Edgar Morin : Amour, poésie, sagesse…
Trois termes qu’Edgar Morin tente de replacer dans la perspective du monde contemporain, comme les aubaines d’une vie que l’on pourrait ne pas perdre tout à fait –plutôt que réussir.
L’amour, comble de folie et de sagesse, capable de réveiller en nous ces états d’émerveillement et de ferveur que la poésie, jadis, savait allumer –on n’ose écrire, à le lire : dans le cœur des hommes.
Une morale donc plus qu’une sagesse, une visée qu’il faudrait savoir ménager, à défaut de l’éprouver. La seule à faire sens dans nos vies prosaïques. Une hygiène croit-on pouvoir ligne entre des lignes tout de même passablement mélancoliques, sinon pessimistes. Une hygiène qui consisterait à faire dialoguer en nous la hardiesse et la prudence, le détachement et l’attachement. Mais dont on ne voit pas comment, procédant d’une telle gymnastique, elle pourrait se déployer vraiment…
Une leçon de vie donc. C’est là tout le tragique du conseil, qui se risque à poser l’amour comme le dernier mythe que l’homme contemporain peut vivre, la dernière religion qu’il peut embrasser, le dernier rempart entre lui et son néant. Un pari en quelque sorte, quasi pascalien. Un risque. Un beau risque à courir…
Mais que l’on ne peut courir qu’à se laisser contaminer par la vérité de l’autre. La métaphore est forte, qui convoque dieu sait quel soubassement biologique improbable. Car où est-elle cette source que l’on pourrait dériver d’un simple effort curatif ? Elle se perd, douloureusement, dans les profondeurs d’un souci de pédagogue : espérez, il en sortira toujours quelque chose.
En attendant la révélation de découvrir que l’amour, seul, justifie nos vies, ainsi que l’affirmait déjà Saint Paul.
Mais derrière ce tragique du dernier rempart –le : je n’ai qu’un seul amour, il faut bien qu’il soit grand de l’insensé par trop conscient de son infortune-, il y a l’idée, amère, qu’il faut peut-être cesser de croire que l’on pourrait encore «civiliser» -(c’est le terme qu’il emploie)-, les hommes. « Soyons frères, nous dit Edgar Morin, parce que nous sommes perdus».Comme une dernière chance de construire quelque chose de beau entre nous, pour disparaître avec panache…
Etrange fraternité, étranglée dans la nasse de la subjectivité occidentale. Etrange appel à la compassion, à la miséricorde, devant le peu que nous sommes il est vrai… Etrange éthique d’infortune, qui se résume à deux conseils : éviter la bassesse dans nos vies, ne pas être méchant… Deux conseils inscrits déjà dans la morale paulinienne : quand on demandait à Saint Paul s’il existait une morale chrétienne, celui-ci en restait coi. Non. Je ne sais pas. Eviter la bassesse peut-être. Ne soyez pas méchant. Rien de bien nouveau, disait Paul. Vraiment. Une éthique de l’introspection donc, et de la compréhension. Que chacun scrute son cœur…
LE TEMPS DU OU DES LOISIRS ?
En 1869, le Littré définissait le loisir comme un temps disponible. En 1930, le Dictionnaire d’Augé parlait cette fois des loisirs, qu’il décrivait comme un univers de distractions. Entre-temps, on aura créé en France, en 1910, un Office National du Tourisme, chargé d’ordonner des pratiques qui, malgré leur diversité, paraissaient relever de cet usage social du temps inédit qui se faisait jour dans les sociétés du monde occidental pour y instaurer une culture originale : celle des loisirs.
Parler de l’avènement des loisirs, c’est justement évoquer l’apparition d’un usage social du temps inédit dans le monde occidental, au 19ème siècle.
