Fourmies la Rouge, Alex W Inker
1er mai 1891. Dans les usines textiles du Nord, les patrons ont tout fait pour que ce ne soit pas un jour férié. Ils refusent du reste toujours la journée de 8 heures, au prétexte que les ouvriers ne sauraient en faire autre chose qu’une journée avinée… Tôt le matin, un petit groupe s’avance dans les rues de Fourmies. Il fait encore nuit. Ils s’en vont chercher les tracts que les syndiqués ont tirés. Ils vont tenter de faire débrayer leurs camarades, d’empêcher les usines de tourner, de faire respecter les accords passés avec les directions patronales. Mais les patrons ont décidé de faire la guerre aux ouvriers, de bloquer à tout prix toute réforme, prétendant que les ouvriers sont déjà «traités comme des seigneurs»… Pire : ils veulent abolir le peu de droits conquis. L’embauche arrive, des manifestations sporadiques éclatent ici et là. Les gendarmes campent sur la grand place, la cavalerie circule entre les badaud. Des soldats arrivent. Un plein train. Des centaines. Habitués du lieu : c’est qu’à l’époque, l’armée servait aussi au maintien de l’ordre. La troupe connaît la région, nombre de soldats y comptent de la famille. Elle est donc accueillie sous les clameurs de la foule, qui voient en elle les sauveurs des boches. Pas une minute elle n’imagine que leurs fusils pourraient se retourner contre elle. Leurs fusils… Le tout nouveau Lebel, 10 coups, que les soldats étrennent avec fierté. La journée est calme plutôt que chaotique. Les soldats prennent position sur la grand place. Un campement bon enfant. Mais le matin, les gendarmes se sont emparés d’ouvriers contestataires. La nouvelle s’est répandu, une délégation a obtenu leur libération pour 17h. On l’attend. A 17h, aucun n’est libéré. La foule gronde. Même les commerçants s’insurgent. Une foule compacte se dirige alors vers la mairie. La panique s’empare des soldats. Un officier ordonne d’ouvrir le feu. On relèvera 9 morts et des centaines de blessés. Le massacre est ignoble.
En rouge et noir, avec une énorme économie de mots, l’auteur sait rendre l’émotion de l’événement, son atmosphère irréelle accentuée par ces traits hachurés. Superbes planches en noir/blanc/rouge, superbe encarté de 4 pages, du fusil Lebel qui étrenna là une longue carrière de crimes…
Fourmies la Rouge, Alex W Inker, éditions Sarbacane, 1er trimestre 2021, 110 pages, 19.50 euros, ean : 9782377316465.
Les Bienvenus, Louise Bourgeois, Choisy-le-Roi
Une plaque mortuaire. Voilà à quoi cela ressemble. Louise Bourgeois, née le, décédée le… Comme on en voit dans les champs funèbres aux Etats-Unis, recouvrant une partie du paysage funéraire. Une plaque. Qui, là, dit certes autre chose ; mais patientons… Louise Bourgeois a vécu, longtemps, à Choisy-le-Roi, avant d’émigrer aux Etats-Unis, où elle est morte. Une plaque donc. Les mots ne manquent pas. Vérité sensible ? Non, cette plaque mortuaire qui n’existe pas à Choisy, n’est dans mon propos qu’une apparence sensible. Son œuvre ? Je n’en parlerai pas. Je ne la montrerai pas. Un jeu de l’air, de l’eau, de la terre, dans l’arbre et son feuillage… Louise Bourgeois était prolixe au sujet de cette œuvre, ne cessant de l’enserrer dans un réseau serré de significations. Etrangement à mes yeux : comme s’il s’était agi d’un assemblage d’intentions, non d’une œuvre d’art. Mieux : ce qu’elle décrit quand elle parle de son œuvre, c’est une dramaturgie, une scène, une mémoire que les deux objets qui la composent ne contiennent pas, sinon sur ce mode discursif, extérieur à leur réalité.
