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La Dimension du sens que nous sommes

Halloween ? Non : LA PEAU ET LA MORT, d’ALEKSANDER WAT

31 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #poésie

A Jan Lebenstein
 
 
 
wat.jpgUn squelette qui se respecte
jamais ne se montre
nu
Ce tissu adipeux : son
habit. De muscles aussi. Et la peau, merveilleuse peau
devenue flasque l’âge aidant. Eh là ! ma peau
est flasque oui, mais ce costume est de Balenciaga !
Décoré de la médaille de fer blanc de l’héroïne. Demeure
grande et belle de son hôtesse. La religieuse dégrafera
cette médaille, m’ôtera ce costume –eh là !– de Balenciaga,
me lavera au savon Moscou Rouge, me vêtira
d’un pull-over que tricotèrent gratis
des filles du komsomol ! –admiratrices
de mon mari, grand écri-
vain. Là où battait,
émouvant chiffon,
mon petit
cœur,
on refixera la médaille,
belle médaille de fer blanc.
Et l’on me déposera en tombe,
moi –ce squelette qui tant se respectait
qu’il ne se montrait jamais
nu.   

Aleksander Wat (1990 – 1967). Non daté. Traduit par les soins du Courrier du Centre International d’etudes Poétiques, n0 189, janvier-mars 1991, Bibliothèque Royale, Bruxelles, issn : 0771-6443.

Image : Wat, parue dans la revue polonaise Notatnik frustrata, środa, 12 października 2011.

  
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LE BUTIN DES PUISSANTS (O. V. de L. Miłosz 1877 – 1939)

30 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #poésie

 
miloszportrait3.jpg"J’allais vers les pauvres… D’un monde où l’on ne pense pas ce que l’on dit à un monde où l’on ne peut dire ce que l’on pense (…).
 
"Le cœur du puissant n’est pas comme celui de l’homme sans pain ; il est fermé au langage des choses qui ne sont pas possession. (…)
 
"La folie de l’orgueil, c’est d’élever le moindre butin par-dessus toute donation ; et lors même que la libéralité est avouée, de l’attribuer à l’inconnu. (…)
 
"Liberté. Humainement : chez le barbare, celle de prendre, et surtout de détruire. Chez le civilisé, celle de créer et de donner. Dans l’ordre social, c’est la recherche d’une organisation assurant le don mutuel. (…)
 
"Comme toutes choses me paraissent obscures et mesquines venant de ma vie d’homme, et claires et profondes venant de ma vie d’enfant.
 
"Il y a un grand mystère au fond de toute tendresse, un impénétrable secret dans le sein de toute passion ; un rêve que l’on oublie au réveil, un silence que l’on n’ose troubler, un mot que l’on craint de dire."
 
 
 
 Oskar Władysław de Lubicz Miłosz, lithuanien d’origine, écrivait en français. Il est décédé à Fontainebleau où se trouve sa tombe. Poète, dramaturge, diplomate, l’oncle du Nobel de littérature, il fut l’écrivain d’un seul éditeur, et pour ce dernier, le seul écrivain de sa maison d'édition. Cet éditeur s’appelait André Silvaire. On pouvait, jusque vers les années 90, le rencontrer, toujours disponible, dans ce petit comptoir qu’il louait au 20, rue Domat à Paris, dans le Vème arrondissement. Silvaire vouait au poète une admiration sans borne. Tout comme d’autres poètes, comme Jean Bellemin-Noël.
Maximes et pensées, O. V. de L. Miłosz, éd. André Silvaire, 1967, 160 pages, épuisé.
Images : photographie du poète.
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TRADER, OU L'EXPLORATION DES REGULATIONS NON HUMAINES DE LA CITE

