Communardes, Nous ne dirons rien de leurs femelles, Lupano, Fourquemin
Pour le 150ème anniversaire de la Commune de Paris, le peuple française s'est réapproprié sa mémoire, caviardée par la réaction. Cet étrange objet qu'est la Commune de Paris n'en finit pas de nous convoquer et semble prendre aujourd'hui un nouveau tournant décisif dans sa réappropriation, par les femmes, par les Gilets Jaunes, par les femmes Gilets Jaunes. Nous nous reconnaissons dans cette histoire.
Paris, 1858. Marie est servante d'une grande famille aristocrate. Monsieur rentre d'Afrique, exhibant ses trophées : c'est que monsieur est colonel, et grand chasseur. Sa fille lit Thoreau mine de rien, Proudhon, Bakounine... Elle veut s'émanciper, échapper à la tutelle paternelle, se fiancer. Le colonel la traîne au couvent. A l'époque, c'était simple : on enfermait les jeunes filles récalcitrantes au couvent, avec la bénédiction de l'Eglise.
Paris, 1871. On retrouve Marie, ni militante, ni intellectuel. Elle a quitté son emploi auprès de monsieur, pour devenir ouvrière à la journée. Monsieur a fui, à Versailles. La Commune ? Un hasard pour elle. Non : une décision. Elle s'y est jeté à corps perdu : c'est de sa vie que parle cette insurrection. Parmi les insurgés, d'innombrables femmes. On l'a dit, il faut le répéter. Avril 1871. Paris se hérisse de barricades. Marie a adhéré à l'Union des femmes. Elle court avec d'autres à Picpus, libérer les jeunes filles prisonnières du couvent. Parmi elles : Melle Eugénie. Maigre et folle. Marie la sauve, l'arrache à sa prison, la soigne. Hélas, les versaillais donne l'assaut. En juin 1871, Marie passe devant la 4ème Chambre d'accusation. Pour le juge, l'équation est simple : communarde = catin, là où, selon lui, conduisent les utopies. Juin 1871, 24 Conseils de guerre «purgent» 34 952 hommes, 819 femmes, 538 enfants. 93 d'entre eux sont immédiatement condamnés à mort. 251 aux travaux forcés. 5 000 à la déportation. 3359 prennent de lourdes peines de prison. 2445 sont acquittés. Des milliers de communards fuient vers l'Angleterre, la Belgique, la Suisse. 1871, c'est l'année où les hommes politiques prennent peur des femmes : il faut les écarter à tout prix de la scène politique. «Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes à qui elles ressemblent quand elles sont mortes», écrira Alexandre Dumas fils....
Lupano, Fourquemin, Communardes, Nous ne dirons rien de leurs femelles, couleurs de Anouk Bell, éditions Vents d'Ouest, février 2016, réimpression 2021, 56 pages ean : 9782749327985
Communardes, L'aristocrate fantôme, Lupano et Jean
Londres, avril 1871. Karl Marx attend avec impatience des nouvelles de la Commune de Paris. Son informatrice : une mystérieuse russian lady, présidente de l'Union des femmes. Elle est son oreille. Grâce à son réseau, cette aristocrate russe très engagée dans la lutte a pu mettre la main sur des stocks de tissus et... d'armes. Elle organise la logistique des besoins en vêtements des communards, et compte bien armer les femmes de Paris. Radicale, elle est de celles qui poussent les insurgés à mettre la main sur le pactole de la Banque de France, après avoir découvert que chaque semaine, un émissaire des Versaillais se rendait à Paris en toute quiétude pour y chercher les millions que la banque prête aux ennemis de la Commune : 313 millions de francs de l'époque, au total, seront acheminés jusqu'à Versailles, quand dans le même temps, la Banque n'aura consenti qu'un prêt de 9 millions aux insurgés ! Liza Dimitrieff n'en revient pas et fait acheter du pétrole pour ses pétroleuses. Elle sait que seule la lutte armée permettra aux insurgés de faire basculer l'issue, forcément fatale. Mais son combat, elle le mène aussi sur le front de la lutte des femmes pour l'égalité, pour que les femmes puissent bénéficier enfin des mêmes droits que les hommes, sur les barricades comme au Comité Central. Mais les communards hésitent. Autant à s'emparer du trésor de la Banque de France, qu'à faire entrer les femmes au siège du CC, ou armer massivement la population parisienne. Les sources de Liza sont pourtant claires : A Versailles, la contre-offensive se prépare. Avec l'argent de la Banque de France. 120 000 hommes ont convergé sur Versailles. Liza tente le tout pour le tout, mais Rossel, le délégué à la guerre, contrecarre ses plans et veut l'emprisonner. Le jour de son arrestation, les Versaillais lancent leur offensive. Les parisiennes fondent sur les versaillais, mais il est trop tard déjà. Les massacres commencent. Les communards sont mal préparés, et peu armés : on retrouvera dans Paris 450 000 fusils et 14 000 carabines non distribués... Liza réussira à fuir. Elle rentrera en Russie, accompagnera son mari, déporté en Sibérie, où elle vivra vingt ans encore avant de mourir. Magnifique évocation d'une femme mystérieuse que les communards ont eu tort de ne pas mieux écouter !
