Bastille, la victoire fielleuse de Valls
Tout était honteux hier à Bastille, hormis l’intervention de Nuit Debout, sur laquelle je reviendrai. Le dispositif policier tout d’abord, sur-dimensionné cette fois. Dès 10h du matin, les bus contournaient Bastille, voire tous les quartiers limitrophes. Le 87 par exemple, que j’ai emprunté et qui descendait de Saint-Germain, nous a déposé à la hauteur du marché Mutualité. A pied, on pouvait croiser dès le quai des Célestins, un peu avant le quartier Saint-Paul, des escadrons de CRS qui stationnaient en réserve. Le Boulevard Henry IV était fermé à la circulation. 2 escadrons de CRS, 2 escadrons de Gardes Mobiles y stationnaient, ainsi qu’une noria invraisemblable de camions de grilles anti-émeutes. Toutes les rues adjacentes à Bastille peu à peu se verrouillaient. Dès 11h des check points étaient opérationnels. Les CRS, Gardes Mobiles, et autres CDI se voyaient distribuer leurs gazeuses, individuelles ou familiales, leurs boucliers, leurs grenades. Rations généreuses. J’ai tenté de faire le tour de ce dispositif choquant. Un escadron de chiens d’assaut prenait position dans une petite rue discrète, le canon à eau arrivait. Dès 11h30, la plupart des check points autour de Bastille étaient en place. Valls venait de rétablir les frontières : impossible à présent d’accéder à la place sans passer par une fouille humiliante. Quiconque portait sur lui une écharpe ou un casque devait choisir : la ou le laisser au poste frontière, ou se voir interdire l’accès à la Place… Les CRS négociaient le plus grand vestiaire de leur histoire… Mais quiconque tentait de passer avec un masque ou du liquide physiologique se voyait arrêter, menotté, embarqué ! Une centaine d’arrestations arbitraires ont ainsi été effectuées par les forces de l’ordre, dont ce postier, dont la vidéo circule sur les réseaux sociaux, menotté et emprisonné parce qu’il avait dans son sac des lunettes de soleil «non-conformes»… J’ai vu des jeunes gens poussés derrière les camions de la police, rue de la Roquette, contraints de se mettre en slip. Boulevard Richard Lenoir, les flux ininterrompus de manifestants devaient patienter au bon vouloir d’agents plus ou moins zélés. Car l’ensemble était brouillon, sans ordre bien établi : ici on passait avec drapeaux et sacs à dos, là, niet. Rue Saint-Antoine, 30 militants CGT se sont vus refuser l’accès à la place au prétexte qu’ils arboraient des drapeaux... Devant l’agacement du groupe et le rassemblement des mécontents de l’autre côté de la frontière, un adjudant responsable de la position a fini par laissé passer tout le monde sans fouille, tandis qu’une rue plus loin une jeune femme se voyait refoulée parce qu’elle refusait de se soumettre à une palpation… Curieuse ambiance du coup, des flics partout, la BAC parano qui errait parmi les manifestants en traque de profils «louches»… 3 jeunes porteurs de sacs à dos furent ainsi pris en chasse, tout près de la tête de manif qui se mettait en place. Pour rien : leurs sacs vidés, il ne restait sur le trottoir que des mouchoirs en papier et quelques livres séditieux à leur reprocher.
Drôle d’ambiance, celui d’un drôle de siège, avec ses flics paranos et de très nombreux autres, soulagés : ça allait être une partie de plaisir finalement, cette foule docile, qui arrivait en flot continue, du moins ceux qui parvenaient à passer les barrages, innombrables à présent –jusqu’à quatre dans certaines rues ! En tête de cortège, une ligne de flics et les S.O. de la CGT et de F.O. qui tenaient gentiment leur fil anti-débordement par la main. Martinez en guest star, assailli par une foule de journaliste, le leader de FO derrière, moins sollicité et puis les inévitables voitures-ballons des fédérations. Les syndicats renouaient avec leur vieille tradition inoffensive du ballon-merguez. Et tout ce petit monde s’est mis en branle pour filer la parade accordée par Valls. Tandis que des milliers de manifestants ne parvenaient pas à rallier la place. Le tour s’annonçait pitoyable. Drôle d’ambiance : au fond, personne n’était dupe. On marchait sans guère de conviction. Les refoulés de Bastille s’en allaient, eux, porter ailleurs leur colère. Par téléphone, on apprenait que ça pétait à garde de Lyon. Devant le palais Brognard aussi. Mais il y avait tellement de policiers ce jour-là dans Paris que les escarmouches étaient vite neutralisées. Partout du reste, en dehors de Bastille, la police semait l’embûche de ses barrières anti-émeutes. Le cortège, funèbre, avançait donc son pas de sénateur quand enfin la journée s’anima un peu. Nuit Debout débarquait, prenant la manif en sens inverse. «Chef, ils défilent dans le mauvais sens, on fait quoi ?» Panique des casques bleus. Le temps qu’ils tergiversent, on a bien parcouru une centaine de mètres derrière la fanfare de Nuit debout, ralliée par une foule de manifestants que le défilé à la Valls ne séduisait guère. Puis les renforts en bleu sont arrivés. «Faut tourner dans le bons sens»… Le ridicule ne tue plus… Les discussions s’engagent avec la première ligne : «ça vous fait quoi d’obéir à des ordres imbéciles ?», tandis qu’au fond du Boulevard Bastille, la tête du cortège arrive… Mais les ordres sont les ordres : il faut tourner dans le bon sens, c’est Valls qui le veut… Les gamins en arme de la première ligne lèvent les yeux au ciel. Des ordres crétins, en effet… Pas les premiers, pas les derniers… Lorsque la tête du cortège arrive à moins de cent mètres, l’ordre de repli est donné, dans une belle pagaille… La fanfare de Nuit Debout accompagne la déroute des forces de l’ordre. Nous avançons à la rencontre du cortège, dont nous sommes la queue. Le service d’ordre de FO, agacé, tente le coup de poing. C’est que Nuit Debout n’a pas respecté leur préséance. Les syndicats ont bien ré-endossés eux aussi leurs uniformes. Du moins les appareils, calculateurs, susceptibles quant à l’Ordre politique de la société civile. Et l’on comprend cette réaction : en tournant dans le mauvais sens, Nuit Debout leur révélait l’inanité d’un tel cortège ballon-merguez.
