Sortir de l’impasse
A l’heure où on nous promet toujours plus de rigueur, 138 économistes proposent des solutions pour sortir de l’impasse économique, sociale, politique, dans laquelle les Républicains et le PS nous ont enfermés. Des solutions simples en réalité, que les instances internationales elles-mêmes ne cessent de relayer, en vain en ce qui concerne l’Europe, la région du monde décidément la plus aberrante –à moins que tout cela ne soit voulu. Car si l’échec des politiques néolibérales est patent, leur fuite en avant ne peut être que l’expression d’une logique de forcenés décidés à en découdre avec les peuples pour les asservir aux intérêts d’une poignée de riches. La finance dérégulée est prédatrice. Tout le monde le sait. De même que tout le monde a compris que le néolibéralisme nous conduisait droit dans le mur d’une catastrophe sans précédent, qu’inaugurera à très court terme l’explosion des cohésions nationales. Suivre cette logique est donc irresponsable. Dans le bouquet des mesures proposées, une analyse vaut la peine d’être soulignée, tant les néolibéraux républicains comme ceux du PS se sont acharnés à nous faire croire le contraire. L’économiste Olivier Allain a étudié de près les moteurs de la croissance en Europe et en France. Ce qu’il observe, c’est que la part des salaires dans les revenus nationaux ne cesse de baisser. Ce qu’il démontre, c’est que le niveau d’emploi n’y est jamais corrélé à la liberté du marché et que les économies nationales ne sont jamais tirées par les profits qu’à la marge. Ce qu’il prouve c’est qu’en réalité la baisse constante des salaires, et tout particulièrement en ce qui concerne l’Allemagne, moteur de cette Europe moribonde, empêche tout redressement des comptes nationaux. Ce qu’il établit, c’est que la concurrence des bas salaires et des bas coûts de productivité qui favorisent la demande extérieure, ne fonctionnent que pour les économies les plus dévastées de l’Europe : les autres économies ne sont tirées que par les salaires. La politique menée par les néolibéraux républicains et ceux du PS interdit ainsi toute sortie de crise. Au point que la seule question qui demeure valide est celle de savoir pourquoi les néolibéraux veulent nous maintenir dans un état de faillite permanent. Et la réponse est simple : la crise est un outil de domination des peuples, un instrument de gestion politique autoritaire de ces mêmes peuples.
Sortir de l'impasse, Appel des 138 économistes, éditions LLL, novembre 2016, 224 pages, 18 euros, ean : 9791020904072
La peste, en attendant le choléra…
La (f)Rance électoraliste, celle qui vote, à peu près la moitié des inscrits et un peu moins de la moitié des français en âge de voter, a donc choisi de plonger le pays réel dans la promesse d’une cure d’austérité sans précédent. Il n’est que de lire le programme Fillon pour s’en convaincre : «libérer l’économie ?» Son programme ne s’entend que d’une baisse des charges patronales, d’une baisse des impôts des plus riches -suppression de l’ISF, pour raviver la fumeuse théorie du ruissellement selon laquelle plus les riches s’enrichissent plus les pauvres ont de chances de voir leurs conditions de vie s’améliorer, alors que le tournant pris dans les années 1980 tenait précisément à ce que les riches ne savaient plus quoi faire des dividendes monstrueux qu’ils avaient tirés des revenus du pétrole, sinon inventer la financiarisation de l’économie mondiale pour s’assurer des dividendes plus colossaux encore, ce qui ne cesse d’arriver année après année, plongeant tout le reste du monde dans une misère sans précédent… Baisse de la protection sociale, casse des services publics, la plus grande jamais promise en France, recul de l’âge du départ à la retraite, alors que l’espérance de vie en bonne santé des français ne cesse de reculer –elle est de moins de 62 ans aujourd’hui, en attendant que la bombe alimentaire n’explose et ne la fasse reculer encore sous la pression de l’industrie agro-alimentaire que Fillon se promet de libérer de normes qui déjà ne parvenaient pas à empêcher que l’agriculture française ne soit l’une des plus polluée du monde… Et l’on en passe et des meilleures…
