MARCHES FINANCIERS, CHÔMAGE ET PRECARITE...
On a voulu nous faire croire que les marchés financiers conditionnaient la régulation d’ensemble du capitalisme et qu’en conséquence, ils étaient favorables à la croissance économique. Alors qu’au fond, si l’on observe ce qu’il se passe vraiment, force est de constater qu’aujourd’hui, ce sont les entreprises qui financent les actionnaires et non l’inverse !
L’entreprise est en effet désormais conçue comme étant exclusivement au service des actionnaires. Enfonçons le clou : les entreprises doivent satisfaire exclusivement le désir d’enrichissement des actionnaires.
Dans le vocabulaire technique des économistes, on appelle cela le ROE : Return on Equity… Le mécanisme en est fort simple, le calcul grossier sinon abject : la norme qui s’est partout imposée par la finance est d’un ROE de 20% et plus, soit une exigence de profit démesurée. L’instrument de ce pouvoir : la liquidité, qui permet aux capitaux frustrés de déserter telle entreprise au ROE jugé trop faible, quand bien même cette entreprise serait florissante, largement bénéficiaire, créatrice d’emplois et vitale pour son bassin économique, pour aller pas même se porter ailleurs, mais tout simplement empocher ailleurs des dividendes plus intéressants.
Une capacité dont les actionnaires veulent pouvoir jouir à tout moment, d’un simple claquement de doigt, des fois qu’une opportunité se présenterait…
Volatil, le capital ne cesse de s’évaporer pour parasiter ici ou là, en France ou partout ailleurs dans le monde, les opportunités qui s’offrent à lui sur le marché boursier mondial.
La conséquence en est que les inégalités augmentent selon la même courbe exponentielle que la précarité, que les investissements s’en trouvent inhibés, que les salaires subissent une pression sans commune mesure, que le chômage augmente tandis que le pouvoir d’achat ne cesse de baisser, et que nos fameux fondamentaux de l’économie en ressortent le cou tordu.
Dans les pays anglo-saxons, cette tendance avait été momentanément contrecarrée par l’endettement des ménages qui assuraient à eux seul une croissance forte du PIB. Ils payaient ainsi doublement la facture : par la pression sur leur salaire et leur endettement. Avant de la payer une troisième fois, quand le krach fut venu… La bulle financière avait permis de créer une richesse fictive dans tout le pays, en autorisant une croissance importante d’une consommation inédite réalisée sans salaire, les ménages n’avaient qu’à méditer leur manque de jugeote…
Manifeste d’économistes atterrés, éd. Les liens qui Libèrent, nov. 2010, 70 pages, 5,50 euros, ean : 978-2-918597-26.
Le BIP 40 sur l’évolution de la pauvreté en France : http://www.bip40.org/bip40/barometre
Courbe : l’évolution des 1% de salaires les plus élevés en France…
Avoir un corps, Brigitte Giraud
L’invention de Paris, Eric Hazan
Une poétique de la ville qui s’ouvre sur le Paris de Balzac. Un parti pris déjà, d’une perspective critique. Celui d’une compréhension en profondeur de cette ville que l’auteur a tant habité semble-t-il, rue après rue, quartier après quartier, scrutant ses signes et les traces qui honorent encore cette ville que le lent épuisement contemporain voudrait tant congédier. Qu’est-ce qu’un quartier parisien aujourd’hui, en effet ? Dont on a chassé son âme la plus sensible, cette classe populaire qui avait élevé l’art d’habiter au rang de vivre et non de fréquenter. Eric Hazan évoque donc ce Paris turbulent, fiévreux, aux croissances irrégulières, soulevées en éruptions discontinues contre ses enceintes successives, de la muraille de Philippe Auguste au périphérique. Et ce n’est pas le moins troublant au demeurant que cette mise en perspective, qui donne à interroger la sourde volonté des pouvoirs publics au gré des siècles, d’enfermer Paris… Incroyablement documenté, cet homme a parcouru la ville en tous sens pour nous en livrer la chair la plus intime, celle du Paris Rouge, Paris défunt aujourd’hui, qui hier encore savait écrire les pages les plus glorieuses de notre Histoire. Il n’est que de nous rappeler l’immigration d’avant-guerre qui offrit tant de résistants dont Eric Hazan, de plaque en plaque commémorative, déploie le martyre. Des rues toutes simples, chargées d’une histoire vertueuse au contraire de ces avenues délétères, dont la plus célèbre, les Champs Elysées, ne s’illustra guère que pour constituer l’axe majeure de la collaboration ou celui de toutes les reprises en main réactionnaires des grandes avancées politiques… Qu’aurait été Paris sans cette vergogne ? Celui qu’Eric Hazan compulse justement : celui de la Commune, du Montmartre de Louise Michel et avant cela des barricades de 1830 révélant le vrai visage de la République Française : celui de la réaction, toujours. Quelle balade au final, dans ce Paris qui n’existe presque plus, où pour paraphraser Walter Benjamin affirmant que le « temps des opprimés est par nature discontinu », on n’en finirait pas d’espérer une autre fin que cette navrante gentrification de Paris.
