La dégradation irréversible du système français d’éducation …
A l’heure où de plus en plus de dirigeants politiques ne cessent dans le monde de remettre sur la table l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), en particulier dans le domaine de l’éducation, prenant acte de ce que l’économie du troisième millénaire engendrera surtout des emplois précaires ne demandant aucune formation, l’OMT leur conseillant en conséquence d’alléger leurs dépenses en matière d’éducation, sans doute serait-il bon de faire le point en France sur l’échec de notre système scolaire…
Pour mémoire, rappelons que l’AGCS prévoit la privatisation de tous les services d’Education, chaque pays signataire s’engageant à "ouvrir le marché à tous les fournisseurs qui le souhaitent" (art. 16), et signalons que dès la fin des années 90, le Secrétariat du Commerce des Services affirmait dans une note du 23.09.98, qu’il s’agissait désormais "d’accroître l’adaptabilité (des écoles) aux marchés et de mettre en place des structures et des programmes disciplinaires jugés plus en accord avec les nouvelles tendances des affaires [sic]"…
Qu’en est-il en France ? La revue du Céreq dresse dans son numéro 304 de décembre 2012 un très inquiétant constat : près du tiers des cantons français sont marqués par une proportion passablement supérieure à la moyenne nationale d’enfants sortant du système scolaire sans aucun diplôme…
Pour exemple, dans les régions les plus touchées par le chômage (Nord, Picardie, Lorraine), c’est plus de 33% des enfants qui sont ainsi jetés à la rue dès la sortie de l’école…
La variable géographique est de fait devenue fondamentale en France pour le calcul des chances de réussites scolaires… Des aires entières du territoire français se transforment en souricières… sans que l’Etat songe à leur venir en aide sérieusement, occupé qu’il est de réformes de surface qui se refusent à penser les difficultés réelles de l’éducation en France… Le Céreq préconise une approche territoriale pour parer aux risques sociaux du décrochage scolaire, désormais massif : l’éducation à deux vitesses, c’est maintenant… On attend une réaction, une politique qui ne soit pas de rustines.
Bref du Céreq, n°304, décembre 2012, issn 2116-6110.
Bulletin de recherche emploi-formation : www.cereq.fr
Edgar Feuchtwanger : Hitler, mon voisin.
Munich, 1929. Edgar a cinq ans. L’oncle Lion Feuchtwanger est célèbre. Ecrivain, essayiste, il vient de faire paraître La vraie histoire du juif Süss, qui caracole en tête des ventes de librairie, à égalité avec Mein Kampf, de Hitler, un petit homme irascible qui vit dans l’immeuble juste en face de la famille d’Edgar.
Edgar se souvient. Les nuées de pauvres venant frapper aux portes des appartements, l’oncle Lion dénonçant à la radio Hitler, affirmant qu’un jour prochain cet homme parviendra à ravir le pouvoir en Allemagne, et qu’il exterminera les juifs. Hitler, Lion ne le connaît pas vraiment. Sinon de réputation, bien qu’un jour Hitler soit venu au café qu’il fréquente, le saluer alors qu’il dînait avec Brecht. La notoriété de Lion était telle que le servile Hitler attendait de lui une aide pour la publication de son manuscrit. Il ignorait alors que Lion était juif.
Edgar croise tous les jours Hitler, un homme au regard dur, perçant. Le monsieur d’en face. Sur le chemin de l’école il passe devant son immeuble, où des SA montent la garde jour et nuit. Des gens vont et viennent, lui rendent visite, font ce curieux signe de la main, bras tendus. Lion vient aussi assez souvent manger à la maison. Un jour il gare sa voiture juste devant l’immeuble de Hitler. Ce dernier descend, la rage aux lèvres. Un attroupement se forme. Pour Lion, Hitler est un voyou, "un comploteur à la tête d’une bande de vauriens". 1930. Mein Kampf est un énorme succès de librairie. Mais La véritable histoire du juif Süss lui vole la vedette. A parts égales. Etrange duo que ces deux grands succès de librairie dans une Allemagne qui retient son souffle. Le chômage emporte les esprits. La misère frappe sauvagement. Hitler se déguise en petit-bourgeois pour rassurer l’Allemagne fébrile. Mais dans leur rue, ce sont des voyous qui débarquent, observe le petit Edgar. Des tribus de guerriers qui viennent terroriser les femmes et les enfants. Edgar a peur. Ils déambulent, souvent ivres, marquent le pas devant l’immeuble de Hitler, braillent qu’ils sont des surhommes au sang pur… Aux dernières élections, Hitler n’a obtenu que 3% des suffrages. Mais Lion en est convaincu : cet homme prendra le pouvoir. Edgar a peur. Il note dans ses mémoires cette montée d’une atmosphère de plus en plus lourde, de plus en plus menaçante. La famille cache maintenant qu’elle est juive. Dans les bars enfumés, le racisme et l’antisémitisme s’expriment sans retenue. La silhouette de Hitler se dessine tous les soirs derrière les rideaux de son salon, tout au sommet de l’immeuble qu’il habite. Hitler contemple sa nuit allemande. Le matin, il fait racheter tout le lait disponible dans le quartier, pour le confisquer, provoquer une pénurie artificielle. La ruse est énorme, mais elle prend. Un jour, Edgar se retrouve nez à nez avec lui. Hitler le regarde, avec ce dégoût si caractéristique qui était le sien pour les enfants. Goebbels vient de plus en plus souvent frapper à sa porte. Un électeur sur cinq vote désormais pour Hitler. On ne parle que de lui. 1932. Les SA de Hitler marchent au pas dans la rue, des foules féroces occupent le quartier jour et nuit, acclament Hitler. Les nazis sont devenus la plus grande force politique du pays. Désormais il faut fuir. La famille Feuchtwanger le sait. Il faut quitter l’Allemagne…
Hitler, mon voisin : Souvenirs d'un enfant juif, de Edgar Feuchtwanger et Bertil Scali, éd. Michel Lafon, janvier 2013, 295 pages, 18,50 euros, ISBN-13: 978-2749917672.