Et sans doute, pour en parler de manière conséquente, faudrait-il étudier de plus près la manière dont se sont créés ces usages modernes du temps libre et celle dont se sont mises en place les nouvelles logiques de ce temps libre. Comment le désir de voyage par exemple, la soif d’aventure et de sensations nouvelles sont-ils apparus dans les sociétés industrielles du 20ème siècle ? Répondre à ces questions supposerait de préciser tout d’abord ce qu’étaient les usages sociaux du temps avant cela. Ce serait aussi tenter de comprendre que travail et loisir forment un système, tout bouleversement de l’un entraînant celui de l’autre. Enfin, ainsi que l’illustrent magistralement les deux exemples de définition, «du» à celle «des» loisirs, ce serait tenter de comprendre comment on est passé d’une conception du loisir prescrit à une conception du loisir conçu comme un divertissement libre. Encore que la définition proposée par le Dictionnaire d’Augé fasse illusion, car il faudra attendre en France les années 1950 pour que s’affirme vraiment cette conception ludique des loisirs.
La Toussaint, tableau du peintre nancéien Emile Friant (1863-1932).
EST-CE AINSI QUE LES HOMMES VIVENT ?
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Cahier de doléance contemporain, Luce Faber, les Prairies ordinaires, janvier 2012, 143 pages, 12 euros, ean : 978-2350960647
Tout au long de l’année 2012, Mediapart et le collectif Luce Faber ont proposé des doléances filmées. Les 36 vidéos sont rassemblées toutes ensemble, à cette adresse :
http://www.mediapart.fr/content/2012-un-cahier-de-doleances-semaine-2
(ALAIN CHÂTRE) : COMMENT ÊTRE DANS LE MONDE ?
«Nous ne savons jamais ce que nous pouvons devenir pour d’autres, à simplement être.» (Lettre de Martin Heidegger à Hannah Arendt, le 10 novembre 1925).
Jeté dans le monde, exposé, sans jamais pouvoir parvenir à aucune situation de maîtrise, comment accéder à soi-même ?
Est-ce la question au demeurant ? Ne serait-ce pas plutôt l’injonction séminale, à laquelle nous ne savons jamais répondre ?
On ne peut être au monde qu’à se poser la question de l’être, affirmait Heidegger. Une question pour laquelle il n’existe pas de réponse préconçue. Ou bien, si, sous les formes de ces divertissements, de ces grimaces aurait dit un Gombrowicz, que nous arborons plein de foi en leur consolation.
Il n’y avait pas d’illustration plus belle de la philosophie d’Heidegger que la vie d’Alain, jeté dans le monde, s’y décochant lui-même, prenant à bras-le-corps ce tout un chacun de la réalité quotidienne où l’être fonde ses possibilités pour faire sens, plutôt que le compulser.
Etre là, dans la quotidienneté d’être, non à partir des idées mais de la sollicitude pour ce monde où il accourait nuit et jour, fuyant, le visage entre les mains, ces gueules qu’on lui faisait.
Être-là. Jeté et exposé à l’Être, Alain découvrant et redécouvrant qu’il était au monde sans disposer d’aucun cadre consolateur.
La littérature ? Pas même, qu’il interrogeait sans cesse, sans cesse reprenant le fil d’une conversation interrompue, La Rimbe, Artaud le Momo, passants considérables qu’il saluait d’un geste désinvolte.
La nature de l’homme n’indique rien, ne pointe rien. On ne peut rien savoir à partir d’elle. D’où partir dans ces conditions ? De l’esprit ?
Bios Theoretikos. Les grecs anciens avaient ce joli mot pour qualifier ces êtres voués à la vie contemplative, soustraits à la Polis dans une large mesure, et dédiés aux études savantes. Mais Alain n’était pas de ceux là non plus. Son amor mundi l’avait conduit ailleurs. Il se débattait. Non seulement avec ses gueules, mais avec l’illusion qu’être ne pouvait compter que d’être exposé en permanence à l’être-avec. Être avec d’autres au monde, cette réalité incontournable pourtant, dont il avait fait comme nous tous son credo, marmonnant toutefois ses dangers, quand cette manière d’être là prenait la forme d’un «on» mondain, impersonnel. On le voyait alors mimer son semblable, le refaire jusqu’à l’exaspération de l’autre mimé, se vautrant dans ce «on» fratricide, partout présent quand on y songe, partout se dérobant, pour le surmonter enfin en le poussant à n’être que jeté envers soi.
Dépasser l’être-avec, dans cette frugalité que les années 60 avaient tracée et après laquelle déjà, les années 70 ne couraient plus.
Dépasser l’être-avec de la Polis pour un être-pour maculé de son seul souci du monde. Alain parcourait le monde dans cette éthique de la préoccupation que pointe Heidegger encore.