L'Invention de Paris : Il n'y pas de pas perdus, Eric Hazan, éd. Seuil, coll. Albums, septembre 2012, 450 pages, 45 euros, ISBN-13: 978-2021056990.
Histoire politique du barbelé, Olivier Razac
Inventé en 1874, et bien qu'expression malingre du génie mécanique, le barbelé a conservé jusqu’à aujourd’hui sa redoutable efficacité pour délimiter les espaces.
De la prairie américaine où son brevet fut déposé, aux camps de concentration, en passant par les tranchées de 14-18, Olivier Razac en étudie l'histoire avec une autorité tout à fait sûre.
Dans la lignée du Foucault analysant la montée en puissance du biopolitique dans les sociétés démocratiques, en particulier dans le nouveau clivage qu’il trace entre l’idéal d’un «peuple» encore politisé et sa dégradation en «populations» de plus en plus enfermées dans leur destin biologique, ou dans celle d'Agamben prolongeant cette réflexion, il nous offre une leçon de philosophie de l'histoire très convaincante - outre que l’étude explore avec une acuité parfaitement épouvantable l’invention des fameuses torsades biseautées et de leur nécessité.
La guerre du barbelé marqua tout d'abord la fin d'une civilisation : celle des Indiens d'Amérique. En découpant, fermant, individualisant l'espace, le barbelé brisa la structure communautaire de la société indienne. En 14-18 on le vit s'inscrire dans une esthétique du désastre, comme composante symbolique essentielle d'un cauchemar peuplé de cadavres désarticulés. Avec le camp de concentration, le symbole s'accomplit, semble-t-il, dans sa plénitude, permettant d'identifier durablement le paysage concentrationnaire. Révélateur puissant de son dessein caché, le barbelé avouait alors enfin la finalité de sa raison d’être : séparer l'humain de celui à qui on ne veut plus reconnaître d’humanité. Le barbelé congédie ainsi vers un extérieur «antique» des franges entières de populations «déshumanisées», ouvrant dans le même temps ce qu'il entoure sur un abîme. Opérateur actif entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir, il trace définitivement l'extérieur effroyable de ce que nous voulons retenir comme civilisation "nôtre".
Histoire politique du barbelé : La Prairie, la tranchée, le camp, de Olivier Razac, éd. La Fabrique, avril 2000, 111p, ISBN-10: 2913372066, ISBN-13: 978-2913372061.
L’organisation criminelle de la faim, Olivier Assouly
Mémoires Polonaises, Jan Chryzostom Pasek
Puisant aux sources d’un parler populaire, dans une langue familière, négligée, teintée d’archaïsmes aussi bien que de néologismes à la mode, Pasek (1636-1702) écrit à bâtons rompus, passe du coq à l’âne, nous perd en digressions avant de revenir au seul sujet qui l’anime : lui-même, en gentilhomme polonais…
Tandis que Cosaques et Suédois mettent le pays à feu et à sang, il guerroie pour son propre compte, invective ses voisins et se fend de quelques proverbes singuliers : «Quand on ferre le cheval, la grenouille tend la patte.» Il tue, fait main basse sur de menus butins, combat tout de même pour la Pologne sans jamais se lasser de provoquer en duel quiconque croise son chemin, et prodigue ses conseils à sa troupe : «Buvez mes gaillards, et quand vous aurez votre content, feu dans les rues ! Nous passâmes ainsi la nuit à godailler.» Un soudard !
Avec son humour bourru et ses récriminations mesquines, il incarne à la perfection le hobereau polonais situé exactement à mi distance du rustre et de l’aristocrate. Un sarmate !
