Le conte de la dernière pensée, Edgar Hilsenrath
«Je suis le conteur dans ta tête», endosse Hilsenrath en prologue. Le conte ? Une dernière pensée logée dans un cri d'effroi, une pensée envolée au pied du mont Ararat, le pays des ancêtres de Thovma Khatisian, le pays des Arméniens. Pays sacré profané par les Turcs, d'où les Arméniens n'ont pas disparu : ils reposent par millions sous la terre.
Hilsenrath signe un bouleversant hommage au peuple Arménien, abasourdi qu'il est de réaliser que ce génocide perpétré au début du XXième siècle ait d'abord si vite disparu de nos mémoires. L'extermination oubliée qu'il ne peut, lui, juif ayant survécu aux ghettos, à l'horreur nazie, que regarder en face comme la sienne propre, celle de l'humain, de tout être tout simplement, fût-il «le plus impuissant témoin du monde».
Alors Hilsenrath souffle à l'oreille des nations l'histoire oubliée de l'extermination du peuple Arménien. «Je dis : je voudrais simplement rompre le silence», affirme-t-il au fictif secrétaire général de l'Union de la Conscience des Peuples, qui a du mal à comprendre.
Le personnage qu'il invente, adopté en 1915, émigré en Suisse, a été contraint de s'inventer un nom lui qui, orphelin, ne savait même pas d'où venait sa famille, exterminée ou morte pendant l'exil, ou peut-être pas. Il a cherché pendant des décennies des traces qui toutes jusque là conduisaient au néant. Et puis, de nouveau, Hilsenrath nous confie cette quête, imaginaire donc, une fiction parce que pour beaucoup, il ne reste que cela.
Dès le Livre I, la Dernière Pensée, qui est dans ce roman un personnage puissant, s'envole vers 1915 pour observer le grand massacre ( Հայոց ցեղասպանություն ). Elle vole auprès du père de Thovma qui, torturé, évoque les massacres de 1876. Le récit est violent et cru et cependant narré sur le mode de l'innocence, les faits exposés comme allant de soi dans un monde fermé à toute empathie. Et file une veine grotesque, moins l'absurde que le grotesque des grands romans de l'ex-Est : songez à Karel Čapek, Bohumil Hrabal, Jaroslav Hašek, etc. Car ce que les turcs, dans le roman d'Hilsenrath, veulent faire avouer au père de Thovma, n'est rien moins qu'il est à l'origine de la guerre de 14-18... Ils chérissent leur Grande Conspiration Arménienne contre l'Occident.. Et qu'importe si rien ne tient debout, si la ficelle est énorme : les turcs ont besoin de justifier aux yeux du monde le génocide qu'ils préparent... Hilsenrath est incomparable pour mettre pareilles aberrations en scène. On rit aux larmes, mais l'on s'arrache les cheveux à découvrir la complaisance de l'occident face à ces comédies. Bouffon, notre monde ?
«L'extermination du Peuple Arménien ne dépend en fin de compte pas seulement des exterminateurs, mais aussi du silence de leurs alliés », pose Hilsenrath et là, on ne rit plus. C'est bien encore, toujours, de notre monde dont il est question.
De Livre ne Livre nous remontons toute la chaîne familiale. C'est tout un monde engloutie qu'Hilsenrath révèle. Et son engloutissement : les violences, les tortures, les assassinats sommaires, les exécutions de masse, les déportations, les spoliations... Les hommes massacrés, les marches de la mort qui tournent en rond pour laisser le temps aux soldats turcs, aux pilleurs, aux brigands, aux assassins de piller, violer, massacrer les femmes, les enfants, les vieillards. Officiellement, il n'y a pas de déportation, mais le déplacement de populations hors des zones de guerre... Tout un peuple jeté sur les routes, assailli par les chiens errants qui suivent les familles en haillons pour dévorer les faibles, les blessés, les malades, les vieux qui ne peuvent plus marcher. C'est cette traîne de balluchons abandonnés qu'Hilsenrath décrit, avec la foule des turcs qui suit derrière, pour dépouiller encore.
La Dernière Pensée finira par raconter cette histoire à son ombre. On glisse vers tant d'absence, métaphore d'une humanité sans humanité, où les victimes ne sont même plus l'ombres d'elles-mêmes, abandonnées à l'oubli, que ce roman réfute.
«Que toutes les victimes du monde se mettent à chuchoter», conclut magistralement Hilsenrath. Les autres, à leur prêter l'oreille.