Comment sortir, donc, de la vision politique du monde ?
Cette question, nous nous la posions souvent, sans parvenir à y répondre. La cité des grecs anciens avaient posé la nécessité d’un dialogue qui ne nous satisfaisait pas : celle d’une parole que Platon avait établi à une hauteur telle, qu’elle écartait de son champ tous ceux qui n’en faisaient pas profession.
Restait, dans la langue de Platon, le mythe pour donner à entendre la présence mystérieuse de l’origine de la parole dans la vie des hommes. Le mythe écrasant, barbare, imposé aux hommes par une nécessité supérieure.
Où s’origine la parole ? C’est à cette origine qu’Alain avait adossé sa vie et qu’il faisait retour sans cesse, reformulant toujours, épiant et posant au final la seule question qu’il fallait poser : qu’en est-il de la nécessité du politique ?
Nous nous étions séparés là. J’y reviendrai un jour.
Socrate avait pointé cette force qui traversait le politique : le défi d’existence.
Alain n’était pas un théoricien. Il n’écrivait pas. Il tentait simplement, jeté dans le monde, d’ouvrir une possibilité d’y être. Et si son dialogue cherchait la réconciliation, il ne trouvait au fond que l’embarras -duquel surgit la coupure de la nécessité d’existence, affirmait Benny Lévy. La zoê à mon sens, qu’aucune nécessité logique ne peut relayer. Car le logos n’a pas d’autorité : il bute sans cesse sur ses apories.
Alain était d’un lieu d’errance. Hoï Polloï. D’où doit s’énoncer au fond le politique, venant s’asseoir auprès de chacun, à tout instant, pour faire et défaire avec lui le Roi, dans l’ébranlement existentiel de soi.
On est jeté dans l’état de société sans y prendre garde. Je croyais à cet ébranlement. Mais pas au fait de vivre, tout simplement vivre, cette candeur de la vie «nue», ce soubassement contemplatif de la zoê que le monde classique a rejeté loin de nos cités, ce simple fait de vivre dans l’agréable et la douleur. Je ne croyais pas qu’il pût suffire à nous lier les uns aux autres. Alain, si.
«Je sais alors décidément que la vie est histoire !» (Hannah Arendt, Ombres, une sorte de réponse à Martin Heidegger).
Homme et galant homme, Eduardo De Filippo
Né en 1900, comédien, auteur, metteur en scène, Eduardo de Filippo fut si populaire, dit-on, qu’en Italie on ne l’appelait plus que par son prénom. Son inspiration provenait toute de l’observation de la vie napolitaine, dont les manières d’être, avouait-il, le fascinaient. La pièce elle-même fut écrite en 1922, puis remaniée en 1933. Passablement drôle, on affirme volontiers à son propos qu’elle mettrait en jeu l’opposition entre une troupe d’acteurs pitoyables, installée dans un modeste hôtel à Bagnoli, près de Naples, et la société bourgeoise qui, des plus contraintes mais sous la pression des événements, finit par échanger son masque de raison contre celui de la folie. Gennaro, le mentor de la troupe, vit avec la jeune première, Viola, enceinte. Autour d’eux Vincenzo et Florence, Attilio, le souffleur. Ils font tout ensemble, répètent, cuisinent, lessivent, lavent le linge. Alberto, l’impresario de la compagnie, tombe fou amoureux d’une jeune femme qui cache un amant transi. Elle tombe enceinte, Alberto la fait suivre, demande sa main à sa mère. Mais la jeune femme s’est mariée déjà. Alberto feint de sombrer dans la folie. La pièce se dénoue au commissariat de police dans une folie générale où chacun feint d’être fou pour se tirer d’affaire.
"Si une idée n'a pas de signification et d'utilité sociale, cela ne m'intéresse pas d'y travailler", affirmait Filippo. Mais de ce discours social, il ne reste aujourd’hui qu’une trace des plus pâlichonne… Rivé à son prochain, fasciné par la manière d'être et de s'exprimer de l'humanité, comme il le disait volontiers, il ne reste désormais que l’essentiel : ce langage qu’il a créé, et les contraintes qu’un tel langage impose à toute mise en scène, l’embarquant dans des situations compulsivement vaudevillesques. Tout, ici, répliques, personnages, événements, se met au service de ce ressort unique, qui connaît une accélération brusque dès qu’entre en jeu, justement, le principe de folie. Ouf !, se dit-on quand cela prend fin, tant la situation théâtrale paraît vouloir se compromettre elle-même comme théâtre. Echos pirandelliens, certainement, dont ce bonnet de fou dont la pièce est l'écho. Eduardo ne vouait-il pas une grande admiration à Pirandello, avec qui il finit par travailler ?