29 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

trader.jpgSalle des marchés. Open space tendu à l’extrême. Un emprunt à la marge, mille milliards d’euros. Naguère les cotations se faisaient à la criée, Zola en sautoir. Open space : il faut de l’agitation pour créer des stimuli. Exit les cloisons, donc. Open space : le modèle par excellence du stimulus operandi.
Depuis quand les banques ont-elles pris possession des Bourses ?
En 1531 fut créer à Amsterdam la première vraie Bourse du monde occidental. Déjà la maîtrise de l’information y était essentielle. A Paris, la Compagnie des agents de change vit le jour en 1801. En 1895 fut créé le MATIF. Et de nos jours nous avons le CAC 40. Cotation Assistée en Continu. Il ne s’agit plus aujourd’hui de disposer de l’information utile, il faut la devancer. Il faut pouvoir, toujours, disposer d’une information nouvelle. Et produire sa rationalisation. Le marché a peur, par exemple. Le marché s’emballe, manque de confiance le pauvre chou, est supendu à un mot, un chiffre, qui l'aidera à déployer ses métaphores, sportives et militaires. En ordre de bataille, les traders attaquent. Ils montent à l’assaut. Se replient. Ou font une pause. Pour empocher les dividendes, avant de remonter au front. Et puisqu’il faut bien se vendre, le trader passe aussi une partie de son temps à envoyer des signaux sur sa rentabilité.
Trader. Une économie psychique pulsionnelle. Penser profit. Calculer. Tout le temps. Seul compte l’arbitrage des mathématiques. Il faut mettre en équation des données, des chiffres, les courbes du marché. Toute la journée. Ne se soucier que du profit. Gagner à la hausse, gagner à la baisse. Trader, c’est être capable de formuler plusieurs stratégies contradictoires. Et formaliser la présentation de son raisonnement. Car si le monde n’existe pas, il faut lui donner le change : produire un discours moral sous couvert d'explications scientifiques, à l’attention des sociétés humaines que l’on veut plumer. Un discours moral vaut toujours mieux qu’un discours politique pour berner les gens. Trader, le droit de vie et de mort. Jeter un pays entier dans la misère : trois lignes de chiffres. Détenir le nomos donc. Je le fais et le défais. La guise est mathématique. Imparable.
Trader : la sauvagerie à l’état pur. Le Droit n’est qu’un art de fortune, vu depuis la salle des marchés, et depuis qu’elle est devenue ce que la cité juge de plus indispensable. De plus indispensable mais de plus fermé. Une clôture essentiellement masculine du reste. Derrière laquelle dissimuler les complicités les moins avouables. La salle des marchés ? Un espace depuis lequel domestiquer les êtres sans pudeur.
Exit le Droit, le politique, ne subsiste que l’expression d’un jugement construit au plus juste des lois mathématiques de la maison. Car là où le Droit établit un lien de vérité, le trader, lui, rétablit l’absurdité de cette attente de vérité.
Trader, l’instance même de la dé-socialisation des couches les plus favorisées de la Nation. La nouvelle économie est plus nouvelle qu’on ne saurait l’imaginer. Car être trader, c’est explorer des régulations non humaines de la cité. C’est dépasser l’illusion du politique. La méprise de l’idéologie. C’est travailler à la lettre le concept de réquisition de Heidegger, le seul concept que l’on souhaite sauver de tout le fatras philosophique, dans l’open space du marché, où substituer enfin la programmation à la conscience.
Trader, une inspiration post-ontologique, qui ne puise ses justifications que dans l’auto-référence. Non pas une bulle, fût-elle financière, une circularité parfaite où accomplir le grand œuvre de destruction de l’humain. –joël jégouzo--.
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Car le Beau n'est rien autre que le commencement du terrible…

28 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #poésie

"what a mystery"… "what a beauty"
 
"Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri
parmi les hiérarchies des Anges ?
Et cela serait-il, même, et que l'un d'eux soudain
me prenne sur son cœur : trop forte serait sa présence
et j'y succomberais, qu’à peine à ce degré nous pouvons supporter encore ;
            car le Beau n'est rien autre que le commencement du terrible
et si nous l'admirons, et tant, c'est qu'il dédaigne
et laisse de nous anéantir.
Tout Ange est terrible..."
Rainer Maria Rilke


Stromboli, (terra di dio), de Roberto Rossellini, 1949, dernière séquence.
"What a mystery", "What beauty"... Ingrid, au sommet du Stromboli
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TOUT ANGE EST TERRIBLE (Rainer Maria Rilke)

