poesie
Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, Mosab Abu Toha
Publié en 2022, réédité en 2024, ce qui trouble, c'est l'actualité du recueil, l'actualité du désespoir, de la souffrance palestinienne face à la barbarie. « Comment dire la vie à Gaza ? », s'interroge Mosab Abu Toha. Tellement documentée aujourd'hui, Gaza anéantie, entièrement détruite, les villes, les champs, les routes, les infrastructures, les écoles, les hôpitaux si méthodiquement anéantis : seule l'ampleur de la catastrophe semble avoir changé, cette fois, Gaza n'est plus, sinon un abîme au bord duquel se tient, le nez bouché, l'occident qui vient de signer sa totale faillite morale.
« Où est mon pays ? », chancelle-t-il : « dans l'ombre des arbres » déracinés, calcinés sous la voûte de nuits éclairées par les missiles israéliens.
Il n'y a pas de mots pour faire ne serait-ce que semblant de combler cette béance ouverte dans le monde. Juste les sanglots des palestiniens, étouffés, car en Palestine, nous dit Mosab Abu Toha, il faut sangloter sans bruit, de peur de voir la soldatesque exciter sa cruauté à la vue de ces larmes.
Mosab Abu Toha est né dans un camp, où son propre père est né, où son grand-père a dû -on n'ose ici parler de refuge tant ce serait immonde que de l'imaginer- venir y survivre après que des soldats lui ont volé sa maison à Jaffa (« Mon grand-père était un terroriste : il s'occupait de son champ »). Trois générations de palestiniens forcés de vivre dans des camps ! Et aujourd'hui, il faut apprendre aux enfants à se cacher dès qu'un drone pointe au-dessus de leur tête.
La Palestine que le poète décrit ressemble déjà beaucoup à celle que nous ne pouvons pas faire semblant d'ignorer : celle d'aujourd'hui, rasée à 80%... Où chaque jour la population civile subit des bombardements assassins sans parvenir souvent à enterrer ses morts, tant ils sont nombreux.
« Nous méritons une mort meilleure », écrit à ce propos Mosab Abu Toha : « Nos corps pourrissent sous le soleil brûlant », et les maisons se transforment « en un ragoût de béton et de sang».
Le recueil est suivi d'un entretien, au cours duquel Mosab Abu Toha évoque le miracle de sa survie, d'avoir été remarqué par une université américaine qui lui a permis d'échapper au massacre de ses pairs. De la Poésie palestinienne, il donne la vraie raison d'être : non pas une forme littéraire qu'il faudrait suivre ou combattre, mais une émotion qui ouvre à toutes les formes possibles. Est-ce pour cela qu'elle est si forte et si riche ?
Quand il se penche sur son enfance, Mosab Abu Toha réalise que peu de photos de famille circulent en Palestine : les bombardements incessants depuis 76 ans en sont venus à bout, le souvenir ne peut plus exister qu'en images littéraires, en récits, une odyssée orale qu'il faut sauver pour que ces souvenirs ne se perdent pas.
Mosab Abu Toha, Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, éditions Julliard, traduit de l'anglais par Eve de Dampierre-Norisay, octobre 2024, 186 pages, 20 euros, ean : 9782260056485.
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@mosab_abutoha
pour que le monde puisse encore, là-bas, se jouer
Le texte :
Le petit anthropos se sert de ses mains pour triompher de l’idiotie du réel.
Le petit anthropos est comme ça : il danse, bouge.
Il remue et place toute son attention dans le montage de ce qu’il expérimente : des gesticulations d’abord imprécises, inadéquates, et puis des gestes qui finissent par dessiner un mouvement.
On le voit s’affairer dans le monde avec beaucoup de fébrilité et beaucoup d’obstination. Dès le début.
Bien sûr, ses tentatives se révèlent tout d’abord erratiques. Il tourne autour d’un geste, le pose en équilibre devant lui, le contemple.
Où trouve-t-il la force de parvenir à bâtir avec autant de méthode l’architecture de sa réalité ?
La curiosité de l’enfant devant les gestes que le monde lui offre est à peine croyable.
Plongé dans le bruit de la vie, il n’en finit pas de recomposer en lui ce qui s’est joué à lui d’une façon souvent anodine.
