Du sens et de la place de la culture aujourd'hui...
Relativité des normes, des goûts, l’éclectisme, conclut dans son essai Philippe Coulangeon, est le nouvel opérateur de la domination symbolique. Un opérateur qui pourrait perturber bientôt notre vision du sens et de la place de la culture dans notre société, tout comme celle des combats qu’il nous faudrait mener pour une société plus juste. Car il s’agit là d’un opérateur qui donne à penser que toutes les cultures sont légitimes alors qu’il ne fait que les recycler à l’intérieur d’une hiérarchie sédimentée de longue date. Un opérateur donc, dont la visibilité sociale a pour paradoxe de rendre parfaitement invisibles les inégalités économiques et sociales que le champ de la Culture ne sait que trop bien dissimuler. Et de ce point de vue, toute approche du fait culturel et de sa fonction dans la société ne peut faire l’économie d’une évaluation sociologique : le niveau des inégalités culturelles par exemple, est aujourd’hui celui que l’on connaissait dans le début des années 70… Soit une régression sans précédent ! Les équipements culturels, pour le dire à la hâte et non sans provocation (et en toute connaissance de cause des relents réactionnaires qu’une telle provocation est susceptible de véhiculer), ne servent de fait, tels qu’ils sont conçus et fonctionnent, qu’à renforcer les structures de domination de la société française, arrimant les discours sur la culture à leurs attributs les plus falsificateurs, au niveau desquels l’apprêté le dispute à l’hypocrite. Etudiant la structure des inégalités sociales en France, Philippe Coulangeon montre assez que désormais, c’est l’impact des conditions et des lieux de logement qui est prépondérant, et non celui des ressources culturelles des parents, qui ne compensent plus guère ces inégalités. En gros, si vous êtes un parfait crétin mais que vous habitez le 5ème arrondissement de Paris, vos enfants s’en sortiront mieux socialement que si vous êtes cultivé mais habitez Vitry-sur-Seine… Il y a de quoi réfléchir alors, sur les engagements de la petite bourgeoisie intellectuelle par exemple, si souvent obsédée par son identité résidentielle… La seule question n’est ainsi pas d’évaluer la production artistique de cette petite bourgeoisie résidentielle du point de vue de l’histoire de l’art, mais cette histoire de l’art qu’elle construit et dont il serait bon de se poser la question de savoir où elle s’écrit, dans quelle dimension fictive de notre vie sociale et politique.
Etudiant le rôle effectif de la culture dans la structuration des rapports sociaux, les conclusions de notre auteur sont de fait terrifiantes : le capital culturel ne classe plus grand monde… Constat d’importance, quand on sait l’investissement reconduit de génération en génération dans le combat pour l’éducation et sur le front de la culture, conçus l’un et l’autre comme vecteurs d’une meilleure intégration sociale. Une rhétorique par trop systématique au fond, masquant désormais avec difficulté ses impasses sous des tonnes de bonne conscience artistique…
Trente ans après la Distinction, les codes culturels sont devenus autres. Tout comme la stratification sociale des goûts. Et il y a là de quoi s’interroger. Brutalement. La lecture par exemple, est devenue quasiment inopérante. Le livre n’est plus discriminant, même si la pratique de la lecture est plus que jamais celle des classes aisées. Par parenthèse, la fin annoncée de la librairie française n’est de ce point de vue rien d‘autre que l’immense farce de la confiscation définitive d’un Bien culturel par les classes dominantes. D’autres suivront, n’en doutons pas. Sous couvert du reste, autre paradoxe, de la désaffection des installations culturelles par les masses, poussées à déserter les Biens culturels –cqfd- pour des tonnes de mauvaises raisons, y compris par les opérateurs eux-mêmes d’une conception pédagogique de la Culture à l’usage des dites masses populaires…
Par ailleurs, autre segment implacable de l’essai mentionné, si l’on veut bien décrypter le poids des pratiques culturelles dans la discrimination sociale, force est de reconnaître que ce qui importe désormais, c’est la visibilité de ces pratiques et non leur contenu. Si bien que ces pratiques peuvent parfaitement s’avérer superficielles, le conformisme culturel fera le reste, suppléant à toute superficialité, pourvu que l’on sache se montrer là où il faut se montrer, et du point de vue des artistes, que l’on sache exhiber ce qu’il faut montrer… La visibilité maximale étant celle de l’Opéra, Bastille en particulier, confisqué par une élite financière, cela va de soi : la sociabilité grande bourgeoise n’est pas partageuse.