liens vers des chroniques d'ouvrages de Lion :
http://www.joel-jegouzo.com/article-le-juif-suss-de-lion-feuchtwanger-110684077.html
http://www.joel-jegouzo.com/article-exil-de-lion-feuchtwanger-110683491.html
Chomsky – Occupy : la crise est un système
La crise (intentionnelle) nous dit-on, aurait démarré en 2008. Beau conte de fées, quand depuis plus de trente ans, les sociétés occidentales se sont mises à confisquer les richesses produites par le plus grand nombre au profit d’une infime minorité curatrice.
La crise, nous dit-on, se résorbera d’elle-même, dès que la croissance reviendra, ou bien grâce aux nouvelles initiatives européennes (qui de dernière initiative en dernière initiative n’en finissent pas d’accumuler les chimères). Ou par le changement des personnels politiques, Obama aux states, Hollande en France…
La crise prendra fin, nous leurre-t-on encore, grâce aux politiques d’austérité qui sauront nous rendre plus raisonnables…
Mais ce qui devrait d’abord prendre fin, ce sont ces illusions idéologiques déversées à longueur d’antennes pour nous faire croire que cette crise pourrait prendre fin quand elle est fabriquée, orchestrée, intentionnelle. Chomsky, avec tant d’autres, le rappelle à satiété : la crise est un système, l'horizon indépassable du néolibéralisme dont il répète -et il n’est pas le seul à le faire-, qu’il n’est en rien l’héritier du libéralisme philosophique. Le néolibéralisme est au contraire une tyrannie achevée. Un système qui a profité de la croissance du monde capitaliste tout au long du court XXième, une croissance qualitative permise par un saut quantitatif des moyens de production qui n’aura été possible que parce que les Etats ont pu mobiliser la totalité des forces vives de leurs Nations dans les domaines de la production de masse, des transports de masse et des innovations technologiques. Une socialisation de fait de tout l’appareil national de production, qui s’est conclue par le refus de la socialisation du contrôle politique, à savoir : le refus de l’approfondissement du pacte démocratique.
Face à cette formidable montée en puissance de la tyrannie, Occupy représente, aux yeux de Chomsky comme à ceux de nombreux militants, le premier grand soulèvement populaire des Etats-Unis depuis les années soixante.
Reste à savoir comment transformer une force de contestation en force politique, dans un environnement particulièrement hostile, dont deux composantes essentielles échappent radicalement au contrôle populaire : celle de l’information et celle de l’éducation. Chomsky a raison, comme nombre d’autres : c’est là qu’il faut militer. Inventer. Créer. Résister à la médiocrité du personnel politique tout comme à la servilité du personnel médiatique ou à la corruption généralisée des élites, artistiques en particulier. Il faut multiplier les initiatives, informer, dénoncer sans relâche, mais sans jamais adopter le ton et la position de ces élites stipendiées : qu’importe le temps que cela prendra, si nous voulons réellement approfondir le pacte démocratique, il faut laisser les citoyens faire leurs apprentissages d’un autre modèle d’espérance sociale.
A travers des entretiens, des rencontres sur le terrain des luttes, le plus intéressant de l’opuscule, c’est au fond qu’il nous apprend que Chomsky ne peut rien nous apprendre : Occupy est un mouvement intelligent, parce que populaire. Un mouvement qui sait apprendre par lui-même. La démocratie, si elle doit être notre horizon commun, impose de rompre avec la logique des grandes figures, des leaders d’opinion, d’une pseudo intelligentsia qui saurait nous guider vers des cieux plus justes. Et l’opinion est mûre pour ce genre d’apprentissage. Il faut simplement poursuivre, démultiplier partout des contestations pour que les revendications des 99% que nous sommes deviennent un motif central dans l’imaginaire national.