Le jour où je suis passé devant Les Bienvenus, je ne l’ai pas vue tout d’abord. J’étais dans le parc derrière la mairie. Sous l’arbre où pendent les deux objets, je n’ai vu que l’imposant monument aux morts. Aux anciens d’Algérie, d’Indochine, à ceux de 14-18, ceux de 39-45. Une sculpture insignifiante bordait cette mémoire, encombrée des plaques de listes de noms. De jeunes gens pour la plupart : je regardai les dates, ce à quoi finit par se résumer une vie. Des fratries décimées. Les guerres. Not bienvenues…
Depuis quand les branches des arbres sont-elles devenues des objets de contemplation ? Pourquoi le monde est beau ? L’est-il du reste ? Depuis quand des filins d’acier, comme ceux qui retiennent les œuvres de Louise Bourgeois accrochées à leur arbre sont-ils devenus des objets picturaux ? J’y suis revenu un autre jour. Il y avait une grande flaque d’eau qu’il fallait contourner au pied de l’arbre massif où pendait l’œuvre de Louise Bourgeois. C’est en contournant cette flaque que j’ai vu son œuvre. Par hasard. Presque cachée au regard de ce feuillage têtu. Fermée au premier coup d’œil. N’apparaissait que le jardin de l’hôtel de ville. L’art des jardins est celui du regard, affirmait Kant, qui le fit entrer dans la catégorie des Beaux-Arts. Mais du côté de la peinture. Tout comme l’est cette œuvre à mon avis, plus une peinture qu’une sculpture.
Car Les Bienvenus de Choisy sont du côté du regard, non du toucher, ni même de la forme. D’autant qu’il s’agit d’une pièce explicitement faite pour souligner le caractère putatif d’une scène envisagée, d’un drame espéré. C’est ce que raconte Louise Bourgeois à propos de son œuvre, quand elle parle de son enfance, de sa situation d’immigrée aux États-Unis, de son désir de voir des mariés venir chercher sous son œuvre une sorte de promesse superstitieuse. Louise Bourgeois est allée en effet jusqu’à tenter de figer l’incertain dans son explication, jusqu’à prescrire l’identité de l’œuvre pour tenter d’éclaircir quelque chose de douteux en fait : ce qui nous lie à l’autre.
Louise Bourgeois a exprimé une idée, concernant son œuvre. Des idées. Or elle n’a pas réalisé une idée, mais un objet artistique.
Des idées nécessaires pour les besoins de la scène qu’elle rêvait de composer mais qu’elle n’a pas composée : seules existent ces deux cocons qui pendouillent à un arbre. Pardonnez provisoirement la vulgarité nécessaire du propos. Car ses idées encombrent les objets dont je parle. Pour, nous dira-t-on, que s’élève une dimension de symbole. Certes. Louise Bourgeois nous parle de liens, de fils, de méandres, d’entrelacs, de lacets qui vont dans une direction avant de changer de sens… Elle parle des promesses que s’échangent les amoureux. Des liens qui les unissent. Mais sous l’arbre, c’est tout autre chose qui s’offre au regard : un jeu d’apparences irrésolues. C’est en ce sens que j’affirmais plus haut que son travail, à Choisy, relevait plus de l’art du peintre que de celui du sculpteur : Louise Bourgeois ne s’est pas appliquée à produire des formes, mais à former une matière pour en tirer une manière de regarder et de sentir.
