que... Si «la musique est déploiement du temps», comme l'écrit Tristan Laouen, la danse ne l'est pas moins, qui engage aussi l'espace dans son parcours. On ne danse pas pour consigner : la danse est «une perte, une tombe amoureuse», pour paraphraser Giorgio Colli. Un art qui ne peut pas se satisfaire de consigner, quoi que les critiques en relèvent de cette grammaire que j'évoquais plus haut, ni de produire des images bien qu'elle en réalise, qui tout à la fois satisfont et fracassent le champ de l'image, en soulèvent le giron pour nous donner à éprouver autre chose, d'immatériel, de sensuel, une érotique qu'aucun désir ne peut achever, un mouvement qu'il est possible de décrire certes, mais qu'aucune description ne saurait contenir. C'est dire qu'elle est représentation et son absence, l'ordre du corps avant qu'il ne disparaisse, une finalité sans fins excédant tout symbole.

Au fond la danse, comme le dirait Tristan Laouen, «ne peut pas être un point d'arrivée, elle peut juste être un point de départ», quand bien même le corpus artistique saurait s'en emparer. Elle est Chute, une traîne, une traînée : elle est ce commencement de la terreur dont parlait Rilke quand il écrivait que la beauté était un commencement qu'il nous fallait affronter, elle est ce à quoi on s'affronte quand on en a marre du joli.

J'affirmais que le propos de Claire Fauvel et Thomas Gilbert était autre et qu'il s'était emparé de la danse comme d'une image, à la fois narrative et graphique. Une question sans réponse -son mérite-, posée au destin de l'art dans la société marchande, où même les œuvres les plus «fortes» n'échappent pas à leur devenir boutiquier. Leur devenir paillettes. Nul besoin du secours d'Hannah Arendt là : l'art a creusé sa propre négation et ne sert désormais que la société marchande. Ses agents ne tiennent qu'à leurs courbettes et ne sont devenus que les spécialistes d'un double discours narcissique et théâtral. Il n'y a pas d'autonomie de l'art, juste l'affirmation d'une position dans un champ, la logorrhée d'une posture : l'art a définitivement perdu son caractère émancipateur, élevé qu'il est sur les ruines de prétendus discours contestataires. Les artistes sont devenus ces entrepreneurs de soi que la société marchande appelait de ses vœux. Ils sont le modèle d'un monde en faillite, le point d'arrivée d'un monde sans plus aucuns départs, tout juste la description de son auto-justification. Pour preuve, le règne du commentaire sans lequel les œuvres picturales ne tiennent plus sur leurs cimaises. Elles s'y taisent du reste la plupart du temps : seuls les discours des animateurs du marché de l'art les parle, pointant ça et là les événements de la toile qu'il nous faut admirer.

 

Il faut «destituer l'art», comme l'affirme avec force Tristan Laouen. Mais ne soyons pas aussi radicaux. L'art n'est pas une somme que l'on pourrait défendre ou dénigrer aussi aisément. Il y a dans le «travail» de Claire Fauvel des pistes de destitution, des cases qui ne sautent pas aux yeux mais ouvrent les chemins confondants où l'art ne serait plus séparé du monde qui l'accueille.

 

Lumière noire, Claire Fauvel, Thomas Gilbert, édition Rue de Sèvres, 2021, 20 euros, ean : 9782810200436.

Lisez les réflexions pertinentes sur ce sujet de Tristan Laouen sur sa page personnelle facebook et cette page qu'il anime :

Internationale des Destituants du Spectacle.

 

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Phoolan Devi, Claire Fauvel

6 Août 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Non pas la vie de cette femme devenue une égérie de la révolte féminine en Inde, mais son enfance et son adolescence, à peine ses débuts dans l'âge adulte. L'histoire débute alors que Phoolan Devi est libérée, en 1994. Retour arrière, l'année 1974, elle a 9 ans. Un mâle de la famille élargie décide de couper l'arbre planté par son grand-père pour en voler le bois, un bois qui devait lui revenir à elle pour payer son mariage. C'est encore l'époque où la situation de la femme en Inde est proche de celle des Intouchables. Mariée de force à 11 ans, violée par son mari, battue, traitée en esclave, Phoolan Devi s'enfuit, aux prises avec un monde d'hommes intraitables : «Une fille sans homme est à tout le monde»... On la ramène de force, le conseil du village se réunit, elle fuit de nouveau, poursuivie puis violée par la police cette fois, ramenée de nouveau au village, de nouveau agressée. L'histoire est insoutenable, mais son traitement graphique ne cesse de conférer à Phoolan Devi la dignité qu'on lui refuse. Elle finit par réussir enfin sa fuite, trouve refuge auprès de bandits, s'arrache dans la violence à son monde brutal sans parvenir jamais à vivre autre chose que la violence faite aux femmes, qu'elle refuse et combat avec force -un courage qui bouleverse. Sauvée par l'un de ces bandits, Vikram, elle ne connaîtra pas davantage la paix : Vikram sera assassiné par l'un des siens, jaloux. Phoolan Devi écume sa région, n'en cède en rien en audace aux hommes dont elle habite désormais le destin, sinon qu'elle refuse leur sauvagerie aveugle. Sa tête est mise à prix, elle poursuit son œuvre, détrousse les riches et donnent aux pauvres l'argent de leur survie. Cheffe de bande, elle conduit avec intelligence ses opérations, l'armée aux trousses cette fois. Finalement, c'est Indira Gandhi en personne qui négociera les conditions de sa reddition.