Eduardo De Filippo, discours et théâtralité : dialogues, didascalies et registres dramatiques, janvier 2005, 27 euros, Editions L'Harmattan, janvier 2005, 308 pages, ISBN-13: 978-2747572897.
Homme et galant homme. Angers, Nouveau Théâtre d'Angers, 21 mars 1991, L' Avant-Scène Théâtre, 23 février 1994, Collection : Quatre-vents, 96 pages ISBN-13: 978-2907468244.
LA LYRE DU JOUR, de Claude Tabarini
Novembre.
Ce désastre est une merveille.
Puis la neige dévoilera l'insondable
enchevêtrement des pas.
tiré à part, extrait : 12 poèmes de La Lyre du jour, dessins de Marfa Indoukaeva, aux amis des éditions Héros-Limite, à paraître (bientôt)...
Peste soit de l’horoscope, Samuel Beckett
Un inédit. Poèmes écrits entre 1930 et 1976. Très peu en fait, assez pour ceux qui aiment Beckett. Assez aussi pour voir son style évoluer. Et admirer le dernier poème, quand Beckett n’a plus rien à prouver, qu’être, tenir, là où rien ne tient, dans ce paradoxe du langage que la poésie intrigue.
1930, Beckett loge pour quelques mois encore à Normal Sup. En une nuit il écrit Whoroscope pour participer à un concours, qu’il gagne. 98 vers sur la vie de Descartes, qui aimait son omelette faite avec des œufs couvés durant huit à dix jours… "deux ovaires battus avec du jambon de charme"… ça sent son dadaïste, poète carabin presque, espiègle, assurément.
Les autres poèmes sont d’une autre facture. Dont le dernier. Sublime de ce long calme, du long infime qu’il accueille, "aucun bruit longuement" à troubler la remontée du souvenir d’enfance. Là-bas, parmi les années d’errance, avec ses reprises anaphoriques qui n’ouvrent à rien, sinon marcher dans les pas de l’enfance où l’être affleure. Et puis se pencher sur le minuscule narcisse, si petit mais qui soudain a envahi déjà tout l’espace vacant.
Peste soit de l’horoscope, de Samuel Beckett, traduit de l’anglais et présenté par Edith Fournier, éd. de Minuit, novembre 2012, 7,50 euros, ean : 9782707322623.
Pour Alain Châtre (la Fabula est-elle encore de ce monde ?)
J’ai en tête tes longs soliloques qui agaçaient parfois, cette manière que tu avais de réorganiser le réel, un peu à la façon d’un Lear posant devant lui le monde comme un dire inépuisable. Le verbe, tout entier convoqué, jubilant à sa gloire éphémère, à ses déguisements, voilant ses propres dévoilements et le soin que tu y mettais -manière de dire, d’être là où l’être sait pouvoir tenir, bon.
Le Roi Lear… Non que tu le fusses, mais à cause de ces travestissements et du crédit qu’il portait au langage, l’air de rien.
Dans cet effacement de soi de Lear. Dans celui, feint, d’Edgar. Ou dans les artifices de Kent. Et au final dans l’entrelacs de ces folies, de ces déguisements, voire de la folie professionnelle du Fou.
J’y pensais cette nuit, me rappelant ce soir de générale sublime où Victor Garrivier, interprétant le rôle titre, avait soudain perdu sa propre raison, arrêté net sur scène tandis qu’autour de lui les comédiens de Philippe Adrien poursuivaient leur jeu, plein du souci pour Victor égaré au milieu de la scène, ne parvenant plus à se souvenir de rien, de son texte comme de ce qu’il faisait ici, incarnant pour le coup à la perfection ce Lear devenu fou. Il restait là sur scène, effaré, vacant, allongé bientôt abandonné entre les bras des comédiens : "qu’on m’emporte, qu’on m’emmène"…
Et dans ce lacis de signes, de gestes, d’images, surnageant à la destruction d’un monde trop assuré de lui, venaient affleurer des contes, des légendes, des histoires pour enfant. Déboîtés. D’une voix l’autre égarés, repris, tronqués, bribes voguant d’une mémoire les nôtres, Edgar citant Bevis of Hampton, l’histoire du chevalier Rolan s’enchevêtrant à celle de Jack, the Giant-Killer.