Lupano et Jean, Communardes, L'aristocrate fantôme, éditions Vents d'Ouest, sept 2015, réimpression janvier 2021, 56 pages, ean : 9782749307534.
La Miséricorde, Cardinal Walter Kasper
«La miséricorde, un thème fondamental pour le XXIème siècle», affirme d’emblée Walter Kasper. A la veille de Pâques, comme de Pessah, peut-être est-il intéressant de revenir sur cette très belle médiation théologico-philosophique qui fonde un autre rapport au vivant, toujours remis en chantier, jamais mis en œuvre par quelque institution que ce soit dans le monde. Pour preuve, le thème fut invoqué dès l’ouverture du concile Vatican II, le 11 octobre 1962, par le pape Jean XXIII, qui commandait alors aux chrétiens de vivre autrement le message de l’Evangile, Jean XXIII allant même jusqu’à établir un lien entre Miséricorde et Vérité, la pastorale chrétienne ne pouvant, à ses yeux, qu’être miséricordieuse… Elle ne le fut guère… Et demeura l’objet de la seconde encyclique de Jean-Paul II : Dives in misericordia (1980). Toujours remise sur le métier donc.
Walter Kasper interprète le mystère pascal comme le mystère de la miséricorde. Une limite posée au Mal. Limite exigeante, qui commande une sorte de retournement : ce n’est pas le Mal qui est visé ici, mais la vérité de la relation au monde, des «justes», ou de ceux, innombrables, qui pensent l’être... Au point qu’aux yeux du Cardinal, «rencontrer le Christ signifie rencontrer la miséricorde de Dieu» : l’évangile du XXIème siècle enseigne la justification du pêcheur, non celle du péché. Walter Kasper, philosophe autant que théologien, rappelle que cette miséricorde divine découle de la révélation de Dieu dans l’Histoire, non de son être métaphysique. On le comprend : elle ne peut être un attribut de Dieu sans que cela n’aboutisse à une impasse, Dieu, dans son être métaphysique ne pouvant «souffrir», puisque la souffrance signe l’appel d’un manque. En conséquence de quoi on ne peut partir que de l’inscription de Dieu dans notre Histoire pour comprendre toute la place de cette miséricorde : dans ce battement du temps des hommes, la Justice divine n’est pas faite pour punir, mais pour justifier.
La doctrine de la justification intervint très tard dans le débat théologique des chrétientés : au XXème siècle. Sans doute parce qu’il fallut alors enfin envisager la miséricorde comme un problème de société. Et curieusement, au travers d’une relecture de Marx, affirmant que la religion, avant d’être un opium, «est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit» (dans Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, paragraphe 4). Marx reconnaissait ainsi à la religion une ouverture protestataire, non sans en pointer le paradoxe et les limites, «la misère religieuse» lui apparaissant à la fois «l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle», mais une expression détournée par l’idéologie bourgeoise pour aider à «consoler» et donc fuir le monde, non à la transformer.