Curieuse ambiance. Qui laisse un fort goût d’amertume. Sitôt la boucle bouclée, FO décidait la dispersion de la manif. 55 minutes de marche, en rond. «On fait quoi maintenant ?». Partout des citoyens dépités. La CGT emboîta le pas. Le canon à eau se positionnait, les flics mettaient leurs casques. Un goût de défaite. La CGT a accepté l’humiliation proposée par Valls, qui en sort victorieux, quand bien même cette fois encore le décompte de la préfecture aura été lamentable. Nous étions 60 000, dans un cirque à ciel ouvert, à tourner comme des bourriques pour la plupart, dans ce bon sens de marche décrété par Valls. Une petite heure de déambulation. Restaient les autonomes, peu enclins à satisfaire cette vilenie. Ils sont allés faire la fête au siège de la CFDT, la centrale supplétive de l’ordre vallsien. On comprend. Reste la propagande, le coup de force des médias, le coup de force du gouvernement, pour jeter les forces innombrables de la contestation sociale dans le plus grand désarroi. Reste la montée en puissance de la violence dans l’espace théoriquement pacifié qui aurait dû être celui des démocraties, qui signe l’échec des conceptions démocratiques de l’autorité souveraine : le Souverain, en France, n’est plus le Peuple, ni la Nation, mais l’Etat. Et sa violence n’est que l’expression d’une violence privée : celle de la ligue au Pouvoir.
Petra scandali – la pierre de scandale (à Balkany et aux Républicains)
Malgré ses casseroles, les républicains ont décidé d'investir Patrick Balkany pour les prochaines législatives... Ce matin, un chroniqueur de Rance Inter s'en prenait aux électeurs de Levallois : après tout, si l'on en arrivait là, c'était bien de leur faute et leur refus de sanctionner Balkany les élisait au partage du "tous pourris", en omettant de dire que Levallois était une banlieue riche et que les abstentions, élevées, y sanctionnaient une farce d'année en année consommée...
Toute honte bue (mais rassurez-vous, il en reste toujours à boire dans cette Vème Ripoublique abjecte), le jeu politique must go on... C'est pas demain la veille, pour le dire familièrement, que l'on verra ce jeu se casser brusquement le nez sur un mur de honte. Ces temps de misère politique absolue nous feraient presque regretter ceux de la Rome antique... A Rome il y avait une pierre dressée devant le principal port du Capitole, sur laquelle pouvaient venir s’asseoir les banqueroutiers. Ils devaient alors remettre tous leurs actifs à leurs créanciers et crier trois fois Cedo Bona (je cède mes biens) avant de frapper trois fois la pierre de scandale, fesses nues. Après quoi, il n’était plus possible de poursuivre les débiteurs qui s’étaient livrés à ce rituel humiliant. Mais ils perdaient dès lors toute crédibilité dans la ville, et aucun tribunal ne recevait plus leurs plaintes. Sort peu enviable, mais à tout prendre plus enviable que celui qui frappait auparavant ces mêmes banqueroutiers : la Loi romaine autorisait alors les créanciers à tuer et couper en morceaux leurs débiteurs, ou les vendre comme esclaves pour récupérer leur argent. Dès le premier siècle Apr. J.-C. leur punition fut donc cette vente des biens à nu, les fesses posées sur une pierre de scandale. A la Renaissance cette peine resurgit à l’encontre des commerçants qui ne respectaient pas leurs engagements. La pierre était généralement dressée dans la Loggia dei Mercanti, sculptée en deux teintes de marbre, blanc et vert. Par la suite on y enchaîna les condamnés, pantalon troussé sur les chevilles, pour recevoir en public leur fessée. On utilisa enfin ces mêmes pierres pour exposer les corps des suppliciés. Puis elles furent révoquées et on érigea curieusement des pierres un peu semblables pour les discours des orateurs publics... Curieuse destinée de l’art oratoire… Tout comme des expressions qui enveloppèrent ces pierres de scandale : de l'ancien supplice romain évoqué plus haut semble venir l’expression "être la cause du scandale". Les linguistes ne sont toutefois pas tous d’accord sur cette origine judiciaire. Selon certains, l'expression ne découlerait pas tant du droit romain que des textes de l'Évangile selon saint Jean, dans ce passage où il raconte la lapidation d'une femme adultère. Une histoire de pierre, là encore… Pour d’autres, l’analyse attentive des lois romaines et de la langue parlée permet de mieux situer l'origine de l'expression. Ce qui est certain c’est qu’à l’époque où trônait cette pierre de scandale dans le port de Rome, Jean n’avais pas écrit son évangile. Du nom de cette pierre de scandale naîtra l’expression Lapis offensionis – puis Lapis offendiculi, sous la plume de Tertullien qui deviendra notre pierre d’achoppement… Là où l'éthique achoppe, en politique... Imaginez Balkany, les fesses posées sur une pierre de scandale. Hélas, il n'y aurait pas assez de pierre de scandale pour les asseoir tous, nos chers politiques et autres Lafarge...
Loi Travail, le 18 Brumaire de Valls
Voici que le Premier Ministre exige de la CGT qu’elle renonce à notre manif jeudi… Cazeneuve lui emboîtant le pas pour adjurer, lui, que la manif soit «statique»… Tout cela au prétexte fallacieux que la République ne pourrait assurer ni la sécurité des manifestants, ni celle des riverains… A en croire Cazeneuve, même, des groupuscules néo-fascistes seraient prêts à faire le coup de poing. Et sa police ne saurait les arrêter ! Qu’on réalise un peu ce que cela veut dire : la police française, placée en état d’urgence, serait incapable d’assurer l’ordre public… Elle ne pourrait pas même nasser une poignée de fachos, elle qui sait si bien tabasser les opposants à la Loi Travail… Comment dans ces conditions pourrait-elle nous protéger de la menace terroriste ? Qu’on réalise un peu ce que cela donne aussi à entendre : des groupes paramilitaires néo-nazis, identifiés, pourraient en toute liberté envahir, jeudi, les rues de Paris ! C’est comme de nous dire que l’Ordre souhaité en France se réalisera avec la complicité de supplétifs fascistes…
Mais il y a pire : pour la première fois en France, un gouvernement somme la première centrale syndicale du pays de renoncer à l’exercice du droit républicain de manifestation ! Pour la première fois dans ce pays, un gouvernement voudrait museler toute opposition à sa politique !