Conservateur Fillon ? Il lui faudra alors affronter cette contradiction d’un homme qui ne cesse de faire allégeance aux institutions de l’UE, lesquelles n’ont de cesse de s’attaquer aux peuples européens… Affublé d’un gros nez blanc, cette couleur du drapeau français héritée des pires heures de notre histoire, Fillon au fond ressemble à Hollande, le candidat au gros nez rose qui n’a cessé de fossoyer l’espérance qui l’a porté au pouvoir. Qu’attendre en effet de l’homme qui déclara que "le patriotisme est la seule façon de transcender nos origines, nos races, nos religions" ? «Nos races» !... Sinon qu’il nous propose une continuité historique que nous connaissons bien et qui est celle des opprimeurs : Sarkozy, Hollande, Valls, Fillon, en attendant Marine, leur ultime révélation. Celle d’une France pénitentielle, qui est l’expression de cette forme exclusivement électoraliste de notre liberté politique que les médias tentent de nous revendre une énième fois non sans réussite : la pseudo gauche n’a-t-elle pas déjà mordu à l’hameçon en agitant la marionnette Juppé pour faire barrage au spectre Fillon ? L’électoralisme, cette forme antidémocratique que défendait naguère le théoricien néo-fasciste Carl Schmitt, s’apprête à rejouer en 2017 son jeu malsain. Nous aurons donc la peste et le choléra. Car notre histoire est ailleurs, et ne pourra naître que d’une déchirure du tissu historique. Contre cet électoralisme nébuleux, il nous faut habiter les brèches de leurs discours insanes. Cette démocratie pénitentielle que nous promet Fillon sera à la mesure de l’horizon tracé par Valls : tragique. Alors laissons les médias beugler leur victoire : leur énorme bêtise à front de taureau, comme l’écrivait Baudelaire, mobilisera certes demain les éléments les plus violents de notre société, certes, ces temps d’interrègne seront plus dangereux que jamais, mais ce pouvoir agonise. Fillon en est le signe morbide supplémentaire, qui réactive les formes les plus archaïques du contrôle social.
Ecoutez nos défaites, Laurent Gaudé
Quelque chose vit en nous, qui nous échappe, qui nous transforme, «cet amas de tout», ce «je me souviens» de Perec, monde perdu à explorer, d’expériences qu’aussi bien, nous n’avons pas vécues mais qui ont marqué notre histoire commune. Bagdad, Beyrouth, Misrata. Le roman s’ouvre sur notre «désespoir besoin d’aimer», fracassé en défaites pathétiques que scandent l’absolu chaos des guerres passées. Celles d’Irak aussi bien, où l’on envoie toujours nos sicaires assassiner des êtres jugés encombrants. Ou celle d’avril 1861. Sans transition : l’Histoire est faite de cette matière grumeleuse que l’on régurgite sans cesse sans trop parvenir à s’en débarrasser une fois pour toute. 1861 donc, l’armée des confédérés, la défaite de Grant tout d’abord, l’amertume, la même peut-être que celle du petit empereur d’Ethiopie, ou celle d’Hannibal quand la victoire vint à lui manquer. C’est que l’Histoire, avant que d’être une peinture de batailles, est une histoire d’enfants enterrés vivants sous des tonnes de gravats que l’on cache un temps, mais dont les corps finissent toujours par remonter à la surface. Mais alors, de toutes ces batailles du passé, que faisons-nous ? Chaos ou convulsions ? Toujours reprises, toujours décisives, restaurées toujours, ressuscitées partout en massacres exaltés. Toutes ces batailles, toutes ces guerres, cela peut-il prendre sens encore ? Prenez Agamemnon… Que pourrait bien nous enseigner