Cet arbre, cette mare, la nature ordonnée du jardin de la mairie, ordonnée plutôt que sublime, et ce jardin qui ne prend sens comme jardin public que dans le drame humain qui peut éventuellement s’y jouer. Telle solitude vacante. Telle brindille abandonnée au vent, entraperçue par un promeneur solitaire. Le jour où je suis allé contempler vraiment Les Bienvenus, il y avait sous l’aplomb des deux volumes qui la forme un vieil homme et une femme saoule qui se disputaient l’heure. Ni mariés ni à marier. Peut-être ne se connaissaient-ils que de s’être assis là, juste sous l’œuvre de Louise Bourgeois. Ils se disputaient. Je regardai la scène de loin. Elle contenait un je-ne-sais-quoi de cette puissance du sentir qui excède le voir. C’était d’ailleurs, à lire les explications de Louise Bourgeois, ce désir de peindre ces choses-là qu'elle ne pouvait pas voir, que ses mots avaient tenté. Car la scène qu’elle désirait n’existait pas. Depuis le trou de serrure de son œuvre, que voit-on ?
C’est l’imagination du spectateur qui est ici la norme, la puissance d’être de l’œuvre. Son achèvement. Banal pourrait-on dire, encore que : il manquera toujours à la scène un élément du dispositif pour que l’œuvre soit achevée : soit le couple de mariés à l’aplomb des cocons, soit l’observateur qui regarde et les mariés et la chose artistique. Toujours donc cette œuvre restera inachevée. Or, la sculpture était, de tradition, parfaite. Regardez le David de Michel Ange. Rien ne l’excède, rien ne l’obsède, rien ne lui manque, aucun dispositif ne le cache ni ne le recouvre. Pas celle de Louise Bourgeois : sa perfection est celle d’un art imparfait, comme l’est la peinture. Car elle a besoin d’un spectateur. Et d’acteurs. Elle n’est pas close sur elle-même comme l’est le David, elle n’est pas achevée dans une forme particulière. Elle demeure ouverte à sa réalisation finale. La sculpture de Louise Bourgeois est bancale : elle a en outre besoin de procédés discursifs pour exister. Une narration qui au demeurant la signale comme une ébauche à compléter. La plaque au pied de l’œuvre. Qui introduit et le dispositif et le couple de jeunes mariés et l’observateur esthète. De sorte que l’imagination est devenue ici cette «moitié de l’art», dont parlait peut-être Baudelaire pour faire tenir tout cela devant nous. Pour qu’elle devienne cette totalité jamais donnée nulle part. L’œuvre de Louise Bourgeois fonctionne ainsi comme une esquisse, contraignant l’œil à se projeter au-delà de toute vision. Car quelque chose échappe à la vue. Que l’imagination est appelée à concevoir elle-même, comme une calme élévation au-dessus des circonstances de la vie…
Se faisant, Louise Bourgeois a reformulé malicieusement, par la mise en avant de son idée sur l’œuvre pour en fonder prétendument le sens, le vieux débat entre ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas. « Malicieusement » : en réintroduisant « dans » l’œuvre ce qui n’est pas de l’art : le monde tel qu’il va, les circonstances de la vie quotidienne, vive les mariés etc. Revoyons l’architectonique de la scène. Dans ses explications, Louise Bourgeois, me semble-t-il, évoquait la présence d'un banc sous les cocons. Il a disparu. Par prudence sans doute : au cas où l’œuvre se serait décrochée. Les pompiers certainement, en ont interdit l'usage. Le banc est caché désormais dans les replis d’un discours. Et ne se montre que comme œuvre de l’esprit. Que de restes dans cette œuvre !
« L’esthétique, affirmait Hegel, ne s’occupe que de la beauté créé par l’art ». Les explications de Louise Bourgeois feraient ainsi, au sens où l'entendrait Hegel, de son œuvre un objet vulgaire. Pourtant ce même Hegel ajoutait que l’art sublime ne pouvait être que celui dans lequel « la signification spirituelle ne pouvait se figurer en aucune forme visible », ce qui est précisément le cas des Bienvenus : aucune forme visible ne rend compte du dispositif final.