Tu avais ce don de ramasser toute la mémoire littéraire pour en faire ta langue si rare. Une langue déréglée, de bribes, de fragments épars. Une langue inachevée. Non pas en construction mais inachevée, un peu à la manière des esclaves de Michel-Ange.
Alain, tu étais un conteur fabuleux, à la différence d’un Kent.
Et la fabula que tu parvenais à imposer au réel pour lui donner forme, et dont beaucoup pensaient qu’elle te coupait de ce réel, était ce réel même prenant enfin sa forme. Certes, ses cortèges troublaient. Cet univers désarticulé, propre à l’enfance. Toujours, toujours le Grand Meaulnes sans doute. Un point de vue pour appréhender le monde du haut de cette falaise de l’enfance, à surplomber des éternités muettes.
La littérature, notre consolation, ne cessais-tu de répéter.
Sans doute. Exposée, férocement, à la grandeur et la misère de nos vies.
Alain, les papillons dorés du Roi Lear ne seraient qu’une piètre consolation s’il n’y avait derrière cette fabula, qui soutient toujours le monde.
De ce temps tu n’es plus, tu es d’un Autre. Il ne reste qu’une poignée d’orphelins pour enterrer ce monde plus grand que nature que tu nous a légué.
Un présent nu, dépouillé de ses mythes.
Et ton œil, qui savait détourner le regard plongé dans l’abîme pour lui donner à voir le bleu du ciel.
A notre fin promise tu aurais pu n’offrir que la nostalgie d’un passé de géant. C’est une autre fiction pourtant qu’il nous faut écrire maintenant, la tienne sans doute, nécessaire à la survie des hommes.
La fabula, donc, encore, pour reconstruire ce monde tout près du Fou de Lear et le tenir par la main et lui offrir l’ici et le maintenant qu’évoque Joyce : "The now, the here, through wich all future plunges to the past." (Joyce, Ulysse).
Te voilà devenu ce mystérieux espion de Dieu qu’évoque Lear à la fin de la pièce de Shakespeare, chantant comme un oiseau en cage, implorant des pardons, pauvre diable à sourire aux papillons dorés et prenant sur lui le mystère des choses -plus vivace cependant que ces meutes qui croissent et décroissent sous la lune.
images, collection personnelle : les répétitions du Roi Lear monté par Philippe Adrien au Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes, du 3 octobre au 12 novembre 2000.
CZAPSKI : PROUST CONTRE LA DECHEANCE
Au cours de son internement dans un camp soviétique, Józef Czapski, qui devait multiplier ensuite les mésaventures éditoriales, en France en particulier où son Terre inhumaine allait connaître de sérieux déboires, Gallimard ne cessant, sous la pression d’Aragon, d’en différer la publication pour des raisons idéologiques, avait donné de mémoire une série de conférences devant un public pour le moins inattendu : celui de ses codétenus d’un camp de travail soviétique.
Les conférences de 1940-41 sont ré-éditées par les éditions Libretto. Leur publication s’appuie sur les textes dactylographiés en 43 directement en français, eux-mêmes établis à partir des cahiers de Czapski, dont une partie avait échappé à la destruction.
Une édition intelligente qui maintient les approximations, les erreurs, ainsi que les maladresses lexicales et syntaxiques, pour en renforcer l’émotion et en souligner la force d’évocation. Saluons-le, car ce n’est pas dans l’habitude des éditeurs français, entrés depuis des lustres dans l’ère du lissage si ce n’est celui du ponçage littéraire, reprisant sinon altérant, au prétexte de "réparer" les textes, au nom d’un soit-disant consensus quant aux vertus du style français, lequel relève la plupart du temps de la plus parfaite indigence intellectuelle et artistique.