la guerre de Troie ? Ce que nous dit le mythe, affirme Laurent Gaudé, c’est qu’au fond, avant même de toucher les terres d’Asie mineure, Agamemnon avait perdu : il avait dû tuer sa fille, et qu’importe si on auréole ce meurtre de la théâtralité du sacrifice. Prenez Haïlé Sélassié. Sa bataille ? Une boucherie. Grant : sa victoire finale ? Une boucherie. Le roman traverse ainsi les époques la plume au fil de l’épée, les nouant sous couvert d’une intrigue contemporaine, l’histoire d’une barbouze à la solde des sales besognes dont toutes les républiques se gavent, les restes de Ben Laden en souffrance, comme un os à ronger, relique dérisoire qui refait surface ici, dans ce récit, pour en joindre les fils. D’Hannibal traversant le Rhône au fort Sunter, Laurent Gaudé nous parle de victoires affreuses. Car toute victoire est odieuse, qu’il nous fait boire jusqu’à la lie. Partout l’ivresse de détruire, de tuer. Et quand il n’y a pas d’ivresse, c’est le sang-froid des grands chefs de guerre qui nous apparaît abject : comment une telle distance peut-elle être possible ? Grant charge. Hannibal charge. Le petit roi d’Ethiopie fait charger son armée tout en sachant qu’il envoie ses hommes à la boucherie. La victoire est affaire de massacre. Quelle histoire nous raconte Laurent Gaudé au final ? Celle d’un art de la guerre qui doit beaucoup à la conception grecque du rapport à l’autre, où la bataille se résume à lancer au sacrifice sa troupe pour massacrer l’adversaire, tout comme dans l’éloquence antique la parole se conçoit comme d’une arme de destruction massive destinée à terrassée tout adversaire : on parle face à quelqu’un, non avec… Qu’importe les batailles donc, ou la succession des temps : la guerre est notre lieu, la violence notre état. Et l’art du roman s’y consomme en péripéties obligées. Si bien que ce récit captivant –mais toute bataille ne l’est-elle pas ?-, qui nous donne à voir les batailles du passé comme peu de récits d’historiens savent nous les restituer, s’immobilise à son tour dans cette soupe où gît l’Histoire. Combien de millions de morts encore, devant nous ? Tout continue sans cesse. L’Histoire est une défaite. C’est quoi au vrai, son souffle ? Celui de Grant brûlant les plaines, les villages, les populations… Les hommes finissent toujours vaincus. Alors tous meurent ensemble au sein du même chapitre. Grant, Hannibal, etc. Ils agonisent dans les mêmes pages, héros de fiction ou personnages réels. Pour ne reposer jamais en paix. Laurent Gaudé les a exhumés, lui le romancier, voleur de néant comme le sont les historiens ou les archéologues. Retournant in fine la question pour lui-même : un roman est-il une victoire ? Mais sur quoi ?
Je n’ai pas lu la fin du roman de Laurent Gaudé. Ce dialogue entre deux personnages plombés par leurs trajectoires, à quoi cela touchait-il d’un coup ? A ce «et tout le reste n’est que littérature» d’Antonin Artaud, qui m’a si bien détourné des artifices du littéraire. J’ai abandonné le livre avant sa fin : il y avait plus de force dans ses récits de bataille. On touchait là à quelque chose d’essentiel. Qui n’avait pas besoin d’être cousu à l’intrigue romanesque. Une interrogation qui se suffisait à elle-même. Soumise à l’intrigue, ma lecture retombait en morne finitude. Le roman ne jouissait plus de lui-même, le romanesque l’avait saisi, capturé, violenté. Il aurait mieux valu laisser en plan, dans un geste plus dramatique sans doute, mais où l’auteur aurait pu réintroduire quelque chose du lexique de la vérité, laissant le chemin ouvert, plutôt que de chercher à clore dans la grandiloquence d’un dialogue séminal ce que la littérature doit maintenir : l’ouverture à l’illimité. Car la littérature est le droit à la mort du romanesque, non ce repli éperdu sur ce romanesque -cette sécurité, notre défaite.