27 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #poésie

ailes-du-desir-1987.jpg"Ô heures de l’enfance
où il n’y avait plus, derrière les figures, rien seulement
que du passé, et devant nous, nullement l’avenir.
Certes nous grandissions et même étions, parfois,
pressés d’êtres des grands bientôt, à moitié par amour
pour ceux qui n’avaient rien de plus, si ce n’est qu’ils avaient grandi.
Et pourtant nous étions, dans notre progrès solitaire,
satisfaits et joyeux avec tout ce qui dure ; et nous nous tenions là,
dans l’intervalle qui sépare le Monde du jouet,
debout à cette place, qui fut dès le commencement
fondée par un événement pur.
Où se tient un enfant, qui nous le montrera ? Qui le place
en son lieu dans la constellation, et met entre ses mains
la mesure de la distance ? Qui confectionne ce pain gris,
qui devient dur, la mort d’enfant, -ou dans sa bouche ronde
la lui laisse comme le trognon
d’une belle pomme ?… Les meurtriers, on peut
aisément les comprendre. Mais cela : avoir en soi la mort,
la mort en sa totalité, et dès avant la vie encore
si doucement la contenir, et ne pas en être mauvais !…
Oh ! c’est inexprimable !"
R. M. Rilke
 
images : Les ailes du désir
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CREPUSCULE DE LA METAPHORE, de Jan Brzękowski (1929)

26 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #poésie

avant-garde-polo-poesie.jpg"l’œuvre d’art est une allusion fermée à la réalité", Tadeusz Peiper.

 

L’Institut polonais de Berlin présente jusqu’au 10 novembre 2011 des œuvres de l’avant-garde polonaise constituée autour de Jan Brzękowski , œuvres issues de la collection d’Egidio Marzona, dans le cadre d’une exposition intitulée "Kilométrage - Jan Brzękowski et ses univers artistique."

 

Jan Brzękowski (1903-1983) – poète, théoricien de la poésie et écrivain, s’était installé à Paris dès 1928, où il animait la revue signalée plus haut, avec le groupe a. r., formé autour de Władysław Strzemiński, Katarzyna Kobro et Julian Przyboś.

Ce groupe avait ouvert le premier musée d’art moderne à Łódź  dans les années 30, ainsi qu’un immense centre d‘art contemporain au cœur de friches industrielles où des communautés d’artistes vinrent vivre là un peu comme le firent par la suite les artistes new-yorkais de la Factory.

Théoricien de la poésie, Jan Brzękowski fit paraître dans le premier numéro de la revue l’Art contemporain  une longue analyse sur le sens de la métaphore dans la création littéraire contemporaine, dont voici quelques extraits :

l-art-moderne-jan.jpg“Il n’y a pas longtemps, la métaphore était l’attribut le plus réel de la poésie nouvelle, (…) avant-dernière marche de la nouvelle réalité poétique. (Parmi ses pionniers), il faut considérer les Mots en liberté  de Marinetti qui, n’employant que des morceaux autonomes et non liés d’images (les substantifs concrets et abstraits) ne comprenait pas les relations de fonction qui existaient entre eux. (Ce faisant, il travailla sans le vouloir sa poésie pour en faire une sorte de métaphore étendue. (…)

Mais on ne peut écarter le fait que toute “métaphore est en même temps une épreuve de classification. C’est-à-dire, en principe, qu’elle est abusive, comme tout ce qui classifie. La conscience de son caractère abusif clairement perçue laisse entrevoir comme un sentiment de protestation contre l’impossibilité de connaître quoi que ce soit, protestation qui, en soi, est déjà porteuse d’une valeur critique de premier ordre.

Car “La métaphore embrass(ant) en même temps la réalité vitale et abstraite, ne fait qu’exprimer un conflit métaphysique. Ses éléments, (articulant) différentes réalités qui sont parfois liées par des rapports très éloignés (quelque fois ne pouvant être que vaguement sentis) provoquent certes l’étonnement, épiderme de la sensation artistique” (…), qui explique que “la métaphore n’en (soit) pas moins devenue l’instrument de compréhension et d’expression de la vie moderne. (…)

“Les années dernières semblent vouloir rectifier l’hypertrophie de la métaphore en cherchant des valeurs nouvelles dans la phrase et dans l’idée. (…)

“Les surréalistes ont attaqué avec violence la métaphore. Ils avaient choisi pour méthode la production irrationnelle des images –l’écriture mécanique (sic ! Jan semble ne pas connaître l'expression d'écriture automatique...)