Tout joue devant lui, là-bas, sans que l’on sache si ça joue pour lui ou non, sans que l’on sache si ça joue pour que tout puisse se rejouer ensuite en lui, ou bien s’il ne fait que jouer lui-même dans l’ignorance de ce qui s’est joué, pour que le monde puisse encore, là-bas, se jouer.
Alors il bouge. Et chacun de ses gestes est doublé d’un bruit, peut-être un son, demain un mot qui saura le remplacer. Car les mots proférés vont bientôt creuser son destin et dans leur triomphe, le geste corporel deviendra pour ainsi dire et malheureusement inutile.
Pourtant, ce geste manquant ne cessera d’affleurer, de remonter à la surface pour devenir à son insu la vraie profondeur : la berceuse et son balancement, l’enfant au bout d’un bras, enroulé dans son rythme corporel.
La librairie l'établi (Alfortville) offre à la lecture, en vitrine, des ponctuations urbaines poétiques (PUP Fiction). La première : une méditation poétique d'un père à son fils. Soit un temps de lecture incongru sur le trottoir, dans ces lieux où le pas presse par trop, et au regard distrait des passants une affiche signée par le studio Marguerite de la Friche (d'Alfortville), qui intègre si bien le texte dans son graphisme qu'il passe pour une image forte d'une présence inouïe, où arrêter le temps pour se couler dans la rêverie qu'elle énonce : un lieu où retrouver ce plaisir des attentions flottantes, peut-être, au fond, le lieu où lire revient à se dire.
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Anthologie de la poésie palestinienne d'aujourd'hui, Abdellatif Laâbi
«Fait rare dans l'histoire de la littérature, écrit Abdellatif Laâbi, le nom d'un pays, en l'occurrence la Palestine, est devenu en soi une poétique». Comment ne pas voir en effet, la force aveuglante de la Palestine dans le monde ?
Être palestinien, compose le poète Ashraf Fayad, «ne signifie qu'une chose : / que le monde entier est ton pays». Dispersés aux quatre coins du monde, rejetés non par les peuples, la solidarité des nations envers le peuple palestinien en témoigne désormais, mais par les états et leur clique confortablement installée sous les lambris de républiques indignes, être palestinien écrit encore Ashraf Fayad, «c'est tout perdre», sauf l'essentiel : son humanité. C'est là que gît la force aveuglante de la Palestine : son humanité. Cette grandeur d'âme ignorée des causes mercantiles. «L'Histoire, nous dit Asmaa Azaizeh, poétesse palestinienne, était un chien enchaîné à un arbre». Oui, mais pas n'importe quelle Histoire : la nôtre de ce côté-ci de la Méditerranée, un chien déchaîné de loin en loin au gré de nos «conquêtes».
Comment ne pas entendre la force morale d'un peuple martyr ? A l'heure de la découverte de charniers à Gaza, Colette Abu Husseïn écrit combien l'idée de la mort la hante. «Mon cœur est une fosse commune, ô mes aimés», ajoute-t-elle. Pour nous, cette histoire qui se déroule sous nos yeux est juste à dégueuler. Pour elle, être palestinienne c'est assumer la force d'une présence aveuglante sous les bombes. C'est «s'entraîner à toutes les formes de mort», mais aussi, invraisemblablement, se relever toujours pour «pratiquer toutes les formes de vie».
Écoutez ces voies ahurissantes -«les oiseaux dans notre ville / sont des chiens errants»-, capables de réinventer la poésie face à la barbarie. Entendez leur chant, celui de ces innombrables poétesses explorant, dévisageant l'écriture poétique pour lui ouvrir des horizons nouveaux. Pourquoi écrire encore de la poésie ? Comment peuvent-elles en renouveler le champ avec tant de lucidité ?
Déjà en 2022 la publication de cette anthologie revêtait un caractère d'urgence. Inviter aujourd'hui en France la poésie palestinienne revêt un caractère absolu d'urgence.
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Anthologie de la poésie palestinienne d'aujourd'hui, textes choisis et traduits de l'arabe par Abdellatif Laâbi, réunis par Yassin Ahman. Points Seuil, mars 2022, 218 pages, 7.90 euros, ean : 9782757895009.