Le plus fascinant de ce qui nous est restitué n’est pas la qualité ou la précision du souvenir intellectuel, mais de voir Czapski arpenter une mémoire quasi visuelle de l’œuvre de Proust, inaugurant chacun de ses chapitres par une image qui finit généralement par lui restituer avec une précision déconcertante les détails stylistiques qu’il arrache à l’œuvre remémorée. Et c’est aussi bien sûr le contexte dans lequel cette nécessité s’affirme, d’angoisse quant aux risques pris (l’exécution sommaire), et d’inconfort (par –40°, debout dans une vigie terrifiée).
A peine vingt ans après la mort de Proust et après l’oubli d’une écriture si peu française tout d’abord (seul le détour par l’Angleterre convainquit la critique littéraire de l’époque de mieux lire un auteur qu’elle s’amusait alors à dédaigner), il vaut la peine de découvrir la vigueur de cette école buissonnière, décortiquant avec passion l’enchevêtrement des thèmes proustiens, en particulier ceux de la question de l’amour, cet infini proustien si tangible, où les détenus du camp puisèrent la force de survivre, pour en redécouvrir toute la nécessité, aujourd’hui encore : décidément, les œuvres réellement littéraires ne sont pas faites pour le salon de littérature, la causerie guindée ou la critique satisfaite d’exhiber l’onctuosité de ses platitudes…
Joseph Czapski, Proust contre la déchéance, conférences au camp de Griazowietz, éditions Libretto, septembre 2012, 96 pages, 5,10 euros, ean : 978-2-7529-0761-5.
A propos de Proust, Marcel :
ainsi que les six articles précédents…
La France de Raymond Depardon…
La France en tout petit. Format. Minuscule. De poche. Une France de poche revolver. En 420 reproductions photographiques commentées par Michel Lussault. Une France qui semble prendre ses origines du constat d’un désastre. La ferme des parents, ce qu’il en reste un beau matin, Raymond détournant alors une commande publique pour donner à voir ce désastre : La ferme du Garet, publié en 1995, en grand format cette fois. L’histoire d’une ferme disloquée donc. Sortie de l’Histoire si l’on veut.
La Corse ensuite, en noir et blanc, celle de l’intérieur, ruelles et places et quelques autres travaux non publiés jusqu’au jour du défi : photographier la France. Vite. Non pas les français, ni même au fond la France, mais une certaine image d’elle. Ses paysages, ses villages, à peine quelques photos traversées de présences humaines, beaucoup de platanes sur le bord inépuisable des routes françaises.
C’est quoi un paysage qui existerait de toute éternité sans les volontés qui l’ont façonné ? Un album, recueil de photos qui ne laissent pas de questionner. La France ? Certes, celle de Raymond Depardon. La nuance devrait faire sens, mais j’ai du mal, devant une telle autorité. La France de Raymond Depardon, donc. Peut-être après tout. Singulière. Sortie tout droit d’une mémoire douloureuse, mais comme poussée hors de l’Histoire. Dans un autre champ de cette mémoire de la France rurale.
Existerait-il donc une géographie pérenne du paysage français ?…
Depardon affirme être passé, délibérément, au-dessus des spécificités régionales pour dégager une unité du sol français… Quelle unité ? «Celle de notre histoire quotidienne commune », dit-il. Vraiment ? Tous ces clochers, ces platanes, ces routes sinueuses… Quelle idée de la France éternelle, unanime, immuable, rendue prétendument à sa vraie unité ?… Depardon dit s’être confronté à cette France souveraine… Pas d’autoroute. De supermarché. De cité, de villes, d'agglomérations urbaines. «La France de Raymond Depardon est peuplée de lieux-personnages », affirme Michel Lussault. On voit bien, oui, ces mairies-écoles d’un autre âge. Les effigies d’une République d’antan. La ruralité assujettie, à mes yeux, à un bien troublant ordre esthétique… La France de Raymond Depardon, décidément. La sienne. Sans aucun doute. Ou bien..., oui, peut-être bien : la France délaissée, la France des délaissés, qui sauve le geste, en resttitue l'intention, pas toujours perceptible.
La France de Raymond Depardon et Michel Lussault, éd. : Pointdeux, coll. PNT2, sept. 2012, 520 pages, 15 euros, ean : 978-2363941077.