Et cela bien que l’immense majorité des français se soit prononcée à de nombreuses reprises contre cette Loi inique ! Et cela alors même que la représentation syndicale voit ses rangs grossir de jour en jour d’organisations que cette Loi inquiète ou, à tout le moins, interroge : voyez la CGC des cadres se poser la question de son bienfondé… A l’exception bien sûr de la CFDT, qui peaufine déjà en coulisse les conditions de notre servage. Et cela alors même que la représentation politique doute du sérieux d’une telle loi, obligeant le gouvernement à préférer ne pas entamer de débat public pour contourner l’Assemblée Nationale et passer en force contre tout le monde !
Il y aurait presque du 18 brumaire là-dessous, n’était le manque de grandeur des personnages, cherchant à clore la Révolution Française, quand Napoléon décida de privilégier l’Ordre au débat politique. Un tournant que justifiait à ses yeux l’état de désordre dans lequel était tombée la France, et de violence, diffusée avec les encouragements de la police à tous les corps de la société française… On plaça ce jour-là la ville de Paris sous le contrôle de la police… En sachant que la remise au pas se paierait au prix fort : arrestations massives, déportations, exécutions sommaires, massacres… Les élections furent maintenues, mais elles ne servirent qu’à désigner une liste de notables. Et Napoléon sortit du jeu politique l’opposition. La comparaison s’arrête ici. La guerre civile, aujourd’hui, c’est celle que mène un gouvernement minoritaire contre la population française. L’Histoire, la nôtre, est désormais prise dans une contradiction qui pousse Valls à chercher à détruire ses adversaires, tout en prétendant incarner les principes de la démocratie française. Ses principes, pas le peuple, qui lui a tourné le dos et dont il oublie qu’il est le souverain, en République. Aux yeux de Hollande Valls, Cazeneuve, l’état doit combattre, éradiquer toute contestation pour asseoir sa domination. Et leur pari, en ne laissant aucune issue à la contestation, c’est de la pousser à bout, ce bout où seul un soulèvement populaire pourrait stopper leur acharnement à gouverner contre la Nation française. Parce qu’ils font le pari que le peuple français n’osera pas se soulever, ne risquera pas une opposition aussi extrême. Face à cet état puissant, en effet, leur surenchère criminelle mise sur la faiblesse de la politisation de la population civile, pourtant clairement inscrite dans le refus des logiques politiciennes. Depuis près de trois mois, l’état français a mobilisé de gros moyens pour intimider le Peuple, et mobilisé un outillage mental qui s’apparente à celui des pires dictatures. Si bien que l’enjeu majeur est en effet celui de la place du Peuple dans le processus de rupture qui est désormais engagé.
Le mensonge intellectuel sur lequel le libéralisme a prospéré
Au moment où Darwin rédige son œuvre sur la filiation des espèces, les penseurs du Libéralisme cherchent une justification morale au système d’exploitation qu’ils mettent en place. Une explication qui puisse ravir les masses laborieuses elles-mêmes et justifier l’exploitation des plus faibles. Ces penseurs croient la trouver dans cette conception selon laquelle la sélection naturelle devrait pouvoir s’appliquer dans toute sa rigueur à la société humaine : seuls les plus forts sont nécessaires, il faut donc laisser la vie sociale suivre son cours, ne fournir aucune aide aux indigents et ne construire aucun état Providence qui serait contraire aux lois de la nature. Une idée fort simple, génialement simple même, qui va se répandre comme une traînée de poudre dans le monde occidental, justifier le pire et même rallier à sa cause les opprimés. L’homme qui va être la cheville ouvrière de la propagation de cette thèse simplissime, c’est Herbert Spencer, que les salons mondains vont se disputer et dans leur suite logique, les universités. On l’invite donc, partout, systématiquement. On l’écoute, on l’honore, on le publie, on le diffuse. Les nantis ne lésineront pas sur les moyens financiers à mettre en œuvre pour la propagation de sa pensée. D’un transformisme darwinien mal digéré, Spencer passe à un évolutionnisme philosophique imbécile que tout le monde reprend en cœur. Une idée fruste que l’on transpose aussitôt dans une pseudo pensée économiste, selon laquelle le marché lui-même serait structuré selon ces lois «naturelles», tout comme on en importe l’idée dans la philosophie de l’histoire, énonçant sans rire que l’Histoire n’est pas autre chose que cette évolution qui privilégie les forts sur les faibles. La thèse de Spencer va devenir la bible, littéralement, de la conception du développement économique et moral de l’Occident. Promu d’abord vigoureusement par les Etats-Unis, toute son œuvre est aussitôt traduite dans toutes les langues européennes. Au point que lorsqu’on y regarde de plus près, on découvre aujourd’hui qu’aucun système philosophique n’a connu un tel succès, une telle diffusion, qui coïncide bien évidemment avec la montée en puissance des idées libérales. Une vraie conspiration libérale en somme, contre le monde libre et le monde ouvrier naissant.
