QU’EST-CE QUE LA VOIX ? A VOICE IS A PERSON, BORIS TERK.
La contralto Kathleen Ferrier chanta Mahler comme personne avant elle en Grande-Bretagne (dès 1947). En 52, elle enregistra sous la direction de Bruno Walter et mourut peu après d’un cancer. Elle avait 41 ans. Un soir en concert, les dernières notes de l’Abschied de Mahler lui étaient restées dans la gorge : "ewig, ewig, ewig". Peut-être avait-elle enfin pris acte, dans cette manducation impossible de ce toujours qui ne peut en aucun cas faire sens dans notre humanité, de la fragilité de notre condition, que Mahler avait voulu inscrire dans sa composition même et pour laquelle il avait multiplié les avertissements.
Kathleen Ferrier était belle, grande, souriante, rieuse. Sa voix accédait au sublime, racontait-on volontiers. Qu’était-ce : entendre une telle voix ?, interroge le magnifique essai de Boris Terk. D’où lui était-elle apparue ?
Pour se déployer pleinement, la voix doit transformer le corps qui la porte. Le requérir tout entier, poumons, cavité buccale, arcades dentaires. Du long cou de Kathleen au port solennel de sa tête, en passant par ses larges épaules, Boris Terk tente de percer la singularité du génie de la contralto. A quoi cela tenait-il donc ? Rien ne nous est épargné de l’étude morphologique de cette voix dont il reste aujourd’hui des traces enregistrées. Graphiques, spectométrie, morpho-accoustique… Il n’est pas jusqu’à la partition de Mahler qui ne soit ici analysée dans la complexité rythmique de sa composition. Pas même l’étude de la matérialité de cette voix articulant l’allemand dans les sonorités anglaises en effaçant l’accent tonique comme pour l’apaiser, ainsi que le fait du reste le yiddish. Mieux : c’est toute la relation du monde occidental à la voix féminine qui est ici décortiquée, convoquant nos peurs lointaines face au pouvoir de cette voix. "Qu’y a-t-il dans la voix féminine qui mette en péril celui qui l’entend ?", interroge toujours Boris Terk. Que le corps, justement, ne puisse s’absenter du chanté ? Est-ce la raison pour laquelle le Rachi condamnait la voix des femmes, cette érotique qui s’y déployait ? Donnant en fin de compte à comprendre que toute voix possède une signature charnelle, que la voix, peut-être, est l’être même désirant, déployant son désir sans rien pouvoir lui soustraire ? --joël jégouzo--.
A VOICE IS A PERSON, de BORIS TERK, éd. Allia, coll. Petite Collection, août 2010, 78 pages, 6,10 euros, ean : 978-2844853561.
SPINOZA, LA DEVALORISATION DES PASSIONS TRISTES…
Il y a dans Spinoza une philosophie de la vie qui consiste à dénoncer tout ce qui nous sépare de la vie, dont toutes ces valeurs transcendantes tournées contre elle, les valeurs morales en particulier, par trop liées aux conditions et aux illusions de notre conscience. Les catégories du Bien et du Mal, celles de faute et de mérite, de péché et de rachat, nous empoisonnent littéralement la vie. Et les valeurs transcendantes qui ont pour cadre la morale, ne s’adressent en fait qu’à ceux que la connaissance effraie. Elles réglementent illusoirement les passions et n’encouragent qu’à renoncer à agir dans le monde. Or l’action est l’expression même de la puissance d’être de chaque individu, tandis que les passions déterminent la puissance de pâtir de chacun. La seule question qui mérite d’être posée est alors celle de la libération de notre puissance d’agir. Se pose à ce niveau le problème de la rencontre : est bonne la rencontre qui accroît ma puissance d’être, que Spinoza confond à celle d’agir. Dans la mauvaise rencontre, cette puissance d’agir est diminuée. Les passions correspondant à cette diminution sont les passions tristes. A l’opposé, avec la bonne rencontre, les passions auxquelles nous accédons sont des passions de Joie. Certes, il s’agit toujours de passions. Mais dans la Joie, je me rapproche de ce point de conversion qui me rendra solidaire de la singularité de mon destin. Seule donc la Joie doit prévaloir. Et alors que notre place dans la Nature semble nous condamner aux mauvaises rencontres et aux passions tristes, par la Joie, j’ouvre le monde à son essence la plus intime.