Le brouillage des frontières qui s’est opéré entre les cultures de masses et les cultures des élites, anoblissant le divertissement et gommant les différences entre les registres savants et les registres populaires, largement favorisé par l’effritement du monopole culturel de l’école, qui a ainsi contribué puissamment à favoriser l’émergence de cet éclectisme des goûts et des pratiques, n’aura été à tout prendre (provisoirement, on l’espère), qu’une cautère sur une jambe de bois… Rien dont on puisse se réjouir en somme : la distinction se fait plus que jamais en France non par le capital symbolique mais par les ressources financières et patrimoniales. De quoi méditer sur la priorité de nos engagements. Certes, que cette culture de l’éclectisme puisse théoriquement nous aider à renouer avec des visées émancipatrices, voilà qui distraira. Mais au fond, l’étude commande de relativiser le poids de la culture et de l’éducation dans ce tournant de l’Histoire française. La faible visibilité politique (et non sociale ou idéologique) de la culture n’en diminue certes pas l’enjeu, mais la relativise beaucoup : pour que la culture ne devienne pas une danseuse neurasthénique des Pouvoirs en place, pour que la diversité des ressources culturelles mobilisables devienne une vraie force de transformation du social, il faut sans doute faire face, d’abord, à la tragédie qui est la nôtre : celle de la disparition d’une société où nous ne faisions déjà que survivre. Survivre : c’est dire l’embarras dans lequel nous nous trouvons, qui ne fait que traduire notre impossibilité à formuler de véritables tâches politiques autres que celle du "mon ennemi c'est la Finance". Car il existe une sorte de véritable tragédie structurelle propre au réformisme politique néolibéral, que l’on voit partout à l’œuvre en Europe, quelle que soit la couleur du gouvernement en place. Enfin, la démocratisation feinte des savoirs et des cultures qui se pratique aujourd’hui sous couvert d’éclectisme, ne peut occulter les dimensions économiques et politiques des vrais enjeux qui s’offrent désormais à nous. La barbarie est l’ordre des lieux du Pouvoir, y compris de sa conception et de sa pratique de la culture, et tels qu’ils se sont construits institutionnellement et pratiqués constitutionnellement en France depuis l’avènement de la Vème République… On ne change pas cette situation en échangeant des rôles, fussent-ils présidentiels.
Philippe Coulangeon, Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d'aujourd'hui, Paris, Grasset, coll. " Mondes vécus ", 2011, 168 pages, 15 euros, ean : 978-2246769712.
Image : Power, de Sanchstar et Slavoj Žižek on life, happiness and Hegel , Lacanian cultural theorist interviewed by The Guardian.