Les premiers articles de Spencer sont évidemment dirigés contre la pensée socialiste naissante. Selon un modèle fort rustique, Spencer inféodant toute sociologie possible à un corpus biologique pour poser sa Loi de l’évolution des sociétés humaines, qui séduit immédiatement les gouvernements en place : le marché est vertueux, il faut donc en libérer le potentiel et pour cela, il nous faut toujours moins d’état. Il faut abandonner «aux lois naturelles l’équilibre social»... C’est l’adaptation qui doit fonder en outre l’essentiel de notre conception morale de la liberté. Le bonheur social ne peut dès lors s’entendre que comme effet adaptatif, contre les réglementations étatiques. Spencer ira très loin dans son idée : il faut selon lui libéraliser non seulement le domaine économique, mais aussi le domaine éducatif… Il appliquera ensuite ses théories à la sociologie, à la psychologie, à l’éthique, où il recommande de pondérer l’altruisme pour libérer l’égoïsme créateur… Le darwinisme social vient de naître, aussitôt contredit du reste par… Darwin lui-même ! Nous le verrons plus loin. Pour l’heure, la société victorienne applaudit des deux mains. Aucune logique philosophique n’est désormais en position de rivaliser avec ce darwinisme social, ni d’enrayer la Domination politique de quelques-uns sur la masse. Spencer va jusqu’au bout de sa pensée, et pour mieux la partager avec les «idiots» non cultivés, l’illustre en développant l’équation société = organisme vivant. «Les membres doivent travailler pour nourrir l’estomac», avance-t-il ingénument. Filant la métaphore, Spencer développe l’idée d’un corps social à l’image du corps humain et ce faisant, oublie au passage le système nerveux central qui commande tout… Il l’oublie car bien évidemment, cela l’obligerait à repenser cette problématique de l’état au centre de la société, et dont il ne veut pas. Son organicisme va donc se dispenser d’un cerveau et du système nerveux central… Mais Spencer, qui n’est pas totalement sot, va finir par découvrir que son raisonnement ne tient pas vraiment la route… Il réalise que son image de la société comme corps humain dépourvu de cerveau est idiote. Que son analogie est fausse. Ce qui le plonge dans l’embarras, d’autant que tous les penseurs du libéralisme ont suivi et se fichent de la fausseté d’une telle analogie. Les classes dominantes anglaises ont besoin d’une auto-justification idéologique pour légitimer leur domination sauvage, nul ne doit venir bouleverser l’édifice conceptuel élaboré sur les pas de Darwin… Une politique d’implacable coercition se met en place, en particulier à l’extérieur du pays, dans ces lointaines colonies dont les médias dominants évoquent l’exotisme. Les conséquences de l’annexion idéologique des recherches de Darwin sont dévastatrices. De transposition en transposition, on finit par penser les rapports entre les nations, puis entre les peuples, sur ce modèle, pour justifier la domination blanche. En France, la première traduction de Darwin paraît en 1862 ! Elle comporte une préface imprégnée des idées de Spencer. Darwin fait part de son indignation, mais rien n’y fait. Aux Etats-Unis, le darwinisme social devient l’idéologie fondatrice de l’individualisme libéral, de la dynamique sociale construite sur le modèle de la lutte pour la survie du plus apte et son corrélat : l’élimination des moins aptes, dont dépend le perfectionnement continu de la société. Spencer lui-même, déjà troublé par la bêtise de son analogie, finira dans ses vieux jours par condamner une telle outrance idéologique.
Il faudra attendre la sortie du grand livre de Darwin, La Filiation de l’Homme, pour voir Darwin réagir avec force contre ce détournement idéologique de ses découvertes. L’ouvrage paraît en 1871. Mais personne ne le lira. Le nouvel essai de Darwin est pourtant tout simplement prodigieux, pour nous aujourd’hui encore ! Il construit un discours essentiel sur l’homme et la civilisation humaine et ouvre à une éthique sociale qui nous sauverait de nos propres déboires contemporains… Dans cet ouvrage, Darwin, qui se pose en scientifique et non en idéologue, montre que la sélection naturelle n’est plus la force prépondérante qui dirige l’évolution de la société humaine. Dans un tel milieu pacifié, affirme-t-il, les relations de sympathie l’emportent sur les relations d’affrontement. La sélection naturelle n’y est ainsi plus un critère efficient, elle devient même une sélection qui dépérit. «La marche de la civilisation est un mouvement d’élimination de l’élimination»… En sélectionnant les «instincts sociaux», l’humanité rompt avec ses racines animales. L’horizon éthique qu’il construit devient ainsi limpide : pour lui, l’individu le meilleur est celui qui est le plus altruiste et le plus porté vers le bien-être social du groupe dans son entier. La grande morale de la civilisation se trouve dès lors dans la protection des faibles. Et c’est, aux yeux de Darwin, non seulement une loi civilisationnelle, mais une loi de sélection : là où la nature a éliminé, la civilisation protège. «La grandeur morale d’une civilisation s’exprime non dans la Domination, mais dans la reconnaissance de ce qui, chez le faible et le dominé, qu’il soit humain ou animal, nous ressemble assez pour mériter notre sympathie.»
CHARLES DARWIN EXPOSÉ ET EXPLIQUÉ PAR PATRICK TORT
Direction artistique : CLAUDE COLOMBINI FREMEAUX
Label : FREMEAUX & ASSOCIES
Nombre de CD : 3
Il faut rendre grâce à Patrick Tort d'avoir su si brillamment dégager tout l'intérêt de la réflexion de Darwin pour notre humanité.
image : la revue acéphale, de Bataille
Euro débile, police néandertalienne, médias abjects…
L’euro le plus insipide de l’histoire du football européen. Des matchs ennuyeux, des victoires sans intérêt, affirment les footeux, du moins ceux qui osent ne pas s’en laisser conter cette fois encore par des médias ahanants à longueur d’antenne que, oui, c’est juré, il se passe quelque chose comme un grand événement sportif en France. Quant à l’équipe de France (je n’ai pas suivi un seul match de cet euro et n’en suivrai aucun), aux dires de ses propres supporters, elle n’est plus guère qu’un ramassis de vedettes maussades, égoïstes et surpayées. Par parenthèse, la totalité des gains des footballeurs présents sur les terrains de cet euro fétide permettrait d’éradiquer la faim dans le monde, à savoir celle de près d’un milliard d’êtres humains… Un euro qui ne se signale au demeurant dans notre actualité que par ses exploits hors des stades, transformant la France en grand rassemblement d’identitaires haineux… L’euro de foot ? De la fête il ne reste déjà que les dégueulis d’une beuverie triviale et les basses besognes des bras levés (heil) au-dessus d’une immonde bêtise à front de taureau…
Face à eux, allais-je écrire, mais non, justement, ne leur faisant pas face puisqu’elle a mieux à réprimer ailleurs, une police néandertalienne, dont tout de même les supporters anglais ont fait les frais mercredi alors qu’ils chantaient, sans doute trop bruyamment aux oreilles de Cazeneuve. Quelle ne fut pas leur surprise de se relever gazés et chargés, eux qui jusque-là ne connaissaient guère que le traitement intelligent de leur comportement par la police anglaise, on ne peut plus habituée à leurs pratiques rugueuses. Nous parlons ici de «supporters», non de «hooligans» : le traitement, en France, a été distinct entre ces deux catégories : pas d’intervention contre les hooligans de Marseille, le gazage et le matraquage des supporters de Lens ou Lille… Alors qu’en Angleterre la police s’avance désarmée au contact des supporters avinés, et parvient à les calmer sans déployer l’arsenal d’une guerre civile... A de nombreuses occasions, les polices allemandes, suédoises, danoises, anglaises, etc., ont eu l’occasion de s’étonner de cette claustration néandertalienne (c’est pas gentil pour l’homme de Neandertal, je vous le concède) de la stratégie du (non)maintien de l’ordre à la française, qui l’apparente plus aux pratiques totalitaires d’agression des populations civiles qu’aux exigences d’un maintien de l’ordre réellement efficace. Au point qu’elle est prise désormais en exemple dans leurs écoles de police, de ce qu’il ne faut pas faire, tant ce qui est fait non seulement ne sert en rien la cause du maintien de l’ordre, mais la dessert, provoquant des flambées de violence indignes d’une «démocratie avancée». Une conception au sein de laquelle, inutile d’y revenir, les études abondent sur le sujet, ce qui est visé est la destruction de la cohésion sociale, non son affermissement.