SPINOZA, LA DEVALORISATION DE TOUTES LES VALEURS…
Tout ce que nous groupons sous la catégorie du Mal (et tout aussi bien la maladie que la mort), relève pour Spinoza de ce que l’on pourrait nommer la mauvaise rencontre.
La bonne rencontre, elle, est affaire de dynamisme : ce qui me permet d’accroître ma puissance d’être.
L’Ethique, qui se présente comme une typologie des modes d’existence immanents, remplace ainsi la Morale qui, elle, rapporte toujours l’existence à des valeurs transcendantes, mais artificielles.
Il est de ce point de vue vain de vouloir justifier son action par de prétendues valeurs.
Les seules raisons qui nous soient accessibles trouvent in fine à s’inscrire dans le pitoyable mais efficace "parce que" des enfants…
Pour Spinoza, on ne peut ainsi guère enregistrer que les différences quantitatives des modes d’existence, ce qui est bon pour l’un pouvant être mauvais pour l’autre.
De ce fait, moraliser c’est ne pas comprendre.
La Loi morale ne nous apporte en effet aucune connaissance. Au pire, elle empêche de connaître, au mieux, elle prépare, si l’on veut, la possibilité de la connaissance. Entre les deux, elle est supplétive et ne sert qu’à régler le mode d’existence de ceux qui ne sont pas capables d’accéder à la connaissance. Et si la Loi morale s’affirme comme instance transcendante déterminant l’opposition des valeurs Bien – Mal, la connaissance, elle, détermine la différence qualitative des modes d’existence.
SPINOZA ET LA DEVALORISATION DE LA CONSCIENCE…
La philosophie de Spinoza constitue une dévalorisation sans précédent de la conscience, qui s’affirme aussi comme la dévalorisation de toutes les Passions tristes.
Refusant l’idée d’une quelconque supériorité de l’âme sur le corps, Spinoza met en avant le corps, là où les autres penseurs mettaient en avant la conscience. Il renverse ainsi le principe traditionnel de la Morale comme entreprise de domination des passions par la conscience. En outre, pour lui, le corps et la pensée excèdent la conscience qu’on en peut former, ouvrant ainsi la voie à une réflexion sur cet au-delà qui surplomberait notre conscience, siège de l’illusion parce qu’elle recueille les effets dans l’ignorance de leurs causes et de l’enchaînement de ces causes.
Mais qu’entendre par l’ordre des causes ? Chaque corps dans l’étendue, chaque idée dans la pensée, sont constitués par des rapports caractéristiques singulièrement ordonnés. L’ordre des causes est un ordre de composition et de décomposition de ces rapports, qui affectent la nature entière. Devient crucial, ici, le problème de la bonne rencontre : est bon ce qui me renforce dans ma persévérance d’être et accroît ma puissance d’être, est une mauvaise rencontre ce qui l’annihile ou l’affaiblit. La conscience n’intervient pour rien là, elle qui nous pousse à imaginer, là où elle ne peut aligner de cause première, l’existence d’une divine Prévoyance. En fait, la conscience est purement transitive dans la philosophie de Spinoza, et occupe une valeur purement documentaire. La grande activité principale de ce qui fait l'homme, est inconsciente...
CE QU’IL Y A DANS LE CONCEPT DE CONSCIENCE CHEZ SPINOZA.