#hilsenrath #edgarhilsenrath #letripode #editionsletripode #jJ #joeljegouzo #litterature #roman #genocidearmenien #deportation #extermination #massacre #montararat #armenie #arménie @letripode
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, éd. Le Tripode, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, hiver 2014, 554 pages, première édition 2012, Francfort, 24 euros, ean : 9782370550484.
Les émigrants, Krystian Lupa, Odéon Théâtre de l'Europe
J'ai cordialement détesté, passionnément aimé. Dans une salle partagée entre l'agacement et la ferveur.
Oublions la polémique autour du conflit entre Lupa et l'équipe technique de la Comédie de Genève, lors de sa création. Encore que... Faut-il vraiment oublier le génie maltraitant de Lupa ? Faut-il ou non renoncer à la figure du maître dont il faudrait tolérer le mépris au prétexte de son talent ? Les invités du plateau de l'émission Esprit critique sur médiapart (lien en fin de chronique), consacrée à la création de Lupa, semblaient s'accorder à penser qu'il fallait préserver cette «autorité» et interroger la rigidité d'une équipe technique par trop accrochée peut-être à son éthique de l'organisation du travail. Imaginez tout de même la méthode Lupa quand il monte un spectacle, jour après jour scrutant, interrogeant, commentant, énonçant mais avançant comme à tâtons et ce presque jusqu'à la dernière semaine pour donner enfin à l'équipe technique la scénographie sur laquelle travailler d'arrache-pied nuit et jour pour livrer à temps le spectacle. Et dans l'urgence, ce même metteur en scène s'emporter contre ces travailleurs de l'ombre... Ne peut-on vraiment changer de style sans dommage pour l'art ?
Oubliez encore W. G. Sebald, dont Lupa s'est emparé comme d'un matériau brut dans lequel tailler sa propre inspiration, prélever ses convictions, en extraire son propos à lui, sans pour autant tout à fait trahir celui de Sebald. Imaginez un dialogue, dont Lupa seul tiendrait l'horizon -n'est-ce pas du reste toujours un peu notre manière d'appréhender les œuvres littéraires ? Le théâtre est une utopie affirme-t-il, que tout puisse donc lui servir sans obstacle.
Mais gardez en tête ces deux récits qu'il prélève : celui de l'instituteur Paul Beyreter empêché d'exercer son métier, celui d'Ambros, exclu parce qu'homosexuel.
J'ai détesté la première partie presque entièrement. Son rythme si lent conçu comme une épreuve pour le spectateur, lui infligeant le bât de rester bien calme sur son siège, exposé au ralentissement constant des gestes théâtraux...
Pourtant j'ai été saisi, ému par le personnage d'Helen qui tient en deux phrases dans le récit de Sebald, ici papillotant dans une intimité comme consommée avec le spectateur, toute d'une présence charnelle puissante et bienveillante.
Et j'ai passionnément aimé la seconde partie. Encore que. Vie d'Ambros. Si poignante. Mais détesté la figuration de l'éphèbe, l'effet Tadzio de la mort à Venise, cet esthétisme de pietà. Pourtant ce beau moment où Ambros prend dans ses bras Cosmo défait.
Et pour le reste, quelle beauté que ce théâtre de repentir où Lupa joue en virtuose de tous les effets possible de l'image, dans sa présence sur scène comme dans son effacement, rejouée ici sur un écran et là sur le plateau au même instant, glissant de l'un à l'autre, jamais en simple illustration. Une pure poésie du repentir, au sens presque où les peintres pourraient employer ce terme s'ils composaient avec les transparences plutôt que de les gommer, pour donner aussi à voir ce qui voudrait se cacher. Non un repeint donc, ni un théâtre de retouches, mais de voilement du dévoilement, quand toute vérité est devenue inaccessible.
Aucune vérité intérieure n'est révélée. Lupa semble même rendre compte pour lui-même du fait que la réalité de son expérience théâtrale est plus nuancée qu'il ne l'imaginait. Ici, chaque nouvelle couche révèle une émotion nouvelle plus qu'une nouvelle strate de compréhension. Et chaque repentir devient une étape dans la quête d'une expression plus authentique. Sauf que la vérité demeure inaccessible. Un théâtre du repentir comme métaphore de l'existence, où le voilement du dévoilement est devenu un médium réflexif de la condition humaine, précisément ce autour de quoi Sebald écrit.
#wgsebald #krystianlupa #theatredelodeon #jJ #joeljegouzo #theatre #comediedegenève #festivaldavignon
Les émigrants, un spectacle de Krystian Lupa, Odéon théâtre de l'Europe, du 13 janvier au 4 février 2024.