Des médias abjects enfin, à la solde d’une poignée de milliardaires qui dicte leurs papiers... Voyez la presse nationale (au demeurant sous perfusion des deniers publics, les nôtres, pour nous abreuver d’insanités pas mêmes dignes d’un libelle revanchard). Voyez la télévision publique… Pour dernier exemple, le traitement de l’une des plus grosses manifs de l’histoire syndicale française, celle de mardi 14 juin, par Pujadas sur France 2, nous proposant des images tournées non sans farce par un cameraman qui avait sans doute reçu comme ordre de ne filmer que des groupes épars pour donner l’illusion d’un rassemblement chétif, enrichies d’une incrustation affirmant : « mobilisation, la fin ? »… On ne pouvait faire mieux dans l’abjection. Mais si, finalement : avec cette reprise du discours odieux d’un gouvernement aux abois pour évoquer le «saccage» de l'hôpital Necker, celui des enfants malades, «pris comme cible des manifestants»… J'y reviendrai.
Cette propagande, sans rire, rappelle les pires heures des états totalitaires staliniens, avec ses discours navrants qui ont fini par tomber dans la crétinerie la plus invraisemblable. Tout cela rappelle aussi ce film de Milos Forman : Au Feu les pompiers (1967), qui vit le syndicat officiel des pompiers demander son interdiction tant il attentait à l’image de leur corps, et le gouvernement tchèque l’accorder… Jetez-y un œil… Le problème avec ce genre de propagande, dont la débilité frappe autant qu’elle inquiète, c’est que d’une part elle ne tient pas la route à l’heure où il est possible de vérifier beaucoup, et que d’autre part elle ne convainc que ses auteurs, les enfermant dans une bêtise inouïe et pour finir, aidant à généraliser la crétinerie ambiante de la classe politico-médiatique…
Enfin, pour cimenter le tout, des politiques hystériques, on ne peut plus grotesques. Prenez le décompte ordonné par Cazeneuve des manifestations du 14 juin 2016… Tout simplement renversant. Mais le plus fort, c’est qu’il doit croire au fonctionnement de sa supercherie ! Là n’est pas le plus grave. Le plus inquiétant, c’est que ce gouvernement s’emploie à fomenter de l’immonde, à encourager les émotions les plus basses, de celles qui sollicitent le réveil de la Bête, notamment au niveau de ses discours de propagande, qui rappellent ceux d’un Ceausescu aux pires jours de la Roumanie défaite. Prenez leur indignation devant ces vitres cassées de l’hôpital Necker. "Lorsqu’ils mettent sur le même plan «émotionnel» des plaques de verres cassées et ces centaines de milliers de familles éprouvées, MM. Valls et Cazeneuve, n’ont-ils pas honte ?", s’est écrié à juste titre l’un des parents de ces enfants malades. «Certes, briser les vitres d’un hôpital, poursuivait-il, même par mégarde, c’est idiot ; mais sauter sur l’occasion pour instrumentaliser la détresse des enfants malades et de leurs parents pour décrédibiliser un mouvement social, c’est indécent et inacceptable. Et c’est pourtant la stratégie de communication mise en œuvre depuis hier, par MM. Cazeneuve et Valls. Allègrement reprise par la droite et relayée sur un plateau doré par tous les médias.» Il y a là un pas franchi vers un horizon particulièrement délétère dont il faudra bien un jour cesser de taire le nom !
Imaginons maintenant que ce gouvernement vienne à bout de la contestation sociale qui partout en France a libéré les langues. Qu’y aurait-il gagné ? D’avoir fait surgir ce qu’il y a de plus immonde dans le collectif quand celui-ci se prend pour sa propre fin ? Cet immonde seul capable de le maintenir à flot, dans cet équilibre de la Terreur politique soigneusement mis au point et dont le FN est la pièce maîtresse, est-ce bien cela ce qui est visé ? Un faux équilibre en fait, dont même l’analyse ne traduit pas la réalité, cette réalité où le FN n’est même plus un repoussoir, mais la justification de toute politique en France. Une réalité au sein de laquelle il n’y a plus de lepénisation rampante, mais une méthode de gouvernement à la hussarde, où le 49,3 est devenu la condition même de l’exercice du pouvoir. Ce n’est ainsi même pas au surgissement de la Bête que ce gouvernement travaille : il a déjà inscrit le Gros animal de Platon, qui terrorise, qui avilit, dans l’horizon de la nation française. La Bête est la condition de l’exercice socialiste du pouvoir, dont la vérité est contenue dans ces discours d’avilissement. L’avilissement de la France, voilà le grand projet socialiste, où le #çavamieux de Hollande sonne comme une absurdité joyeuse, l’hallali entonnée férocement contre un peuple que l’on chasse désormais en meute.