Le sarmatisme est alors l’idéologie politique de la Pologne du XVIIème siècle, liant l’idée de Patrie à celle de maisonnée. Or cette idéologie est celle du liberum veto, qui donne le droit à n’importe quel délégué de faire échouer la Diète (le Parlement), car seule l’unanimité fait force de Loi dans cette étrange assemblée des nobles polonais de l’époque. Une anarchie institutionnalisée, où l’unanimité nobiliaire se délite dans la tolérance envers l’excès individuel…
Une ligue de hobereaux campagnards se révoltant contre la hauteur d’esprit !
La szlachta (noblesse) polonaise, qui avait à la fois l’arrogance de l’aristocratie et la bassesse de la populace, ne vivait alors que dans la méfiance vis-à-vis du pouvoir central, plus jalouse de sa liberté que de celle de l’état polonais. Or pas moins de10% de la population était noble… A côté des magnats fleurissait ainsi une aristocratie pauvre, de «sillons», laquelle, suivant une plaisanterie répandue à l’époque, lorsque ses chiens se couchaient sur ses terres, voyait leurs queues empiéter sur celles du hobereau voisin…
Faisant grand cas de sa loutre apprivoisée qui refuse de toucher à la viande le vendredi, Pasek ramène exactement sur le même plan ses affaires privées et celles de l’Etat. Il fait ainsi périodiquement inscrire aux délibérations de la Diète ses soucis domestiques. Médiocre, égoïste, cupide, vaniteux, premier orateur de son canton, ce presque «parfait crétin» avec son érudition de collège, ne s’embarrasse pas de l’Histoire.
Son instinct de rapine le porte du reste, au niveau de son œuvre littéraire, à faire pareillement main basse sur tout ce que la langue autorise. Et dans une totale liberté, il mêle les genres et les littératures. Peu lui importe les lourdeurs, les surcharges. Réflexions, vindictes, interrompent constamment le fil de son récit, qui prend du coup l’allure d’une satire, voire, littéralement, d’une authentique farcissure textuelle. C’est que Pasek joue à écrire. Et sa langue se fait protéenne, changeant sans cesse de sens et d’opinion, caracolant sur des chemins douteux dans l’oubli de ses propres intentions.
Ce n’est pas en vain que ses mémoires furent le livre de chevet de Gombrowicz ! Elles mettent en œuvre tout ce que ce dernier revendiquait. Littérature sowizrzalska (baroque si l’on veut), adaptée des Eulenspiegel allemands importés en Pologne dès le début du XVIème siècle, Gombrowicz la mania comme une arme contre la littérature romantique polonaise, qui entendait subordonner l’écriture à l’énoncé d’une vérité supérieure. Contre Mickiewicz, le Grand Homme des Lettres Polonaises, qui assimilait le métier d’écrivain à un apostolat, Gombrowicz brandit soudain Pasek, la gratuité de sa forme, une écriture du présent consommée hic et nunc dans la jouissance du seul instant d’écrire. Pasek donna naissance à un genre : la Gawęda, sorte de roman autobiographicisant, marqué par la présence insistante du lecteur dans l’ombre de chaque phrase, conçu comme interlocuteur retors que le narrateur doit confondre. Gombrowicz en comprit l’intérêt, pour nous offrir des siècles plus tard, ses très joviales leçon de littérature.