Ecoutez nos défaites, Laurent Gaudé, éd. Actes Sud, coll. Domaine français, août 2016, 256 pages, 20 euros, ean : 978-2330066499.
A La Recherche de la Recherche… (Joseph Czapski)
On connaissait les cours sur Marcel Proust de Joseph Czapski, prisonnier d’un camp russe. Lorsque le livre de ses conférences fut publié, la critique l’encensa comme un fait de haute moralité. On applaudit à son spectaculaire qui prouvait l’excellence de la culture humaniste, portant très haut les valeurs de l’humanité, capable de sauver jusqu’au cœur de la barbarie la civilisation. Il ne s’agissait alors que de cela : de conférences pour surmonter le découragement, la détresse, l’accablement de la vie concentrationnaire. Des conférences interdites en outre par le bourreau soviétique. «Conspirées» donc, selon la très belle expression de Czapski. «Conspirées»… Quand on y réfléchit bien, la raison d’être, à coup sûr, de la littérature. Sa seule force. Non ce déballage de livres inconsistants, de romans bienséants, quand bien même ils relèveraient des rhétoriques pseudos subversives du genre policier, tellement à la mode chez nous… Les commentateurs de ces conférences s’attachaient alors au contexte, ces -20°, -30° qui voyaient les prisonniers mourir dans d’atroces souffrances. Et c’était tout. Le texte en lui-même, nul ne songeait à l’appréhender dans une perspective érudite. Le froid de la Sibérie suffisait à le rendre louable. On ignora donc que Czapski avait passé sa vie cette œuvre entre les mains. Qu’il n’avait cessé d’y songer, d’y réfléchir, tentant de penser le tout de l’œuvre, depuis son style jusqu’aux conditions de possibilité de sa traduction, en passant par sa contemporanéité.
Alors voilà. Sabine Mainberger, elle, s’est refusée à l’anecdote. Czapski méritait mieux que cet hommage moral qui lui fut unanimement rendu. Il mérite qu’on prenne au sérieux sa lecture, ses lectures de Proust. Elle s’est dont interrogée sur la nature de ce texte. De ces notes qu’elles nous restituent avec une méticulosité toute scientifique : quel genre de texte est-ce ? Alors que jusqu’ici ces notes n’avaient que valeur d’ornement, elle les reproduit et les traduit, et les commente, les ouvrent au statut de corpus scientifique sur lequel travailler, éclairant même le travail possible : qu’est-ce que se souvenir de l’œuvre de Proust dont l’objet même est la question de la mémoire ? De quoi doit-on se souvenir quand on est Czapski et non un quelconque étudiant préparant un concours ? Qu’est-ce que son souvenir interroge de la mémoire mise en œuvre par Proust lui-même ? Vertige de la mise en abîme pratiquée par Czapski. Et pour autant, nous dit-elle, c’est tout l’ensemble qu’il faut embrasser, autant la dimension scripturale que picturale de ces notes si précieuses. Les réunir dans une vision structurée, ne pas dissocier leur sémantique de leur sémiotique, l’aspect pictural de l’aspect littéraire. La génétique du texte, oui, mais aussi un certain nombre de couleurs en un certain ordre posées… Comment ces notes sont-elles disposées sur le papier ? Pourquoi ? A quoi correspond ce réseau de couleurs, de liens, de flèches, de traits ? A l’enchevêtrement des thèmes répond l’entrelacs des traits reliant par paquets ces thèmes. Ici le fil rompu, là repris. Czapski découpe, redécoupe, redistribue. «La mort indifférente»…,«précieuse blessure »… «un peu enfoncé dans la chair»... Comment avancer dans ce réseau ? Découvrir les lois qui régissent cette prise de note. Ses temporalités. Sa spatialisation. Ces manuscrits, nous dit Sabine Mainberger, «ressemblent à la voix humaine». «Ils nous lancent un appel auquel il est difficile de résister». Que faire des gribouillis ? Les mettre de côté ? Et même si le déchiffrement échoue souvent, il exige une réponse. Pourquoi ce cheminement, entre le dessin et l’écriture ? Comment cela peut-il produire de la pensée ? Que de la pensée, au demeurant ? On a le sentiment que quelque chose se joue là, de la littérature, voire de notre civilisation tout court. Czapski pensait sa prise de note en vue de donner une conférence, comme une surface à structurer, autant qu’à penser. Qu’est-ce que le réel du dire ? Quel est son lieu ? C’est quoi tout d’abord, le lieu du discours ? Le signifiant, il le construit avec et sans les mots. Avec et sans le dessin. Qu’est-ce que lire ? Quelle possibilité de retour cette lecture fonde ? Contre le deuil du vrai, peut-être, Czapski fonde une lecture qui maintient dans le langage cette ouverture à l’illimité.