Les enfants du Rwanda, Angelique Umugwaneza
Angelique avait 13 ans lorsqu’elle a dû fuir le Rwanda aux côtés de sa mère, le 18 août 1994, très exactement à 5 heures du matin, à pieds vers la frontière du Zaïre, distante de 150 kms. Il fallait fuir, vite : les forces françaises de l’opération turquoise allaient plier bagage, livrant les populations civiles à leur massacre annoncé. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que cette fuite durerait 7 ans. De camp de réfugiés en camp de réfugiés, certains sous protection de l’ONU, d’autres non. Sept longues années d’un calvaire qu’elle décrit dans ce témoignage saisissant sans rien rajouter aux faits. Angelique était hutue. Elle vivait jusque-là dans la région de Gikougoro, une région de paysans relativement aisés, où tutsis et hutus vivaient en bonne intelligence. De treize à vingt ans, elle ne connaîtra que la terreur, les massacres, la fuite, la famine, la misère. Rappelez-vous : avril 94, l‘avion du président rwandais était abattu. Par qui, on ne le saura jamais. La France diligentera bien une enquête, le Rwanda une autre, jamais l’ONU ni aucune instance internationale ne prendra la peine de mener une recherche approfondie sur cet événement, si important pour l’Afrique contemporaine. La suite, nous la connaissons : plus d’un millions de rwandais seront massacrés en quelques mois, et tout autant en RDC. Car en 96-97, la RDC se verra envahi par les troupes rwandaises qui ne cesseront de s’en prendre aux camps de réfugiés pour les massacrer. Par vengeance. L’ONU a bien mis en place un tribunal pour juger les crimes de génocide au Rwanda, mais pas les massacres des réfugiés huttus en RDC, bien que reconnus à leur tour comme génocide. Et cela, bien que les pays occidentaux, la France en tête, aient créé les conditions économiques, politiques, culturelles de ces tragédies…
Angelique raconte donc, le meurtre de tous les tutsis de sa région d’enfance, les tortures, les barrages sur les routes du jour au lendemain, tenus par des hommes armés de machettes. La terreur. Elle raconte l’arrivée des troupes françaises, l’amélioration qui s’en suivit, et leur départ précipité, la confusion de nouveau, de nouveau la terreur des populations livrées à la haine. L’ambiance qu’elle décrit est celle d’une panique gigantesque, à l’échelle d’un pays. Il faut marcher jour et nuit, traverser la grande forêt de Nyungwe, établir des camps de fortune. Ils sont 50 à fuir ensemble, en route vers quelque chose de très sauvage qui les apeure nuit et jour. Partout ils croisent d’autres réfugiés hagards, qui ne savent où aller : les rumeurs se contredisent, aucune destination n’est sûre. Tout le monde marche, dans toutes les directions. Angelique raconte la fatigue, la faim, l’épuisement, les soldats zaïrois livrés à eux-mêmes qui détroussent aux frontières les réfugiés, les dépouillent de tous leurs maigres biens. Et puis les camps, régulièrement pillés malgré la protection de l’ONU. Les violences sont telles qu’elles obligent ces populations martyrisées à cheminer d’un camp l’autre en quête d’un meilleur refuge. Il ne s’agit pourtant que de survivre. Elle raconte cette survie dans les camps, où les réfugiés s’installent pour des années dans la précarité. Le camp de Kabila en particulier, tenu par le HCR. Des milliers d’indigents qui tentent de reconstituer une vie sociale sous la pression rwandaise constante, qui réclame la fermeture de ces camps et le retour des hutus au Rwanda, où les tutsis attendent leur revanche. Elle raconte les conditions de cette survie, tandis que le monde détourne les yeux. Angelique a choisi in fine de demander l’asile à un pays du nord de l’Europe. Elle y a repris ses études, accompli un cycle supérieur entier dans les sciences politiques, pour tenter de comprendre. De comprendre comment il est possible à de simples citoyens de n’être plus les jouets de leurs dirigeants. Comment de simples citoyens pourraient poser des exigences enfin démocratiques, et ce que signifient exactement les droits inaliénables des individus, dans un monde pareillement indifférent.
Les enfants du Rwanda, Angelique Umugwaneza, Peter Fuglsang, traduit du danois par Inès Jorgensen, éd. Gaïa, coll. Gaïa Littérature, février 2014, 345 pages, 22 euros, EAN : 978-2847203714.
L’INDUSTRIE DU MENSONGE POLITIQUE
Machiavel nous assurait que la finalité du politique était de prendre et de conserver le pouvoir. Ce qu’il ignorait, c’était que cette finalité allait devenir plus radicale encore : mettre le pouvoir à l’abri des démocraties.