A deux pas de l'enfer, Abdellatif Laâbi
Le recueil s'ouvre sur le titre Paroles sous la cendre. Abdellatif Laâbi ne savait pas alors combien cette image, surgie dans tout son être en 2023, hanterait l'aujourd'hui, ni de quel tragique écho : celui d'une Palestine ensevelie sous les décombres. Il ne savait pas non plus qu'il faudrait fourrager beaucoup cette cendre pour y trouver quelques braises capables de ranimer la société française, saisie de lâcheté devant le massacre des enfants palestiniens dont elle ne cesse de détourner les yeux. Pire, il ignorait que ses institutions allaient faillir, y compris culturelles, à tant se vautrer dans son agenouillement : on vient d'apprendre que le marché (sic) de la poésie n'accorderait aucune place l'an prochain aux poètes palestiniens pourtant pressentis pour y donner à entendre leur génie !
A deux pas de l'enfer, cantonne la société française. À cajoler la Bête immonde et cantonnant au sens presque strict de l'expression : dans un lieu encore incertain, qui n'est ni une démocratie ni son contraire, mais juste cet état gazeux où fermer les yeux c'est imaginer les ouvrir.
Du spectacle du monde Abdellatif Laâbi avait saisi déjà des instants redoutables. Mais dans ce recueil plus que dans tous ses précédents, on voit s'opérer la montée en puissance d'une inquiétude : Abdellatif Laâbi voit advenir une tragédie mondiale. Si le poète doit se faire voyant, nul doute qu'il ne le soit, lui, érigé en phare d'un monde qui court à sa perte sans gloire, sans conscience, sans remords même. «Nous irons tous en enfer», écrit-il, observant partout se préparer l'immense champ d'empoigne. «Je vis dans un pays perdu» constate-t-il. Tous les pays le sont désormais. Les uns de mourir sous des bombes pas si aveugles que cela, les autres de laisser par milliers des êtres mourir sous ces bombes. Nous irons tous, car nous l'avons tous un peu mérité, non ? «Ayant entendu distinctement / le cri des suppliciés / leurs appels au secours / sans lever le petit doigts».
A ceux qui ne peuvent physiquement combattre, Abdellatif Laâbi décline sa Lettre à un vieil ami poète. Comme s'il s'écrivait à lui-même au fond, reprenant ses questionnements antérieurs dans un long poème à forte intertextualité, évoquant Anise Koltz, qui actualise les lieux de notre combat si loin des théâtres d'opérations : «Oui je fais partie de l'Intifada », celle des pierres contre les tanks, car il nous reste toujours des mots à jeter à la face du monde.
Certes : words, words, words, disait Hamlet... Mais des mots à hurler comme Abdellatif Laâbi écrit ses poèmes, «pour ne pas salir mes yeux / et garder les mains propres».
Le reste est en effet littérature, le souci de la trace dont il n'a que faire, lui le poète du présent, de l'inconditionnel présent, qui avec son lecteur a passé pour seul pacte «le partage de l'expérience de l'écriture», un voyage périssable, «Le voyage, j'imagine», où seule suffit la rencontre, quand on l'ose : la Poésie, Toute, de l'inconditionnel vivant.
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Abdellatif Laâbi, A deux pas de l'enfer, Le Castor Astral, juin 2024, 16 euros, 150 pages, ean : 9791027803804.
Il était une fois, Autrefois l'Olympe, Auprès de la Fontaine, contes, mythes et fables en haïku, Agnès Domergue, Cécile Hudrisier
Les Trois petits cochons, la Fille aux allumettes, le petit chaperon rouge... Le premier ouvrage de cette série en haïku s'ouvre à notre imaginaire commun, évidemment sans jamais l'expliciter : d'assez près pour saisir les allusions, d'assez loin pour leur ouvrir une page nouvelle. Poèmes et illustrations, absolument superbes, concourent à raviver notre imaginaire des contes de l'enfance. C'est comme un pas de côté, clos par une interprétation magnifique de peau d'âne. Du recueil autour des mythes, selon le même procédé, on retient ces images bouleversantes, dont celle d'Atlas portant sur ses épaules fatiguées «la roche ridée», peut-être déjà trop vieille pour nous, si jeune encore. La Fontaine enfin. On s'y plaît à tenter de deviner de quelle fable il s'agit, qui nous ramène au banc d'école et partout, encore, toujours, de délicates évocations dans l'intelligence de l'écart !