A la recherche de la Recherche, notes de Joseph Czapski sur Proust au camp de Griazowietz (1940-1944), sous la direction de Sabine Mainberger et Neil Stewart, éditions Noir sur Blanc, oct. 2016, 188 pages, 21 euros, ean : 9782882504418.
Squatter le pouvoir, les mairies rebelles d’Espagne
Los Indignados. Tout part de là -et ne converge pas vers Podemos. Los Indignados… L’expérience argentine en toile de fond, celle de l’insurrection de 2001 et du collectif Situaciones. Dans la foulée des concerts de casseroles, à Buenos Aires s’étaient levées des assemblées de voisins qui occupèrent les places. Puerta del Sol donc. Les indignés campent. Le 15-M prend forme. Non, le terme est impropre : le 15-M était un rhizome, est un rhizome qui a survécu aux défaites de Podemos et a trouvé dans le municipalisme espagnol la ressource d’engendrer une nouvelle étape de la contestation populaire. L’heure espagnole, aujourd’hui. Celle Des luttes en cours. C’est cette fabuleuse histoire en train de s’écrire que raconte Ludovic Lamant. Au-delà des figures que les médias aiment à nous jeter en pâture pour nous faire taire : Ada Colau, Manuella Carmenala, Iglésias… La bourgade de Ciempo plutôt, Madrid, Barcelone… C’est cette histoire en cours dont il essaie de dresser un premier bilan, celui de plateformes citoyennes qui se sont constituées pour tenter de changer les choses, ici, maintenant. Rupture avec la rigueur, hausse des dépenses sociales, revenus minimum municipaux... Une histoire dont Podemos crut pouvoir tirer profit électoralement, arguant de la faiblesse (réelle) de ces contre-pouvoirs, avant de devenir la bouée de sauvetage d’une pseudo-démocratie aux abois. C’est cette histoire des villes espagnoles qui ont fait sécession que nous raconte Ludovic Lamant, des villes rebelles qui tentent de refonder le débat démocratique. Des villes dont les citoyens se sont mobilisés pour créer, là, tout de suite, d’autres institutions. Une autre manière d’administrer le Bien Commun. Une histoire qui a essaimée en Europe, comme à Naples, ou dont on trouve des aspirations éparses, comme à Saillans en France, dans la Drôme. Expérimenter la sortie du système libéral à l’échelle communal. L’hypothèse municipale en somme, qui est depuis 2014, peut-être la voie de contestation la plus convaincante. Où forger un nouvel imaginaire politique. Où passer d’un processus destituant à un processus constituant. Où fabriquer les instruments de la reprise du pouvoir politique. Partout en Espagne des villes citoyennes se sont soulevées en 2015. Cinq capitales régionales sont notamment tombées, et c’est près de six millions d’espagnols qui expérimentent aujourd’hui cette démocratie locale. Sans parler des mairies de changement qui tentent ici et là d’instaurer un exécutif différent, soit 80% de la population espagnole ! Qu’importe l’issue pour l’heure, qui est à la mise en commun des idées, des pratiques. A l’ouverture d’espaces métissés politiquement, où l’on avance sur des objectifs concrets et non des idées abstraites. Une expérience, nous dit l’auteur, qui n’est pas sans attache, renouant avec l’esprit de l’insurrection de 1931, quand des villes se soulevèrent