C’est à cet effrayant constat que nous introduit l’essai de John Stauber, passant au crible l’industrie des relations publiques, des origines à nos jours. Soit un siècle de mensonges. Certes, l’étude est davantage concentrée sur le premier quart du XXème siècle, et plus particulièrement encore sur la machinerie américaine, la plus performante au monde. Mais il y a là bien des leçons à tirer pour nos propres démocraties européennes… Grand patronat, Pouvoirs Publics, personnel politique, médias, la belle entente règne, où l’on s’accordent à maquiller des pratiques illégales et immorales, dans le but non seulement de maintenir l’ordre politique, mais l’ordre social. Un préalable, sinon l’incontournable du genre : orchestrer l’ordre électoral. On en sait quelque chose en France désormais. La fabrique de l’opinion publique ne tourne jamais autant que dans ces moments là. Une vraie machine de guerre bricolée par les élites pour légitimer leurs revendications et les faire approuver par les couches populaires et moyennes de la population. Une méthode : l’ingénierie politique. Un but : cibler le vrai danger, à savoir, le citoyen de base. Qu’il puisse en arriver à prendre des décisions publiques, voilà la vraie horreur… Et l’on ne parle pas ici de referendum, cette machination politique conçue la plupart du temps pour confisquer les vraies prérogatives populaires. Le jeu politique doit être confisquée de toute façon, voilà la vraie leçon, le rôle du plus grand nombre étant de demeurer spectateur. Un spectateur régulièrement convoqué aux élections, avant d’être congédié, ou encourager à vaquer ensuite à ses affaires privées, en attendant les prochaines élections.
Aux Etats-Unis, ce qui assure ce fonctionnement, c’est le mythe fondateur du pays de la Liberté d’expression. Le premier amendement donc, tandis que les dix suivants fonctionnent comme parfaite régulation de la domination.
Et aujourd’hui, note l’auteur, ce à quoi l’on assiste, c’est à l’élargissement des missions de l’industrie de l’opinion publique. Celle-ci ne doit-elle pas transformer par exemple les pollueurs en défenseurs de l’environnement ? Ou maquiller les guerres de conquête en actions humanitaires, convertir le nucléaire en énergie propre, etc.
Si bien que l’industrie des relations publiques est devenue le bras armé des élites contre la démocratie. Une industrie qui s’emploie à fabriquer du rêve à bon marché, du renoncement à tour de bras, de la fatalité publique et du consentement, les seuls vertus autorisées, susceptibles d’aider à "gouverner" le peuple, spontanément ingouvernable. C’est ce gouvernement invisible de manipulations éhontées qui préside de fait au destin des démocraties occidentales…
L'industrie du mensonge : Lobbying, communication, publicité et médias, John Stauber et Sheldon Rampton, traduit de l’américain par Yves Coleman, préface de Roger Langlet, édition Agone, oct. 2004, coll. Contre-feux, 363 pages, ean : 978-2748900125.
La Gauche socialiste sans abri… Homeless Left…
Homeless Left… C’était le nom de cette masse d’intellectuels allemands de la République de Weimar que la gauche de pouvoir avait trahis et qui se retrouvaient littéralement sans abri. Dont l’une des plus éminentes figures fut Kracauer. Le tout dans un contexte politique sur lequel nous ferions du reste bien de revenir, tant il ressemble au nôtre, avec tout particulièrement cette volonté des libéraux de l’époque attendant des juifs qu’ils paient le prix de leur intégration en abandonnant ce qu’ils nommaient non sans mépris les derniers vestiges ethniques ou religieux de leur appartenance communautaire. L’Allemagne de l’époque voulait alors former une communauté nationale unanime, d’où le pluralisme culturel aurait été éradiqué. Remplacez la communauté juive par le monde musulman et rrom, et vous aurez une idée de la situation qui est la nôtre en France sur ces questions… Il ne fallait pas être grand devin alors pour comprendre, à l’époque de Weimar, que la société allemande restait fermée aux juifs, tout comme il ne faut pas être grand devin pour comprendre à quel point la société française contemporaine se montre fermée à l’égard des communautés rrom, musulmane ou maghrébine.
La vraie Gauche de Weimar errait donc, à la recherche d’une expression politique qui n’allait plus venir bientôt que sous le pari d’une révolution qu’elle avait trop tardé à lancer et qui se brisa net sur la répression fasciste qui se lançait déjà à l’assaut de la société allemande.