Qu’est-ce que les images nous veulent, réellement? Dans cette puissance inachevée de leur être, vers quoi nous font-elles signe ? Avec le discours qui la contraint, l’œuvre de Louise Bourgeois est plus proche des rites anciens que de l’esthétique contemporaine. Outre le chamanisme du porte-bonheur, elle nous confronte toujours au problème d’une image qui ne peut être vue, mais lue dans un rapport de soumission à l’écriture textuelle. Ce serait donc du côté de la légende qu’il faudrait regarder : l’ekphrasis, ou l’art de donner voix à un objet d’art supposé muet.
Depuis Lessing, ce dispositif de la représentation verbale du visuel passe pour totalement inepte. Nous avons appris à poser une frontière nette entre le sens, la sensation et les modes de leur représentation. Mais toute l’histoire de l’art, comme discipline, n’est pourtant pas autre chose que la représentation verbale de la représentation visuelle. C’est même un genre très distingué. Et personne ne s’étonne de découvrir que, quand les images parlent, elles parlent notre langue et notre langue la plus plate : grammaticalement, la description d’un tableau ne se différencie pas de la description d’un match de foot. Panofsky n’a pas fait mieux, lui qui a affirmé, au fond, que seule la langue pouvait rendre compte de ce qu’elle n’était pas. Que conclure ?
Qu’en fait aucun médium n’est pur. Toutes les structures de représentation s’enchevêtrent et s’entre-articulent. L’indifférence tranquille du vieil homme et de l’ivrogne au pied de l’arbre de Louise Bourgeois n’est pas plus la vérité ultime de l’œuvre, que le cartel qui en mentionne les usages et la compréhension, et pas davantage les deux objets suspendus aux branches…
John Keats : «Ode on a Grecian Urn». Cinq strophes pour faire dire quelque chose à cette urne, qu’il ne décrit pas, dont il ne consigne ni la date ni l’appartenance esthétique. Il évoque les personnages qui s’y trouvent : « Quels sont ces hommes ou ces dieux ? Quelle poursuite folle ? Quelle lutte pour échapper ? Qu’est-ce que l’extase sauvage ? ». Les figures semblent avoir perdu tout espoir, figées qu’elles sont dans leur artefact de mouvement. Pourtant, Keats suggère une sorte de salut émanant de la scène : «La beauté est vérité, vérité beauté». «Ode sur une urne grecque» a été perçue comme un manifeste célébrant l’ekphrasis, en tant que voie du commentaire menant à l’immortalité…
Vase de Sosibios, décalque de John Keats, in Les Monuments antiques du musée Napoléon.
A droite : 1ère copie de l'Ode.
Jeunesse, Pierre Nora
La vie comme une succession de «blocs hétérogènes», au gré des événements qui l’ont affectée… Pierre Nora nous confie –c’est le mot- une biographie au fort caractère rhapsodique, centrée sur sa jeunesse et en se concentrant sur ce qui a fait ce qu’il est devenu. Une biographie parfois intime –sa passion pour Marthe-, toujours sincère, comme l’homme qu’il est, qu’il a été. Je me souviens de lui à l’EHESS ou dans son bureau des éditons Gallimard comme d’un homme extraordinairement bienveillant, d’un homme avec lequel on pouvait parler sincèrement, presque de pair à pair alors que je n’étais qu’étudiant. Il avait renoncé à tout mandarinat et vous consultait avec sincérité, vous accordant toute son attention, soupesant, ne jugeant jamais, cherchant toujours à vous comprendre. Je me souviens de séminaires en présence d’étudiants embarrassés, intimidés peut-être, qui ne parvenaient pas à éclaircir le fond de leur pensée et Nora se tournant vers nous pour que nous leur venions en aide. Cette humilité, le mot n’est ni très juste ni trop fort, lui est peut-être venue au fond de ces trois échecs successifs à Normal Sup qu’il raconte sans fard, lui qui était entre tous les khâgneux, le cacique le plus propre à s’en distinguer. L’échec l’aura profondément marqué, qui explique peut-être ses raisons d’entrer à l’Académie Française, des raisons ancrées aussi très profondément dans sa trajectoire familiale. Pierre Nora est un homme franc. D’un bord politique tout à fait éloigné du mien, à qui l’on peut s’opposer. Un libéral, pourvu que l’on entende par là une école qui n’existe plus : celle du libéralisme philosophique qui s’est toujours refusé à prendre l’homme pour un moyen, une variable d’ajustement, ce qui n’est pas le cas du néo-libéralisme, où pourtant Pierre Nora comme tant d’autres ont fini par se fourvoyer.