K.-O. Debout ?
Libération (Rothschild), à une semaine d'un rendez-vous social crucial, celui de demain, mardi 14 juin, a cru bon d’ouvrir largement ses colonnes à Ruffin (Merci Patron), qui s’y est affiché en liquidateur du mouvement NuitDebout, dont on devinait bien depuis des semaines sinon des mois, depuis très exactement ce jour où il tenta de doubler l’Assemblée Générale de la Place de la République avec son meeting à la Mutualité, qu’il l’embarrassait alors qu’il avait autre chose en tête. Quoi ? Un rêve. Celui de construire un grand mouvement «populiste» à même de l’emporter dans les urnes de cette Vème honnie… Un Front de Gauche réactualisé en somme, revivifié. Quand ce même Front de Gauche, au tout début du mouvement NuitDebout, devant l’ampleur qu’il prenait soudain, s’interrogea pour savoir s’il ne valait pas mieux se fondre dans cette impulsion, bazarder le FG et le reconstruire dans ce sursaut frondeur. Ruffin s’interroge lui aussi sur les opportunités qui s’offrent : rallier la France insoumise de Mélenchon ou créer son propre mouvement. Après tout, le vivier est à portée de main, tant les séquelles de ce mouvement social sont grandes. Un Podemos à la française, que l’on sentait venir depuis des mois encore une fois, en particulier à travers le choix des invités «autorisés», Place de la République. On ne s’interrogera pas sur le calendrier de cette entretien, tant Libé(Rothschild) nous a habitué à ce genre de manœuvre depuis que Joffrin est à la barre. Il y a du Tsipras là-dessous, la volonté de liquider autoritairement un mouvement anti-autoritaire, fécond bien que brouillon. NuitDebout était donc une blague, aux yeux de Ruffin… Les milliers de blessés des manifs apprécieront… Une structure d’écho tout au plus, où donner de la voix. Un moment d’une stratégie plus ample, où mettre en place et en ordre de bataille les futurs militants de son propre mouvement. Que penser de telles intentions, du point de vue de Ruffin, non de celui des sombres manigances de Libé (Rothschild). Change-t-on de politique sans changer sa manière de faire de la politique ? Place de la République et partout en France, ce qui s’invente, précisément, c’est une autre manière d’entrer en politique. Pas dans toutes les instances mises en place sur la Place bien sûr, en particulier au niveau de son premier «media center» à l’appellation si crétine, si marketing et témoignant de toutes les opérations louches qui avaient abouti par exemple au dépôt de NuitDebout comme «marque déposée»… Curieusement, pas au niveau de ses premiers outils de communication d’une manière générale (qui sont en fait des outils de Pouvoir), avec cette TV Debout par exemple qui n’a cessé de reproduire un schéma de parole magistrale avec lequel nous devons tellement rompre. TV Debout et ses invités prestigieux, ses «experts» entérinant la longue dérive de dépossession de la parole populaire. Mais qu’importe : Place de la République, la vie continue. La lutte aussi. L’une et l’autre de conserve : la polis et la zoê. Dans leur union chaotique, autour de militants sincères, épuisés, qui se refusent à apporter trop vite leurs suffrages aux défaiseurs de rêve. Un autre mouvement prend pied. #NUIT DEBOUT DEMAIN, pour creuser la pérennisation de ce qui fit et la force et la faiblesse de NuitDebout. Une réponse indécise, nécessairement, à l’heure où certains se cherchent déjà une clientèle électorale.
Darwin exposé et expliqué par Patrick Tort
D’où vient Darwin ? Comment le théoricien de la filiation en est-il arrivé à cette intuition géniale sur l’évolution du vivant ? Et comment s’est-il défini lui-même par rapport à sa propre ascendance ? Né dans une famille riche, instruite, le jeune Charles fut très tôt exposé aux idées transformistes que son grand-père aimait volontiers théoriser. Très tôt il entendit s’exprimer dans sa propre famille une conception non fixiste de la formation des espèces vivantes. Pour autant, ces conceptions manquaient de fondements scientifiques et n’offraient guère d’issues intellectuelles au jeune Charles, qui ne savait que faire de sa vie, sinon qu’il se refusait à l’inscrire dans la volonté paternelle. C’est là toute l’intelligence de cette biographie, que de tenter de saisir moins le moment que la structure existentielle qui, très tôt, entraîna Carles Darwin sur des chemins de traverse. Charles, parce qu’il sut décevoir son père en refusant de lui ressembler, accomplit son destin hors norme. C’est dans cet écart de survie par rapport à l’obéissance filiale, ce précisément sur quoi il fondera sa théorie, qu’il engendra son salut. C’est du coup toute la geste d’une vie et d’une pensée que Patrick Tort éclaire et met en cohérence. Cette divergence qu’il révèle est fondatrice. Mais jusque dans cet écart procède une sorte de résonnance généalogique : il fut autorisé par le père de Darwin. Son non-conformisme, en quelque sorte, Charles l’hérita de sa propre famille. Un gène, oserions-nous dire, sélectionné de longue date. Désobéir était tout à la fois un acte de rupture et de fidélité à son ascendance. Un gène, la rétention familiale d’une variation avantageuse, pour le dire dans les termes mêmes du discours darwinien… Un avantage décisif pour le théoricien de la divergence. Hérédité et variation. Les conditions du transformisme, comme on le nommait à l’époque. Cette biographie subtile de Darwin éclaire en outre son positionnement religieux. Issu d’une famille chrétienne, au fil de ses réflexions, Darwin va évoluer vers un athéisme de fait, nous explique Patrick Tort. Elevé dans la foi anglicane, unitarienne, rejetant le dogme de la Trinité mais fortement attachée au récit biblique, l’empreinte protestante se comprend surtout comme d’un attachement à une vision morale du monde. Cette morale qui, seule, survivra à l’effondrement de sa foi. L’essentiel à ses yeux, tandis que s’effondrait la valeur de vérité des religions. Car pour Darwin, seul le souci affectif lié au sentiment d’être, cette composante émotionnelle essentielle de la personne humaine, comptait. Il en fit même une variation essentielle de la trajectoire humaine sur terre. Nous le verrons ultérieurement. Pour l’heure, Patrick Tort s’attache à démontrer que nous avons fait longtemps fausse route à croire les affirmations d’agnosticisme qui ont accompagnées son personnage public. Patrick Tort en révèle le caractère tactique. Le concept lui-même paraissait drolatique aux yeux de Darwin. Mais qu’importait : Darwin se réfugia derrière ce terme pour couper court aux polémiques qui se faisaient jour et mettre à l’abri ses proches. L’agnosticisme lui permettait de n’avoir ni à prouver, ni à infirmer l’existence de Dieu. Que d’autres s’en chargent : il lui revenait une œuvre majeure à achever, celle de la sécularisation de la morale chrétienne. Il lui revenait de travailler à une généalogie matérialiste de la morale, qui devait faire suite à son Origine des espèces. Comprendre en quoi le développement des instincts sociaux, la diffusion des instances de sympathie, constituaient pour l’espèce humaine son avantage ultime sur les autres espèces animales, et sa rupture sans doute la plus décisive avec elles.