Homeless Left. C’est notre situation aujourd’hui, celle du moins d’une grande partie de l’électorat de Gauche trahi par le Parti Socialiste et un François Hollande plus cynique qu’aucun autre homme politique sous la Vème République, qui a fait le pari de vider de son contenu idéologique le Parti Socialiste pour mieux préparer sa réélection personnelle. Véritable Cheval de Troie de la droite néo-libérale, son calcul est simple et redoutable pour l’avenir de la société française : en nommant Valls Premier Ministre, il espère repousser assez la Droite sur ses marges frontistes pour la réduire à jouer la portion congrue aux prochaines présidentielles et emporter de nouveau la mise en nous refaisant le coup éculé du vote républicain. Quelle honte ! Et quel risque pris avec la démocratie, qu’il ne fait rien moins que prendre en otage de sa propre carrière politique !
Valls campe donc sur les terres du Front National. Sa politique est plus droitière que jamais. 1/3 des SDF sont des travailleurs salariés qui ne peuvent accéder au logement tant ce dernier est coûteux en France, mais ses économies, Valls songe déjà à les faire sur les allocations logement… Et sur l’éducation, et sur la santé publique. On connaît le refrain : Sarkozy nous l’avait servi. Et s’il vient d’octroyer aux bas salaires une prime à l’embauche, c’est pour vider de son sens l’ascenseur salarial : on connaît aussi l’effet mécanique de ce genre d’aides qui n’ont cessé de proliférer sous la Vème république pour tirer les salaires vers le bas et casser définitivement le marché du travail.
Demain nous voterons en outre pour un parlement européen vidé de sa substance politique, puisqu’il n’’exerce aucun contrôle réel sur la politique européenne dictée par le Conseil de l’Europe et quelques officines privées qui ont la main mise sur ce Conseil. Il y a 124 millions de pauvres en Europe, où la famine vient de refaire son apparition. Le pire est ainsi à venir.
La Gauche sincère est sans abri. L'autre fausse gauche, les grandes manœuvres du Parti Socialiste la vouent à la misère morale et politique. Tout comme l’était celle de Weimar, dont l’affaiblissement moral forcené se jaugeait à l’aune de la situation faite aux immigrés, abjecte, et qui emporta cette République vers la sombre catastrophe de l’Allemagne nazie qui se profilait dans la droite ligne du renoncement de la Gauche de Pouvoir…
Kracauer l’exilé, de Martin Jay
Un hommage à cet intellectuel inclassable que fut Kracauer, par l’un des universitaires américains les plus intéressants qui soit dans l’univers des cultural studies. Martin Jay nous livre ici non pas une biographie de Kracauer mais une approche épistémique d’une intelligence volontairement soustraite à son marquage identitaire. L’œuvre de Kracauer en témoigne, multiforme, résistant à tout classement, celle d’un intellectuel qui a renoncé à se travestir en universitaire, tout autant qu’en journaliste, celle d’un intellectuel free-lance dirait-on aujourd’hui, marginal, refusant les fermetures spéculatives qui débitent la réalité du monde en tranches d’expertises sans grandes significations théoriques. Car on ne peut comprendre le monde en le découpant mathématiquement, ce que Kracauer avait saisi très tôt, lui aux yeux duquel la catégorisation ne témoignait que d’une réponse angoissée face à la complexité du monde, pour dévoiler très vite son vrai visage : celui d’un mode de domination et de contrôle voué à la répression des êtres qui peuplent ce monde. Toute sa vie, Kracauer se sera posé la question de savoir comment sauver la complexité du fait social, un véritable enjeu pour les sciences sociales aujourd’hui encore. Et toute sa vie il aura tenté de conformer sa démarche intellectuelle à ce questionnement, rédigeant des articles plutôt que des thèses, quelques rares essais, fragmentant ses idées, ses pensées, livrant de simples sentiments parfois en guise de démonstration, pour plonger au plus trouble de cette Allemagne de Weimar dont l’époque, à bien des