Le Tourisme arme de destruction massive, Jean-Paul Loubes
On savait la pollution atmosphérique, le gaspillage scandaleux sinon criminel de l’eau dans des régions qui en manquent, les millions de tonnes de déchets qui font de l’Himalaya la poubelle la plus haute de la terre, les pollutions innombrables et ces invraisemblables croisières vendues comme un loisir non seulement de détente mais de santé, sur des bateaux gigantesques sur les ponts desquels la pollution est supérieure à celles des villes les plus polluées du monde… On savait les violences faites aux cultures baptisées d’exotiques et condamnées au folklore le plus abject, en pays Dogon par exemple. On savait qu’à défaut de redistribution des richesses on assistait en fait à la marchandisation du monde, des cultures et des êtres, les produits dits ethniques manufacturés en Chine désormais. On savait qu’on nous vendait partout des fac-similés à défaut d’originaux : Lascaux 1, Lascaux 2, Lascaux 3, demain vendus comme objet de consommation et implantés dans n’importe quelle partie du monde. On savait que ce monde récréatif qu’on nous propose n’était qu’une attraction payante au plus vil prix. Mais ce qu’on ne savait pas, c’était que le tourisme était réellement une arme de destruction massive des peuples et que les outils de cette destruction avançaient sous le couvert d’une fausse protection. Celle de l’UNESCO en particulier, et de son fameux Patrimoine Mondial de l’Humanité, qui marchandise des villes entières : voyez le mont Saint-Michel, voyez Saint-Emilion, Carcassonne, Avignon, ramenés à de déprimantes mono-activités. Voyez le canal du midi et voyez le Tibet avec ses faux monastères en béton. Voyez, justement, le Xinjiang chinois et sa route de la soie, qui a permis à la Chine de siniser des régions non chinoises pour recouvrir les civilisations islamiques qui la gênaient. Prenez l’exemple de Kashgar, cette vieille ville musulmane dont des quartiers entiers ont été détruits et les maisons restantes confisquées, avec leurs familles, pour faire place à un tourisme lissé, après sa labellisation. Voyez son centre-ville à péage, détruit à 85%, où la culture «authentique» est devenue une attraction payante, où les familles subsistantes sont sommées d’ouvrir leurs portes aux touristes, sommées d’exhiber un mode de vie plus traditionnel qu’il ne l’a jamais été. Voyez comme on y a folklorisé de force les habitants qui ont pu y rester. Et rappelez-vous les émeutes de cette même population dans les années 2009, refusant sa déportation, sa folklorisation : elles ont fait plus de 200 morts, tandis que le monde entier se réjouissait de voir Kashgar classée au patrimoine mondial de l’humanité ! Voyez ce qu’il en reste aujourd’hui, les rares habitants tenus en laisse et vendus dans les packages touristiques offerts aux étrangers… Et interrogez-vous sur la chose. Comment est-ce possible ? Le label ne vaut pas protection ? Non ! Au contraire : il expose, fragilise, condamne et vend aux plus offrants lieux et populations. C’est sans doute la raison pour laquelle cette hypocrisie est si bien orchestrée et qu’au Comité du Patrimoine Mondial, seuls 21 pays ont le droit de siéger. Occidentaux évidemment, pour la plupart ! C’est peut-être la raison pour laquelle à la tête de la Commission Nationale française du Patrimoine Mondial de l’Humanité on trouve une directrice d’agence de pub et un banquier d’affaires venus tout droit de chez Rothschild… Ouvrez vos yeux : le tourisme n’est pas une activité culturelle. Le type d’échange qui s’y joue repose sur le mensonge, la vénalité et l’esclavagisme…
Le Tourisme arme de destruction massive, Jean-Paul Loubes, édition du Sextant, juillet 2005, 164 pages, 18 euros, ean : 9782849780497.