D’une certaine manière, ce genre d’ouvrage est vain : nous avons besoin d’autre chose, d’un autre type de publications, capables de rendre compte de ce que le terrain pense, invente, innove, non de laisser croire encore au mythe des élites.
Occupy, Noam Chomsky, L’herne éditions, traduit de l’américain par Myriam Dennehy, janvier 2013, 114 pages, 15 euros, isbn 13 : 9782851974525.
Histoire du bleu, de la disgrâce au salut (Michel Pastoureau)
A quoi pouvait bien ressembler le ciel quand il n’était pas bleu, la mer, plongée dans sa nuit de houle grise ?
A quoi pouvait bien ressembler le ciel de midi fouillant les âmes où loger enfin l’espoir immense sous les paupières closes ?
A quoi ressemblerait un monde sans ce bleu de l’espoir, un monde où les sanglots émietteraient le vide, les yeux versés dans les étoiles au solde furtif, gros insectes brillants, trombes bourdonnantes ?
Surgirait-il demain, à l’heure éclatante du jour, l’horizon d’azur capable d’extirper l’espérance au chiffre têtu de la terre ?
L’Antiquité vécut pourtant sans le bleu. Tout comme les romains, qui ne voyaient en lui qu’une teinte déplaisante : celle des barbares, celtes, germains, arabes.
Pas de bleu dans les grottes, pas même au paléolithique supérieur. Les trois couleurs de base des sociétés anciennes, nous dit Pastoureau, étaient le rouge, le blanc, le noir. Et ce jusqu’au XIIème siècle dans le monde chrétien occidental, très attaché encore au système médiéval de densité et de lumière.
Le grec, tout comme l’hébreu, ne renvoyait pas à des colorations mais à des idées de richesse, de force, de prestige, de beauté, d’amour, de mort. Et dans ce vocabulaire, le bleu n’avait pas sa place. Chez Homère par exemple, seuls trois adjectifs de couleur qualifient les colorations, dont celui de glaukos, intégrant tout à la fois le vert, le bleu, le gris, le jaune, le brun, dans une même idée de pâleur. La mer homérique est glauque, tout comme le ciel…
Dans la langue latine, le bleu n’y séjourna que sous l’influence du germain (blavus), ou de l’arabe (azureus). Mais chez Pline, il faut s’en méfier.
Dans le Haut Moyen Age, la chrétienté partageant les préjugés de son époque, le bleu était tenu à l’écart. Pas de bleu dans les habits liturgiques. Le blanc triomphe : il est la couleur pascale. Mais difficile à obtenir, le blanc de l’église demeura longtemps sale, grisâtre, blanchâtre et c’est un peu pourquoi l’or resta sa couleur préférée.
Bientôt pourtant, le bleu commença sa révolution. Au XIIème siècle, il entrait enfin dans les églises, par le biais des vitraux. Non sans réticence. L’enjeu était alors de savoir s’il était matière ou lumière. Matière, il empêchait le transitus qui devait conduire l’homme vers Dieu. Mais si la couleur était lumière, alors c’est qu’elle participait du divin par sa nature même. On mit du temps à trancher, malgré l’enseignement de l’abbé Suger qui, le premier nous dit Pastoureau, donna au bleu une place dans l’abbatiale de St Denis. Dans son De consecratione, le bleu s’illumine des vertus de l’or. La technique aidant, les verriers surent en magnifier les teintes. Le bleu éclatait, il redescendit alors lentement vers la terre pour faire son apparition dans les plis du manteau de la Vierge, qui ne portait jusque là que des vêtements sombres, témoignant de son deuil. Du manteau, le bleu se fraya un chemin jusqu’à la robe de la Vierge : vers son intimité corporelle. Le bleu qui avait pris place dans cet espace du deuil pour se faire accepter, sombre tout d’abord, à côtoyer l’intimité de la Vierge s’éclaircit peu à peu sous la pression de la théologie de la lumière qui se propageait dans l’église romaine.
Les émailleurs imitèrent les verriers de Saint-Denis, diffusant de nouveaux tons de bleu. Peu à peu il se répandit, passa aux objets liturgiques, aux enluminures, jusqu’à ce que les rois de France s’en emparent. Leurs armoiries s’en ornèrent, d’azur dans la langue française du blason, introduisant une progression spectaculaire du bleu avec la naissance du bleu royal sous les rois capétiens, seuls souverains à porter alors du bleu. Et le prestige des rois de France fut tel que le bleu se diffusa dans toute l'héraldique européenne. Puis il sortit peu à peu de l’héraldique pour envahir les costumes, les cérémonies, les fêtes. Le bleu s’associait désormais à l’idée de joie, d’amour, de loyauté, de paix, de réconfort.
