Aux paresseux...
Voyagez en chaise longue, soyez un lecteur paresseux, exigeant de vos efforts intellectuels !
Les paresseux forment une innombrable confrérie, surtout en cette période de l’année, où tout un chacun tente de rattraper le temps perdu pour se livrer enfin sans restriction à sa paresse. Celle-ci n’est d’ailleurs pas qu’une pente naturelle de la nature humaine aux yeux de Samuel Johnson : la paresse est l’être même de l’homme. Placée ontologiquement à cette hauteur, elle définit idéalement sa condition : l’homme est un animal paresseux. Il est même le seul vrai animal paresseux de la Création. Le seul à obliger autrui à faire ce qu’il pourrait très bien faire lui-même, le seul capable de sacrifier devoirs et plaisirs à l’amour du repos !
Ne connaissant ni rival, ni ami, même si les paresseux vivent d’ordinaire en bonne intelligence, la seule activité qu’on lui connaisse est de forger des plans pour s’adonner aux vertus de la non activité. Plans dans lesquels il déploie une grandeur insoupçonnée : mille ruses et astuces pour se sortir au plus vite des tracas de l’action. Naturellement caustique, indolent, on le découvre alors impétueux et d’une intelligence redoutable. Le vrai paresseux est du reste un génie, ou le devient, quand il a la chance d’être flanqué d’une épouse bourgeoise (dixit S. Johnson - évidemment, il fallait ce petit trait machiste imbécile...).
Homme du XVIIIe siècle, Samuel Johnson s’est essayé à tous les genres, avant d’exceller dans la rédaction d’une grammaire anglaise, complétée d’un dictionnaire de la langue anglaise, achevé par une formidable histoire de cette même langue.
A côté de son activité savante, il signa quelques bons ouvrages distingués et drôles, comme cette élégante littérature de chaise longue. –joël jégouzo--.
Le Paresseux, de Samuel Johnson, traduit de l’anglais par M. Varney, éd. Allia, 126p, juin 2000,
ISBN-13: 978-2844850393
ALGERIE, une jeunesse lige, néanmoins courageuse et aiguisée.
Le héros réel de ce roman est en fait une ville, Cyrtha.
Grouillante d’une humanité vagabonde, Cyrtha la ville labyrinthique, écrouée en elle-même dans ses arabesques touffues, nous offre la vision la plus affranchie de l’Algérie contemporaine. Renvoyant dos à dos l’Etat et son opposition islamiste, l’un comme lupanar tenu par des maquereaux galonnés, l’autre comme remise du pire, c’est une population aux abois, une jeunesse désespérée, un pays affolé que l’auteur nous dépeint avec un talent exceptionnel. C’est qu’il se sait lui-même piégé dans cette nasse où sombre toute tentative d’écrire l’Algérie aujourd’hui. Un piège obligé, où l’on semblait il y a quelques années encore ne pouvoir se heurter au réel que sous les catégories de l’atroce ou du barbare. Un piège où, dans cette impossibilité à envisager le monde, on ne pouvait lui échapper qu’en sacrifiant au rêve. Ainsi l’exil paraît-il le chemin que doit prendre toute parole algérienne, captive d’une guerre qui n’est peut-être plus barbare mais à tout le moins exténuante, à tout vouloir engloutir sous l'empreinte de la tragédie.
Et cependant Salim Bachi refuse cette dictature de l’Histoire, refuse de plier sa langue aux contraintes de temps pareillement vacants. Il ne se fait pas le chantre de la perte : son écriture tour à tour voluptueuse et canaille, volontiers épique, emprunte la structure des contes des mille et une nuits pour mieux déjouer et la trace morbide du réel et l’artifice du songe. Il joue de tous les registres et réussit sans effort à exhumer sous la sublime faconde orientale un texte d’une très grande vérité. Un texte qui ne respire ni l’impuissance en face de la vie, ni la suffisance littéraire.
Goncourt du premier roman, bourse Prince Pierre de Monaco, le roman de Salim Bachi n’a pas volé sa consécration ! --joël jégouzo--.
Le chien d’Ulysse de Salim Bachi, éd. Gallimard, juin 2001, 258p, ISBN : 978-2070760701
Ferdinand BAC, une rareté intellectuelle, l'audace éditoriale même.
Dans une superbe édition critique, le Journal de Ferdinand Bac mérite vraiment d’avoir été arraché à l’oubli !
Fils d’un enfant illégitime de Jérôme Bonaparte, Ferdinand Bac (1859–1952) vécut dans l’intimité des cours européennes. Ou ce qu’il en restait… Certes, toujours l’essentiel de la vie mondaine, artistique et intellectuelle de l’époque, mais déjà un monde cheminant vers sa fin.
Familier des salons, survivant du Second Empire, lui qui ne rencontra jamais Verlaine qu’assoupi dans son verre d’absinthe, c’est étranger au siècle que la Grande Guerre inventait qu’il commence son journal.