Comment lire avec les oreilles, Laurent Cohen
Neurologue à la Salpêtrière, Laurent Cohen nous confie quarante histoires sur le cerveau, son, fonctionnement, ses leurres. Fascinant. Evidemment. Surtout depuis qu’il est ultra-médiatisé. Le cerveau. Pas Laurent Cohen. Du moins lui, pas encore. Miroir aux alouettes donc ? Un peu, tant et si bien que notre neurologue se voit contraint de remettre quelques pendules à l’heure, en répondant toujours aux mêmes questions, comme celle de savoir si le cerveau de l’homme est comparable à celui de la femme, sinon égal… Tout est dans les connexions, nous dit Laurent Cohen. Ils diffèrent… Et pour une bonne part, à cause de la différenciation des éducations. Genrées, inutile de le préciser. Artificiellement, donc. L’occasion de tordre le cou à ce vilain préjugé et d’autres, toujours en alerte sur le caractère «intuitif» du raisonnement féminin… Avec de gros guillemets, cela va de soi… Tout comme sur la question des tests de QI, qui ne savent pas mesurer grand chose à vrai dire, tant mesurer l’intelligence est hasardeux. Des tests cette fois discriminants socialement. Faits pour discriminer en outre, puisque conçus pour un type de population, fabriqué a priori… Et bien sûr, avec ce titre énigmatique, Laurent Cohen entend tordre encore et toujours le cou à cette vieille antienne des yeux, «miroir de l’âme»… Que voit-on du monde ? Là encore, pas grand chose à vrai dire, sinon presque exclusivement ce en quoi l’on croit… Ou ce que notre éducation nous permet de voir. «Nous vivons dans un monde obscur, nous confie-t-il, armés d’une torche à l’étroit faisceau lumineux, qui en outre clignote»… Ce qui n’est pas sans rappeler cette vieille blague que se refilent els étudiants en sciences cognitives : un homme a perdu ses clefs en pleine nuit et les cherche au pied d’un réverbère. Un autre s’approche, l’aide et au bout d’un moment, lui demande s’il est certain de les avoir perdues au pied de ce réverbère. Et le premier de répondre : «non, mais ici il y a de la lumière»…
Comment lire avec les oreilles, Laurent Cohen, éditions Odile Jacob, collection Sciences, septembre 2017, 328 pages, 23 euros, ean : 9782738136145.
Prière pour ceux qui n’ont rien, Jerry Wilson
L’Idaho. Jerry bossait dans les parcs municipaux de Boise. Il nettoyait. Beaucoup. Car il y avait beaucoup à faire. Et de la pire espèce, des canettes aux cubis, des cubis aux vomis, des vomis aux canettes. Du très cru, sans fard, sans fausse pudeur. Il nettoyait et parlait aux habitants des parcs municipaux. Des SDF. Nombreux. Il leur parlait et parfois leur confiait sa prose. Ses premiers lecteurs. Ceux dont il a fait la chair de son livre. Des histoires. Brefs récits de vies courtes. Des histoires de paumés, de laissés pour compte, d’ivrognes pas plus pathétiques que ne l’est la société américaine de Trump, voire sans doute moins pathétiques que ne l’est la nôtre à ne rien entendre de cette Amérique pour n’en retenir qu’une vague écume réconfortante. Des histoires sublimes, comme celle de ce SDF qui offre un cubi à moitié plein, trouvé dans les ordures, et lui fait visiter son chez-soi aménagé au pied d’un arbre, lui décrivant les «travaux» qu’il a réalisés pour y aménager tout le confort possible, une table de chevet, une chaise bancale, de la moquette pas trop pourrie. Tom. Son premier lecteur. Homeless. Espérance de vie ? Quelques années encore. Très peu. La plupart de ceux qu’il a connus et qu’il a campés pour nous sont du reste morts depuis la publication de l’ouvrage. Gwendolyn. Tom. N’en restent que ces lignes. On peine à rajouter «poignantes», «émouvantes». Ce n’est pas fait pour ça. Ni vécu comme ça. Mais il y a pourtant tout le meilleur dont l’espèce humaine est capable, là-dedans. Dont ce mémorial fait de bric et de broc. Simple témoin de leur passage sur terre.
Prière pour ceux qui n’ont rien, Jerry Wilson, traduit de l’américain par Sébastien Doubisky, Le Serpent à plumes, janvier 2018, 170 pages, 18 euros, ean : 9791097390143.