Odéon - Théâtre de l'Europe (theatre-odeon.eu)
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/210124/krystian-lupa-precipite-des-ambitions-et-tensions-du-theatre-contemporain
Les Émigrants, W.G. Sebald
« Et le reste n'est-il
Par le souvenir détruit ! »
C'est par ces mots que Sebald ouvre son recueil. Quatre nouvelles, quatre portraits entre enquête, documents, fiction, biographie, récit imaginaire et témoignages. Quatre destins d'exilés, poussés sur les chemins du renoncement par l'énorme cruauté de l'Histoire, la nôtre, tellement déchiffrable. Quatre existences « documentées » par des photos de mauvaise qualité qui déjà portent la trace de leur disparition : peu de signes sur ces images, peu d'image en fait, à l'image. On est frappé en regard par la méticulosité des descriptions, en rien métaphoriques et qui, à elles seules, consignent ce qui de vivre n'existe plus. Ce sont les images qui paraissent d'un coup oniriques, quand le récit fonde la séparation entre le rêve et la réalité.
Fin septembre 1970. Hingham. Couché sur la pelouse, le Docteur Henry Selwyn, est le dernier habitant d'un vaste jardin qui naguère nourrissait plusieurs familles, aujourd'hui retombé à l'état sauvage. Le narrateur, W.G., loue dans l'immense maison naufragée quelques pièces. Il Interroge. Qui est Henry Selwyn ? Un juif de Lituanie. L'an 1899 sa famille dut partir. Elle pensait accoster à New York, elle toucha terre à Londres. S'y logea sans jamais parvenir à s'y installer vraiment. Le silence des origines est assourdissant quand Henry raconte son histoire. Septembre 1970. Quelques mois plus tard, Henry se suicidait.
Paul Bereyter, janvier 1984. Cet homme voulut toute sa vie enseigner aux enfants, être instituteur. Mais parce qu'il avait un quart de sang juif, les nazis l'en empêchèrent. Paul était l'ancien maître d'école de Sebald. Une photo de classe l'atteste. Sebald enquête cette fois encore. Paul se sentait allemand. Il était rentré de son exil hors de l'Allemagne en 1939. Enrôlé dans la Wermacht, il avait combattu les ennemis des nazis, ces nazis qui avaient envoyé sa fiancée dans un camp. Qui saura l'expliquer ? Convaincu que sa place était ailleurs, il s'exila de nouveau, avant de revenir mourir dans sa ville allemande de S., où il se suicidera.
Ambros Adelwarth. Grand-oncle de Sebald. Exilé parce qu'il ne pouvait vivre son homosexualité. Le récit le plus long de cet ensemble. Le plus intense. Au service d'un très riche new-yorkais, Ambros permit à toute sa famille de trouver un refuge en Amérique. Il aura vécu toute sa vie dans la passion d'un homme devenu fou, qu'il suivra un matin : « I go to Ithaca », l'hôpital psychiatrique monstrueux qui pratiquait sur ses patients le soin par électrochocs, qui les tuait. Non pas un retour donc à Ithaque, mais une sorte de suicide pour, ayant perdu l'être aimé, y « Annihiler toute capacité de réflexion et de souvenir ». Les dernières pages sont absolument sublimes.
Max Ferber. Un moment de fracture là encore, dans les décombres d'une ville ouvrière en ruine : Manchester. Max vécut dans une maison où séjourna Ludwig Wittgenstein. Il s'y enfermait nuit et jour, crayonnant ses dessins à la mine de plomb dans une ville recouverte de poussière. Max n'en sortit qu'une fois pour un long voyage aux abords du lac Léman et à Issenheim, pour y contempler le retable de Grünewald. Le narrateur découvrira le carnet fictif, rédigé par Sebald, de la mère de Max, déportée depuis son ghetto dans un camp où ses parents seront exterminés.
Que dire de cette œuvre ? Les grands écrivains que j'admire l'ont tenue pour une œuvre d'exception, de Susan Sontag à Arthur Miller. Elle l'est. Marquée par les débris d'un siècle d'horreur. Elle l'est, jamais jugeant, jamais condamnant mais narrant, avec retenue mais non sans lyrisme, l'impossible résilience. Ceux qui ont perdu leur monde ne purent y survivre. Érudite, fragile, l'écriture est devenue ce territoire refusé, enfoui, d'une mémoire fantomatique.