Le «petit dernier», comme il se nomme, surprend d’être devenu le «patriarche» d’une famille moins nombreuse qu’elle ne l’était un siècle plus tôt. Il y a quelque chose de bouleversant du reste à suivre cette histoire, à en remonter le cours, à en concevoir le sens. Pierre Nora, dans cette ego-histoire, dépeint au fond le portrait d’une France bourgeoise et cultivée qui n’existe plus (guère). D’une France qui s’était assurée d’elle-même et qui a vu peu à peu ses privilèges non pas annihilés, mais chipotés, rongés, disputés par des crétins obséquieux, vulgaires, des arrivistes serviles obsédés d’y confisquer leurs prébendes et ce, dans son propre camp, celui de la bourgeoisie mais d’une bourgeoisie dégénérescente : celle de cette droite obscène (d’origine socialiste aussi bien) qui n’a cessé depuis de dériver vers l’extrême nauséabond. Mémoire civilisationnelle presque, d’une civilisation disparue dont on relève l’empreinte, de l’étrange défaite de la France de 40 au plateau du Vercors, en passant par ces années charnières du retour d’Algérie. Certes, Pierre Nora aura été toute sa vie un privilégié. Et un homme profondément attaché à son pays. Toujours sur le qui-vive quant à l’idée nationale, tentant à bout de bras d’en maintenir le roman à bien des égards lui-même aussi en perdition. Dès les années 60, Pierre Nora s’intéressa à cette histoire nationale et cela ne le quitta plus. Jusqu’à ses crispations ces derniers mois autour de la «concurrence des mémoires» ou de cette Histoire mondiale de la France de Patrick Boucheron. Bien qu’il sache au fond de lui que cette ténacité est vaine. Je me rappelle le séminaire de clôture des Lieux de mémoire. Prochasson s’était attelé à en dresser le bilan. Nora avait conclu ainsi : «Bref, si j’entends bien, c’est à refaire»… Pas simplement parce que, sur le plan de la méthode, nombre d’historiens qui y avaient participé n’avaient pas compris son ambition épistémologique. Mais plus profondément encore, rappelant le reproche qu’on lui avait fait d’oublier pour beaucoup ces territoires non français qui avaient fait la France, parce que tout simplement le roman national ne coïncidait plus avec les aspirations des France(s) qui s’y esquissaient, ne savait plus répondre aux mémoires qui s’y faisaient jour. Pierre Nora regrettait même l’immense fortune de son «devoir de mémoire» que l’on brandissait désormais partout comme un totem. La mémoire était pourtant devenue l’affaire de tous. Et les mémoires «minoritaires», sociologiques ou ethniques qui tentaient d’apparaître, devenaient de véritables laboratoires où forger une nouvelle sensibilité nationale. Les Lieux de mémoire se déployaient désormais en dehors des pouvoirs politiques. La demande était énorme tout d’un coup, l’investissement citoyen également. Pierre Nora aurait dû s’en réjouir, mais il redoutait que sa France s’en trouvât dépassée. Oubliant que son ami de toujours, Krzysztof Pomian, avaient décrit ces lieux comme des sémiophores, porteur d’un sens non pas labile mais sensible, apte à évoluer toujours au sein de l’histoire qu’ils étreignaient. C’est cette étreinte que redoutait Nora. Mais la pratique sociale de la narrativité du passé ne cessait de se diffuser. Le profane interrogeait désormais l’expert, s’emparait même souvent de ses outils pour ouvrir de nouveaux espaces mémoriels où refonder l’écriture du roman national. Car le mythe national n’était plus intimidant : il devenait le lieu de nouvelles expériences citoyennes, que l’on peinait à enfermer dans le prisme de la seule mise en scène d’exutoires transgressifs.