Pour Spinoza, la conscience est une propriété qu’a l’idée de se dédoubler à l’infini. Toute idée représentant quelque chose qui existe dans un attribut, est elle-même quelque chose qui existe dans l’attribut pensé, comme forme ou réalité formelle de l’idée. A ce titre, elle est l’objet d’une autre idée qui la représente. De ce fait, la conscience n’est pas la propriété morale d’un sujet, mais la propriété physique de l’idée. Elle n’est pas réflexion de l’esprit sur l’idée, mais réflexion de l’idée dans l’esprit, toujours seconde par rapport à l’idée dont elle est conscience. Le rapport de la conscience à l’idée dont elle est conscience est de fait le même que le rapport de l’idée à l’objet dont elle est connaissance (Ethique, II, 21). Entre l’idée et l’idée de l’idée, n’existe qu’une distinction de raison : c’est que toutes les deux sont comprises dans le même attribut de pensée, mais s’en rapportent à deux puissances différentes : puissance d’exister et puissance de penser.
Nous ne sommes par ailleurs conscients que des idées que nous avons, dans les conditions où nous le savons. Ainsi, nous n’avons pas conscience de nous-même, ne pouvant avoir conscience que des idées qui expriment l’effet des corps extérieurs sur le nôtre. Le merveilleux exemple choisi par Spinoza est celui d’une pierre lancée dans les airs : si elle venait à prendre conscience de son mouvement, elle pourrait se croire libre, alors qu’elle demeurerait dans l’ignorance de toutes les causes de l’impulsion de ce mouvement.
La conscience étant de fait conscience d’idées inadéquates, elle est le siège de deux illusions majeures : l’illusion psychologique de liberté et l’illusion théologique de finalité.
Dans la première de ces illusions, ne retenant que les effets dont elle ignore les causes, ou dont elle est incapable de remonter toutes les causes, la conscience ne peut que prêter à l’esprit un pouvoir illusoire sur le corps, alors qu’elle ne sait même pas ce que peut réellement le corps, sous l’impulsion des causes qui le font agir.
Dans la seconde de ces illusions, ne saisissant pas l’appétit qui me fait advenir au vivant, ou uniquement sous la forme d’affects déterminés par les idées d’affection, la conscience peut croire que ces idées d’affection sont véritablement premières. Et dans les domaines où nous ne sommes pas libres, la conscience fait intervenir l’idée d’un Dieu prévoyant, arrangeant tout arrangé suivant des rapports moyens-fins, pour assurer notre salut et notre tranquillité.
L’EGO POUR FORME DE L’ABSOLU…
Francis et Baptiste commémorent un anniversaire. Ils sont heureux : il y a prescription, désormais ils sont libres. Flash back : dix ans auparavant ils ont pris l’avion, sont descendus dans le sultanat d’Oman accompagnés d’un camarade d’école qu’ils ont assassiné. Ils venaient d’avoir leur bac et voulaient vivre quelque chose de fort. Oser tuer, pour congédier l’ennui. Un meurtre pas même dirigé contre leur victime, mais une sorte de geste rituel perpétré contre le monde profane consumériste dans lequel ils ne voulaient pas vivre. L’affirmation d’une distinction radicale : Francis ne revendique-t-il pas sa névrose comme ce qui le différencie vraiment de tout autre ? Inquiétés un temps par la police, ils finiront par avouer ce crime à leurs proches. L’un dans la désinvolture de la confidence d’une faute de jeunesse, l’autre dans la jouissance d’un hymne à la perversité.
Roman, correspondance, journal intime, récit de cure analytique, écriture théâtrale incluant des didascalies, puis un poème, puis l’apostrophe d’une enquête auprès du lecteur… Littérature New Age de la quête effrénée d’absolu que l’on ne sait plus où chercher, récit usant de toutes les formes littéraires, osant même des ruptures typographiques ou suscitant la rotation de l’instance narratrice. L’auteur joue comme personne de ces cassures sans jamais perdre de vue le plaisir du lecteur. Explorateurs de leur ego, l’épopée de Francis et Baptiste est une affaire entre eux-mêmes et leur moi idéal, un dialogue dont l’autre est exclu. L’expression achevée de l’égotisme libertaire dont notre société est le terreau. --joël jégouzo--.