égards, nous dédicace ses symptômes qui font signes dans nos scoiétés à court d’Histoire. Un intellectuel nomade en somme, comme le fut à bien des égards Benjamin, passeur à l’éclectisme débridé, livrant un corpus de textes inégaux d’écrits en tous genres, articulés tout de même par sa détermination à dénoncer le spectacle du Capital et les leurres de l’idéologie dominante, cette marchandisation du monde qui bousculait déjà les vies avec férocité –on se rappellera sa merveilleuse étude sur les employés de Berlin, décryptant le fonctionnement du système de domination du monde de la bourgeoisie allemande. La variété même des sujets abordés par Kracauer dessine ces contours d’une pensée habitée et marginale, qui du piano au port des bretelles, de la machine à écrire aux cris de la rue, de la carte postale au cinéma, a su observer le monde sans le subsumer sous un ordre pré-conscrit. Philosophe, sociologue, historien, grammairien, Kracauer avait le don de traquer cette réalité qui nous échappe tant pour en dessiner une totalité fragmentée capable d’en interroger en retour les fondements. Ce qui l’intéressait au fond, c’était de déchiffrer la situation historique de l’Esprit, comme l’affirma de lui très justement Adorno. Un esthète du cogito en quelque sorte, mettant en scène une pensée dialectique, toujours entre théorie et praxis, pour mieux appréhender chaque fois les processus à l’œuvre et ne voir dans la société et les hommes non une totalité accomplie mais en cheminement d’elle-même. Exilé toute sa vie, faisant de cet exil le fondement de son acuité intellectuelle, Kracauer travailla cet «estrangement» comme le nomme avec raison Martin Jay comme un mode spécifique de connaissance, qui fait de l’historien un étranger. C’est cette exterritorialité qui nous importe aujourd’hui, apte à nous aider à récuser l’idéalisme simplifiant d’un monde intrinsèquement signifiant.
Kracauer l'exilé, de Martin Jay, préface de Patrick Vassort, traduction de Stéphane Besson, Danilo Scholz, Florian Nicodème, éd. Le Bord de l'eau, 13 février 2014, Collection : Altérité critique, 246 pages, 22 euros, ISBN-13: 978-2356872753
Atlantide et autres civilisations perdues de A à Z
Encyclopédique, du cinéma à la littérature en passant par la bande dessinée ou la peinture, l’ouvrage se présente comme le vaste catalogue des interprétations du mythe de l’Atlantide. De Platon à Jurassic Park, il s’agit en effet moins d’en étudier les fondements que d’en explorer le corpus. Un corpus particulièrement éclaté, témoin de l’extrême vitalité du mythe. Les variantes mises à jour se révèlent ainsi tout à la fois signifiantes et savoureuses. Les auteurs parviennent même à exhumer de véritables bijoux de la science-fiction, et rappellent à notre bon souvenir des auteurs oubliés, tel l’abbé Brasseur. Ce n’est d’ailleurs pas le mince charme de cet ouvrage que de nous donner à découvrir, à travers des notules précises, la géographie littéraire d’un thème millénaire. Mise en perspective dans l’histoire, celle-ci témoigne par ailleurs d’une incroyable universalité. Tout à sa lecture vagabonde, le lecteur se laisse autant séduire par le pittoresque que le savant. Certes, l’on peut toutefois reprocher le parti pris d’un tel classement. L’entrée alphabétique produit une sorte de mise à plat qui n’aide guère à s’orienter intellectuellement. Subordonnée à l’ignorance, la lecture se fait vite hasardeuse, buissonnière. Mais n’est-ce pas comme de s’aventurer dans un continent inconnu ? Dictionnaire, guide, ce livre offre tout de même une formidable introduction aux mystères qu’il évoque, dont celui qui n’est pas des moindres, d’une pareille production de continents perdus de la littérature.
Atlantide et autres civilisations perdues de A à Z, de jean-Pierre Deloux et Lauric guillaud, éd. E-Dite, coll. Histoire, 19 novembre 2001, 302 pages, 34 euros, ISBN-13: 978-2846080620.
Le rôle social du patronat : Du paternalisme à l'urbanisme
François Hollande : « Mon ennemi, c’est la finance »… (Ah, Ah !)
