Sangliers, Aurélien Delsaux
Les Feuges. Dans la région de Lyon. Isolés de tout. Un autre monde, presque une autre époque. La famille Germain. Le père comme figure tutélaire abusive, fruste, mauvaise sinon malsaine. Un tyran. Et Lionel, le nez poisseux de sang. Son fils, corrigé pour son bien, la mère agonisant dans son enveloppe graisseuse. Des hérons, des peupliers. Là-bas, le village : Saint-Roch. Un artiste pas loin et l’étang de la folie, où tous les fous du pays viennent se noyer. Entre le Rhône et les coteaux de l’Ardèche, le décor est planté : l’espèce humaine poursuit son lamentable échouage. Les Germain, un fils blanc, un autre noir, moqué, méprisé, haï du père, qui chasse. Le sanglier. Des mœurs du XIXème siècle tout juste, la langue qui surabonde, archaïque, géronte dans cette nature hostile dorénavant, sous pression du changement climatique –les vieux ont été dépossédés de tous leurs dictons climatologiques qui ne prédisent rien désormais… La nature elle-même en déroute. D’abord, c’est l’histoire de Matthias qui nous est contée, cet enfant noir qui est devenu la tête de turc des enfants du village, le souffre-douleur de son père Germain. Plongé dans cette histoire des Feuges et de la plaine du Gèze, la Brienne. Au loin, très loin, le mur du Vercors, la Chartreuse et derrière tout cela, tout au bout de l’horizon, la pointe du Mont Blanc. C’est l’ouverture de la chasse. Le père Germain tuerait volontiers son presque fils Matthias, qu’il ne cesse d’insulter et de pousser devant la mire des fusils lors des battues que les villageois s’offrent. Jusqu’au jour où le gamin montre sur le terrain son courage, forçant l’admiration de tous. Jalousie du père. Un vrai danger pour le garçon. Qu’il arrache, ce «nègre», à l’école où il pourrait exceller. Le harcelant sans répit. Un petit village donc, où règne ce racisme ordinaire insupportable. Une galerie de portraits, dont celui de Gottschalk, l’artiste reclus chez eux, se faisant livrer un tas de pierres conçu pour la réalisation de sa dernière œuvre. Ou Lésilieux, ce prof de français qui rêve Goncourt. Pitoyable. Tout un village odieux, raciste, pas même bigot quand Matthias découvre dans les images pieuses un refuge. En interprétation puissantes tandis que le curé, lucide sur l’état de la foi de ses ouailles, déserte son église. A hurler de vulgarité cette France périphérique, délaissée, dévoyée, jetée sans vergogne dans ses affres obscures. Où la jeunesse identitaire s’organise, ratonne. Un canton de l’après Charlie, l’histoire d’une France qui bascule sûrement dans le fascisme, dans la guerre civile, tandis que les sangliers déferlent sur le village en détruisant tout sur leur passage. Aucune révolution ne peut avoir lieu dans cette France sordide, battue, défaite. Matthias disparaît totalement du récit, une tuerie accable le lycée voisin, d’autres suivront… «Que l’espèce des hommes se poursuive»… Dans cette écriture magistrale, au souffle souvent épique, portant en elle la tradition de ces grands romans d’éducation aux accents balzaciens.
Sangliers, Aurélien Delsaux, Albin Michel, août 2017, 554 pages, 23.50 euros, ean : 978222639173
La Belle de Casa, In Koli Jean Bofane
Ichrak est morte. Égorgée. Le commissaire Mokhtar enquête. Il est sur les traces du dernier homme à l’avoir vue : Sese. Un migrant. Un africain. Honni comme le sont les africains au Maroc, et qui ne cessent de subir des expéditions punitives qui ressemblent de plus en plus à des pogroms… Au travers de Sese, c’est toute l’histoire des migrants qui défile, de canots de sauvetage en pirogues, jusqu’à ces sardiniers qui les larguent sur les côtes du Maroc en leur faisant croire qu’ils arrivent en Europe. Sese a fait sa vie au Maroc. A Casablanca, trois millions d’habitants, cette ville aux richesses insolentes et aux inégalités insupportables. Une campagne d’expropriation y est menée du reste. Il faut chasser les pauvres, séduire les riches de cet autre monde prédateur, bâtir leurs hôtels 5 étoiles, leurs palais des Congrès, leurs clubs de nantis. Et tous les moyens sont bons pour exterminer ces pauvres, littéralement. Sese est beau gosse. Ichrak, elle, était tout simplement d’une beauté inouïe. Sulfureuse, forcément, dans cette partie saccagée de la ville, offerte à la démolition, au pillage, au crime. Ichrak pourtant ne faisait que rêver d’un père, qu’elle a cru trouver en la personne bienveillante de Cherkaoui… D’un père et de poésie, de littérature, écoutant sur son baladeur poètes et écrivains d’Afrique du Nord, nous donnant au passage à découvrir les sublimes proses d’Assia Djebar ou de Katouar Harchi. Aussi Sese le débrouillard l’amuse-t-elle, qui cherche à l’entraîner dans des combines hasardeuses. Lui vivait jusque-là en soutirant aux riches veuves européennes leur argent. Il est tout l’opposé d’Ichrak, fan de Booba et de rap puéril. Mais en découvrant Ichrak, de nouvelles idées d’escroqueries lui sont venues : elle est si belle qu’aucun homme ne saurait lui résister… Sese, touchant, sympathique, évoquant le Zaïre, Mobutu dont il a fait son guide. Le tout sur changement climatique. C’est que le Gulf stream est en passe d’abandonner nos régions, provoquant déjà des catastrophes en cascades, des bouleversements tellement symboliques de cette brutalité du monde que les nantis nous imposent, nous précipitant, tous, dans leur chaos… Superbe fable menant de front mille thématiques contemporaines, dont on voit très bien ce qui les relie entre elles : cette fin du monde, cette mort triviale que les riches nous préparent, cette finitude qui n’appartient qu’aux chiens.