Mémoires, Jan Chryzostom Pasek, traduit du polonais et commenté par Paul Cazin, Les éditions Noir sur Blanc, mars 2000, 300p, ISBN : 9782882500915
Un état commun entre le Jourdain et la mer, Eric Hazan, Eyal Sivan
François Hollande a donc lui aussi rallié la cause mille fois entendue de deux états pour la Palestine… La cause de la partition, donc, celle dont on nous rebat les oreilles depuis des siècles (c’est une métaphore aujourd’hui, bientôt une réalité) et qui, sous couvert de négociations en cours, justifie le maintien d’une situation littéralement invivable. Eric Hazan et Eyal Sivan militent, eux, pour un état commun. Pour le partage plutôt que la partition. A première vue, il y a de quoi surprendre. L’idée de partition est tellement ancienne, tellement ancrée dans les esprits, pensez : elle remonte à l’année 1937 et au rapport de la commission Peel. Après les révoltes arabes, on pensait que les deux peuples ne pourraient d’aucune façon s’entendre jamais. Mais ces deux états promis dès 1937 n’existent toujours pas. Pourquoi ? Parce que, expliquent Hazan et Sivan, il ne s’agit que d’un «discours de guerre drapé dans une rhétorique de paix». Personne n’en veut. A commencer par les Occidentaux. Qui veulent au contraire perpétrer ce provisoire qui laisse les coudées franches à Israël. Et Hazan et Sivan d’énumérer les raisons de cette volonté, à commencer, en effet et quoiqu’en dise François Hollande, par celle qui consiste à rendre l’annexion des territoires acceptable, à l’usure, tout en gardant l’image d’une nation, Israël, contrainte de se défendre contre une bande de terroristes que le balai diplomatique ne parviendrait pas à soumettre. Ce qui légitime le caractère militaire de l’état d’Israël et les discriminations qui, à l’intérieur de cet état, affectent ses populations arabes. Les litiges quant à eux, qui autorisent des négociations sans fin, ne font qu’entretenir la machine bien huilée du balai diplomatique et couvrent l’état de guerre sans fin qui s’est installé en Palestine. Côté palestinien, Hazan et Sivan observent que cette situation d’un provisoire éternel a généré une bourgeoisie d’affaire corrompue qui ne tient guère à voire ses prérogatives dénoncées, et un statut de VIP internationaux pour les officiels de l’Autorité, qui a fini par suspendre toute démocratie en Palestine. Enfin, la persistance des négociations sauve les apparences pour le reste du monde. On est dans le temps de la négociation. Qu’importe si on y est depuis 70 ans… Israël poursuit sa colonisation, créant de nouveaux litiges qui nécessitent de nouveaux rounds de négociation. L’histoire est sans fin.
Un vrai état palestinien n’est donc plus possible. 1/3 seulement des palestiniens l’habiteraient : les autres sont en exil. En outre les colonies ont littéralement disloquées le territoire palestinien, peuplés de 500 000 colons désormais. Enfin, la circulation des populations et des marchandises dépend exclusivement du bon vouloir israélien. Mais un état juif n’est pas possible non plus, affirment Hazan et Sivan. D’abord parce que du point de vue du droit international, il pose de sérieux problèmes : quid des nationalités non juives au sein de cet état ? Qu’est-ce qu’un état laïc qui distingue nationalité et appartenance religieuse en donnant la priorité à cette appartenance ? 20% de la population israélienne est arabe, mais relève de 4 statuts différents… Dont nombre d’entre eux excluent les arabes, citoyens hébreux, de l’Administration Publique… Quid du renforcement du caractère juif de l’état israélien ? Interdisant par exemple que les populations arabes commémorent leurs propres tragédies. A bien y réfléchir, nos auteurs finissent par conclure qu’au fond, l’état de guerre permanent est le vrai garant de la cohésion nationale. Et qu’une sortie de cet état serait en fin de compte périlleuse pour la société juive d’Israël. Reste la solution d’un état commun. Ni juif, ni musulman. Un vrai laboratoire pour la démocratie mondiale ! Qui balaierait l’argument ethnographique trop souvent déployé, la fin de la souveraineté étatique juive ne signifiant pas la fin de la présence juive dans cette région. Un état commun est possible, nous disent Hazan et Sivan, d’autant que la partition reste source de violence. Mais cela demande de la part de la diplomatie mondiale une maturité politique qu’elle n’a pas.
Un état commun entre le Jourdain et la mer, Eric Hazan, Eyal Sivan, La Fabrique éditions, coll. La Fabrique, 24 mars 2012, 67 pages, 14 euros, ISBN-13: 978-2358720335.