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Il était une fois, contes en haïku, Agnès Domergue et Cécile Hudrisier, édition Thierry Magnier, 2013, ean : 9782364742154.
Autrefois l'Olympe, mythe en haïku, Agnès Domergue, Cécile Hudrisier, éd. Th ; Magnier, 2015, ean : 9782364745506.
Auprès de La Fontaine, Fables en haïku, 2016, éd. Th. Magnier, ean 9782364748033.
Tu n'es pas un poète à grenade, Najwan Darwish
La présentation de ce poète palestinien par son aîné en poésie, Abdellatif Laâbi, mérite d'être lue, qui insiste sur l'étendue du drame palestinien et observe que la poésie palestinienne des années 60, 70, était remplie d'espoir. Pas celle d'aujourd'hui, qui semble ne devoir scruter qu'«une impasse en guise d'horizon». Les récents événements le confirment, qui voient la répression aveugle de Tsahal s'abattre sur les civils, plus que sur le Hamas...
Poète, Najwan l'est, douloureusement. S'interrogeant sur l'existence ou plutôt, la négation de cette existence palestinienne par les autorités israéliennes. Mais sa poésie n'a plus ce «rugueux» de celle des années 70, qu'observait Abdellatif Laâbi. Elle n'est pas revendicative, elle n'est pas une poésie de colère ou de révolte : « Les crucifiés sont las », elle ne témoigne que de cette tragique lassitude d'un peuple abandonné. Elle est terrible donc, tragique au plus haut point, une dépouille autour de laquelle s'agitent les bavardages immondes des barbares de tout poil. Elle a beau rappeler que les enfants gazaouis naissent sous les bombardements depuis 75 ans, leur drapeau défait, les nations tournent la tête et regardent ailleurs. Si le peuple palestinien n'a pas le droit à l'existence, quel autre peuple pourrait y prétendre ?
Tout autour, le silence de ces consommateurs qui marchent « dans le cortège funèbre du capitalisme palpitant ». Najwan Darwish ne marche pas lui : il n'a aucun pays à rallier. Pas même, écrit-il, comme exilé : « Je n'ai pas de pays pour pouvoir y retourner ». La Palestine ? Les palestiniens savent ce qu'il en est de leur « pays qui se multiplie dans la perte ». Kurdes, Arméniens, Amazighs, Najwan Darwish connaît ces peuples que l'histoire a voulu annihiler. Ils sont là pourtant, toujours, encore, debout pour la plupart, «fantômes» pour nombre d'entre ses frères palestiniens, qui savent de quoi ils retournent de l'être.
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Najwan Darwish, Tu n'est pas un poète à grenade, traduit de l'arabe par Abdellatif Laâbi, Le Castor Astral éditions, coll. Poésie, septembre 2023, 100 pages, 15 euros, ean : 9791027803613.
Tremble, Benoit Colboc
« La main sur l'autre pour l'empêcher de battre »...
Du tremblé de l'enfance au tremblement du vieillard. Non : plutôt au tremblement de l'adulte enivré. Toujours saoul. Dans le brouillard. Troublé. Pas même quand l'habitude. Fou peut-être. Aliéné. C'est cela, oui, aliéné à cette main qui ne cesse... Comme l'empan qu'on ne commande plus, le branle plutôt que le trémolo, l'ébranlement plutôt que le saisissement.
Les mots cousus à ce passé d'alcool. A lire comme un poème. Comme un poème possible. Des poèmes cousus, non, intermittents. L'histoire d'un ivrogne ? Non. Celle d'un être hagard qui s'empare des mots comme il le peut, sens dessus dessous, dans cette édition troublante, poignante, en feuillets qu'il faut recomposer.
Tremble dans ses mains le verre impatient...
Quelle justesse dans l'effet de cette édition en feuillets.
Quelle acuité (pourtant) dans l'impact de cette syntaxe ricochée et sans ponctuation. Vivre au rythme de ces tremblements : l'aveu si simple mais sans lendemain, qu'il faut deviner presque, repérer ici, plié en quatre entre les feuillets, comme un pli que l'on adresse avec l'espoir, sans doute, que les mots rassemblés ici et là finiront par toucher quelqu'un, quelque part.
Benoit Colboc, Tremble, édition Isabelle Sauvage, coll. Pas de côté, mai 2021, 5 euros, ean : 9782490385287.