Mais de ce bleu là, nous ne savons plus rien : la couleur n’est pas un phénomène naturel, mais le résultat d’une construction culturelle complexe, un fait de société, qui ne nous permet pas de voir les couleurs du passé dans leur état d’origine, mais telles que le temps social les a faites, et dans des conditions de lumière qui n’ont rien à voir avec leur situation chromatique passée. Au Moyen Age par exemple, le bleu était une couleur chaude. Si bien que toute histoire des couleurs ne peut être qu’une histoire sociale : c’est la société qui "fait" la couleur, lui donne son sens, construit ses codes, lui donnant pour vocation de marquer, classer, proclamer…
Proclamer… Avec Goethe, je vous souhaite pour l’année 2013, "tout un trésor d'expériences visuelles, d'impressions lumineuses" qui se raffineraient infiniment pour ne pas s’abîmer dans l’univers abstrait des mathématiques et devenir des couleurs incolores. Je vous offre le bleu, cette couleur qui garde la profondeur de l'obscurité, couleur du lointain, du rêve, qui en son être-là immédiat congédie les nuages : le ciel est bleu quand il est sans nuage au loin.
Bleu : Histoire d'une couleur, Michel Pastoureau, Points Seuil, coll. Histoire, mai 2006, 216 pages, 7,10 euros, ISBN-13: 978-2020869911.
Image : le bleu Yves Klein (JKB191).
Pierre Bayard potentiel…
L’auteur du succès mondain Comment parler des livres que l’on n’a pas lu, réitère avec une sorte de guide de l’apprentissage tortueux de soi, qui n’est au fond rien d’autre que la complaisance à l’art de se mentir en affectant la sincérité du savant qui sait ce que jacter veut dire…
Il s’agit donc pour lui d’élucider ce qu’il aurait pu être pendant la guerre de 39-45. La réponse en soi est statistiquement simple : comme l’immense majorité des français, ni héros, ni salaud. Mais Bayard est bouffon et ne peut se contenter de figurer dans les comptes pâlichons de la nation française. Sa vanité le pousse à travailler un clivage plus ambitieux, et notre homme de se demander si, après tout, il n’aurait pas été de l’étoffe des héros, ou, tant qu’à se distinguer, de la graine des salauds.
Né en 1954, voici qu’il se projette dans les années 20. Comme papa… Il lui prend même sa place, ce qui, pour un psychanalyste, est assez loustic, avouez… Pour enrober le tout d’un semblant de discipline, Bayard élabore un concept fumeux qui va lui permettre de démarrer l’enquête : celui de personnalité potentielle… Je vous rassure, il l’abandonnera lui-même en cours de route, n’y constatant aucune épaisseur, pour se rabattre sur les concepts coutumiers de la psychologie et se référer à des travaux plus solides que le sien –qu’il prend en otage de sa navrante démonstration. Car elle est bien navrante cette démonstration, professant sans rire que la personnalité potentielle, c’est cette partie (admirez la précision conceptuelle) de notre personnalité qui peut (plus imprécis tu meurs) surgir quand les circonstances l’autorise (itou). Quelle découverte ! Quelle avancée pour la science, d’autant que notre chercheur n’hésite pas à scier sa propre branche en avouant qu’il existe une vraie porosité entre la personnalité potentielle et la personnalité réelle, ce que d’aucun avait compris… Sur le front théorique, force est de constater que Bayard n’est pas de l’étoffe dont on fait les penseurs. Les roublards, oui, peut-être…
Et puis au bout d’une centaine de pages notre homme avoue qu’il n’aurait pas été bien différent de ce qu’il est aujourd’hui… Mais le plus beau reste à venir. Quand Pierre Bayard, plein d’un bon sens édifiant, argue qu’il est facile aujourd’hui d’affirmer une position, "tranquillement assis dans son fauteuil, lequel se trouve lui-même installé dans une maison sise dans un pays en paix". Admirez la force du raisonnement… Ce qui seul interpelle, c’est le dispositif de cette insignifiante indolence : un fauteuil, une maison, un pays pacifié… Voilà qui sent son confort d’héritier, aveugle à la misère qui sévit dans le pays, au racisme qui s’y est élevé comme un vrai front de guerre, muet sur la situation désespérée que vivent des millions de français… Un vrai pantouflard, oui, de la veine des mesquins qui taillent leur bonheur dans l’immonde confort d’une citoyenneté de salon. On devine à quoi aurait ressemblé en vrai le bonhomme sous l’occupation, aux indignations tardives et à l’égoïsme forcené…
Le plus drôle, c’est de le voir se fonder sur l’attitude de papa pour dire qu’au fond, il n’aurait rien fait. De papa, il rappelle quand même un grand geste résistant : en khâgne, papa avait osé afficher sur la porte de son casier le portrait du Maréchal Pétain, à l’envers… Il en sera gourmandé et tout est rentré dans l’ordre…
Bayard-fils-papa, lui, pense qu’il n’aurait de toute façon pas été sensible aux discours de la Révolution Nationale, pour preuve : dans les années 60 (il avait alors entre 10 et 15 ans), l’enfant qu’il était s’est entiché de communisme. La belle affaire…