La Belle de Casa, In Koli Jean Bofane, Actes Sud, août 2018, 204 pages, 19 euros, ean : 9782330109356.
Les Prédateurs, Des milliardaires contre l’Etat, Catherine Le Gall, Denis Robert
Une enquête minutieuse de deux spécialistes du capitalisme financier, sur ces patrons qui bâtissent leurs fortunes sur le dos des états, avec bien sûr la complicité d’une classe politique largement acquise à leurs intérêts égoïstes ! Au commencement, Albert Frère et son comparse Paul Desmarais, invités de Sarkozy au Fouquet’s le soir de son élection. Deux arnaqueurs pitoyables tout d’abord, qui échafaudèrent un bénéfice mesquin en arnaquant l’armée, à qui ils revendaient des bidons de 220 litres d’essence n’en contenant que 200 litres… Nos journalistes les pistent, de l’Elysée à Brégançon, nez au vent, à flairer leurs sales petites magouilles. D’arnaques en détournements, nos deux larrons vont s’élever dans la hiérarchie sociale et le savoir-voler, tapant dans toute les caisses possibles de l’administration publique, jusqu’au gros coup qui va décider de leur patrimoine de milliardaire : la revente de Quick burger à la Caisse des Dépôts, acheté 300 millions d’euros, revendu 700 ! Catherine Le Gall et Denis Robert détaillent la combine. Notre argent… Harponné, confisqué, recyclé pour les aider à s’engraisser. Un mode opératoire sophistiqué conçu à grand renfort d’avocats d’affaires peu scrupuleux, pour dévaliser les organismes publics. Dans la foulée, on en apprend de belles sur le compte du sieur Bernard Arnault, qui racheta en 1980 pour 1 franc symbolique le groupe Boussac, dans lequel l’état français venait de réinjecter 1 milliards de francs. Le tout donne à vomir…
Les Prédateurs, Des milliardaires contre l’Etat, Catherine Le Gall, Denis Robert, Cherche Midi éditeur, collection Documents, septembre 2018, 300 pages, 21 euros, ean : 9782749155937.
Nous voulons des coquelicots, Fabrice Nicolino, François Veillerette
Combien vaut un coquelicot ? Une luciole ? Une abeille ? Les lucioles ont disparu. Les coquelicots disparaissent. En 15 ans, 1/3 des oiseaux ont disparu. En 27 ans, 80% des insectes volants ont disparu. Selon le CNRS, nous vivons la plus grande rupture des chaînes alimentaires depuis la disparition des dinosaures. 80% des plantes à fleurs ont besoin des insectes pour survivre. 35% de tout ce que nous mangeons dépend directement de la pollinisation des fleurs par les insectes volants. Le bouleversement de l’ordre écologique auquel nous assistons est sans équivalent dans l’histoire de la planète. Sinon, encore une fois, celui de la fin des dinosaures. En marche vers l’abîme. Non pas dans 50 ans : c’est maintenant. C’est maintenant, ici, que ça se passe. IL FAUT DE TOUTE URGENCE OBTENIR L’INTERDICTION DE TOUS LES FONGICIDES, DE TOUS LES PESTICIDES ! Il n’y a pas d’autre issue, car à la vérité, il est déjà trop tard : il faut à présent tenter de réparer. Non pas la sottise humaine, mais le crime d’une classe politique irresponsable. Nos auteurs nous en donnent la démonstration au fil des pages, à raconter par exemple la triste et longue histoire du DDT en France, le dernier pays à l’avoir interdit. En cause : la FNSEA et les barons de l’industrie agro-alimentaire. En cause, l’INRA et sa direction stipendiée. En cause, l’industrie phytosanitaire. Dès 1962, nous savions. Mais nos dirigeants n’ont rien fait. Personne. Ni la Droite, ni la Gauche. En 1981, Mitterrand autorisa même des pesticides interdits partout ailleurs dans le monde dit avancé. Plus près de nous, du Grenelle de l’environnement au moment Hulot, la farce s’est accomplie : entre 2007 et 2017, la consommation de pesticides en France a progressé de 20% ! Désormais, le désastre est à nos portes. Seuls notre conscience citoyenne viendra à bout de l’irresponsabilité criminelle de nos dirigeants !
Nous voulons des coquelicots, Fabrice Nicolino, François Veillerette, éditions LLL, septembre 2018, 128 pages, 8 euros, ean : 9791020906656.