CHARLES DARWIN EXPOSÉ ET EXPLIQUÉ PAR PATRICK TORT
Label : FREMEAUX & ASSOCIES
Nombre de CD : 3
Benjamin Stora, Alexis Jenni, Les Mémoires dangereuses
De l’Algérie française à la France postcoloniale, qui a réactivée aujourd’hui tous les discours racistes des années 1950 sur l’impossible assimilation des populations issues des cultures maghrébines… Avec une rare pertinence, Benjamin Stora décrypte les origines coloniales des thèmes racistes, identitaires, qui ont envahi la scène publique contemporaine. Passant au crible l’histoire et la recomposition historique du FN bien sûr, mais ouvrant la réflexion à de plus vastes ambitions. Celle d’une réconciliation (presque) impossible entre ces générations montées les unes contre les autres, celles des jeunes français d’origines algériennes, ghettoïsées, et celles des rapatriés d’Algérie et de leurs enfants, enfermées, toujours, dans un désir de revanche. Ils sont ainsi des millions à se faire face dangereusement, dans la France d’aujourd’hui. Près de dix millions pour être exact, qu’une classe politique irresponsable maintient en état d’affrontement, la plupart du temps pour des raisons électoralistes. Quand il faudrait agrandir le périmètre géographique de notre histoire pour la rendre vraiment commune aux enfants issus de l’immigration algérienne. Quand il serait plus pertinent d’en finir avec l’idiotie intellectuelle d’une identité française originelle qui n’a au demeurant jamais existée. Quand il faudrait avoir l’audace de rallier l’autre rive de la Méditerranée, constitutive de notre histoire, pour réécrire notre grand récit national. Quand il faudrait avoir le courage de réaliser que la redistribution des espaces urbains, en France, s’est faite selon ce vieux modèle colonial. Quand il faudrait l’énergie d’aider les enfants d’immigrés à repenser leur propre trajectoire. Quand il faudrait avoir la bravoure de se défaire de ce marqueur infâme que nous avons promu au rang de déterminant historique : celui de la religion. Quand il faudrait avoir le cran de restaurer des transmissions, plutôt que de les rompre.
L’imprégnation coloniale de la France. C’est la thèse forte de ce livre. Qui montre combien les origines du FN sont coloniales avant que d’être racistes. Qui montre combien notre mémoire est en souffrance et comme telle, incapable de nous faire entrer dans une Histoire commune. Qui montre combien notre représentation politique est coupable de n’agiter pour tout imaginaire publique que celui de la violence. Violence qui n’est au fond désormais rien d’autre que le mode de fonctionnement inouï de la république française. On le voit s’exprimer au grand jour, ce mode de gouvernement, sous présidence socialiste, avec ses violences policières ahurissantes qui frappent jour après jour la Nation Française, dessinant les contours d’une nouvelle frontière idéologique dont les racines plongent dans cette France coloniale que l’on croyait défaite. L’imprégnation coloniale, dont le FN est l’expression la plus achevée de notre système politique, promouvant jour après jour un modèle sociétal d’exclusion, d’intimidation, de domination dont on voit comment il contamine toute la pensée politique contemporaine, verrouillant la société civile sur une problématique de revanche destinée à la forclore durablement de toute vie publique…
Les Mémoires dangereuses, Benjamin Stora, Alexis Jenni, suivi de Transfert d’une mémoire, Albin Michel, janvier 2016, 232 pages, 18 euros, isbn 13 : 978-2-226-32025-4
LOI TRAVAIL VERSUS DROIT A LA PARESSE…
Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, publia en 1880 une série de textes consacrés au Droit à la paresse. En fait un pamphlet violent et singulier, qui lui vaudra une sérieuse remontrance de son beau-père, mais la sympathie des milieux anarchistes jusqu’au XXème siècle. Un texte étonnant, quand on songe que le droit au travail fut le socle de toutes les revendications ouvrières au XIXème siècle.
Pour lui, l’idéologie du labeur n’était rien moins que l’expression de la morale de la bourgeoisie rurale, provinciale, qui voue sa vie à l’ascèse du travail. Ascèse qui est une véritable aliénation mentale, propre à notre civilisation : le bon sauvage en est en effet exempt ; seules les races abâtardies ont érigé le travail en vertu (dont les auvergnats dans son esprit !). Au cœur de son argumentation surgit la figure du boutiquier. L’anarchisme de Lafargue sur ce point, s’exprime dans la langue de l’aristocrate : les nobles ne fustigeaient-ils point les boutiquiers eux aussi, et pour les mêmes raisons ? Et comme pour l’aristocrate, on sent affleuré le mépris, y compris pour ce prolétariat, qui s’est laissé subjugué par l’amour du travail.
La société industrielle a donc produit une race d’homme singulière, celle du prolétaire : « Les ateliers modernes sont devenus des maisons idéales de correction où l’on incarcère les masses ouvrières, où l’on condamne aux travaux forcés pendant douze et quatorze heures, non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants ! » L’atelier capitaliste est perçu comme « le Minotaure moderne ».