Je vous sais si nombreux, Alain Badiou
Il s’agit des deux textes de conférences données par Alain Badiou au lycée Henry IV et à l’ENSBA. Devant les élèves d’Henry IV, Badiou évoque tout d’abord ce conte de l’aventure humaine, vieille d’à peine 200 000 ans… Qui ne fait donc que commencer. Une histoire, assurément, dont il ne convient pas de désespérer : elle balbutie. On le voit bien, répétant ses soubresauts infantiles, ou prétendant arrimer l’espèce à on-ne-sait quel égoïsme fondateur qui lui serait consubstantiel. Une histoire dont il ne faut pas désespérer, tant l’humanité a montré, en si peu de temps, qu’elle pouvait bouleverser sa trajectoire. A l’intérieur de cette histoire minuscule, celle du capitalisme. Microscopique à l’échelle humaine, infinitésimale à l’échelle de l’univers. Avec son ordre social dominant dont on nous dit fort puérilement qu’il est la fin de l’histoire humaine, qu’il est indépassable, du moins le moins pire de ce que l’on pouvait espérer… Vous parlez d’une philosophie ! Un ordre dédié à la jouissance d’une caste étriquée, qui a réservé à des milliards d’individus le seul espace de la survie... Une histoire dont on nous dit qu’il ne faut pas la contrarier, que cela pourrait être pire. Alors c’est justement là, nous dit Badiou, qu’il faut taire notre pessimisme et faire preuve de persévérance. Car c’est là que se joue le fait que l’humanité n’est qu’au tout début de son existence historique. Voyons les choses autrement : cette histoire obtuse du capitalisme victorieux, nécessairement victorieux, n’est pas à la hauteur des potentialités de l’humain. Nous en sommes tous convaincus. Elle n’est qu’un développement momentané de notre trajectoire, une maladie infantile qu’il nous faut surmonter. Et tous nous savons que nous avons besoin d’une nouvelle révolution comparable à celle du néolithique, pour avancer enfin décisivement. Mais dans l’ordre de l’organisation sociale de l’humanité cette fois. Car nous savons tous que nous avons besoin d’un nouvel élan qui liquiderait l’énormité du motif que nos sociétés exhibent désormais sans pudeur : ces inégalités qu’on nous assure indépassables. Alors bien sûr, au niveau de chacun d’entre nous, cet espoir d’autre chose n’est pas sans appel. Reste en effet, pour chacun d’entre nous, un long chemin à parcourir, à travers en particulier l’inévitable confrontation à l’autre. Pour nous aider à nous remettre en marche, Badiou nous livre quatre textes qu’il nous faudrait réfléchir. Quatre auteurs : Hugo, Sartre, Lacan, Hegel. Pour réfléchir où ça commence : espérer. Où ça commence : agir. Où ça commence, la relation à l’autre. L’autre, cet énigme centrale du discours de Lacan, qu’Hugo pensait résoudre simplement à prétendre que le partage n’était au fond qu’une simple impulsion évidente. Cet autre dont Sartre a fait moins l’enfer que ce point de bascule de ma conscience et qu’Hegel, enfin, dans la dialectique du maître et de l’esclave, a saisi comme une histoire qui devait s’écrire dans la rencontre de deux consciences. Voilà le point essentiel : cette rencontre, cette institution de la conscience dans une rencontre biaisée où le maître, in fine, ne parvient jamais à être autre chose qu’un état infantile de la conscience, stade qu’il ne dépassera jamais, tandis que l’esclave déjà campe sur les rives de la réflexion. Voilà où poursuivre notre histoire, qui est à bien des égards celle des dominés, sinon des esclaves d’une caste imbécile. Notre histoire qui, d’être celle des dominés, invite nécessairement à créer les nouvelles figures de la pensée qui sauveront l’humanité de ses balbutiements criminels. Car l’invention ne peut être que du côté de celui auquel le maître a tenté d’extorquer une reconnaissance factice : seul l’esclave «devient», dans l’altérité au maître, qui ne sait, lui, que camper dans le camp retranché de son déploiement immature.
Je vous sais si nombreux, Alain Badiou, éditions Fayard, coll. Ouvertures, 25/10/2017, 72 pages, 5 euros, ean : 9782213705330.