Vaincre l’enclos national… les Lieux de mémoire avaient ouvert la boîte de Pandore, libérant une explosion mémorielle. Il fallait l’accompagner, non rejeter ici et là les mémoires qui écornaient ce trop beau roman national écrit en forme d’étouffoir. Il fallait tourner le dos à cette France, la quitter pour entrevoir des chances d’en construire une nouvelle, d’espérance radicale. Il fallait lui tourner le dos parce qu’autre chose arrivait, portée par la praxis du soulèvement, d’un soulèvement propre à renverser les vieux lieux de sujétion de cette France moribonde dont Pierre Nora avait consigné et la mémoire toujours vivante, et l’agonie politique. Renverser les vieux lieux de la sujétion… Voilà bien vingt ans au moins que la France est entrée dans le champ de cette turbulence. Pour que le siècle vienne, pour que les intellectuels assument enfin leur rôle, il faut sortir de la grande nuit néolibérale qui ne sait que retrancher, mutiler du roman national toutes ses pousses les plus fertiles. Et reconstituer nos forces par le bas et par la prise en compte des multiplicités.
Pierre Nora, Jeunesse, NRF Gallimard, février 2021, 236 pages, 18 euros, ean : 9782072939672.
A lire en contrepoint :
http://www.joel-jegouzo.com/article-sortir-de-la-grande-nuit-europeenne-achille-mbembe-65231340.html
Géopolitique du patrimoine, Emmanuel Lincot
Emmanuel Lincot s’est emparé de cinq cas emblématique des questions patrimoniales : le Louvre d’Abou d’Abi, les stratégies patrimoniales de la Chine, les vandalismes en terres d’Islam et les contentieux patrimoniaux entre le Japon et la Chine, et/ou L’Inde et le Pakistan. Sensible… Comme le sont toujours ces questions de patrimoine, tant au niveau des populations du reste que de états, à nous contraindre toujours à reformuler nos héritages mémoriels pour les confronter aux héritages des autres. Sensible, d’autant que la question du patrimoine touche évidemment à la question du religieux, du divin, tout autant qu’aux symboles de la puissance séculaire et du softpower mondial. Dans son passionnant essai, Emmanuel Lincot nous montre combien le patrimoine est devenu un outil de compétition internationale, en plus d’être un outil de distinction sociale, au sens où Bourdieu l’aurait entendu. Emmanuel Lincot plonge ainsi dans l’épaisseur de l’histoire pour penser ce moment où le musée s’est imposé comme architecture nationale, sans pour autant renoncer à ses vertus «citoyennes» : en 1793, le Louvre devint un lieu de formation du citoyen. Se pose depuis la question de savoir quels musées, voire quelles collections bâtir qui nous situent dans le monde plutôt que nous en soustraient : imaginez qu’en Chine n’existe par exemple aucun musée de l'Europe, ou de l'Afrique !
C’est au fond poser la question du sens de l’héritage dont nous pouvons disposer : quelle dimension du sens commun organise-t-il ? D’un sens dont chaque citoyen s’est emparé sur fonds de polémiques depuis une trentaine d’années, arrachant le patrimoine aux seules affaires des lettrés ou des fonctionnaires… A poser cette question du sens, Emmanuel Lincot en vient tout naturellement à interroger ces imaginaires dont les peuples se nourrissent –ou dont on les nourrit, mais qui : «on» ? La question est d’importance. Sensible cette fois encore, quand il entend dépasser le critère colonial pour déconstruire ce rapport «idéologiquement stérile» du lien «morbide» des uns aux ex-colonies, des autres à la colonisation. Ce faisant, ce qu’il nous donne à réfléchir, c’est au fond une biographie des peuples qu’articulent ces objets sémiophores (Pomian, 1987) qui constituent leur patrimoine, et dont on oublie trop souvent que s’ils sont porteurs de sens, c’est parce que ce dernier n’y est jamais enfermé : il évolue toujours dans l’histoire qu’il étreint.