Tout le reste est à l’emporte-pièce, puisant aux sources d’études sérieuses, sans convaincre : mieux vaut lire la littérature scientifique que les littératures secondaires… Bayard serait donc resté en France et comme tant d’autres, se serait accommodé de la présence allemande, pourvue qu’elle ne l’empêchât pas d’entrer à Normal Sup’…
Gâteau sur la cerise, la cogitation de Bayard reconnaissant tout d’abord que la question prétexte (aurais-je été, etc.) était tout de même passablement limitée, pour ne pas dire chétive, pour affirmer ensuite que bien que limitée, il n’en démord pas : elle demeure à ses yeux la meilleure façon de poser celle de l’engagement… En d’autres termes : pour savoir si je saurai m’engager demain, il faut que je me pose la question de savoir si je me serais engagé en 39-45… Mieux, avance-t-il : celui que la période n’attire pas pourra répéter la démarche en l’appliquant à une autre période historique, comme 1789. Voyons voir : qu’aurais-je été en 1789 ? -(sérieux, c’est dans son essai)-… Voire à la Cour de Louis XIV… Là, on défaille : combien d’entre nous aurait pu y prétendre ? Bref…Une nouvelle manière d’écrire l’histoire ? La littérature ? De faire de la biographie ? De l'autofiction ? Rien de tout cela : un marketing bien rôdé fait bien assez l’affaire.
Aurais-je été résistant ou bourreau ?, de Pierre Bayard, éd. de Minuit, Collection : Paradoxe Langue, janvier 2013, 158 pages, 15 euros, ISBN-13: 978-2707322777.
Lucien Jerphagnon : leçons d’espérances
Philosophe, historien de l’Antiquité, méditant obstiné de l’éternité qu’il attendait avec la gourmandise d’un Rimbaud, ne cessant de peaufiner l’art d’être différent de soi, l’ouvrage de textes posthumes de Lucien Jerphagnon publiés par les éditions Albin Michel, recueil de correspondance, d’articles, de conférences diverses, est absolument savoureux.
Savant, Jerphagnon n’a cessé de pointer la sagesse comme seul horizon de son érudition. Historien des historiens latins, toute sa vie il aura tenté de rédiger la chronique d’hommes et de femmes émerveillés, partageant avec eux cet émerveillement dont il a fini par faire l’intention même de l’Être de l’humain. Et Jerphagnon s’émerveille ici dans une langue truculente, balayant d’un geste las les afféteries de la rigueur académique, en vrai "barbouze de l’Antiquité" comme il aimait à se qualifier, qui sait égratigner les sots qui n’ont su faire parler aux Anciens que la langue de bois de leurs versions poussives. Passage truculent au demeurant que celui de sa correspondance où on le voit moquer ces conceptions malingres des traducteurs empêtrés dans leur orthodoxie, incapables de démêler les sacs de nœuds dont Augustin était familier, ou penauds devant les tournures épileptiques de Tertullien vouant ses commentateurs à l’à-peu-près pour le reste des siècles… C’est dans les propos de table qu’on apprend le monde antique, affirme Jerphagnon, dévorant toutes les littératures de l’Antiquité sans exclusive, les bribes, les notes, et même les piètres proses pour forger sa science des Anciens, revisiter avec un œil narquois le mythe de la caverne et dresser le portrait attendri de notre humanité couillonne, toujours obstinément tournée vers les ombres qui dansent devant elle, tant leur spectacle est rassurant. Un Jerphagnon raillant nos religions mais rempli d’une foi éblouissante de drôlerie, n’hésitant pas à pester contre l’autisme de la curie romaine, le sommeil dogmatique de l’église chrétienne domestiquant le christianisme pour le réduire à du compréhensible, sinon du consolant, et déguisant Jésus en "divin brave homme"…
Un Jerphagnon saluant Platon et ses lueurs d’espoir enivrant la philosophie d’un infini où l'errer. Un Jerphagnon pénétré de sa condition et se reconnaissant lui aussi parmi les prisonniers de la Caverne, notre condition indépassable et son secret peut-être, qui nous permet de vivre la nostalgie de quelque chose de plus grand auquel nous n’accédons pas, sans pour autant jamais cesser d’en côtoyer la plénitude, fondée comme notre seule espérance, son maître mot. Car c’est sans doute à ce prix d’aveuglement relatif que nous pouvons fonder l’espoir d’une societas humani generis. Alors quelles leçons de vie dans cette pensée de la dialectique assumée de l’Un et du multiple, seule capable d’exorciser les démons de l’hubris, cette démence qui menace toujours les hommes de croire qu’ils peuvent s’affranchir des limites du possible. Quelles leçons de pensée de la part de cet intellectuel affirmant qu’en philosophie nous ne ferons jamais mieux qu’entrevoir, convoquant le sage propos d’un Bergson avouant : "Je ne sais pas, mais je devine parfois que je vais avoir su"… C’est cela au fond, être philosophe : accepter que son message se dissipe dans une nuance de dérision, accepter cette leçon des grecs qui nous ont légué leurs philosophies pour nous donner à entendre qu’il ne fallait s’inféoder à aucune d’entre elle.