Nous sommes tous la Pègre : Les années 68 de Blanchot, Jean-François Hamel
Mai 68. Blanchot est dans la rue. Sur les barricades. Du côté des émeutiers, émeutiers lui-même, moins le pavé à la main que le tract. Moins révolutionnaire qu’insurrectionnel. Anonyme. Il s’est (presque) dissout dans la masse. «Nous sommes tous la Pègre». Le titre est mal choisi, même s’il reprend ce mot méprisant du Ministre de l’Intérieur de l’époque pour évoquer les émeutiers du quartier latin. Chienlit n’aurait pas été meilleur, certes. Mais émeutiers, oui. La Sorbonne est donc occupée. Blanchot comprend immédiatement que ce qui arrive est immense. Et tant pis si cela doit avorter : il faut y être. Engagé. Résolument. Mais pas comme un maître à penser. Nous n’avons que faire des maîtres à penser, cette maladie infantile de l’intelligence qui nous vaut aujourd’hui de courir encore après les quelques bons mots imbéciles des maîtres déclarés. Nous n’avons que faire du modèle du grand homme. Nous n’avons que faire du stéréotype de l’homme providentiel. Et Blanchot n’en a que faire lui aussi. La rationalité de l’Histoire, telle qu’un Hegel voulait la poser, trouvant dans l’homme providentiel sa fin, est une supercherie. Juste une ruse de la raison réactionnaire pour soumettre les peuples à leurs nouvelles idoles. Mai 68 battit en brèche cette opération retorse par les débordements d’étudiants hirsutes. Nous n’avons que faire d’une avant-garde intellectuelle, fourbissant déjà notre asservissement. Il n’y a pas de regard surplombant l’Histoire. Blanchot l’a bien compris, qui disparaît au sein du comité anarchiste auquel il participe, militant parmi d’autres. Mai 68. Jean-François Hamel nous éclaire sur la formation de ce fameux Comité Etudiants – Ecrivains. Le Comité est pris de fièvre, se déchire, se réunit tous les jours. Les plus authentiques veulent agir, non littérairement, mais dans la rue, sur les barricades. Les autres, pousser leurs avantages de notables. Blanchot est des premiers. Il comprend que l’Histoire veut nous refiler ses plats mille fois réchauffés, que les notables des Lettres vont déjà à la soupe chercher leur pitoyable pitance dans ces débats sans fondements où l’on glose des bienfaits de la démocratie parlementaire améliorée. Mais ce n’est pas la Révolution qu’il vise : c’est ce moment de discontinuité où a surgi la puissance sauvage de la contestation, qui congédie ici et maintenant tous les pouvoirs. La multitude a fait irruption, qui n’aspire pas à gouverner mais à abolir cet ordre malsain qui est le nôtre aujourd’hui encore, cette Cinquième haïssable qui dégouline d’abjection. Blanchot court les rues un tract à la main pour signifier qu’il n’appartient pas à la mouvance révolutionnaire mais à l’Insurrection. Que ce soulèvement soit pur disjonction du temps ! The Time is out of joint, affirmait Hamlet. C’est exactement cela : il faut juste dégonder le Temps, séparer l’Histoire d’elle-même et non tenter déjà de domestiquer l’impériale force disruptive qui vient d’éclore. C’est cela que Blanchot veut préserver. Et c’est cela qu’à bien des égards, le soulèvement de Mai 68 voulait gagner en refusant d’être, tel un fait révolutionnaire, le fondement d’un nouvel ordre public. Alors Blanchot court les rues. Il n’est plus Blanchot, il n’est rien. S’insurgeant partout contre cette prétendue nécessité anthropologique du chef, Blanchot affirme haut et fort que la démocratie représentative n’est qu’un instrument de domination des peuples. Que l’heure n’est pas à sa réforme. Blanchot veut juste vivre ce moment en insurgé. S’engager dans une critique radicale de la représentation politique et empêcher les chefs d’être chefs. Et il le fait non pas en signant des tribunes de son nom prestigieux, mais en s’associant à des écritures collectives, à travers cette littérature de rue que forment les tracts, les slogans sur les murs, les affiches de Mai 68. Anonyme. Juste participant à cette circulation anarchique des textes, qui s’oppose avec une force inouïe à la production et la circulation des textes d’autorité destinés à réguler l’espace public. Et ce qu’il découvre, loin de sa tour d’ivoire, ce n’est pas l’autonomie de la littérature comme seul horizon qu’un écrivain devrait gagner, cette tarte à la crème des auteurs soucieux de leurs privilèges, ce n’est pas ce fond d’impuissance où vagit leur liberté, c’est au contraire la nécessaire immersion des lettres dans le flux impersonnel des discours insurrectionnels, seule condition de possibilité d’un renouvellement poétique. C’est la rumeur de la foule qu’il découvre et dont il comprend qu’elle seule fonde la possibilité de la rupture. Il comprend que l’ancien ordre des Lettres n’ouvre qu’au pitoyable de la réputation, mais que l’œuvre, elle, trouve dans la foule ses conditions de possibilité. Ce n’est pas l’espace littéraire qui importe, sa fameuse autonomie, autotélie, mais encore une fois l’espace public. La souveraineté de l’œuvre est là, dans cette pure figure du dehors qu’est l’espace public. Et quand l’écrivain intervient dans l’espace public –c’est la leçon que nos bons maîtres patelins devraient méditer-, ce n’est pas pour y exercer sa magistrature, mais pour se tenir dans «le frémissement du dehors», où il perd d’un coup toute certitude pour faire enfin «l’épreuve d’une communication indéterminée, aussi complète que nulle». Descendre dans la rue, c’est s’ouvrir à ce dehors et non le surplomber. Car la rue n’est pas un lieu clos où l’histoire est déjà écrite, mais un champ d‘expérience, des seules expériences qui nous sauveront de la médiocrité des certitudes qu’il nous reste à gober.