Bréton (resic quant à l’orthographe d’André !), aussi bien que Marinetti propage le culte de la fantaisie pour en faire la méthode unique de création. Avec cette différence que Marinetti emploie les mots dans leurs rapports concrets logiques, tandis que Bréton (bien malgré lui) se sert de l’image pour produire ses effets poétiques. Nous faisant ainsi passer du mot concret autonome unique à la métaphore image, qui est déjà l’expression du rapport de fonction existant entre deux réalités bien distinctes.L’ensemble du poème devient ainsi l’équivalent d’un sentiment métaphysique.

poesie-jan.jpgOr “ l’œuvre d’art, comme le dit Tadeusz Peiper, est une “allusion fermée à la réalité”. Cette charge électrique de l’allusion est la chose la plus importante dans l’art. Par son identification avec la réalité, certains mouvements passéistes se sont complètement déchargés de cette vocation et ont oublié qu’on ne range dans le domaine de l’art que ce qui dépasse les limites de la nature et qui est artificiel.

“La poésie nouvelle a produit surtout un appareillage nouveau. Le matériel poétique ne s’est changé que peu. La ville et la machine ont élargi évidemment la sphère de ce qui est poétique, (…) mais d’après les statistiques d’Ozenfant, la fréquence des expressions (la nuit, etc.) stéréotypées de la poésie classique n’a pas beaucoup changé. (…)

Ajoutons à cela que le signe caractéristique de la vie moderne est sa vitesse et son intensité. On comprendra alors que le trait essentiel de la poésie contemporaine soit le raccourci, non la métaphore. L’abréviation, devenue source d’émotion plastique : l’abrégé est la valeur la plus essentielle de la construction poétique. Rejeter les détails inutiles et onéreux. Tenir l’ellipse comme principe essentiel de la modernité.

Voilà peut-être pourquoi le surréalisme a fait de l’ellipse la force créatrice par excellence. Car elle est enracinée dans la subconscience dont la caractéristique majeure est de s’opposer puissamment à l’intellectualisme de notre siècle.

Seuphor, poète lettriste, qui lie les mots d’après leurs inclinaisons attractives adossées au vocabulaire du subconscient, ou d’après le mouvement visuel des images qu’ils provoquent, comme dans le mouvement de certains films d’avant-garde, en est le meilleur exemple.

“Le lyrisme condensé existant dans les valeurs des mots en fonction d’eux-mêmes nous donne une image-notion qui paraît être le but de la poésie nouvelle. La méthode créatrice du laboratoire poétique est l’extraction de ce lyrisme dans sa forme pure, sans produits latéraux. L’image-métaphore, qui n’est pas le symbole d’une tension, mais son équivalent.”

 

 

Exposition de l’Institut polonais à Berlin et de la collection Marzona. L’événement est accompagné d’une publication de la maison d’édition Verlag der Buchhandlung Walther König. Du 9 septembre au 10 novembre 2011. Institut polonais, Burgstrasse 27, 10178 Berlin, Allemagne
http://berlin.polnischekultur.de/index.php?navi=013&id=675

Revue L'Art contemporain, rédaction : 21, rue Valette, Paris 5ème, n°1, Kilométrage 0, janvier 1929, cote FN 14608, BNF. Images : textes de Jan Brzękowski.

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LOUIS MARCOUSSIS VU PAR WALDEMAR GEORGE (1929)