Mythologies nationales versus Histoires nationales… Le patrimoine mondial est devenu l’affaire de tous. C’est sans doute le plus intéressant de cette histoire qui se construit sous nos yeux : le patrimoine est devenu une sorte de laboratoire pour de nouvelles politiques de la sensibilité citoyenne. Par-delà ses instrumentalisations : lieux de mémoire et hors-lieux se déploient désormais en marge des pouvoirs politiques. La demande est énorme, l’investissement citoyen pas moins. De nouveaux acteurs ont surgi, invisibles, qui font de ce patrimoine un agrégat d’histoires anonymes de citoyens, comme on l’a vu faire avec l’inscription au patrimoine mondial de l’humanité du bassin minier Nord-Pas de Calais : ce qui s’y raconte entre les mailles de la mémoire nationale, ce sont des micro-histoires familiales. Des trajectoires intimes, domestiques, qui interrogent non pas la validité mais encore une fois le sens que tout cela peut prendre. Et au fond, ces récits intimes démontrent que cette histoire du patrimoine demande à être réécrite. Sans crainte malgré ce que l’on appelle l’éclosion des singularités communautaires, dont on redoute par trop qu’elles brisent le grand roman national français (Nora, 2021). Ces singularités ne brisent en rien ce récit, mais l’enrichissent au contraire : la pratique sociale de la narrativité du passé n’a cessé, au cours de ces dernières années, de se divulguer. Un dialogue s’est installé désormais, entre experts et profanes, pour poser la question du sens commun. Car le mythe national n’est plus aussi intimidant : il est devenu le lieu de nouvelles expériences citoyennes où l’on voit le public participer de plus en plus à des cérémonies, des rituels, des manifestations performatives. Alors plutôt que de voir ces manifestations comme la mise en scène d’exutoires transgressifs, interrogeons-nous sur la dimension analgésique des grandes célébrations nationales. Prenez l’exemple du débat, crispé, sur les langues régionales en France. S’agit-il à travers leurs demandes de renoncer au français comme langue commune ? Pas du tout : nous devrions au contraire y voir la volonté de ne pas enfermer le français dans son enclos national, pour ouvrir enfin les français au bilinguisme… Tous les jeunes hollandais s’expriment dans leur langue et en anglais. Sont-ils moins hollandais pour autant ? Peut-être alors ces langues régionales s’affirmeront-elles enfin hors d’une volonté de résilience sociale, pour dépasser le simple cadre de la demande de réconciliation : c’est d’enrichir dont on parle, non d’appauvrir. Finalement, la grande chance d’une histoire mondiale (géopolitique) du patrimoine, c’est au fond non pas de diluer les identités dans une soupe universaliste, ni de séparer l’un de tous les autres, mais de le compter au nombre des autres. Faire que la singularité ne s’excepte pas ni ne fasse défection à l’universel, faire que l’universel ne sombre pas dans l’abstraction vide de toute singularité : il n’existe pas de forme patrimoniale qui soit un obstacle à la constitution de l’universel : voyez l’universalité de la pensée d’Emmanuel Levinas quand il évoque la question de «l’appel». Chaque patrimoine a le goût même de l’essence dans une singularité toujours concrète.
Emmanuel Lincot, Géopolitique du patrimoine, L’Asie d’Abou Dabi au Japon, Mkf éditions, février 2021, 116 pages, 15 euros, ean : 9791092305685.