Nous sommes tous la Pègre, les années 68 de Blanchot, Jean-François Hamel, éditions de Minuit, coll. Paradoxe, janvier 2018, 134 pages, 14,50 euros, ean : 9782707344175.
Sur la lecture, Marcel Proust
Dans son style admirable, Proust confie moins ses lectures, d’enfance ou de vacances, que le plaisir des journées oisives à voler sur la réalité quelques heures aimantes. On y découvre ainsi Proust littéralement amant des livres et de la lecture, dérobant partout ces heures toujours trop brèves au décompte des occupations triviales, les débusquant dans ces ciels sans encoignures de son enfance, où seule comptait cet étrange «dedans des livres» qui vous arrache au seul temps qui soit inutile : celui que l’on vit en dehors de leur présence. Quelle grâce et quelle simplicité de moyens pour le dire ! Et en fait de réflexion sur la lecture, c’est une journée que Proust décrit, dans sa maison de campagne, allongé dans sa chambre sur une jonchée de couvre-pieds en marceline. C’est un moment de lecture qu’il nous offre à vrai dire, à nous conter sa vie, à faire du temps qui passe l’image même de son goût, l’empreinte d’un rêve dont il ne s’est plus défait. Le Parc, le goûter, la rivière. Proust enfant résiste à l’emploi du temps qu’on lui fait, lisant autant qu’il le peut jusqu’aux dernières heures de la soirée. Il vit ses personnages et tient le roman pour seule étreinte possible de la vie. C’est cela toute lecture : ce vagabondage éveillé qu’il nous offre et non ce qu’il resterait d’un savoir que l’on voudrait, après coup, nous voir construire autour de telle œuvre, tel auteur. Ce qui reste de nos lectures affirme Proust, n’est pas très important. Ce n’est jamais le roman lui-même qui importe, mais ces heures passées en sa compagnie. Et «l’image des lieux et des jours où nous avons fait» ces lectures. Contre Ruskin qui voulait assigner au lecteur une tâche, Proust l’en libère. Lire n’est pas entrer en conversation. Surtout pas ! C’est juste entrer en amitié et jouir de cette amitié en la laissant s’épanouir, plutôt que d’en refermer la trappe à la hâte, comme le fait souvent une conversation. La lecture, dans son essence profonde, serait à ses yeux une sorte de dialogue silencieux dans lequel l’échange est différé. Quant à ses vertus, si l’on y tient, il faut aller les chercher du côté des lectures de l’enfance, dans ces livres dont on ne se rappelle plus grand-chose sinon une phrase ou deux, fulgurantes et avec lesquelles on a vécu longtemps. Ces quelques phrases, oui, qui le livre fermé nous ont poussé à ouvrir un chemin que rien ne semblait pouvoir clore. C’est cette force accumulée dans l’immobilité oisive de la lecture qu’il faut convoiter. Tout ce que le livre peut faire, c’est de nous en offrir le désir pour nous mener vers ce reflet insaisissable du génie que les meilleurs d’entre eux savent lever. C’est cette vision seule qui importe, dont Proust va chercher les miroitements dans l’œuvre de Monet : «le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers». Lire relève ainsi de l’initiation, pas de la discipline. La lecture, encore une fois, est une amitié. Désintéressée, bienveillante, intime. Débarrassée de la politesse, de la déférence, de l’amabilité. Passer une soirée avec un livre, c’est le vouloir vraiment, loin des agitations infécondes des fausses amitiés. C’est se lover au creux d’une amitié silencieuse où n’être plus la proie des choses pour être en mesure d’accueillir cet événement infime : le temps perdu, qui engage l’ouvert de l’homme.