L'homme qui riait avec les dieux, Lucien Jerphagnon, ALBIN MICHEL, 3 janvier 2013, 380 pages, Collection : littérature générale, 19 euros, ISBN-13: 978-2226243096.
Les rêveries de Gaston Bachelard
Bar-sur-Aude, un petit village de Champagne, pays de vallons et de collines, l’immensité intime sillonnée de ruisseaux. Le Vallage, dans la langue du pays, poinçonné des hachures bleutées que font les martin pêcheurs dans le ciel. Une histoire de gamins. Ça commence comme ça, la vie de Gaston : dans l’échappée des écoles buissonnières. Gaston, le fils du dépositaire de journaux, commis des postes et des télécommunications. Rien ne le retient plus que le feu devant la cheminée de ses parents. Gaston ne cesse de lui prodiguer ses soins. Il sait, mieux que personne, le rouge des braises qui convient pour rallumer la flamme. Et s’interroge déjà : qu’est-ce donc qui me retient dans le spectacle du feu ? Gaston poursuit sa route la journée achevée, jusqu’à la maison basse de sa grand-mère, attentif à ses gestes, toujours les mêmes quand elle prépare les gaufres. Le grésillement de la pâte, et puis le feu, encore et toujours. A peine plus loin dans le village, plus tard, sa femme, institutrice. A deux jours de son mariage, une lettre qu’on lui tend : nous sommes en 1914, Gaston doit partir pour le front, s’enterrer vif dans les tranchées de la Marne. Il a trente ans. Il écrit à sa femme qu’il voit au front le feu comme jamais il ne l’avait envisagé. "Celui qui pétrifie. Qu’on se jette à la figure et qui brûle tout". Une bombe explose, tue son ami d’enfance. Partout autour de lui la terre est éventrée, les camarades brûlent tandis que Gaston rampe au fond d’un trou. Le sentiment originel du feu se macule de l’horreur qui éclate soudain. Gaston étudiera le feu. Il s’en fait la promesse, là, dans les tranchées de la Marne. Il en fera une science. Une physique, dans son laboratoire du collège où il enseigne bientôt. La chaleur est un objet pour le savant, et peut-être cela le rassure-t-il de la tenir dans cette distance mathématique. Mesurer est une opération inflexible. Une science intraitable. Mais il voit bien que le feu est autre chose encore. Gaston qui aimait tant le feu n’a guère de goût pour la lumière administrée. Alors voici que tout revient, et qu’il n’aime plus guère administrer la lumière dans l’objectivité intraitable de sa discipline. Il a analysé le feu comme un objet de science, désormais le sensible le retient, le sensuel. "lI faut être poète pour dire le singulier des flammes". Gaston va s’y employer le reste de sa vie. Superbe moment de philosophie destinée à la méditation des enfants des écoles. Superbe enseignement qui leur est offert, dans la lecture insistante que le livre ébauche et à laquelle il contraint heureusement les adultes, dans l’accompagnement nécessaire des questions auxquelles il ouvre.
Les rêveries de Gaston Bachelard, texte de Jean-Philippe Pierron, illustration de Yann Kebbi, Les petits Platons éditeur, décembre 2012, 63 pages, 14 euros, ISBN-13: 978-2361650278.
Eros, ce sens nouveau où s’expose l’humain…
Eros, nécessairement immoraliste dans l’ambiguïté qui le fonde, où le désir se fait badinage et fiction…
Eros ou la dépravation de l’ordre social, refusant le butin de l’Amour pour les lauriers du guerrier, inaugurant sans cesse ce sens nouveau où s’expose l’humain.