L’éditeur Georges Fall est mort
Né à Metlaoui dans le sud tunisien, Georges Fall débute sa carrière dans l’univers du livre aux éditions Edmond Charlot. En 1949, il crée les éditions Falaize et inaugure la collection « Les carnets oubliés » par la publication de l’ouvrage de Rainer Maria Rilke « Les élégies de Duino », traduites au goulag par Rainer Biemel. Parallèlement il publie des poètes et sera le premier éditeur d’Edouard Glissant avec « Les Indes » et « Soleil de la conscience »*. En 1954 il crée le Musée de poche, une série de petits ouvrages monographiques d’artistes contemporains, avec des reproductions collées d’œuvres en couleurs. Georges Fall y publiera près d’une soixantaine de titres. En 1967 il vend le Musée de poche et lance « Opus International », une revue d’art contemporain avant-gardiste tant au niveau esthétique (il fera notamment appel à Roman Cieslewicz pour les couvertures) que critique. A la fin des années 90, il crée Fall édition, une maison à nouveau consacrée à des monographies d’artistes ou à des courants artistiques, publiant notamment un livre sur « Gina Pane » signé Anne Tronche, qui remettra l’artiste disparue sur le devant de la scène.
Georges Fall a toujours travaillé en étroite collaboration avec les plasticiens. Galeriste, il a édité des « multiples » (lithographies, sérigraphies etc.) de nombreux artistes : Vasarely, Louise Nevelson, Hérold, Paul-Armand Gette, Jean Le Gac, Gérard Garouste…
Personnalité du monde de l’art, Georges Fall était aussi un personnage. Souffrant de problèmes oculaires récurrents depuis son plus jeune âge, il avait su palier sa déficience visuelle par une étonnante acuité artistique, mélange d’intuitions géniales et d’éloquence. Son charme, sa sagacité et sa faconde manqueront à l’univers artistique.
* http://www.ina.fr/video/I05251873
Georges Fall a publié deux livres autobiographiques :
« Chroniques Nomades », éditions Archibooks, 2007
« Tunisie, désert fertile » L’Harmattan, 2012
La majeure partie de son fonds éditorial a été déposée à l’IMEC en 2003. Selon l’Imec « Le fonds est susceptible d’accroissements »
http://www.imec-archives.com/fonds/georges-fall
Image : © Editions Georges Fall / Roman Cieslewicz
La Nouvelle Droite a enfin son chef...
François Hollande a donc choisi de séduire son électorat de droite. Un calcul cynique l'a fait pencher pour un dernier virage à droite. Pour achever sans doute de convertir le Parti Socialiste en Nouvelle Droite. Le peuple de Gauche, cet électorat qui lui a fait défaut aux municipales, il s'en fiche. La vraie Gauche est aujourd'hui sans abri. Homeless Left... De renoncements en trahisons, l'élu de cette transformation se nomme Valls, persécuteur des roms, dont la pensée est un désastre moral. Un homme dont le seul souci semble de rabaisser les critères du choix moral français. Rappelez-vous ses invectives contre les roms. Qu’y a-t-il au bout de ce sacrifice de la morale républicaine ? Nous ne le savons pas encore. Sinon que leur point de vue est fort simple : cette pseudo démocratie qui est la nôtre fonctionnera -un temps encore du moins-, de gré ou de force. Moralement irresponsables, les hommes de pouvoir appellent jour après jour de leurs vœux une société divisée, où l’on aurait enfin subordonné la notion de Droit à celle de Devoirs. C’est là le signe. Celui du danger qui nous menace, celui d'une morale qui n’est en réalité qu’un simple arrangement personnel permettant de satisfaire les rationalisations les plus abjectes. Une pseudo morale qui n’éclaire en rien ce qui pourrait nous engager dans un mode de vie à partir duquel affirmer pleinement notre humanité. Au contraire : chacun devra se faire chien pour vivre dans leur République. Jamais la conviction que les désaccords profonds qui traversent nécessairement toute société sur le sens que la vie peut prendre, n’entraînera chez eux, comme il se devrait dans un régime normalement constitué, l’idée qu’il est impératif de veiller aux liens moraux qui peuvent encore nous unir. C’est tout le contraire qui les inspire : ils défont ces liens les uns après les autres. Pour n'ouvrir qu'aux issues les plus tragiques et aux opportunités qui les accompagnent : celles des lois d’exception. Le Droit lui-même ne sera bientôt plus qu’une forme de prescription autoritaire qui disciplinera les conduites individuelles. L'abaissement moral est devenu la condition même de l’exercice du pouvoir.