Superbes planches en noir et blanc, cette vie que dessine et raconte Claire Fauvel est sublime de ne l'être pas, dans le sacrifice que la société lui impose. Quelle beauté dans ce destin de femme, justement pas héroïque au sens de ces valeurs que l'héroïsme commande habituellement et avec lesquelles le dessin rompt radicalement. On songe aux combattantes vietnamiennes, à Louise Michel : l'héroïsme pour les autres et non pour soi comme dans ses modèles masculins. Rebelle à l'autorité, les valeurs qu'elle remet en cause sont surtout celles du patriarcat. Non pas comme un genre troublé, où la femme se ferait mâle pour en combattre les fins : l'assignation de genre masculin-féminin n'adopte pas ici les codes masculins, pas même dans le dessin du masculin.

On en savoure toute l'importance, dans une BD qui s'adresse à la jeunesse dans sa phase de besoin de héros. Le combat est celui d'une femme qui sait se battre avec générosité, mais en rien ne se distingue par sa valeur guerrière. Et c'est même un tour de force ce que réussit Claire Fauvel, de pouvoir dégager pareillement son personnage de tout imaginaire sanglant, de tout exploit meurtrier. L'héroïsme en question, encore une fois et il faut insister à ce sujet, est celui d'une odyssée existentielle. Ce qui importe, c'est de devenir le personnage principal dans le récit de sa propre histoire, dans un combat également très intériorisé : réfléchir sur soi-même, affronter les normes sociales qui nous défont, pour se reconnaître enfin comme responsable de sa propre vie et faire de l'affirmation de soi un événement à la portée de tous. Ce qui est héroïque ici, c'est cette capacité qu'à Phoolan Devi de s'arrêter pour penser en être humain et non plus comme Héros.

 

 

Phoolan Devi reine des bandits, Claire Fauvel, Casterman, 2013, 22 euros, ean : 9782203112117.

#PhoolanDevi #ClaireFauvel #BD #Litteraturejeunesse #jjegouzo #joeljegouzo #Catserman #Inde #feminisme

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Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andréa

2 Août 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

A paraître en août. L'un de ces romans de la rentrée littéraire qui s'en distingue en ambition, en singularité, en qualité. C'est l'histoire d'un homme qui agonise dans une abbaye. C'est l'histoire de l'Italie moderne qu'on traverse sur plusieurs générations, de celle d'avant Mussolini à celle de l'après-guerre et jusqu'aux années 80. L'enfance et la maturité d'un siècle tragique. C'est l'histoire d'une révolution technologique sans précédent, celle de l'électricité, du train, de l'apparition des voitures et du téléphone. C'est l'histoire d'un monde bouleversé, enraciné pourtant dans la nuit des temps et que cette nuit des temps recouvre toujours. C'est l'histoire de l'église romaine, traversée de part en part par la figure de Pierre, celui du traître, du lâche, du Quo Vadis ? rebroussant chemin sur la route de Rome, trahissant par trois fois avant que le coq ne chante, lâchant les clefs du Paradis qu'il n'a pas méritées. C'est l'histoire de Viola et d'un amour littéralement métempirique, qui aura tout emporté et charrié dans ses décombres l'inouï scandale d'aimer.

Le Piémont à l'automne 1986. Une abbaye presque quelconque perchée au bout de ses mille ans d'âge. Des moines en prière au chevet de l'un d'entre eux, qui n'est pourtant pas un frère mais qui se meurt, emportant son dernier secret dans la tombe, un secret qui ne sera révélé qu'au lecteur attentif au moment où son souffle s'éteindra. Celui qui meurt ne vécut là que pour veiller sur elle. Qui donc ? Et lui, qui est-il ? Un ancien criminel réfugié chez les moines ? Un immigré clandestin ? Que tente-t-il d'avouer dans ce dernier souffle qui tarde juste le temps d'en comprendre le sens ? Un secret... L'immense justification d'une vie démesurée. Non, c'est plus que cela. Un secret qui dépasse même ce qu'IL fut, ce que nous lisons, ce que nous comprenons ou pas et ce qui, de tout temps, échappe aux êtres humains.