Il faut, nous dit le philosophe, souffler sur les cendres du désir pour que la flamme de l’Amour, tendrement, apparaisse enfin à l’homme. C’est compter sans la rapine, si prompte à saillir, comme une obligation de l’homme à sa substance animale…
Bien sûr cet arrière-goût de poussière dès lors, la conscience, dans la jouissance, de notre fin inéluctable –mais cette finitude n’est-elle pas notre seul pouvoir ? Ce loisir qu’Eros nomme liberté…
Quant à l’Autre, saisi comme un objet, n’est-ce pas une grande vertu déjà qu’il sache être fait pour mon désir, sans compter le plaisir qu’il sait y prendre et celui où je suis à mon tour son objet ?
Les Peuples du monde se conjuguent autrement, assène non sans raison le philosophe. Tout comme autrui à soi. Mais le quant-à-soi d’Eros, qui ne connaît rien qui aille au delà de l’être, ne peut être dans cet horizon qu’une feinte conjuration. Certes, il fuit, il fuit la créature immense à n’être vrillé que dans son désir toujours recommencé dès lors qu’il s’est retiré du regard de l’autre.
Que sommes-nous ? Que devons-nous être ?
Une modulation nouvelle du quant-à-soi, affirme Lévinas. Où retenir sa fougue serait plus humain et rendrait même possible l’Univers, ce tout du monde qui ne pourrait se dire que dans le langage de la piété. Vraiment ?
Où subsiste le tout d’un être ?
Où gît la signification nouvelle de ce Que sommes-nous ?
La paix comme fond de l’être, énonce encore Lévinas, visée de toute ontologie, plutôt que le chaos dont Eros est issu et qu’il pointe pour horizon.
La paix ou la guerre alors, pensées comme une querelle originelle, le qui sommes-nous ? gisant au vent de sa marelle. Que vaut cette querelle ? Que vaut celui qui se retient sur les bords du baiser ? Ne vaudrait-il pas mieux cet excès de l’Eros qui ne porte pas le monde sur son dos ? Ne vaudrait-il pas mieux le monde, ouvert à l’ouvert, indécidable, plutôt que soigneusement clos sur lui-même ?
On nous commande la joie, arpentée d’un plaisir raisonnable. L’acte personnel rattaché toujours à l’attention portée par un être à un autre. Mais d’où fonder l’ouverture à autrui, si elle ne devait qu’être aliénée par un dehors à soi ?
On oppose le corps à la chair. Mais quoi de cette chair (σάρξ) des écrits johanniques qui fonda la différence entre nos deux corps, celui qui en nous s’éprouve et celui qui éprouve le monde alentour ?
N’avez-vous donc pas oublié que ce corps qui s’éprouve, celui précisément de la chair joahnique, était d’abord un corps ouvert à la jouissance de soi, placé soudainement dans l’orbite d’Eros ?
C’est Eros qui élucide la chair dont nous sommes faits, sans pour autant résoudre l’énigme du rapport de cette chair à son corps.
L'Incarnation, au sens chrétien, a ainsi ouvert en grand les voies d’une ambiguïté sans pareille, trouvant son fondement dans la proposition hallucinante de Jean : "Et le Verbe s’est fait chair", c’est-à-dire désir, un corps livré à l’Eros, un corps qui se fait chair, la seule révélation… Ce sens nouveau où s’expose l’humain, non genré, où prendre le risque d’inventer un désir qu’aucun corps dans la nature ne savait abriter.
Image : Couple, 1966, Louise Bourgeois, Fabric, 43.2 x 88.9 x 101.6 cm / 17 x 35 x 40 in Vitrine: 152 x 112 x 97 cm / 17 x 35 x 40.
Masculin – Féminin, à quoi servent les genres ?
L’ordre social est une économie de la menace.
Que désigne la violence dans nos sociétés ? On se rappelle les leçons de Max Weber sur la violence et son usage légitime dès lors que seul l’Etat en détient le monopole. Il faudrait peut-être partir de là pour comprendre qu’au fond, si le projet d’égalité dans les démocraties occidentales est resté formel, c’est peut-être parce que l’ordre social y était resté une économie de la menace, construisant la citoyenneté comme l’accès au pouvoir de violence –on le voit assez dans la figure du politique, qui ne se soucie d’abord jamais rient tant que des conditions de l’accès au pouvoir politique maintenu comme l’une des formes primitives de la violence sociale, qui n’aura ensuite de cesse de s’affranchir de la volonté populaire pour la dominer et penser accessoirement un mode d’accès au pouvoir politique interdisant aux femmes d’entrer en politique.
Notre ordre social est ainsi toujours fondé sur la distribution asymétrique des pouvoirs (aux élites le pouvoir, au Peuple souverain la soumission, aux hommes, etc.), qui a essentiellement besoin de construire socialement l’existence d’un sexe menaçant et d’un autre supposé inoffensif pour fonctionner.