Foucault en Californie, Simeon Wade
Le récit de Simeon Wade sur l’expérience qu’il avait proposé à Michel Foucault n’avait jamais été publié curieusement. Peut-être parce qu’il s’agissait d’un «voyage» sous acide conçu comme un événement de l’être dont Wade avait soigneusement orchestré la mise en scène : le paysage grandiose de la Death Valley, une musique de Stockhausen diffusée sur un matériel rustique (sur cassettes) à la nuit tombante, etc. … Du «voyage» lui-même, Wade ne dit pas grand-chose. Rien de sublime, quelques échanges sans grande consistance, beaucoup de prudence même pour un événement qui, aux dires de Wade, aura radicalement transformé la vie et la pensée de Foucault au point que, de retour en France, ce dernier détruira les manuscrits II et III de son Histoire de la sexualité pour les repenser entièrement (mais on ne saura jamais ce qu’il leur reprochait) et celui sur les «monstres», ne pensant plus en être un. Rien donc sur cette expérience, juste quelques allégations robustes : le lendemain, Foucault pleurait, affirme Wade, et racontait à qui voulait bien l’entendre qu’il avait été enfin exposé à la Vérité, qu’il en avait éprouvé, dans son corps, la justesse. On n’en saura pas plus. La description ici déroute, manque son objet, n’en dit rien plutôt… Zabriskie Point ramené à quelques lignes sans écho… Pour le reste, Wade «narre» -c’est le mot-, une rencontre, des rencontres : Foucault face aux étudiants américains de Claremont College, dans un style des plus conventionnels, sinon désuet, barbon… C’est que Wade ne cesse d’y exposer sa volonté d’apparaître à la bonne hauteur, rivalisant de cuistrerie quand le Foucault qu’il nous présente demeure modeste. Sous le fatras d’un texte par trop démonstratif, c’est peut-être son grand mérite que de nous montrer un Foucault apaisé, serein. Foucault en pattes d’éph, en 1975, fumant du hash mais sans perdre le contrôle, donnant du reste toujours l’impression de ne jamais vouloir perdre pied. De cette expérience intérieure dont rien ne nous est révélé, Wade affirme que Foucault en reviendra conforté et qu’il faut en chercher le sens dans ses deux derniers livres : L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, où l’on découvre un Foucault qui accepte enfin de se loger dans son corps, sans jamais enfermer ce corps dans sa finitude, ni sombrer dans le questionnement phénoménologique de ce corps, Foucault n’appréciant guère la façon dont la phénoménologie nous détourne des questions essentielles.
C’est un Foucault ravi qu’il dépeint, s’affirmant plus journaliste que penseur, un Foucault exprimant le vœu que son œuvre ne passe pas son époque, s’y réduise tant elle s’en voulait le simple questionnement ponctuel, une étape, et c’est peut-être sa force en effet : Michel Foucault a soulevé des montagnes pour nous léguer un outil de pensée, l’archéologie du savoir, et l’horizon d’une nécessité toujours renouvelée : poursuivre l’étude de ces événement discursifs qui fondent les Pouvoirs, d’un Pouvoir qui sans cesse sait se renouveler et prendre à défaut nos insurrections.
Il y a pourtant un point de fuite obscur dans ce texte. Un point de non-retour que rien n’explicite : Foucault expliquait que nous n’étions rien d’autre que ce qui est dit. Mais l’expérience qui nous est rapportée va sans dire. Elle ne dit rien, ni de Foucault, ni d’elle-même, et moins encore de cette fameuse exposition foucaldienne à la vérité… Foucault se tait, et fut tout autre pourtant…
Au final, c’est un récit plaisant que nous livre Wade, moins pour cette image de Foucault qu’il décerne que ce sens de l’amitié que l’on entrevoit en Foucault, attaché à découvrir plutôt qu’à recéler.
Foucault en Californie, Simeon Wade, traduit de l’américain par Gaëtan Thomas, préface de Heather Dundas, éditions zones, mars 2021, 144 pages, 16 euros, ean : 9782355221583.