joyeusement, à l’occasion de carnavals débridés, pour proclamer la République qu’on leur refusait. Renouant avec ces années 1930 qui virent fleurir partout la forte inventivité anarchiste. Pas Podemos donc, surtout pas Podemos, qui a perdu un million d’électeur entre 2015 et 2016 sans guère s’interroger sur cette hémorragie, et s’est transformé en parti d’opposition assurant les carrières des uns et le silence des autres. Un tour d’Espagne des villes rebelles donc. Réjouissant. De villes qui ont rompu avec le mythe de l’incarnation de la volonté populaire. «Nous ne sommes pas représentables», y clament leurs citoyens. Et nous voulons en finir avec l’élu-roi. Des villes où les comités de quartier forgent partout de nouveaux outils de participation. Des villes où l’on n’occupe plus les places, mais les institutions. Un mouvement dont nous sommes loin en France, tentés par un Podemos à la française, où la France Insoumise résumerait bien mal, dans ses urnes, l’élan de Nuit Debout. Peut-être nous reste-t-il Rennes, la révoltée, aux avant-postes de la fabrique du citoyen de demain…
Squatter le Pouvoir, les mairies rebelles d’Espagne, Ludovic Lamant, Lux éditeur, 4ème trimestre 2016, 222 pages, 16 euros, 9782895962175.
Trump, sauveur des présidentielles françaises…
En France, les politiques, les médias et les réseaux sociaux ne cessent de propager l’idée, fausse, que les classes populaires auraient porté Trump au pouvoir. Des foules anonymes, sans espoir, exaspérées par l’arrogance des politiciens de l’establishment. Un vote de protestation en quelque sorte, plus que d’adhésion. Le vote de populations peu instruites, facilement abusées, aisément gagnées par une communication hypocrite. Des foules sans avenir, sinon sans passé, qui forment depuis la nuit des temps les cohortes ignorantes grosses de tous les fascismes à venir… Des foules qu’il faudrait entendre sinon comprendre –on sent poindre là tout le mépris des classes instruites à l’égard des classes populaires… Elles ont voté Trump ? Rien d’étonnant : la vulgarité du personnage serait à la mesure de leur inculture. Masses frustres, incultes, dangereuses, seul vrai péril de nos démocraties, portées par nos fiers démocrates, qui n’auraient manqué en somme que de pédagogie. Ah, cette fameuse pédagogie des réformes nécessaires que l’on nous ressert de décennie en décennie pour nous donner à penser que les américains, que les français, n’ont rien compris à leur époque, qu’ils ne savent pas, c’est tellement compliqué, comment vivre dans ce monde mondialisé dont ils ont peur. Ah, cette peur populaire rétrograde, thème chéri de la classe politico-médiatique des pays dits avancés. C’est tout juste, à entendre cette classe d’écornifleurs, s’il ne faudrait pas organiser une thérapie nationale pour arracher la populace à sa peur obscurantiste. Et Valls d’en rajouter sur ces peurs tellement enfantines qu’il nous faudra bien construire un jour notre propre mur pour rassurer ceux qui, demain en France, voudront voter Marine Le Pen… Et Sarkozy de camper sur les terres de Trump en se félicitant de la bêtise populaire qui pourrait bien le porter de nouveau au pouvoir… Et les médias de sauter à pieds joints dans cette boue immonde pour se gaver de mépris à l’égard de ces pauvres désorientés qu’il faudrait éclairer encore et encore…