Ciel de nuit blessé par balles, Ocean Vuong
Le Vietnam, ce Vietnam que des générations ont eu en commun, partout à la surface de la planète. Meurtri, martyr, mais debout, inlassablement, irrésistiblement debout. Ocean Vuong en livre ici sa quête, dans un recueil de poèmes poignants : « Même mon nom / s'est agenouillé au fond de moi... ». Vietnam, avril 73. La radio américaine diffuse « White Christmas » pour lancer son opération d'évacuation des civils par hélicos. Nous avons tous ces images en tête. Ahurissantes, bouleversantes, de ces hommes, de ces femmes, accrochés en grappes aux patins des engins. Vietnam, 29 avril 1973, la chute de Sài Gòn (Saïgon en français). Et cette chanson qui traversait la ville « comme une veuve » : courez ! La panique d'une défaite connue depuis des dizaines d'années. Ocean Vuong raconte Sài Gòn en flammes, la débâcle pitoyable, sauvage, criminelle. Les vietnamiens abandonnés à leur sort, les boat people ensuite, « quand les abords du monde n'étaient nulle part en vue ». Ocean, ce prénom que son père lui a donné, en témoigne et ouvre à une poésie qui aurait pu n'être que tragique. Mais non, Ocean Vuong nous livre d'immenses poèmes vertigineux, dont certains sont écrits en vietnamiens, non traduits : comme un vide creusé dans nos consciences, ce vide de l'abandon, quand tout un peuple errait d'une vague l'autre. Newport au bout du périple. Féroce, Ocean Vuong ne raconte pas que cette débâcle sauvage, il raconte le Vietnam en flammes sous les bombes au napalm, l'odieuse Amérique aux commandes d'une guerre qu'elle savait perdue et dont elle vengeait par avance la défaite en assassinant le plus d'êtres humains possibles. 1968, le Vietnam en flammes sur nos écrans. « Le ciel remplacé par le feu », une image qui traîne encore dans nos consciences, dans sa mémoire et dont il ne peut se défaire. Brooklyn pourtant. Ocean Vuong a choisi Brooklyn, et de vivre, et d'écrire en américain une poésie non plus consolatrice, mais exigeante, arc-boutée, insurgée. Sans concession pour Brooklin, notre rêve américain... « Fuck America » écrivait l'immense Hilsenrath de retour des camps de concentration allemands, accueilli comme tant d'autres par les fourches caudines de l'Empire, sous lesquelles il refusa de passer. Fuck, poursuit Ocean Vuong, certain désormais, que l'Homme est bien ce qui ressemble le plus à la forme de l'abandon, le corps scellé d'ecchymoses, mais brassant un furieux imaginaire de rêves maniaques pour qu'un jour, peut-être, il finisse par s'aimer.
Ciel de nuit blessé par balles, Ocean Vuong, traduit de l'américain par Marc Charron, préface de Kim Thûy, éditions Mémoire d'encrier, février 2021, 114 pages, 12 euros, ean : 9782897125073.
Notes sur la mélodie des choses, Rainer Maria Rilke
Rilke s'interroge sur l'art de la scène, théâtre ou représentation de soi et du monde, au fond, cousus du même fil. Où sommes-nous vraiment nous-même ? Où donc le comédien choisira-t-il d'exister ? De dire plutôt que de déclamer son texte ? Dans l'aventure artistique ? Là où la création redoublerait la création de soi ? Pas sûr : l'art, au fond, ne fait que « nous montrer le trouble dans lequel nous sommes la plupart du temps ».
Rilke a vingt-trois ans quand il écrit ce court fragment réfléchi. L'année précédente, il suivait encore des cours de philosophie. Mais il venait de rencontrer Lou Andrea Salomé, qui ne cessait de lui parler de Nietzsche et de son essai magistral : Naissance de la Tragédie. Il vient de visiter Florence et ses musées. Aux Offices, il a été particulièrement attentif à la distinction premier plan / arrière-plan. Qu'est-ce qui anime notre regard sur le monde, sur nous-même ? Où donc se joue la force de la représentation, du monde comme de soi ?