25 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #DE L'IMAGE

marcoussis-bouteille.jpgDans les années 20 paraissait, à Paris et Varsovie, en français et en polonais, une revue d'avant-garde -L'Art contemporain-, dédiée à la création artistique et littéraire européenne. Co-dirigée par des intellectuels polonais et parisiens, cette revue au format insolite (30x40 cm) offrit une tribune rare aux polonais de l'avant-garde d'alors, convoquant parfois écrivains et peintres dans des registres peu habituels (Chirico en rédacteur plutôt qu'en peintre, par exemple, voire Picasso dans le même emploi). Une revue attestant alors d'échanges nourris, donnant à comprendre combien le filtre polonais fut important dans ces années pour l'appréhension du périmètre européen.
Toute l’avant-garde s’y pressa, fiévreuse des théories qui dominaient alors l’espace du débat artistique.
Toute l’avant-garde put ainsi se tenir au courant des débats polonais particulièrement riches sur les questions de la place de l’art et de la littérature dans la société.
Qu’est-ce qu’une œuvre d’art, quelle est sa place dans le monde, voire sa fonction politique? Certains répondaient à la hâte, d’autres prenaient le temps de recenser les symptômes et de dénoncer la prolifération des "ismes" qui déferlaient alors et prétendaient dicter les canons de l’acte créateur.
Débats intenses, houleux, extraordinairement féconds du côté polonais, où l’on refusait à s’enfermer dans des positions par trop doctrinales.
Le cubisme, le dadaïsme, le futurisme, le constructivisme, le surréalisme, le formisme pour les polonais, un mouvement étonnant, jamais étudié en France, la revue passa ainsi au crible tout ce que l’Europe inventait, cherchant à débusquer l’émotion artistique, au risque de ses formes et de ses contenus, dans un monde que l’on pressentait alors déjà comme un décor encombrant.
Je voudrais juste ici rappeler cette mémoire. Anecdotiquement, a travers l’évocation paresseuse de deux personnalités du monde de l’art de cette période oubliées aujourd’hui et donner à entendre une voie critique, désuète par endroits, pertinente à d’autres, dans son mouvement d’humeur par exemple, contre la conception généalogiste de la création artistique et le rangement des artistes au sein des chronologies construites -et même si elle ne sait trop argumenter cette humeur, juste pour me rappeler combien l’exercice critique est délicat, périlleux, voire une forfanterie dont on ferait tout aussi bien de se passer…
 
"Louis Marcoussis, écrit ainsi dans le numéro 1 de la revue Waldemar George, défend avec témérité cette tradition du dandysme artistique, de l’aristocratie de la pensée et du geste, de l’élégance mentale et corporelle, dont le peintre Manet a été l’ultime représentant. (…) Et pourtant, Marcoussis n’est pas un peintre mondain. (…)
"Fleur d’une civilisation plusieurs fois séculaire, (…), ce Polonais installé à Paris depuis un quart de siècle, a fait ses études de droit à Varsovie".
la-table.jpgCubiste, il fut volontiers cité dans la monographie sur Picasso publiée par André Lewel, comme l’un des tout premiers, sinon le premier à expérimenter cette forme d’expression picturale inspirée tout droit de l’art primitif des Tatras. L’occasion pour Waldemar de fustiger les critiques français qui ne se sont jamais penchés sur la question, et au-delà de celle des origines, l’occasion de vilipender les gloses généalogistes en matière d’histoire de l’art :