Etre sur terre et ce que j’en retiens, de Alexandre Lacroix, Pocket, coll. Nouvelles Voix, juillet 2004, 283 pages, 7 euros, ean : 9782266125079.
Etre sur terre et ce que j’en retiens, de Alexandre Lacroix, Calman-Lévy, août 2001, 282p., ISBN : 2702132383.
L’ANGLETERRE A L’HEURE DE L’ABJECTION SOCIALE... (4/4)
Dans cet effroi de pauvreté qui se dessine de nouveau aujourd’hui, ce n’est plus même la question de libertés qui est en jeu, mais celle du statut des êtres dont la vie bascule soudain dans un univers au sein duquel, la survie elle-même est rendue vile. Les opprimés n’ont jamais souffert du manque de seigneurs ou de maîtres, ainsi que l’énonce admirablement Joseph Arch, qui fut en son temps un fier militant des Droits de l’Homme et du salarié. Mais ne pensons pas que les siècles passent pour rien et que l’Histoire soit un éternel recommencement. Rien n’est plus éloigné de Joseph Arch que ce fatalisme injurieux. La condition des noirs d’Amérique a connu un réel progrès dans les années 60/70, sous l’impulsion de luttes difficiles, avant de connaître une régression sans précédent, ces vingt dernières années : c’est que les forces de domination ne lâchent rien, jamais, demeurent toujours sur le qui-vive, sur la brèche, à chercher la faille par où s’engouffrer de nouveau et de nouveau nous engager vers le pire de la condition humaine. Il y a dans le monde une vraie contre-révolution en marche, et ce, depuis plus de vingt ans. Le libéralisme économique est même parvenu à séduire une intelligentsia naguère sensible aux questions de justice et d’équité, c’est dire si les sirènes sont puissantes. C’est de cela, sans doute, que nous mourrons aussi, de ce leurre et de l’abandon des causes de justice par des intellectuels et des politiques occupés à gérer désormais leur seul patrimoine. Pour autant, il n’y a aucune fatalité là derrière -que des renoncements, des trahisons et des raisons insuffisantes. Il est possible, aussi invraisemblable que cela puisse paraître aujourd’hui, de tenir un autre discours sur le monde, mieux, de l’engager sur d’autres voies plus conformes à l’idée que nous nous faisons de notre humanité. L’exercice n’est pas moral, il est politique. Plongé dans la misère absolue qui était celle des ouvriers de l’époque de Joseph Arch, sans nul doute, personne ne pouvait alors imaginer une issue favorable aux luttes désespérées qui furent entreprises. Joseph Arch et d’autres militants avaient d’abord imaginé de mettre en place des caisses de solidarité pour venir en aide aux chômeurs et aux familles privées de tout revenu. Ils n’imaginaient pas qu’un jour les Etats s’en chargeraient. Pourtant ce monde des Caisses d’assurance Maladie et autres secours aux chômeurs advint. Le nôtre, jusqu’à hier. Nous saurons donc bien, allez, imaginer qu’il est possible de résister ! --joël jégouzo--.
La vie de Joseph Arch, pp.10-35, édition de 1898. Traduction par mes soins.
"L'enseignement, dans la plupart des écoles de village, était à cette époque mauvais au delà de toute croyance. "Beaucoup de connaissances de la bonne sorte est une chose dangereuse pour les pauvres", telle était la devise qui ornait le frontispice de la porte de ma propre école. Le seul livre que l’on nous faisait étudier était celui des devoirs du jeune travailleur, le meilleur qui fût pensait-on, et le plus sûr pour ceux qui veillaient sur nous... Ces notables ne voulaient pas que nous ayons accès à l’éducation ; ils ne voulaient pas que nous parvenions à penser par nous-même : ils voulaient seulement nous voir travailler. Être un travailleur voulait dire à leurs yeux qu’il fallait seulement être fort de sa main, et ils accordaient leur précieuse attention à nous voir nous instruire dans cette obéissance. Evidemment, le travailleur pouvait apprendre des rudiments de catéchisme et toutes instructions appropriées à sa nature. Il devait rester en particulier continent lorsque venait la fin de ses jours ouvrables.