Et qu’importe si les résultats montrent que Trump a été porté au pouvoir par les classes instruites en fait… Avec pour dénominateur leur couleur de peau : les blancs ont voté massivement Trump. Les « ruraux » blancs certes, beaucoup. Mais aussi la classe moyenne riche. Ah, la classe moyenne… Que devons-nous entendre par là, quand en France son concept est galvaudé ? Catégorie fourre-tout au spectre si large chez nous, qu’on y a intégré les classes pauvres pour les faire disparaître de la statistique nationale. Tour de passe passe ignoble dicté à l’INSEE pour gommer de notre imaginaire la classe ouvrière… De quelle classe moyenne parle-t-on donc, s’agissant des Etats-Unis ? Non la nôtre, mais ces classes instruites encore une fois, sensibles aux promesses de ré-enrichissement du candidat Trump –non de ré-enchantement, qui est une pente discursive typiquement française… Car ce sont les classes instruites qui ont porté au pouvoir Trump. Non les classes populaires. Ce que les médias taisent soigneusement. Falsifiant l’Histoire en omettant par exemple de nous dire en tout premier lieu que l’abstention aura enregistré un score incroyable lors de cette élection, son plus haut niveau même depuis ces quinze dernières années : c’est presque un américain sur deux qui ne s’est pas déplacé ! Précisément, massivement : ce sont les classes populaires qui ne se sont pas déplacées, parce qu’elles savaient, elles, qu’il n’y avait rien à attendre de ces élections. Parce qu’elles savaient, elles, que le ticket HillaryTrump n’était que de la poudre aux yeux. Des classes finalement éclairées sur l’issue d’un vote qui a porté au pouvoir le leader des Démocraties Totalitaires qui partout dans le monde avancé prennent le pas sur tout espoir.
Et quant au vote populaire qui a soutenu Bernie Sanders, il s’est évaporé, refusant d’apporter son soutien à Hillary. Qui donc pourrait en vouloir à cet électorat de refuser qu’on lui refasse le coup de Tsipras, fossoyant la colère légitime du peuple grec ? Ou de vouloir refuser la logique Podemos -qui a perdu 1 millions d’électeurs entre 2015 et 2016, à vouloir dérouter la colère du peuple espagnol vers leurs urnes carriéristes. Que penser du reste ralliement «agitateur» de Bernie Sanders et Elizabeth Warren à Trump, offrant leurs services au prétexte de réformer la vie politique américaine, au prétexte de l’aider à mettre hors de capacité de nuire l’establishment médiatique ? Sécuriser la classe pauvre, lancer de grands travaux d’infrastructure, mettre fin aux guerres, réformer la santé… Belles paroles ! L’heure est grave, certes. Mais au point de ne donner pour seule issue à la colère populaire qu’un vague projet d’Union nationale qui ne sera jamais qu’une stratégie de défaite supplémentaire ? L'essentiel, pour les médias français, c'est que l'hystérie anti-Trump devienne l'arbre qui masque la forêt. Haro sur les pauvres, les incultes, il faut sauver le système à tout prix, pour que l'an prochain on puisse leur refaire le coup du front républicain...