Le mourant, c'est un nain. Michelangelo Vitaliani (1904-1986). Dit Mimo. Sur son lit de mort, Mimo voit passer sa vie l'instant d'une lecture. La petite enfance malheureuse, l'enfance plus malheureuse encore, ou ce moment d'octobre 1916 dans le train qu'il vient de prendre, l'Italie qu'il découvre enfin, la grande ville et sa soif de connaissance. Le voici apprenti sculpteur. Enfin, presque. En d'incessants allers et retours, dans le temps comme dans l'espace, par petites touches arrachées à l'Histoire, lentement se révèle sa stature : celle d'un géant. Mais sur son lit de mort, on sait qu'il veille sur «Elle», la captive de Pietra d'Alba où s'élève l'abbaye qui les a recueillis, Elle et lui, Mimo. Nous traversons avec Mimo le temps, celui des guerres et de leurs semailles de chairs martyrisées, au pas de course, comme si elles n'étaient que de rudes parenthèses à l'échelle du temps que la sculpture, la vraie passion de Mimo, a vertigineusement creusé sous nos pas. Le récit est tactile : de son souffle, on sent la tiédeur, l'intimité du bord des lèvres, ce grain de la voix qu'évoquait Roland Barthes, mieux : cette manducation de la parole qu'évoque Marcel Jousse dans son anthropologie du geste, un souffle qui, littéralement là encore, page après page, ne cesse de s'amplifier au fur et à mesure que celui de Mimo s'épuise. Et il s'épuise le sien, d'accidents en catastrophes, de drames en tragédies. Mimo enfermé dès sa naissance dans un corps malade, dessinant dans le marbre la possibilité d'une vie mais l'éprouvant toujours comme à deux doigts du bonheur qu'il ne connaîtra jamais, tâtonnant d'une passion l'autre pour, au final, n'accéder à l'auto-révélation pathétique de la chair aimée que dans le marbre d'une Pietà. Sublime.

C'est l'histoire d'une sublimation sublime...

C'est l'histoire d'une œuvre et peut-être de l'art tout entier, quand toute sculpture ne peut qu'être une Annonciation ou n'être pas, Fra Angelico en embuscade.

C'est l'histoire de Viola, qui se brisa les ailes croyant doubler Icare. C'est l'histoire d'un amour si libre qu'aucune histoire ne pourra jamais le contenir.

C'est l'histoire d'enfants qui jamais ne firent le deuil des rêves de l'enfance.

C'est l'histoire d'une institution incroyablement lucide qui confia les clefs de son royaume à un traître et un lâche.

C'est l'histoire d'un peuple, agrippés les uns aux autres jusqu'à l'aube incertaine, tant les nuits tanguaient. (D'un peuple agrippés, oui).

C'est l'histoire de ce bazar d'ivrognes à la dérive qu'est devenue l'humanité.

Celle des tyrans de cour de récréation, d'arrière-boutique, de fond de cale.

C'est l'histoire de la Chute Primordiale telle que nous ne pouvons que la vivre : «Je sais depuis ce matin gris et tendre que lorsqu'une femme se couche sous un homme, dans le port de Gênes, à l'arrière d'un camion ou sur un champ de foire, c'est pour adoucir sa chute».

C'est l'histoire du sentiment de miséricorde, exact écho de cette Chute.

Et celle d'une Pietà que la trop catholique église de Rome devait soustraire à la vue des fidèles, tant elle débordait d'Amour.

Une œuvre ce roman, on l'aura compris, plutôt qu'un genre littéraire et moins encore de rentrée, écrit comme on cisèle un bloc de marbre, d'une écriture éblouissante ramifiée en images somptueuses et glaçantes, à couper le souffle et d'une richesse qu'aucun commentaire ne saurait réduire.

Un roman qui d'une certaine manière évoque de l'amour ce que nos siècles ont égaré, qui n'ont gardé mémoire de sa richesse antique que celle de l'amour passion, platonique, dévoué, raisonnable, etc., abandonnant sur le bas-côté de nos routes abîmées l'homophronysê, pas moins charnel ou attentif au bien de l'autre que suggèrent sans y parvenir l'éros, la philia ou l'agapê, mais à découvert l'un de l'autre, dans la révélation d'une évidence, même si ce mot d'évidence prête à bien des suspicions.

 

Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andréa, L'iconoclaste édition, 17 août 2023, 592 pages, 22.50 euros, ean : 9782378803759.

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