Et Kasper d’égrener ensuite la fortune de l’idée de miséricorde dans le champ philosophique, sans contourner la difficulté à la définir et donc ses usages et ses récits : Nietzsche par exemple, la condamnait pour ce qu’elle masquait, l’égoïsme individuel. Qu’est-ce que com-patir avec l’homme qui souffre ? C’est, nous dit Kasper, garder son cœur auprès d’autrui, rappelant Aristote, le premier à en valoriser, contre Platon, le mouvement. Dans sa poétique, Aristote en trace le périmètre : il s’agit bien, déjà, d’une purgation intérieure qui contraint celui qui la vit, non celui à qui elle s’adresse. Augustin, dans son prolongement, y voyait la contrainte ordonnée à chacun de combattre l’injustice. Et pour Thomas d’Aquin, elle devint l’expression de la vraie souveraineté. Mais dans un lien concret de moi vers un autre et non vers «tous» les autres, indifférenciés. C’est que Thomas ne croyait pas en une miséricorde abstraite, intellectuelle, qu’aucun lien charnel n’unirait à autrui, cette absence de lien charnel conduisant immanquablement à esthétiser cette compassion, en offrir le pur spectacle inauthentique.
Schopenhauer, dans la même perspective, avait fini par la placer au centre de toute éthique : par elle, nous affirmons que nous nous reconnaissons en l’autre. Walter Kasper déroule ainsi toutes les grandes pensées philosophiques qui se sont emparé de cette notion pour en comprendre le sens, de Derrida à Ricoeur nous sommant d’être attentif à l’autre dans la construction d’un rapport de Justice.
Au passage, Kasper nous livre une belle médiation sur la question de l’être, inspirée par sa connaissance de l’hébreu et du grec ancien. Dans la langue hébraïque en effet, être c’est toujours «être là», quand le grec ancien en fait un exister comme en suspens, ou au repos : non encore là. Il faut comprendre le sens de cette traduction pour mieux appréhender ce qui est en jeu dans la miséricorde. Un sentiment qui recèle à ses yeux la réponse à la question de savoir quel est le sens ultime du monde. La substance en soi ? Le sujet ? Non, affirme Kasper : c'est l’amour comme ontologie, qui occasionne un décentrement subtil, car l’amour vrai implique une distance qui permette de respecter la différence et de préserver la dignité de l’autre. La miséricorde s’affirme ainsi comme une sorte de miroir intime de son être, et pour un chrétien, la base concrète de l’économie du salut.
Quel est le sens de la vie, encore une fois, nous interroge Kasper. Les Ecritures ne donnent pas de réponse simple à cette question, car en retour de notre liberté, il appartient à chacun d’apporter sa réponse personnelle. Or aux yeux de Kasper, le chemin d’Emmaüs apparaît comme la réponse paradigmatique du cheminement de la foi des chrétiens : seul l’amour du prochain est le signe distinctif du vrai chrétien. Etre miséricordieux, au fond, c’est rencontrer l’autre dans sa misère, et cela vaut pour quiconque, chrétien ou non. La miséricorde s’affirme ainsi comme le sacrement de la présence efficiente de l’autre en moi. Rejoindre les hommes dans leurs détresses et leurs souffrances, dans la vérité des faits et des êtres, c’est cela, la belle vertu de la miséricorde.
Cardinal Walter Kasper, La Miséricorde, clé de la vie chrétienne, collection Theologia, éditions EDB, traduit de l’allemand par Esther et Marie-Noëlle Villedieu de Torcy, avril 2015, 214 pages, ean 9782840248187.
Peinture du Caravage, le souper à Emmaüs (1606), Académie des Beaux-Arts de Brera, Milan.
Seconde peinture : les sept Oeuvres de miséricorde (1607), Pio Monte della Misericordia, Naples.