Comment les élites ont fabriqué le "problème" musulman…
L’étude d’Abdellali Haijat et Marwan Mohammed est particulièrement intéressante sur ce sujet. On pense généralement que la montée en puissance de l’islamophobie est liée aux attentats perpétrés par Al Qaïda et/ou l’émergence d’une religiosité musulmane dans les populations immigrées, mais il n’en est rien. A creuser les archives racistes françaises, nos deux chercheurs ont découvert qu’à l’origine de ce grand mouvement de fond il y avait l’Administration Française. Plus spécifiquemernt : les rangs de la Haute Fonction Publique au sein du Ministère du Travail, qui abritait alors nombre de rapatriés d’Algérie, pleins de ressentiment devant la perte de leur colonie. Dès les années 60, ces fonctionnaires produisirent de nombreux rapports sur la maîtrise des flux migratoires. Leur cible : les populations algériennes. A leurs yeux, les musulmans représentaient un danger pour la norme de l’homogénéité nationale. Le glissement s’opéra ensuite naturellement, du thème de l’immigration au «problème» musulman. Et là, tenez-vous bien, ce n’est pas l’année 89 qui en popularisa l’expression, autour de la première affaire du voile ou des versets sataniques, mais bien avant, l’année 82, dans le contexte des grèves ouvrières dans les usines Citroën. C’est là que prit corps la formule du «problème» musulman. 1982… Les socialistes étaient alors au pouvoir… PSA se chargea de diffuser largement auprès de la presse ces images d’ouvriers «étrangers» faisant leurs prières dans les usines occupées, interprétant le conflit comme une manipulation des musulmans. Selon PSA toujours, dont nos chercheurs ont compulsé les archives, les notes internes de la direction en particulier, il existait désormais en France un «problème» musulman, légitimant l’intervention des forces de l’ordre et des reconduites aux frontières. Le Ministère du travail, dans le même temps, produisait des notes similaires adressées aux politiques de l’époque. Gaston Deferre vint à la rescousse des patrons de PSA pour dénoncer ces «guerres saintes» dans les usines françaises, et Pierre Mauroy insista sur l’action de musulmans séditieux que la République ne pouvait accepter... Les médias pouvaient dès lors diffuser àl'envi leurs images de musulmans en prière dans les usines occupées : la lutte des classes bradées, la France entrait dans l’ère islamophobe. Dans la foulée, de pseudos savants rallièrent la cause raciste. Bruno Etienne, de Sciences Po, affirma ainsi que les musulmans n’étaient pas intégrables (discours repris aujourd’hui au plus haut sommet de l’Etat à propos des rroms). Voire même, selon ses dires, qu’ils constituaient une menace pour la laïcité. La logique nationale de la stigmatisation des musulmans pouvait se développer à plein. Un genre littéraire apparut : celui du "problème" musulman. Nos chercheurs ont recensé un nombre tout simplement ahurissant de titres en relevant… Enfin l’Islam devint une variable électorale à forte rentabilité, l’islamophobie créée par les élites, largement diffusée par les médias ayant fini par prendre corps dans la société française, révélant aux yeux de tous cette effarante convergence idéologique de nos élites, au point que le "problème" musulman en est devenu l’un des vecteurs d’unification. Jusqu’à peser de tout son poids sur le Droit français, l’orientant peu à peu vers un régime d’exception. Puisque les musulmans devaient faire l’objet d’une discipline particulière, on légiféra en soumettant de plus en plus de situations sociales aux exigences de la nouvelle norme laïque : école, services publics, espaces publics, transports, entreprises privées (premières cibles : les crèches de droit privé)… Le privilège du droit national finit par s’imposer désormais dans le droit français.
Islamophobie : Comment les élites françaises fabriquent le « problème » musulman, Abdellali Haijat, Marwan Mohammed, Editions La Découverte, coll. Cahiers libres, 26 septembre 2013, 302 pages, 21 euros, ISBN-13: 978-2707176806.
METIS : échapper aux effrois de l'aliénation identitaire
Au XIXème siècle, le métissage s’énonçait comme la contamination des races dites pures, lieu des dégénérescences physiques et mentales. Le métis était un monstre, enfant du péché contre le droit du sang. Il marquait aussi, nous fait remarquer Martine Delvaux, une rupture dans l'économie de la reproduction puisque, dans la vie animale disait-on, infécond... Exclu parce qu’incapable de produire du même, intriguant les figures des discours sur la pureté de la race hantés par la question des origines, il était doublement condamnable en ce qu’il révélait aussi très brutalement la fin possible du monde, sa ptétendue stérilité existentielle n’introduisant à rien d’autre.
La phobie de la mixité fut telle que longtemps, l’on ne songea qu’à la solution de la stérilisation pour empêcher ces "monstres" de se reproduire, et l’invention d’un espace tiers où les ranger, un peu en marge de notre humanité, mais lui appartenant encore néanmoins.
Pour autant, nombre d’auteurs du XIXème siècle finirent par trouver à ce tiers espace, celui de l’exclusion, certaines vertus : il se révélait un espace d’invention.