Et quant aux Droits de l’homme, d’origine bourgeoise et que l’on propose aux ouvriers, ils lui apparaissent comme une médiocre consolation, voire l’expression de valeurs opposées à celles qui émaneraient d’un vrai Droit à la paresse. Analysant les conséquences de cette folie du travail dans nos sociétés, Lafargue explique qu’in fine, le vrai problème du monde capitaliste n’est pas tant de produire que de trouver des débouchés. Ce qui du coup le pousse à créer de nouveaux besoins, factices, pour entretenir la logique de production de la machine économique. Et à transformer les citoyens en consommateurs. Ce que précisément tente de faire la Loi Travail de 2016, arguant de cette logique de consommation pour assujettir le travail à l'aliénation marchande...
De l’Origine des espèces, Charles Darwin
En marge de l’exposition Darwin au Muséum d’Histoire Naturelle, les éditions Frémeaux ont l’excellente idée de publier la lecture de l’Origine des espèces du théoricien de la filiation, qui sut développer une magistrale conception non fixiste de la formation des espèces vivantes.
Darwin a 22 ans lorsqu’il part en voyage, à bord du Beagle, dont il ramènera son fameux journal, The Voyage of the Beagle, publié en 1839 sous le titre Journal and Remarks, titre qui se réfère en fait à la seconde mission d’exploration. Embarqué en décembre 1931 pour ce voyage autour du monde, Darwin y emporta avec lui une documentation considérable, dont les 7 volumes de Lamarck sur les animaux non vertébrés, un essai sur «l’uniformitarisme» qui proclamait l’uniformité des causes de transformations et dispensait l’idée de la catastrophe comme modèle du changement. Mais on sent déjà un Darwin circonspect quant à ces théories quelque peu surfaites, puisqu’il prend soin dans le même temps de se munir des ouvrages de Humboldt, combattant avec force l’idée biblique du Déluge, de la Catastrophe donc, comme modèle du changement. Dans cette même bibliothèque de voyage, on notera de très nombreuses études sur l’âge de la terre.
Cap Vert, littoral de l’Amérique du Sud. Darwin saute à terre dès qu’il le peut, observe, compare, se focalise très tôt sur les ressemblances et les variations, étudie la naissance d’espèces nouvelles à partir de formes migrantes. A Tahiti, il se passionne pour les coraux. Au Brésil, éprouve un fort sentiment de révolte contre l’esclavage des noirs, à ses yeux une souillure indigne des nations chrétiennes. Il revient de son expédition qui aura duré cinq ans, avec des milliers de pages de notes dont il va en confier une partie à des experts : reptiles, poissons, oiseaux, etc. … En 1837, ces experts ont fini de décrypter une grande partie du matériel qu’il leur a fourni. Ils sont éblouis et le pressent d’en rédiger la synthèse. Darwin résiste, inaugure son note book B sur les transformations des espèces, lit en 1838 Malthus, s’intéresse au rapport tensionnel que celui-ci exprime entre croissance géométrique et croissance algébrique des populations et de leurs milieux naturels. Il en tire l’idée de sélection naturelle comme mécanisme éliminatoire, avantage reproductif. Dès lors, il travaille plus sérieusement à la mise en place de ses concepts. C’est qu’il lui faut tout inventer ! En 1839 il devient membre de la Société Royale de Londres, entreprend une enquête sur l’élevage pour comprendre comment on y opère à la sélection de variations pouvant constituer un avantage reproductif et rédige à peine une demi page raturée sur sa théorie. Le premier ouvrage qu’il publie, en 1842, porte en fait sur les récifs coralliens. Au crayon, il note sa théorie de la formation des espèces. Mais dans les années 1850, tout va se précipiter. Wallace se rapproche de ses idées, menace de publier avant lui une théorie similaire. Les amis de Darwin pressent ce dernier de ne plus tarder. En 1858, une communication des études de Wallace est livrée. Darwin présente alors ses propres travaux sur «La préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie». Et le 24 novembre 1859, enfin, il publie, à 1250 exemplaires, De l’origine des espèces, épuisé sitôt que paru. La seconde édition augmentée de 1860 congédiera à jamais l’idée providentialiste. C’était là que le bât blessait en grande partie. Exposant sa théorie, Darwin devait faire accepter l’idée du «transformisme» contre le dogme de la création séparée des espèces animales intangibles. Darwin y explicite par la même occasion son concept de variation. Variation / sélection, ses études complémentaires sur l’élevage lui permettent de préciser son idée : dans l’élevage cette évolution des variations avantageuses se pratique sur un très court terme. Et c’est cette réflexion qui l’a contraint à se demander avec plus de pertinence ce qui, dans la nature, était facteur de sélection. Dès réception de son livre, les malentendus vont s’accumuler autour de cette idée de sélection. Celle de variation se verra sous-estimée et il faudra attendre l’ouvrage de 1870, La filiation de l’homme, pour voir Darwin lever tous les malentendus. De fait, si De l’origine des espèces peut être considéré à juste titre comme fondateur d’une vision nouvelle du monde, on ne peut que regretter le manque de publicité et de réflexion faites aujourd’hui autour de ce second ouvrage de 1870, qui constitue désormais pour nous un enjeu intellectuel essentiel pour notre civilisation ! (à suivre donc !).
Pourquoi écouter Darwin, plutôt que le lire ? La réponse est simple au fond : la lecture qu’en donne Eric Pierrot nous porte comme nous porterait un cours magistral donné dans un amphi. La même attention est sollicitée, la même jouissance devant l’intelligence de l’exposition, la même joie à suivre et comprendre, au mot près, le fil d’une pensée à son propre travail !
L’ORIGINE DES ESPÈCES - CHARLES DARWIN
Lu par Eric Pierrot
Direction artistique : CLAUDE COLOMBINI FREMEAUX
Label : FREMEAUX & ASSOCIES
Nombre de CD : 3
PRODUCTION : CLAUDE COLOMBINI FRÉMEAUX POUR FREMEAUX & ASSOCIES AVEC LE SOUTIEN DE LA SCPP.
TRADUCTION : AURÉLIEN BERRA
DIRECTEUR DE PUBLICATION : PATRICK TORT
COORDINATION : MICHEL PRUM
© CHAMPION / SLATKINE
DROITS : FREMEAUX & ASSOCIES EN ACCORD AVEC CHAMPION / SLATKINE.