« C'est au loin, affirme-t-il, dans (ces) arrière-plans éclatants, qu'ont lieu nos épanouissements ». « C'est là que se situent les histoires dont nous sommes les titres obscurs. (…) C'est là qu'ont lieu nos accords, nos adieux, consolation et deuil ». C'est là que nous sommes, c'est là qu'il faut chercher à voir. Non au premier plan dont nous croyons décider, dont le monde croit pouvoir trancher et où tout est arrangé pour conforter cette décision. Là-bas donc, « loin », dans cette « puissante mélodie d'arrière-fond », que beaucoup n'entendent pas, ou ne veulent pas entendre. C'est là-bas que se lève quelque chose qui pourrait ressembler à cette vérité dont les faux-semblants nous effritent jour après jour. Rilke, pour en parler, déploie la métaphore maritime : c'est dans le tumulte du fracas des vagues, dans ce rythme qu'elles font, que gît cette atmosphère où baigne la vérité. Une mélodie d'arrière-plan. Du non-être, dans ce son « que fait une vague ». Comme un appel auquel il nous faut répondre, ouvert à l'ouvert, capable de briser les murs de nos prisons.
Rilke veut en finir avec le théâtre qui déclame. Il veut en finir avec le théâtre réaliste. Tout comme il veut en finir avec ces raisons de vivre qui ne seraient jamais en reste avec elles-mêmes...
Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses, édition Allia, traduit de l'allemand par Bernard Pautrat, juillet 2020, 14ème édition, 63 pages, 3.10 euros, ean : 9782844852755.
Les Bienvenus, Louise Bourgeois, Choisy-le-Roi
Une plaque mortuaire. Voilà à quoi cela ressemble. Louise Bourgeois, née le, décédée le… Comme on en voit dans les champs funèbres aux Etats-Unis, recouvrant une partie du paysage funéraire. Une plaque. Qui, là, dit certes autre chose ; mais patientons… Louise Bourgeois a vécu, longtemps, à Choisy-le-Roi, avant d’émigrer aux Etats-Unis, où elle est morte. Une plaque donc. Les mots ne manquent pas. Vérité sensible ? Non, cette plaque mortuaire qui n’existe pas à Choisy, n’est dans mon propos qu’une apparence sensible. Son œuvre ? Je n’en parlerai pas. Je ne la montrerai pas. Un jeu de l’air, de l’eau, de la terre, dans l’arbre et son feuillage… Louise Bourgeois était prolixe au sujet de cette œuvre, ne cessant de l’enserrer dans un réseau serré de significations. Etrangement à mes yeux : comme s’il s’était agi d’un assemblage d’intentions, non d’une œuvre d’art. Mieux : ce qu’elle décrit quand elle parle de son œuvre, c’est une dramaturgie, une scène, une mémoire que les deux objets qui la composent ne contiennent pas, sinon sur ce mode discursif, extérieur à leur réalité.
Le jour où je suis passé devant Les Bienvenus, je ne l’ai pas vue tout d’abord. J’étais dans le parc derrière la mairie. Sous l’arbre où pendent les deux objets, je n’ai vu que l’imposant monument aux morts. Aux anciens d’Algérie, d’Indochine, à ceux de 14-18, ceux de 39-45. Une sculpture insignifiante bordait cette mémoire, encombrée des plaques de listes de noms. De jeunes gens pour la plupart : je regardai les dates, ce à quoi finit par se résumer une vie. Des fratries décimées. Les guerres. Not bienvenues…
Depuis quand les branches des arbres sont-elles devenues des objets de contemplation ? Pourquoi le monde est beau ? L’est-il du reste ? Depuis quand des filins d’acier, comme ceux qui retiennent les œuvres de Louise Bourgeois accrochées à leur arbre sont-ils devenus des objets picturaux ? J’y suis revenu un autre jour. Il y avait une grande flaque d’eau qu’il fallait contourner au pied de l’arbre massif où pendait l’œuvre de Louise Bourgeois. C’est en contournant cette flaque que j’ai vu son œuvre. Par hasard. Presque cachée au regard de ce feuillage têtu. Fermée au premier coup d’œil. N’apparaissait que le jardin de l’hôtel de ville. L’art des jardins est celui du regard, affirmait Kant, qui le fit entrer dans la catégorie des Beaux-Arts. Mais du côté de la peinture. Tout comme l’est cette œuvre à mon avis, plus une peinture qu’une sculpture.