Miséricorde "corporelle" dans le dogme catholique, les 7 oeuvres sont :
- la mise en terre des morts (arrière-plan, deux hommes portent un mort)
-la visite des prisonniers et le soin envers les affamés (sur la droite, la jeune fille)
-l'aide aux sans-abri (le pèlerin et sa coquille)
-la visite des malades (le mendiant au sol)
-la nécessité d'habiller ceux qui n'ont rien (Saint-Martin)
-la nécessité de donner à boire à ceux qui ont soif (Samson et l'âne).
Boul’Mich’ 3 mai 68 – 17h58, Alain Leroux
C’est l’histoire d’une photo de mauvaise qualité, celle d’un pavé jeté, conservée à la BNF sous la cote CR-45-20769. Photo d’une barricade, les flics d’un côté, les étudiants de l’autre. En fait, pas vraiment une barricade : elle n’obstrue rien. Prise avec un grand angle, on y voit une jeune fille blonde assise sur le bord du trottoir et Martin, debout devant elle. Avec Malek. Ces deux-là joueront un rôle important dans notre histoire. A vingt mètres d’eux, les gardes mobiles et un fourgon de flics. A son bord, Fernand, qui va perdre le contrôle de ce véhicule. Et tout va s'enchaîner… Un battement d’ailes. C’est l’histoire d’un battement d’ailes : celui d’un micro événement donnant naissance, par ricochet, à un événement historique. Un peu comme celui du papillon qui, au XVIIIème siècle, provoqua un tsunami au Japon. Mais l’Histoire des hommes n’est jamais «naturelle»… Ce n’est donc pas tout à fait l’histoire d’un hasard, mais la trame d’un complot dont l’auteur va démêler les fils. Nous sommes au tout début des années 80. Mitterrand se demande comment récupérer Mai 68. A ses côtés, l’indéboulonnable et cauteleux Attali, qui n’a à la bouche que le mépris des masses. Et l’enquête d’un commandant du SIRPA sur cette histoire de fourgon policier conduit par Fernand. Derrière, une théorie complotiste : le déclenchement de mai 68 serait la conséquence d’une manœuvre de la Gauche pour faire croire à une provocation de la Droite… Tortueux. Mais amusant, cette Gauche liquidatrice… N’était l’intention de l’auteur, énième tentative de liquider Mai 68. N’était sous le commentaire de mai 68, l’aveuglement de nos élites à n’y pas voir les traces d’un réel soulèvement populaire, toujours ramené au monôme d’étudiant… C’est au fond toujours la même histoire en filigrane qui se rejoue depuis les années 80 à propos de Mai 68 : la Droite pétrie de peur face à l’irruption des masses dans le cours de l’Histoire, de Gaulle filant à l’anglaise consulter Massu et les revanchards de l’après-68 ratiocinant sur les décombres d’un échec populaire. On voit bien cet horizon se dessiner sous la plume de l’auteur. En finir pour la énième fois avec Mai 68, à croire qu’on n’en finira jamais donc, de ressasser et dénoncer, pour faire de cet événement finalement un objet de mémoire des plus intéressants, traçant au présent les lignes de partage, à défaut d’une signification historique claire. A force de lectures, relectures, réécritures, Mai 68 est devenu un lieu d’une mémoire qui ne cesse de s’échafauder sur les décombres de notre présent, non de notre passé. C’est ça, l’intérêt de ce roman à mes yeux. En tentant de liquider l’idée de la première barricade, l’auteur croit en avoir fini avec Mai 68. Mais l’événement n’a pas fini de prendre forme… Reste le récit, l’enquête s’assurant du vraisemblable, nouée dans l’incertain où tout peut arriver, la patte des historiens modulée pour faire vrai. Et quelques personnages attachants. Sinon les lieux eux-mêmes, mieux vêtus hier qu’ils ne le sont aujourd’hui dans leur plastron gentrifié. On en mesure l’écart : le Boul’Mich’ n’existe plus, c’est bien dommage…
Alain Leroux, Boul’Mich’ 3 mai 68 – 17h58, édition Delirium, décembre 2020, 240 pages, 13 euros, ean : 9791091633161.