Quand les travailleurs agricoles ont essayé de mettre en place des fonds de cotisation pour les malades, les Parson, les fermiers et les membres importants de la paroisse ont fait de leur mieux pour casser l’initiative, pour la détruire à coups de leurs talons despotiques. Les Parson ont refusé l’autorisation de prêcher un sermon pour aider à la collecte de ces fonds. Qu'un travailleur, privé de son emploi pour cause de maladie, puisse être soutenu pendant un certain temps grâce à ces fonds de solidarité, voici qui était comme une entorse et paraissait un encouragement à la débauche, dans l’esprit des Parson ! Autant leur fournir l’absinthe tout de suite, devaient-ils penser ! Mais plus sûrement, que l’épouse dudit travailleur risquait fort de ne plus mettre les pieds à la cure, pour prier humblement qu’on l’aide, si elle trouvait ailleurs du secours. Et qu’ainsi, elle et ses enfants risquaient d’échapper au joug de l’assistance de l’Eglise, si la charité de la cure ne devenait plus une nécessité. Non ! Ce club des malades devenait ainsi comme la mince extrémité d’une mauvaise cale, qui devait être retirée et brisée sans tarder.
Nous, travailleurs, n'avons jamais souffert du manque de seigneurs ou de maîtres. Il y avait Parson et son épouse, à la cure. Il y avait le châtelain et sa main de fer qui nous broyait tous. Pas de gant de velours sur cette main, pas même pour se saisir d’un homme trouvé au plus mal. Le châtelain jeta la vilenie sur mon père, parce que ce dernier avait refusé de signer l’infect contrat de mendicité dit "pour un petit pain bon marché", et si cela avait été ma mère, cette même main l’aurait sans doute écrasée jusqu’à faire sortir la vie d’elle. À la vue du châtelain, le peuple tremblait. Il était comme assis à la Droite du Père, au-dessus des fermiers, qui à leur tour terrorisaient les travailleurs, dont le sort n’était pas meilleur que celui d’un crapaud sous la herse. La plupart des fermiers étaient devenus les oppresseurs des pauvres. Ils posèrent sur leur salaire une grille de fer, serrant la vis au plus qu’ils le pouvaient, jusqu’au dessous du seuil de vie, pour rendre leur survie elle-même vile, dans cet effroi de pauvreté."
L’ANGLETERRE A L’HEURE DE L’ABJECTION SOCIALE... (3/4)
La domination sociale tente toujours de s’exprimer comme une domination morale naturelle. Là n’est pas la moindre de ses abjections, que d’introduire le discours de la disqualification symbolique dans la bouche même de ses victimes. Mais le pire, c’est sans doute cette capacité de renouvellement des instruments et des lieux de cette morale podagre, épousant toujours les transformations culturelles des sociétés qu’elle parasite. Ces transferts d’un lieu de stigmatisation l’autre sont redoutables, en ce qu’il contamine toujours les espaces en apparence les plus indemnes de toute suspicion : hier l’Eglise et la foi religieuse traçant elle-même sur les fronts des victimes le signe de leur martyre, aujourd’hui l’économie comme réel et discours du vrai, lieu indépassable de production de l’humain. En outre, elle sait recruter sans difficulté les hommes stipendiés, toujours prompts à trahir et vendre leur cause au service de la domination la plus honteuse, sans même jamais devoir se compromettre de trop, tant ce discours s’est répandu, passant pour l’évidence aux yeux de presque tous. –joël jégouzo--.