"Il faut mettre fin à la légende des grands courants d’idées qui traversent l’univers et qui laissent leurs empreintes partout où ils accèdent. L’historien viennois Aloïs Riegl a démontré d’une manière décisive l’insanité de la doctrine de Semper, qui limitait nos fonctions créatrices à la solution des problèmes d’ordre technique, et qui présentait les artistes comme tributaires des matières que la nature mettait à leur portée. (…)
"Le cubisme était un continent sur le point d’être conquis. Il importe peu de savoir qui tient dans l’œuvre de cette conquête le rôle héroïque de Colomb (…).
Mais Waldemar n’en poursuit pas moins, dénonçant à juste titre cette histoire des arts que l’on ne cesse de nous écrire, et qui ne sait généralement mettre en série que des chronologies factices, ignorante d’autres influences qu’elle ne sait décrire.
Une ignorance qui l’aurait ainsi portée à voir en Marcoussis un "suiveur" moins talentueux qu’un Picasso, quand Marcoussis, "en plein cubisme analytique, tentait au contraire de rendre à l’élément frontal tout son ancien prestige."
Si bien qu’en "1928 Marcoussis tourne le dos au cubisme orthodoxe, au style ’école cubiste’, adopté par les deux hémisphères."
"(Mais) ce conflit entre l’élément plastique, entre le rythme propre à la construction de la beauté et une figuration magique et dramatique était perceptible dans la plupart de ses toiles. Or ce conflit a été aplani (par les cubistes officiels). (…)
"Marcoussis abandonne alors un mode qui comportait une interprétation de la réalité conforme, sinon aux apparences, aux lois régissant le mécanisme de l’œil, du moins à sa logique. Le cubisme n’est qu’un surnaturisme, une vision neuve des faits soumise à l’action d’une analyse ardente, une reconstruction de l’univers visible, un style elliptique susceptible d’être traduit en chiffres, connus de tous. (..)
"C’est (ainsi) en vain qu’on chercherait dans les tableaux que Louis Marcoussis livrera au public, lors de sa prochaine exposition, cette cadence organique qui liait les formes les unes aux autres et qui scellait l’unité de la surface. Point de sciures plastiques, basées sur des associations d'objets, voire d'images. (...)
"Une écriture tranchante, celle d’un homme qui énonce sa pensée avec force. Des formes à claire-voie que supporte une armature spatiale de plans opaques. (…)
"Marcoussis ne s’adresse désormais qu’à l’imagination. Devant ses toiles qui sont des mimogrammes, des formules rituelles ou des phrases musicales, il ne vient à l’idée de personne de songer à des problèmes posés et résolus. (…)
"Marcoussis refuse l’académisme, cette pierre d’achoppement des révolutionnaires, et brûle les théories de l’allitération. Au rythme formel il a substitué un mouvement figuré. A présent, il isole ses figures. Il transforme les rapports des surfaces en rapport d’espaces. Il émancipe les vides, les intervalles. Seule, la donnée poétique unifie son tableau. Elle en devient le principe, l’idée force. A l’empirisme et au rationnel il a préféré une forme sur laquelle l’expérience ne peut avoir aucune prise, une forme qui est une pure pensée créatrice, pure mode d’émotion, pure subjectivité."--joël jégouzo--.   
Revue L'Art contemporain, rédaction : 21, rue Valette, Paris 5ème, n°1, Kilométrage 0, janvier 1929, cote FN 14608, BNF. Image : Marcoussis, Une bouteille de whisky et un paquet de scaferlati (1913), Huile sur papier marouflé sur toile (55 x 46). Marcoussis :La table (1930), Eau-forte (25 x 18). Nombre de tableaux de Marcoussis sont visibles au Musée de Dijon.
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L’ADIEU A L’AUTOMNE (S.I. Wietkiewicz, 1927)