Il a 60 ans et derrière lui une œuvre importante, tant artistique que littéraire. Le monde qu’il observe alors n’est pas celui "de la vermine humaine qui grouille dans les ténèbres", ce monde dont un nouveau siècle, après cinq années "d’inepties déclamatoires", vient d’accoucher.
Cet univers qu’il identifie aux clameurs brutales d’une foule débridée, lui est du reste trop inconnu pour qu’il le comprenne. Mais il n’en est pas si éloigné qu’il n’en perçoive l’agitation. "Le siècle du bruit", de la fausseté mielleuse du confort bourgeois, voire de cette humanité "sans conscience" que le marché fabrique, Ferdinand Bac en mesure étonnamment déjà la fébrilité. Mémorialiste de la vieille Europe, ses notes ne cessent de donner à entendre l'inquiétude qui la traverse. Non pas tant celle de voir s’effondrer ses valeurs. Ses maux ne sont remarquables qu’en ce qu’ils parviennent à dire, presque malgré eux, quelque chose de cette fièvre qui aura bientôt traversé de part en part le court XXe siècle naissant.
Claire Paulhan avait fait le pari de poursuivre l'édition des autres volumes du Journal. Pari insensé au regard de ce qui se pratique aujourd'hui dans le monde de l'édition. Raison de plus pour la suivre ! --joël jégouzo--.
Livre-Journal, 1919, Ferdinand Bac, éd. Claire Paulhan, mai 2000, 274p, isbn : 2-912222133
Dosto à contre-emploi ?
Récit véridique sur la façon dont un monsieur fut avalé vivant par un crocodile et ce qui s’ensuivit…
Eléna Ivanovna veut absolument voir le crocodile exposé dans la grande galerie marchande de Pétersbourg. Son mari Ivan et leur ami (le narrateur), emballés, l’accompagnent.
L’animal repose pitoyablement au fond d’une sorte de baignoire, par vingt centimètres de fond. Eléna est déçue. Elle s’en lasse donc vite : la galerie marchande recèle de plus intenses promesses. Las, elle ne s’en est pas détournée depuis plus de trois minutes qu’un cri la fait se retourner. Le crocodile est en train d’avaler son mari ! Rien ne lui est épargné de ce processus de déglutition, aussi pénible du reste pour l’animal que pour elle. Le crocodile en effet, n’en finit pas d’avaler et de régurgiter Ivan, pour le vomir à moitié avant de le ré-avaler et le roter enfin, jusqu’à n’en laisser plus le moindre bout dehors ! Eléna, épouvantée, veut aussitôt faire "ouvrir" le monstre. Mais ce n’est pas si simple : dans la société cultivée de Pétersbourg, les animaux jouissent d’un droit moral qui interdit de les torturer abusivement. Pour le coup il est trop tard, et ce serait vraiment mettre au supplice l’animal que de l’obliger à recracher sa proie. Tous en conviennent, à commencer par les témoins de la fascinante scène. Et puis il ne s’agit pas d’un vulgaire saurien mais d’un crocodile de rapport, d’une propriété privée ! On ratiocine, lorsque s’élève des entrailles de l’animal la voix d’Ivan ! Ce dernier n’est pas mécontent de l’aventure, à tout prendre. Il imagine même le moyen de s’enrichir en exploitant au mieux cette situation, et d’enrichir du même coup la Sainte Russie, qui en a bien besoin ! Pas si simple cependant : le propriétaire légal de l’animal, un allemand évidemment, prétend avoir des droits sur ledit spectacle que l’on pourrait offrir. Palabres interminables… Dans une totale liberté d’écriture, Dostoïevski nous livre une nouvelle absolument désopilante. Et l’occasion pour lui de saluer à sa manière l’avènement économique de la petite bourgeoisie russe. --joël jégouzo--.
Le crocodile, de Dostoïevski, récit traduit du russe par André Makkowicz, éd. Actes Sud, coll. Babel, mai 2000, 80p., ISBN-13: 978-2742727674
l'aventure picaresque au pays des soviets...
Dans sa langue savoureuse, tout à la fois fleurie et grossière, Hasek nous conte son aventure au sein de l’Armée Rouge…
Nommé Gouverneur de la ville de Bougoulma, dont l’existence n’est pas pleinement avérée, Hasek se voit embarqué dans une aventure invraisemblable, en pleine guerre civile russe. Flanqué d’une escorte de douze brigands Tchouvaches dont personne ne comprend la langue, Hasek accueille évidemment l'équipée avec sa bonhomie coutumière. Dès la première halte, le ton est donné. L’un de ses soldats, ivre, tombe de la fenêtre du train en marche et se noie dans une rivière sans fond. Frustres mais raisonneurs, les autres tuent à la première occasion pour des raisons qu’il est impossible de saisir, et de toute façon sûrement excessives. Quand ils ne mangent pas des écureuils par conviction religieuse ! Officiellement à onze (on s’est mis d’accord pour affirmer aux autorités que le douzième était parti retrouver sa maman), ils s’emparent tout de même de la ville qu’ils ont fini par rallier, Bougoulma, qui ne demandait du reste qu’à se rendre. Mille paysans finauds se débarrassent illico de leurs pétoires : c'est qu'aux portes de la ville campe un régiment Rouge qu’ils n’ont guère envie d’affronter. Régiment frère, certes, mais buté : sa mission est de prendre la ville coûte que coûte. De fait, son commandant s’en empare et destitue aussitôt Hasek, pourtant à peine arrivé et du même camp que lui... D’innombrables confusions s’en suivent, d’autant que le nouveau gouverneur est absolument et définitivement idiot. Lerokhymov passe en effet son temps à ordonner des bêtises. A lire de toute urgence ! --joël jégouzo--.