Sur la Lecture, Marcel Proust, suivi de Journées de lecture, Librio Littérature, juillet 2016, 70 pages, 2 euros, ean : 9782290058787.
Anthracite, Cédric Gras
Le Donbass. Anthracite. Une couleur et une matière. Ici les deux : cette couleur grise qui recouvre toujours plus de pans de notre histoire récente, et le charbon, inlassablement au cœur d’une géopolitique qui n’en finit pas de rabâcher sa mauvaise haleine. L’Ukraine et la Russie. Donetsk au milieu. Quitter l’Ukraine, rallier la Russie. Ou l’inverse. La fuite et l’infaisable guerre, de bric et de broc, gaillarde et pyromane, comique, n’étaient les victimes dont elle creuse les tombes. Le Donbass, incompréhensible d’ici. De l’Ouest. Trivialement hors de portée de tous nos idéaux. Comme des leurs. Une guerre naufragée en somme, de sédition, de sécession, de rancune, de rancœurs. Fuir ce merdier. En désordre. Dans tous les sens. Vladlen découvre ce qu’il en coûte de tenter de fuir ce merdier au volant d’une vieille Volga, son compère Emile, son pote de toujours, à ses côtés. Fuir pour n’être pas recouvert par les cendres encore brûlantes de la civilisation perdue des soviets qui, même morte, engloutit tout encore. Fuir pour n’être pas digéré brutalement par l’avenir pas moins férocement radieux que promet l’Ukraine à tous ceux qui voudront bien lui vendre leur âme. Avec en toile de fonds ces mines qui ont englouti tant de monde déjà. Les mines les plus dangereuses d’Europe, si ce n’est du monde. Le Donbass donc, cette République «géologique» comme la qualifie à merveille l’auteur. Entre l’histoire et le grotesque, composant son roman dans le non-sens d’une époque confuse. Vladlen fuit en russe son pays : l’Ukraine. Musicien, on a failli le lyncher pour avoir osé jouer l’hymne national en public, dans un quartier russophile. Il fuit l’année où le Donbass devint ukrainien. De quoi parle ce roman ? Au fond, de tous ceux qui sont nés dans un état qui n’existe plus. De cette période de proclamation de la minuscule République de Donetsk où il fallait fuir tous les jours, tout le monde ou presque. Il fuit vers la Russie avec Emile. Non pour rallier la Russie éternelle, mais à la recherche d’une amante, dans un pays hérissé de check points et parcouru en tous sens par une armée de gueux hérissés de bâtons, qui font face à une mécanique militaire ukrainienne lamentablement désorganisée. Dans ce Donbass dont il décrit les paysages grandioses et l’immuable déchéance. Une steppe balayée par un vent saugrenu, celui des livres d’histoire qui sont faits pour mentir et tout recouvrir d’identités fictives. Une steppe saisie par une guerre sans éclat qui ressemble à une longue agonie où ne fait rage tout d’abord que la bataille de la mémoire. Et dans l’ennui de combats toujours avortés, nos deux comparses errent plus qu’autre chose, toujours sur les traces de leurs femmes tandis que des pin-up posent en tenue sexy sur des monticules de pierres, un drapeau séparatiste fièrement brandit pour plaire aux occidentaux. Avec tout autour de ce spectacle affligeant des colonnes de vieux matériels qui sillonnent le pays, des offensives menées à l’aveuglette tandis que des régiments entiers s’égarent sur des routes impraticables, engageant par dépit des batailles décisives contre des villageois sans armes. C’est ce délire que le roman explore. Un jour l’armée ukrainienne l’emporte, le lendemain elle est défaite. Tandis que les paysans, prudents, brandissent tour à tour les couleurs de l’un ou de l’autre camp, criant chaque fois gloire aux héros du moment, pour avoir la paix. L’hébétude l’emporterait volontiers, n’étaient les balles, bien réelles, qui finissent par trouver des corps où laisser éclore leur absurde. Nous ? Occidentaux ? Nous veillons. Le roman ne nous préserve pas…
Anthracite, Cédric Gras, éditions Stock, mai 2017, 336 pages, 20 euros, ean : 9782234079786.