Car Les Bienvenus de Choisy sont du côté du regard, non du toucher, ni même de la forme. D’autant qu’il s’agit d’une pièce explicitement faite pour souligner le caractère putatif d’une scène envisagée, d’un drame espéré. C’est ce que raconte Louise Bourgeois à propos de son œuvre, quand elle parle de son enfance, de sa situation d’immigrée aux États-Unis, de son désir de voir des mariés venir chercher sous son œuvre une sorte de promesse superstitieuse. Louise Bourgeois est allée en effet jusqu’à tenter de figer l’incertain dans son explication, jusqu’à prescrire l’identité de l’œuvre pour tenter d’éclaircir quelque chose de douteux en fait : ce qui nous lie à l’autre.
Louise Bourgeois a exprimé une idée, concernant son œuvre. Des idées. Or elle n’a pas réalisé une idée, mais un objet artistique.
Des idées nécessaires pour les besoins de la scène qu’elle rêvait de composer mais qu’elle n’a pas composée : seules existent ces deux cocons qui pendouillent à un arbre. Pardonnez provisoirement la vulgarité nécessaire du propos. Car ses idées encombrent les objets dont je parle. Pour, nous dira-t-on, que s’élève une dimension de symbole. Certes. Louise Bourgeois nous parle de liens, de fils, de méandres, d’entrelacs, de lacets qui vont dans une direction avant de changer de sens… Elle parle des promesses que s’échangent les amoureux. Des liens qui les unissent. Mais sous l’arbre, c’est tout autre chose qui s’offre au regard : un jeu d’apparences irrésolues. C’est en ce sens que j’affirmais plus haut que son travail, à Choisy, relevait plus de l’art du peintre que de celui du sculpteur : Louise Bourgeois ne s’est pas appliquée à produire des formes, mais à former une matière pour en tirer une manière de regarder et de sentir.
Cet arbre, cette mare, la nature ordonnée du jardin de la mairie, ordonnée plutôt que sublime, et ce jardin qui ne prend sens comme jardin public que dans le drame humain qui peut éventuellement s’y jouer. Telle solitude vacante. Telle brindille abandonnée au vent, entraperçue par un promeneur solitaire. Le jour où je suis allé contempler vraiment Les Bienvenus, il y avait sous l’aplomb des deux volumes qui la forme un vieil homme et une femme saoule qui se disputaient l’heure. Ni mariés ni à marier. Peut-être ne se connaissaient-ils que de s’être assis là, juste sous l’œuvre de Louise Bourgeois. Ils se disputaient. Je regardai la scène de loin. Elle contenait un je-ne-sais-quoi de cette puissance du sentir qui excède le voir. C’était d’ailleurs, à lire les explications de Louise Bourgeois, ce désir de peindre ces choses-là qu'elle ne pouvait pas voir, que ses mots avaient tenté. Car la scène qu’elle désirait n’existait pas. Depuis le trou de serrure de son œuvre, que voit-on ?
C’est l’imagination du spectateur qui est ici la norme, la puissance d’être de l’œuvre. Son achèvement. Banal pourrait-on dire, encore que : il manquera toujours à la scène un élément du dispositif pour que l’œuvre soit achevée : soit le couple de mariés à l’aplomb des cocons, soit l’observateur qui regarde et les mariés et la chose artistique. Toujours donc cette œuvre restera inachevée. Or, la sculpture était, de tradition, parfaite. Regardez le David de Michel Ange. Rien ne l’excède, rien ne l’obsède, rien ne lui manque, aucun dispositif ne le cache ni ne le recouvre. Pas celle de Louise Bourgeois : sa perfection est celle d’un art imparfait, comme l’est la peinture. Car elle a besoin d’un spectateur. Et d’acteurs. Elle n’est pas close sur elle-même comme l’est le David, elle n’est pas achevée dans une forme particulière. Elle demeure ouverte à sa réalisation finale. La sculpture de Louise Bourgeois est bancale : elle a en outre besoin de procédés discursifs pour exister. Une narration qui au demeurant la signale comme une ébauche à compléter. La plaque au pied de l’œuvre. Qui introduit et le dispositif et le couple de jeunes mariés et l’observateur esthète. De sorte que l’imagination est devenue ici cette «moitié de l’art», dont parlait peut-être Baudelaire pour faire tenir tout cela devant nous. Pour qu’elle devienne cette totalité jamais donnée nulle part. L’œuvre de Louise Bourgeois fonctionne ainsi comme une esquisse, contraignant l’œil à se projeter au-delà de toute vision. Car quelque chose échappe à la vue. Que l’imagination est appelée à concevoir elle-même, comme une calme élévation au-dessus des circonstances de la vie…
Se faisant, Louise Bourgeois a reformulé malicieusement, par la mise en avant de son idée sur l’œuvre pour en fonder prétendument le sens, le vieux débat entre ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas. « Malicieusement » : en réintroduisant « dans » l’œuvre ce qui n’est pas de l’art : le monde tel qu’il va, les circonstances de la vie quotidienne, vive les mariés etc. Revoyons l’architectonique de la scène. Dans ses explications, Louise Bourgeois, me semble-t-il, évoquait la présence d'un banc sous les cocons. Il a disparu. Par prudence sans doute : au cas où l’œuvre se serait décrochée. Les pompiers certainement, en ont interdit l'usage. Le banc est caché désormais dans les replis d’un discours. Et ne se montre que comme œuvre de l’esprit. Que de restes dans cette œuvre !