C'est ce tiers espace qui intéressa particulièrement Martine Delvaux dans son étude, dont l’approche est volontiers psychologisante. Ce tiers espace, elle l’énonce de fait comme étant aussi un topos de la folie. La folie ne fut-elle pas elle aussi rangée par les soins d’une Doxa prompte à s’amputer des deux bras et des jambes, comme un lieu à part, digne d’études médicales, mais non sans intérêt ? Et l’auteure de remarquer que de ce point de vue, la folie a par ailleurs été aussi envisagée comme l’expression d’une aliénation qui traversait la question de la crispation identitaire, quand elle se faisait lieu de scission du sujet. Or, la folie ne fut-elle pas aussi lue comme l’espace même d’une expression où échapper aux effrois de l’aliénation identitaire ? Le tout par le jeu de traductions et d'altération des identités culturelles ? De quoi méditer à nouveaux frais cette question du métissage…
Dans son étude, Martine delvaux s’est attachée à en comprendre les formulations à travers la lecture de trois personnages de roman : Ourika, une jeune Sénégalaise adoptée par l'aristocratie française du début du dix-neuvième siècle, création de Claire de Duras (1823), Juletane, Antillaise débarquée au Sénégal, imaginée par Myriam Warner-Vieyra (1982), et la narratrice de l’Amant, de Marguerite duras (1984), française née en Indochine.
La folie d'Ourika est clairement liée à son métissage culturel, celui d’une jeune esclave noire élevée au sein d'une société blanche et aristocratique. Objet elle-même, à l’intérieur de ce musée imaginaire construit par ses maîtres, Ourika, en se racontant, finit par conquérir un espace qui va lui appartenir en propre. Dans le second exemple, la narration devient encore le lieu de conquête de soi. Si la vie réelle est le lieu de la folie, l’écriture, thérapeutique, est celui de la liberté. Dans le dernier exemple enfin, le corps de la narratrice, tel qu’il s’écrit dans le fil du récit, s’avère être le lieu de multiples identifications. Avec le Viet-nam d’une part, au travers du vêtement affectionné, mais aussi avec la France, à travers le port d’un simple accessoire, un chapeau, qui va finir par composer "l'ambiguïté déterminante de l'image" de la narratrice qui soudain se voit autre sous cette coiffe étrangère en milieu vietnamien, se voit comme du dehors, introduite par ce dehors dans la circulation de désirs nouveaux. L'Amant se fait ainsi le récit de l'apprivoisement du métissage, affirmant depuis ce lieu improbable du métissage, l’avènement de la jouissance contre la folie, ainsi que l’écrit superbement Martine Delvaux.
http://motspluriels.arts.uwa.edu.au/MP798md.html
Mots Pluriels no 7. 1998 : Le Métis ou le tiers espace de la folie dans Ourika, Juletane et L'Amant , Martine Delvaux. Photo : évidemment Basquia...
Le mirage du gaz de schiste, Thomas Porcher
La France a refusé l’exploitation du gaz de schiste. Or elle dispose a priori des plus grandes réserves en Europe. Erreur ? Thomas Porcher passe en revue les raisons, bonnes et mauvaises, de refuser ou au contraire d'en accepter l'exploitation, dans une argumentation serrée, des problèmes de Droit d'abord que ce genre d’exploitation suscitent, le droit minier étant actuellement un droit sans juriste, à la création d’emplois, dont partout dans le monde où de telles exploitations sont en fonction, dont on observe qu’il ne s’agit au mieux que d’emplois précaires, la gestion d’un site, une fois la production en place, n’occupant guère… qu’une personne ! Mais le plus passionnant de l’ouvrage, c’est son volet santé, impact sur l’environnement. A ce jour, deux études seulement existent, l’une émanant de l’université du Colorado, l’autre d’une université canadienne. Deux études qui mettent en avant les dangers tant pour la santé que pour l’environnement, conduites toutes les deux non sans mal, tant les résistances auront été importantes. Il est ainsi impossible d’évaluer exhaustivement tous les impacts de ce genre d’exploitation, faute d’accès aux informations, jamais transmises, ni par les sociétés à qui ont été confiées les exploitations, ni les Etats en charge pourtant de leur évaluation ! Aucune surveillance de la contamination des nappes phréatiques n’a été ainsi mise en place, cette révélation, à elle seule, ayant de quoi effarer. Rien non plus, évidemment, sur les conséquences pour l’agriculture du détournement massif des sources liés à la fameuse technique de fracturation de la roche. Les conclusions de ces études restent cependant inquiétantes : augmentation des cancers, toxicité importante tout au long de la mise en place de l'exploitation et destruction d'emplois dans l'environnement immédiat des mines ouvertes... De quoi y réfléchir en effet à deux fois !
Le mirage du gaz de schiste, Thomas Porcher, Max Milo éditions, 2 mai 2013, coll. Essais document, 64 pages, 4,90 euros, ISBN-13: 978-2315004669.