Aventures dans l’armée rouge, Jaroslav Hasek. éd. Ibolya Virag, coll. parallèles, juillet 2000, 100p, isbn : 9782911581113
RENTREE LITTERAIRE : Actes Sud, Honecker 21
Berlin. Matthias Honecker est cadre chez un opérateur de téléphonie. Sa femme, une bobo courtisée. Enceinte. Trentenaire, Matthias ne sait au juste si l’annonce le réjouit ou l’ennuie.
Berlin. A la chute du mur, l’Histoire semblait devoir lui tendre de nouveau les bras. Mais rien de cela n’est arrivé. Certes, elle fut la ville aux dix mille grues. Un temps. La ville du plus formidable renouveau urbain d’Europe. Et puis les Temps ont paru se décourager de lui aller si mal. L’Histoire s’en est allée ailleurs. Dans ce roman de Berlin, elle ne s’y inscrit plus que dans le patronyme dérisoire de Matthias. Lui-même voudrait bien s’inventer autre chose. Peut-être tromper sa femme. Sa vie est sans intérêt. Il songe à emménager dans la machine à habiter de Le Corbusier pour relancer sa propre mécanique.
Il y a du Zeno dans ce garçon ratiocinant à l’infini (La Conscience de Zeno, d’Italo Svevo), du Houellebecq pour la méchanceté et la dérision d’un Drieu La Rochelle (Feu Follet : "se heurter enfin à l’objet"). En gros, toute la bouffonnerie d’un monde étriqué. A son image, Matthias est creux, médiocre, ne se heurtant qu’aux inepties en usage et prenant soin de n’ouvrir sa vie qu’à de pitoyables conjectures. Homme dédaigné, sans qualités, sans doute méprisable, dérisoire et théâtral. Un petit segment inique d’une humanité débordée par des milliards de demande d’attention. Un être de scrupules bâclant ses aveux. Bref, une grosse nouille. Qui cherche encore, mollement, à désengourdir sa vie. Et qui finit par vivre une aventure par mégarde, en Poméranie. Matthias, qui n’était pas taillé pour l’aventure du quotidien, se rend alors compte qu’il n’est taillé pour aucune aventure.
Le texte est traversé par une amertume féroce. L’amour, la réussite sociale, tout cela flotte comme poissons morts, avec leurs ventres à l’air dans un bocal fétide. Le tout campant dans un style post-nouveau roman, logeant les choses et les êtres à égale distance.
Un récit insomniaque convoquant à l’envi Les Somnambules d’Herman Broch, ce livre que Matthias ne sait pas lire, ne veut pas lire, ne parvient pas à lire. Lecture sans cesse reprise, sans cesse abandonnée. Décourageante dans ce phrasé impersonnel, masquant une apothéose qui nous tombe littéralement dessus, incantation souveraine relevant les signes de la ville échouée dans son fracas de ferraille, ou cette Allemagne de Poméranie qui n’existe plus, comme une pathétique jonchée témoignant des déchets de l’Histoire.
Le style convainc, l’objet moins. Surtout dans cette assignation aux Somnambules d’Hermann Broch. Parenté, certes, dans le souci d’inventer une forme de narration adéquate au projet de dire le délabrement des valeurs.
Sauf qu’ici, même si l’Apocalypse est bien évidemment et à juste raison plus dérisoire que joyeuse, on cherche en vain ce qu’il pourrait bien y avoir d’imminent dans le mal-être bobo.
Je n’ai pas d’hypothèse, ou bien j’inclinerais à penser qu’il faut regarder du côté du style pour tenter d’y débusquer en quoi le rire de l’homme moderne, cher à Nietzsche, s’est mué en ce ricanement imbécile et superficiel qui nous tient lieu de pensée.
Moins une critique du style déployé ici, qu’un doute quant à l’objet de ses raisons. Et puis… Broch fait vaciller son monde, Cendrey semble se l’interdire. –joël jégouzo--.
Honecker 21, de Jean-Yves Cendrey, éd. Actes Sud, coll. Domaine français, août 2009, 224 p., isbn : 978-2-7427-8537-7