« L’esthétique, affirmait Hegel, ne s’occupe que de la beauté créé par l’art ». Les explications de Louise Bourgeois feraient ainsi, au sens où l'entendrait Hegel, de son œuvre un objet vulgaire. Pourtant ce même Hegel ajoutait que l’art sublime ne pouvait être que celui dans lequel « la signification spirituelle ne pouvait se figurer en aucune forme visible », ce qui est précisément le cas des Bienvenus : aucune forme visible ne rend compte du dispositif final.
Qu’est-ce que les images nous veulent, réellement? Dans cette puissance inachevée de leur être, vers quoi nous font-elles signe ? Avec le discours qui la contraint, l’œuvre de Louise Bourgeois est plus proche des rites anciens que de l’esthétique contemporaine. Outre le chamanisme du porte-bonheur, elle nous confronte toujours au problème d’une image qui ne peut être vue, mais lue dans un rapport de soumission à l’écriture textuelle. Ce serait donc du côté de la légende qu’il faudrait regarder : l’ekphrasis, ou l’art de donner voix à un objet d’art supposé muet.
Depuis Lessing, ce dispositif de la représentation verbale du visuel passe pour totalement inepte. Nous avons appris à poser une frontière nette entre le sens, la sensation et les modes de leur représentation. Mais toute l’histoire de l’art, comme discipline, n’est pourtant pas autre chose que la représentation verbale de la représentation visuelle. C’est même un genre très distingué. Et personne ne s’étonne de découvrir que, quand les images parlent, elles parlent notre langue et notre langue la plus plate : grammaticalement, la description d’un tableau ne se différencie pas de la description d’un match de foot. Panofsky n’a pas fait mieux, lui qui a affirmé, au fond, que seule la langue pouvait rendre compte de ce qu’elle n’était pas. Que conclure ?
Qu’en fait aucun médium n’est pur. Toutes les structures de représentation s’enchevêtrent et s’entre-articulent. L’indifférence tranquille du vieil homme et de l’ivrogne au pied de l’arbre de Louise Bourgeois n’est pas plus la vérité ultime de l’œuvre, que le cartel qui en mentionne les usages et la compréhension, et pas davantage les deux objets suspendus aux branches…
John Keats : «Ode on a Grecian Urn». Cinq strophes pour faire dire quelque chose à cette urne, qu’il ne décrit pas, dont il ne consigne ni la date ni l’appartenance esthétique. Il évoque les personnages qui s’y trouvent : « Quels sont ces hommes ou ces dieux ? Quelle poursuite folle ? Quelle lutte pour échapper ? Qu’est-ce que l’extase sauvage ? ». Les figures semblent avoir perdu tout espoir, figées qu’elles sont dans leur artefact de mouvement. Pourtant, Keats suggère une sorte de salut émanant de la scène : «La beauté est vérité, vérité beauté». «Ode sur une urne grecque» a été perçue comme un manifeste célébrant l’ekphrasis, en tant que voie du commentaire menant à l’immortalité…
Vase de Sosibios, décalque de John Keats, in Les Monuments antiques du musée Napoléon.
A droite : 1ère copie de l'Ode.