"Je me rappelle ces moments où l’épouse Parson allait comme à son habitude s’installer confortablement dans son siège d’église en contraignant les femmes pauvres à le contourner par les travées suivantes pour accéder à leurs bancs, et comment elle exigeait qu’on lui fisse la révérence avant de s’asseoir. Voici qu’on les éduquait dans l’obligation de vénérer une fausse autorité placée au-dessus d’elles, à laquelle elles devaient prétendument leur hommage, dans le but de les inviter à comprendre qu’elles devaient "honorer les puissances, quelles qu’elles soient", et comme représentées par l'épouse du révérend, Mme Parson. Certes, nombre de ces femmes humiliées jour après jour, par une sorte de perversion de leur goût, acceptaient cette flétrissure. Mais la plupart n’y consentaient que sous l’effet de la peur. Il leur fallait penser à leurs familles, penser à trouver de la nourriture pour leurs enfants, des vêtements ; et comment du reste, quand tant et tant ne parvenaient à gagner aucun salaire, quand tant d’autres ne gagnaient que juste de quoi survivre en restant affamés, quand très souvent les travailleurs réguliers eux-mêmes devaient rester au chômage pendant des semaines, comment des mères et des épouses auraient-elles bien pu apprendre autre chose que d’accepter avec reconnaissance ce qu’on leur donnait au compte-goutte aux portes de l’entreprise Parson ou ailleurs, et comment n’auraient-elles pas consenties à tirer leur révérence sans rien en laisser paraître sur leur visage ? Leurs figures demeuraient lisses en toute circonstance, tout comme leur langue, ainsi que leurs bienfaiteurs l’attendaient d’elles.
Et quant à moi, ma petite caboche fière et vive s’est mise à brûler le jour de ma Première Communion. Je voyais marcher en tête de l’office le châtelain, suivi des propriétaires fonciers, puis des marchands, des commerçants, des voituriers et du forgeron et puis, tout en queue de cette procession, vinrent à la toute dernière place les pauvres travailleurs agricoles en chemise longue. Ils marchaient comme une masse, personne ne leur prêtant la moindre attention, pour venir, seuls, s’agenouiller dans l’église tandis que tous les autres restaient debout, comme s’ils n’étaient que des malpropres — et à cela, ma vue s’est brouillée et une poigne de fer a gravé aussitôt dans mon âme fragile cette vision qui y est restée depuis, inscrite à tout jamais en moi. Je me suis dit à moi-même que si c’était cela, l’ordre du monde, jamais je n’y consentirai ! Jamais pour moi ! J'ai alors couru à la maison et j’ai raconté à ma mère ce que je venais de voir, et j'ai voulu savoir pourquoi mon père n'était pas aussi bon aux yeux de Dieu que le châtelain, et pourquoi les pauvres devaient être les derniers à entrer dans le Tableau du Seigneur. Ma mère me fit gloire d’une telle vision... Il n'y avait aucune autre chapelle dans notre village, mais quand j’eus quatorze ans, quelques dissidents ont commencé à venir de Wellesbourne. Ils tenaient réunions dans une ruelle sombre. Quand les Parson eurent vent de cela, ils sont allés avec leurs fermiers au devant de ces chrétiens si peu orthodoxes. Et ils nous menacèrent : si nous les aidions, nous pouvions dire au revoir à toutes leurs charités. Fini la distribution gratuite de soupe, fini les quelques boulets de charbon qu’ils donnaient parfois. Et ce n'étaient certes pas des menaces en l’air ! Et si ça, ce n’était pas de la persécution religieuse, j’aimerais qu’on me dise ce que c’était ! Ils savaient qu’ils nous tenaient à la gorge et qu’ils pouvaient serrer la vis autant qu’ils le voulaient. (à suivre…)
La vie de Joseph Arch, pp.10-35, édition de 1898. Traduction par mes soins.