24 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

witkacy.jpgDans l’un de ses articles publiés en 1934, Witkacy renvoyait le lecteur à ses autres études de la façon suivante : "cf la critique des opinions de T. Kotarkinski, 1935, enfouie dans les tiroirs de mon bureau et ceux du bureau de Kotarkinsky".
J’aime assez cette désinvolture. Non qu’il faille enterrer à l’avance tout propos critique sous des tonnes d’autres considérations plus opportunes, mais qu’il puisse n’exister qu’en un lieu aussi vain, voilà qui réconforte en moi le sens de l’exercice, qui n’est pas d’instruire, mais de poursuivre, autant qu’on le pourrait, ailleurs, dans le déplacement de la raison et du langage, la possibilité de dire quoi que ce soit sur la littérature.
Viser autre chose, donc, que le déploiement rationnel et argumenté d’une péripétie langagière vouée presque toujours à sa disparition.
Cet autre chose qui pointe peut-être sous l’égarement auquel invitait Witkacy.
Et se rappeler, peut-être, que ce dernier écrivait toujours dans un état de surexcitation mentale, accroché au désir de débusquer l’inaudible et cultivant à l’excès le goût de du paradoxe. Il y avait en effet chez lui une vraie incapacité à exposer quoi que ce soit avec clarté. Sans doute cela tenait-il à la conception qu’il se faisait du monde, à son "ontologie plurielle" qui rejetait de toutes ses forces l’idée d’une unité de l’être et de la personne qu’il jugeait factice, et le conduisit à développer l’idée d’une totalité négative de l’être dont il voyait se manifester le sens dans cette dimension charnelle de nos vies (la chair, pas la viande), à tout jamais inaccessible à l’esprit humain. Une ontologie plurielle qui l’amenait en outre à développer un pessimisme viscéral, sinon un catastrophisme salutaire.
Et se rappeler encore, oui, c’est peut-être cela au fond, le seul horizon de tout discours : se rappeler que Witkacy refusait la fascination qu’exerce d’ordinaire sur les hommes la philosophie et sa prétention à restituer ses objets de pensée sans restes ni excédents. Un refus qui l’avait entraîné à ne composer qu’avec les restes et les excédents de la pensée, du verbe, du langage quel qu’il fut, au point de composer de véritables farcissures textuelles.
l-adieu.jpgCela pour l’analyse. Je ne voudrais pas lui faire à présent une "gueule", fût-elle d’écrivain…
(Bien avant Gombrowicz, Witkacy avait énoncé cette métaphore de la "gueule", exécrant les fâcheux qui vous enferment dans une attitude, une pensée, une œuvre, tout comme ceux qui ne se rendent jamais compte qu’après coup, la gueule par trop exagérément ouverte, après les guerres par exemple, le désarroi des peuples, l’injustice volubile des discours de domination, qu’il y a quelque chose qui cloche dans notre culture occidentale…)
Je ne lui ferai donc pas une gueule d’écrivain, mais me rappellerai encore le héros de cette œuvre, L’Adieu à l’automne , Athanase, un être velléitaire qui me faisait penser à l’être de trop de la culture russe des années vingt, à Bazarov, le héros négatif de Tourgueniev, témoignant dans cette marge qu’il inaugurait, de la naissance de l’intelligentsia comme classe discréditée. Nécessairement.
Je me rappelle même très exactement cet Athanase qui ne ressemble à rien mais sait se moquer de lui-même, devisant sans relâche, amoureux toujours, toujours transi sans trop savoir quoi faire de cette léthargie (n’est pas Lancelot qui veut), sinon ouvrir grand les portes au néant, à ce néant qui subjuguait dans les années 20, comme un joyau finement ciselé où contempler toutes les facettes d’un Moi que l’on vivait morcelé, plus "brillant" qu’il ne l’avait jamais été jusque là, mais du brillant des verroteries.
"Personne n’avait de conscience claire de l’être qu’il était en réalité (non plus métaphysiquement, cela, nul ne savait depuis longtemps, mais socialement) dans les structures compliquées et éphémères de la société et chacun avait une idée de soi tout à fait différente de ce qu’elle aurait dû être. (…)
Witkiewicz-Lodz.jpg"Même Athanase, cet improductif, mais assez intelligent, malgré une aptitude exceptionnelle à fixer les plus menus états d’âme, ne cessait de croiser en chemin son sosie intellectuel, lequel tendait vers la liquidation totale de tout son petit magasin mental.
Peut-être parce qu’il savait "que quelque part la grande mutation de l’humanité (était) en train de s’accomplir ; quelque chose de gigantesque (était) en train de déferler au-delà de l’horizon de (sa) compréhension étroite et (il) ne pouvait voir cette grandeur dans aucun fait qui lui fut perceptible.
"Je ne suis (beugle Athanase) qu’une chose sans nom, le déchet d’une pseudo-culture qui n’a réellement rien créé d’intéressant chez nous, ruminant depuis des siècles les nouveautés étrangères, et encore, presque toujours à contretemps.
Mais Athanase respirait : tout serait résolu par la vie elle-même.
Alors à ce moment exact, "(le) monde, splendide dans la menace de sa beauté indicible, se ramassa pour bondir et se jeta comme une bête féroce sur la pauvre charogne humaine qui l’avait trompé en se trompant elle-même, et il enfonça ses crocs avec toute sa cruauté jusqu’alors cachée, dans la malheureuse conscience qui cherchait en vain le salut."Son propre moi lui sembla d’un coup "une petite cochonnerie étalée comme une fine couche de graisse sur l’indifférente plaque métallique de la nécessité que quelque chose soit. "
Mais c’est sans doute d’autre chose, encore, qu’il faudrait se rappeler, qui restera dans l’ouvert d’une question que l’on ne sait peut-être même plus poser. --joël jégouzo--.
 

images : Witkacy et couv de son roman, épuisé.
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Ponctuation poétique : Axël, de Villiers de l'Isle-Adam

23 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #poésie

terre.jpg"Vivre ? Non. - Notre existence est remplie et sa coupe déborde !