On a dit de la langue de Sebag qu'elle était sinueuse. C'est-à-dire ? La métaphore vaudrait-elle la peine d'être creusée ? Sinueuse au sens où elle se détournerait beaucoup, mais de quoi ? Il y a, oui, quelque chose du détour dans ces récits qui donnent à voir un monde raconté par l'Autre et dont chaque fois Sebag se fait le témoin. Du détour poétique : la prose de Sebald est méditative, ses phrases sont longues, « lentes », patientes, appelant le lecteur à plonger lui-même plus avant dans sa propre contemplation du monde silencieux des émigrés.
Et puis il y a ces images. Lessing, dans son Laocoon (1766), avait thématisé cette rupture entre dire et montrer. Le discursif n'est pas l'iconique. Se complètent-ils ? Ici Sebald nous invite à contempler ce que l'image, dans son impuissance à être, parvient cependant à nous faire dire. Et le texte à nous faire voir. Qu'y a-t-il de commun entre les deux, que nous dévoilerait la prose de Sebald ?
Le déchirement de l'intime : l'exil est le lieu d'un mourir infligé. Où l'effacement s'inscrit en maître des horloges. La lecture des images en est la première victime. A laquelle la langue tente de porter secours. Et avec l'image, ce qui disparaît, c'est la personne, dont l'écrit, territoire métaphorique de l'émigré, se charge comme d'un fantôme. Mais il ne reste à sauver que cette patrie : la littérature, où exister malgré «l’habilité avec laquelle tout a été rendu propre».
Où résister à l'engloutissement et à la séparation.
#wgsebald #jJ #joeljegouzo #litterature #roman #wgsebald_dieausgewanderten #emigre #émigrés
W.G. Sebald, Les émigrants, Folio, F11, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, mars 2003, première édition Actes Sud, 1999, ean : 9782070425228
Austerlitz, W. G. Sebald - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
France Culture :
W. G. Sebald (1944-2001) : Une vie, une œuvre (2012 / France Culture) (youtube.com)
Le Songe d'une nuit d'été, Emmanuel Demarcy-Mota, Théâtre de la ville, Paris
La féerie de l’œuvre l'emporte, littéralement, dans la mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota, la sublime si l'on veut, portée par une scénographie éblouissante qui vient comme épurer sinon dissimuler la portée philosophique du Songe. Onirique mise en scène, d'un drôle absolu qui compose, s'arrange plutôt, avec l'habituelle surcharge interprétative du texte pour la camoufler, presque la passer sous silence, le relatif mutisme de la cocasserie du texte shakespearien, son côté volontiers bouffon et graveleux servi en outre par une traduction qui plonge ses effets de parole dans notre vocabulaire contemporain usuel. Cette dissimulation dont je parle est un peu à l'image de l'interprétation qu'Élodie Bouchez donne du personnage d'Héléna, estomaquée devant les avances inouïes de Démétrius et Lysandre soudain tous deux amoureux d'elle, transis, prêts à en découdre pour celle qu'aucun des deux jusque là ne voyait. Élodie Bouchez joue à la perfection l'ahurissement. Ben mince alors... Et tient du coup tout le plateau, toute la comédie, la transporte et nous réjouit.
Le Songe, on l'a dit, c'est l'amour et le désir disséminés comme l'aigrette du pissenlit, au vent portée ici, se posant là, ou là et là encore, dans une dispersion que rien ne saurait contenir, pas même les barrières entre les espèces. Même si, magistralement, la métamorphose de Bottom en âne se présente sous son masque le plus inquiétant.
Que vaut l'amour, si inconstant ? Que vaut son théâtre ? Pas de mise en abîme pourtant dans cette mise en scène parfaitement fluide, où les lieux se défont plus qu'ils ne se font. La puissance philosophique du Conte y est presque gommée par tant de drôlerie. Magie, vérité, le symbolique, l'imaginaire, le réel, tout se chevauche, se contamine, s'entrecroise, le désir erratique in extremis rattrapé par la manche. Tout finirait bien ? A l'équilibre seulement. Dans son adresse au public, Puck lui souhaite bonne nuit. «To sleep, Perchance to dream»... Mais Shakespeare intercalait dans cette suite «to die» aussi, un trou, celui du mur à travers lequel les amants se parlent, ou de la mémoire, jamais refermé, ouvrant à l'inquiétante étrangeté de cette nuit d'été.
#shakespeare #songedunenuitdété #songedunenuitdete #emmanueldemarcymota @theatredelaville_paris #theatre #jJ #joeljegouzo
William Shakespeare, Emmanuel Demarcy-Mota • Création, TDV- SARAH BERNHARDT - GRANDE SALLE 16 JANV.10 FÉVR. 2024