L’état civil se charge de fabriquer ces deux groupes distincts dont cet ordre a besoin, pierre angulaire des discours sociaux qui vont ensuite conférer un sens à cette partition et distribuer les éléments de langage qui en consolideront le bienfondé a posteriori, à travers une mise en récits typiques établis sur des corrélations fallacieuses, ainsi que le démontrait avec brio l’ouvrage collectif Penser la violence des femmes, premier du genre en France à avoir tenté de saisir le sens de cette violence, réfléchie dans nos sociétés occidentales comme un événement minoritaire, quand en réalité elle est socialement organisée pour le rester.
A travers cette violence, déniée mais pas moins "fondatrice" que ne le prétend celle des hommes, l’ouvrage montrait qu’au fond les mauvaises raisons de la taire s’inscrivaient à l’intérieur d’un discours sur les genres dont la société se nourrissait. Pourquoi ? Parce que notre ordre social est fondé sur la distribution asymétrique des pouvoirs et des vulnérabilités supposées, distribution commode, effarante car destinée entre autres à interdire l’irruption de la jouissance dans la sphère du social.
A quoi ressemblerait donc une société sans genre et sans sexe ?
L’ouvrage auquel je fais référence ne tranche pas, mais soulève mille interrogations passionnantes à ce sujet.
Ce serait une société qui aurait dévalué la violence.
Ce serait une société au sein de laquelle l’autonomie sociale n’aurait rien à voir avec l’anatomie sexuelle. Imaginez à quoi ressemblerait le social des êtres qui ne serait plus dominé par le recours à l’explication biologique, celle-là même qui, dans l’Histoire, n’a cessé d’enfermer, de maltraiter, d’exterminer les êtres…
Imaginez-en les conséquences sur le plan politique : il nous faudrait repenser les modes d’accès au pouvoir en sortant du cadre de la violence pensée comme fondatrice des rapports humains… Imaginez même à quoi ressemblerait la géographie de la discipline sociale dans une société sans genre, et à ce qu’elle pourrait enfin devenir en terme d’égalité non plus seulement formelle mais réelle, et ce à quoi cela nous obligerait : le dépassement de cette économie de la menace qui a fondé jusque là l’ordre social des sociétés humaines. L’heure est toujours aux vœux. Qu’il soit le nôtre en 2013 !
Penser la violence des femmes, collectif sous la direction de Coline Cardi et Geneviève Pruvost, éd. La Découverte, août 2012, 440 pages, 32 euros, isbn 13 : 978-2707172969.
Voir lien sur le site k-libre, à propos de cet ouvrage : http://www.k-libre.fr/klibre-ve/index.php?page=livre&id=2504
image : Godard, masculin féminin.
TRANSPORT ET ECOLOGIE...
A l’heure où l’Agence Française de sécurité sanitaire vient de remettre son rapport sur l’impact de la pollution atmosphérique, révélant que toutes les villes étudiées en France présentaient des valeurs de particules et d’ozone supérieures aux valeurs guides recommandées par l’Organisation Mondiale de la santé, peut-être serait-il temps de prendre enfin en compte le problème au sommet de l’Etat, d’autant qu’il se révèle particulièrement dramatique au regard des menaces qui pèsent sur la santé des enfants.
La voiture est devenue quelque chose d’affreusement désagréable. Quelque chose comme une punition ou un plaisir négatif, un peu comme celui du grand fumeur ou de l’alcoolique immobilisé dans la répétition de sa souffrance, provoquant désormais une sorte de vraie gueule de bois collective qui nous fait perdre de vue que les déplacements sont liés au mode d’organisation sociale et économique de notre société. Un aveuglement au fond caractéristique de ces dénis et de ces inconséquences dont le libéralisme est coutumier, incapable qu’il est de penser un problème jusqu’au bout, tout comme les conséquences que sa doctrine génère.
A l’heure où tout semble reposer sur la bonne volonté des usagers, faisant de nouveau peser sur eux la culpabilité d’un mode d’organisation bricolé à la hâte, expiant à longueur d’onde sa faute par des sermons malingres sur le civisme du co-voiturage et les bénéfices du vélib’ quand il faudrait tout revoir de fond en comble, force est de constater qu’il n’y a pas d’érosion du déplacement automobile. On a beau vouloir urbaniser des modes alternatifs, transports en commun, pistes cyclables, rues piétonnes, le partage de la voirie ne s’en trouve que faiblement amélioré.
Alors peut-être ce petit guide technique à l’usage des élus leur permettra-t-il de nourrir cette réflexion que beaucoup évitent sur les raisons de nos cheminements et les voies qu’il faudrait défricher pour venir à bout d’un usage aussi absurde de notre mobilité…
Transport et écologie, Inddigo, éd. le Passager clandestin, nov. 2012, 144 pages, 10 euros, isbn : 9782916952741.