L’élection d’Hillarytrump…
Les américains votent. Le monde retient son souffle. Les américains ? Très peu en fait, même si Trump a réussi à mobiliser un mécontentement en surfant sur les souffrances des petits blancs démonétisés. Très peu côté démocrates aussi, malgré l’épouvantail Trump brandit avec force de conviction. Très peu encore côté New Left, malgré le ralliement de Bernie Sanders, qui a fini par sombrer dans le trou noir Tsipras, la faille Podémos (qui a perdu 1 millions d’électeurs entre 2015 et 2016 à force de compromission), la ligne de la trahison des poussées de la New Left qui partout dans le monde ne parvient pas à trouver le souffle qui nous porterait vers un vrai changement. Et quant au monde, il ne retient pas son souffle, il crève sous les assauts répétés des multinationales. Il crève sous les violences innombrables de la Finance qui aura bientôt achevé son travail de décomposition des sociétés humaines. L’élection d’HillaryTrump ? On s’en fiche. Sauf en France, où la classe politico-médiatique lui porte une attention particulière, attentive comme nulle autre à la couleuvre qu’elle veut nous faire avaler en 2017 : Hilary en sauveur de la démocratie, comme demain Sarko, Hollande, Valls, Juppé… Sauf en France donc, où les médias refusent tout net de nous aider à réaliser qu’il n’y avait qu’un seul ticket dans cette affaire : le ticket HillaryTrump. Et de nous refaire leur coup Obamaniaque. Un Président « noir », « démocrate ». Demain la Première femme à devenir Présidente des Etats-Unis. Une chance pour les femmes nous assure-t-on, une chance pour le monde, une chance pour la démocratie, quand en réalité Hillary ne laissera à son tour derrière elle qu’une société en ruine, comptant aujourd’hui près de 20% de chômeurs, une misère de masse spectaculaire mais tue, et le triomphe du complexe financiaro-militaire dont elle est l’épouse. Réjouissons-nous mes frères, Clinton is back, la misère sera crasse, la domination totale... Tous salueront l’illusion, nous la feront boire jusqu’à la lie. Et tairont le soulèvement des Amérindiens qui a pris en 2016 une ampleur réjouissante. Tous tairont les révoltes ouvrières, qui en 2016 sont revenues sur le devant de la scène. Tous dissimuleront les revendications des hispaniques, qui ont fait en 2016 une percée incroyable. Et tous cacheront la levée en masse du suprématisme blanc, qui a pris en 2016 des proportions inquiétantes. C’est quoi le souffle de cette histoire : l’élection d’HilaryTrump ? Quand toute présidentielle n’est jamais qu’une histoire de trahison. Trahison des jeunes, des pauvres, des chômeurs, des femmes, des minorités…
«Notre seul espoir aujourd’hui, affirmait le journaliste Chris Hedges, est de détruire le Parti Démocrate», pour l’illusion qu’il véhicule. Alors élire Hillary… La femme de Bill, qui avant même d’être élue a consenti à accorder aux militaires une rallonge financière invraisemblable, détournant à l’avance les ressources de l’état américain vers la guerre et la militarisation de la sécurité intérieure. Hillary, femme de Bill qui dans les années 90 a détruit le système américain de santé, dont 70% des bénéficiaires étaient… des enfants. Que dire donc de l’élection d’HillaryTrump, sinon qu’on y sent pousser un fort désir de fascisme. Que dire, sinon que nous assistons en direct à la désintégration joyeuse de la société américaine, tout comme de la société française si attentive à cette élection. Désintégration qui est la volonté de ses élites mêmes. Que dire, sinon que nous assistons en direct à la démonstration de force d’un mensonge hallucinant, qui triomphe grâce à la carte du racisme, de la xénophobie, du nationalisme, grâce à l’expression d’une rhétorique sécuritaire hallucinée qui devrait tenir lieu de réponse au désespoir des populations. «Quand les gens sont dans un cul-de-sac, affirmait encore Chris Hedges, ils représentent une force morbide au sein de la société». Une force qui permet la mobilisation des groupes les plus violents de cette société pour sauver ce qu’il reste non de crédibilité, mais de puissance d’un système en faillite. La pauvreté, organisée, planifiée, structurée, a détruit la cohésion sociale des sociétés dites avancées, pour ouvrir brusquement leurs horizons aux formes archaïques de domination qui s’avancent désormais à visage découvert. Hillarytrump ? Ce n’est rien d’autre que la victoire du Capitalisme Totalitaire, un pas supplémentaire vers l’apocalypse joyeuse… Un pas que nous avons déjà franchi en France, sans attendre l’élection de Sarkopen ou autre Juppen…