L’ANGLETERRE A L’HEURE DE L’ABJECTION SOCIALE... (2/4)
L’abjection. Il n’y a pas d’autres mots possibles. Quand la finalité de l’aventure humaine n’est pas l’homme, mais le profit. Les Anglais en firent les frais à de multiples reprises. Il fut un temps où l’on interdit même aux pauvres de se reproduire. Ce temps n’est pas si éloigné, culturellement parlant : il relève des conditions qui ont donné naissance au libéralisme économique. Il suffit de relire le témoignage qui suit, vieux de plus d’un siècle, pour comprendre que nous ne sommes pas sortis de cette culture barbare de la domination qui aujourd’hui, menace de faire retour à la cruauté de ses origines. –joël jégouzo--.
"Si un homme pauvre osait épouser une femme et lui faire des enfants, il n’avait aucun droit à prétendre leur apporter la subsistance nécessaire et ne pouvait prétendre les nourrir, voire garder en vie sa famille. De même pensaient-ils que lorsque l’un des enfants, ou l’un quelconque des travailleurs de la famille perdait son emploi, il perdait tout droit à la vie. Le travail, qui était l’obligation suprême, ne pouvait qu’être frappé du sceau de l’obéissance suprême. Il fallait travailler et tenir sa langue, année après année, sur son lieu de travail comme hors de son lieu de travail, de jour comme de nuit, et vivre dans la crainte de le perdre, car ce travail ne devait rien au travailleur. Ce dernier n’existait que pour lui et devait s’y plier, sans exigence d’amélioration de sa condition, ni aucune plainte pour le salaire de misère qu’il recevait. Pressuré comme il l’était, le travailleur ne valait pas mieux qu’un repenti sortant de prison, et l’endroit le plus approprié pour l’accueillir restait le cimetière, où il pouvait trouver enfin la paix sous quelques pieds de terre, à ne plus devoir chercher ni salaire ni manger. Une mort rapide et un enterrement bon marché, telle était la devise que les tortionnaires envisageaient pour nous après le travail.
Un nombre toujours plus important de pauvres allaient le dimanche à la cure chercher son potage, et ils étaient toujours plus nombreux à ne pouvoir y accéder. Un jour, je me tenais sur le pas de notre porte avec ma mère, et je lisais la tristesse sur son visage alors qu’elle observait le défilé d’enfants passant devant nous, chacun sa gamelle de fer blanc à la main, leurs orteils sortant de leurs chaussures râpées. "Oh mon fils !, me dit-elle alors, que jamais cela ne t’arrive ! Je préfère blanchir nuit et jour et user mes mains jusqu’à l’os, plutôt que de te voir contraint de le faire !". Ma mère fut en effet aussi bonne que ses mots et jamais je n’eus à prendre la queue dans ce défilé vers la cure... De toute façon, ma mère n’était pas en grâce et n’avait pas les faveurs de la cure. On ne l’y jugeait ni assez modeste ni assez révérencieuse et je dois confesser qu’au fil des ans, elle ne s’est guère améliorée de ce point de vue. Elle était plutôt comme le vilain petit canard, l’épouse qui refusait d’être un modèle d’humilité et de reconnaissance à l’égard des Charbonnages et de leur pitié. (à suivre…)
La vie de Joseph Arch, pp.10-35, édition de 1898. Traduction par mes soins.
L’ANGLETERRE A L’HEURE DE L’ABJECTION SOCIALE... (1/4)
Comment la Révolution industrielle s’est-elle débarrassée de ses exclus, en Angleterre ? Au fond, un rappel pour les anglais qui, aujourd’hui, vont de nouveau affronter une rigueur inédite, violente, d’une brutalité que l’on ne sait même pas encore imaginer. Un exemple aussi bien pour nous qui, demain, subiront le même sort si nous n’y prenons garde…
Alors pour l’imaginer justement, un peu du moins, voici un texte du XIXème siècle, évoquant la vie d’un village dans les années 1830, au travers de quelques extraits du récit d’un certain Joseph Arch. De loin, vous préfèreriez du Dickens. Je sais. Mais justement : les témoignages, les écrits sont nombreux sur cette époque, tombés dans les oubliettes d’une mémoire décidément prompte à classer pour pertes et profits ses propres soubassements ! Je vous propose donc un texte "non-littéraire". Dickens, aujourd’hui, ne renvoie plus assez à la matière qu’il tenta pourtant de sculpter avec émotion et talent : l’humanité souffrante.