Quel sablier comptera les heures de cette nuit ?

L'avenir ?... Sara, crois-en cette parole : nous venons de l'épuiser.

(...) La qualité de notre espoir ne nous permet pas la terre. Que demander, sinon de pâles reflets de tels instants, à cette misérable étoile où s'attarde notre mélancolie ?

La Terre, dis-tu ?

(...) C'est elle, ne le vois-tu pas, qui est devenue l'illusion !

Reconnais-le, Sara : nous avons détruit dans nos étranges coeurs l'amour de la vie - et c'est bien en Réalité, que nous sommes devenus nos âmes. Accepter désormais de vivre ne serait plus qu'un sacrilège envers nous-mêmes.

Vivre ? Les serviteurs feront cela pour nous."


 

Mallarmé, sur Villiers de l'Isle-Adam :

"Nul, que je me rappelle, ne fut, par un vent d'illusion engouffré dans les plis visibles, tombant de son geste ouvert qui signifiait "Me voici", avec une impulsion aussi véhémente et surnaturelle, poussé, que jadis cet adolescent ; ou ne connut à ce moment de la jeunesse dans lequel fulgure le destin entier, non le sien, mais celui possible de l'homme ! la scintillation mentale qui désigne le buste à jamais du diamant d'un ordre solitaire, ne serait-ce qu'en raison de regards abdiqués par la consience des autres.

Je ne sais pas, mais je crois, en réveillant ces souvenirs de primes années, que vraiment l'arrivée fut extraordinaire, ou que nous étions biens fous ! les deux peut-être et me plais à l'affirmer.

(...) ce candidat à toute majesté survivante, d'abord élut-il domicile chez les poètes (...).

(...) Rien ne troublera, chez moi ni dans l'esprit de plusieurs hommes, aujourd'hui dispersés, la vision de l'arrivant. Eclair, oui, cette réminiscence brillera selon la mémoire de chacun, n'est-ce pas ? des assistants."

(Mallarmé, Divagations)

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1977 DE DAVID PEACE : THE TIME IS OUT OF JOINT

22 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

1977.jpgL’année du jubilé royal et celle de l’éventreur du Yorkshire, terrain de jeu sauvage de la police, des journalistes, des truands et du tueur, où ne s’affrontent que des démons médiocres – d’autant plus féroces donc. Une grande débâcle en somme, dans cette immense partie de cache-cache dans les rues de Leeds. Or cet univers glauque, où la fange le dispute à l’ignominie, est servi par une écriture de pure dénotation qui, de contractions brutales en phrases arides, vous assènent des scènes d’une violence inouïe. Une grande débâcle narrative en quelque sorte : David Peace déserte les conventions d’écriture et par sa double narration, ses contrepoints, ses ruptures narratives, nous projette de plain-pied dans l’Histoire telle que nous l’éprouvons désormais, erratique, indéchiffrable, violente jusqu’à l’écœurement d’une abjection sans nom.
 
1977 est le second volume du Red Riding Quartet, tétralogie sinistre que l’auteur a consacré au Yorkshire. Le monde qu’il dépeint n’est même plus au bord du chaos : il a sombré déjà dans l’abîme et ce monde, comme l’indique le titre, est derrière nous. Nous en sommes en quelques sortes les enfants naturels. Essoré par les crises à répétition, saturé de violences, de la rage vaine d’une classe ouvrière défenestrée de son destin, errant d’une actualité morbide l’autre, dans ce grand monde qui semble bien vouloir s’user jusqu’à la corde, s’il ne l’est pas déjà. Peace en consignait la veule tragédie dans sa tétralogie, s’en repaissait jusqu’à la nausée, nous livrant un opus sidérant pour les jours qui venaient, les nôtres, ici, maintenant, c’est fait, on y est, à patauger déjà dans un monde d’éventreurs peuplés de victimes folles, des délires les plus sordides, des hypocrisies les plus abjectes. --joël jégouzo--.
 
1977 de David Peace, trad. Daniel Lemoine, Rivages / Thriller, fév 2003, 357 p., 21€, ean : 978-2743610708.
 
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