L’extrait qui suit évoque donc le quotidien d’un village tout au long de la campagne dite Anti-Corn Law –la Loi contre la vente du Maïs-, interdisant, de 1838 à 1846 la commercialisation du maïs aux populations affamées, afin de ne pas faire chuter son cours, dans le but explicite de permettre aux propriétaires d’accumuler suffisamment de capital pour résister à la concurrence étrangère et au pays de s’enrichir. Voyez, nous sommes en plein cœur de notre sujet : protéger le capital, notre seul destin. Protéger la productivité de l’économie nationale, mais sacrifier les populations. Un mécanisme enfantin, une stratégie de cour de récréation dont les ouvriers de l’époque n’eurent aucun mal à comprendre les motivations profondes, toujours les mêmes en somme, à l’œuvre quand il s’agit de faire plonger l’histoire dans l’obscurantisme le plus noir.
Ce récit prend place après les grandes émeutes de 1830 qui secouèrent la Grande-Bretagne. Emeutes de la faim, de la détresse, de la révolte désordonnée et stérile. Emeutes des travailleurs pauvres, souvent étrangers (irlandais, écossais), jetés du jour au lendemain dans la plus extrême misère. --joël Jégouzo--.
"Mon père ayant refusé de signer le document donnant droit à un petit pain bon marché, il ne pouvait prétendre à aucun travail avant dix-huit semaines de pénitence. Il fit cependant tout ce qu’il était possible pour en trouver, mais tous ses efforts restèrent vains. Il était désormais un paria, et nous serions morts de faims si ma mère ne nous avait sauvés en acceptant de lourds travaux de blanchisserie. L’hiver était terrible... Il y avait en réalité assez de maïs pour tout le monde dans le village, et ce n’était pas le moindre des aspects les plus cruels de cette loi, dont on nous assurait pourtant qu’elle était bonne pour tous, que de découvrir que ceux qui en possédaient refusaient de le vendre alors qu’il nous était tellement et douloureusement nécessaire. Ils le conservaient à l’abri, enfermé sous clef, et devant les silos, des gens pleuraient pour obtenir un peu de grains, tant ils étaient réduits à la dernière extrémité, tandis que les négociants aux cœurs endurcis restaient sourds aux cris des affamés, leurs semblables. Et tout cela parce qu’ils pouvaient ainsi espérer vendre plus cher leur maïs ; tout cela parce que la famine, en s’installant, faisait chaque jour monter davantage le prix du grain, le seul souci des propriétaires de la région. "Faire de l'argent à n'importe quel prix" était leur devise. Ils appartenaient à la classe des hommes qui essaient toujours de tourner à leur propre bénéfice les misères, les malheurs, et l'abandon de leurs plus miséreux voisins. Ils s’étaient énormément développés à leurs dépens, et ils régnaient à présent et fréquentaient la Cour et tenaient les Lois dans leurs mains, eux, les riches propriétaires fonciers et les commerçants de gros, qui au lieu d’aider le peuple à sortir de sa misère, ne cherchaient qu’à s’assurer un niveau de confort plus élevé, ne cherchaient qu’à améliorer encore, si c’était possible, leur propre condition, la meilleure qui soit et la pire, car elle nous maintenait dans un état de pauvreté et de servage, de dépendance et de détresse absolus. Ceux qui possédaient la terre, crurent que tout leur était permis du fait que cette terre leur appartenait, qu’elle appartenait aux riches exclusivement, et que le reste de la population, les pauvres, n’en pouvait jouir d’aucune façon, ni en espérer quoi que ce fût, ni moins encore en proférer aucune réclamation de quelque nature que ce fût. (à suivre…)
La vie de Joseph Arch, pp.10-35, édition de 1898. Traduction par mes soins.