Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
29 juillet 2023 6 29 /07 /juillet /2023 15:22

Dédicacé à Ali, «fils de marabout et manœuvre à citroën», le récit de Robert Linhart s'ouvre sur sa première journée en usine : «Montre-lui Mouloud». La suite est magnifique, d'observations méthodiques de la chaîne, sans concession au niveau de l'écriture, impressionnante de maîtrise littéraire. Regards, odeurs, bruits, tempo : le «long glissement glauque» de la chaîne... La force de Linhart, c'est de convoquer immédiatement les corps pris dans ce glissement. Car le travail dans l'usine s'adresse aux corps tout d'abord, tout comme l'école les prend en main ces corps, avant de s'attacher aux esprits. Il ne faut pas seulement les discipliner, il faut les violenter. Linhart décrit également avec la précision de l'anthropologue, «l'éternité vide qu'est le poste de travail», où ce travail justement n'est jamais accompli, «la tâche jamais achevée». On est d'emblée dans le simulacre, dont le régime est celui d'une danse des morts... Car l'usine contraint les vies aux «quantités infimes», dont le récit se fait le réceptacle inouï.

Linhart a pris 10 ans pour se décider à l'écrire, le consignant en quelques jours fiévreux, après avoir réalisé que la classe ouvrière ne faisait plus sens mais que son absence de sens était une tragédie. Alors il raconte. L'usine ouvertement policière précédant de quelques décennies une société devenant à son tour ouvertement policière.

La résistance ? A l'époque elle était enfouie dans des collectifs nationaux. Aujourd'hui, dans ces corporations syndicales qui ne permettent pas la convergence des luttes. Pourtant, le 17 février 1969, tout s'était arrêté. De nouveau après 68. Un bref instant, semblant inaugurer cette série de défaites qui allait nous frapper jusqu'à aujourd'hui.

Le sentiment du monde... Ali, «frère obscur, un instant surgi de la nuit qui allait le happer de nouveau». Combien d'entre nous «surgis» de nulle part lors de ces révoltes qui ne cessent plus de traverser la France ?

Le dernier chapitre du récit s'intitule «l'établi». Celui du retoucheur de portière. Demarcy. Son établi, il l'a bricolé, scrutant les tâches à accomplir, soupesant la matière à reformer, inventant les aspérités, les angles, les cavités où réparer la tôle. L'établi de Demarcy est l'objet de  son intelligence. Et il est la métaphore de la trajectoire inversée de Robert Linhart. Son anabase : il est ce point d'où il serait parti dix ans après les faits, sans le savoir, devenu ce moment où la conscience se cristallise.

Qu'on se rappelle : les établis étaient «descendus de cheval» pour tenter de comprendre la classe ouvrière et l'aider à s'organiser. De l'extérieur, guidés par des concepts abstraits, ils étaient venus fournir aux ouvriers un nouvel établi... Un outil méthodologique importé des œuvres de Lénine, de Mao, de Marx. Tout comme les cadres du service des méthodes de Citroën étaient venus un jour remplacer l'établi de Demarcy par un objet machiné dans leur bureau d'étude, plus apte à leurs yeux, à répondre aux charges de la production.

Mais l'établi de Demarcy, c'était une intelligence humaine, individuelle, de bout des doigts et d'observations critiques, une ruse de la raison laborieuse pour répondre aux tâches d'une réalité indéfinissable : comment savoir où et comment la tôle serait abîmée ? Une intelligence que les cadres de Citroën ne pouvait supporter : non pas concurrente, mais triomphante : «Le nouvel établi (conçu par les cadres) ne vaut rien».

Linhart a rencontré dans cette figure son inversion. Le dernier chapitre est le vrai commencement du récit, là où ce récit découvre -et recouvre-, sa vérité.

Il y a ainsi une vraie homologie de structure entre l'objet du récit et son écriture subsumée sous ce moment ultime. L'expérience tragique de Demarcy est celle de Robert Linhart, réalisant son égarement. Demarcy cassé, en déroute, annihilé, signe la fin de tous les enchantements révolutionnaires en même temps que le vrai but à atteindre. Il signe l'exil des militants désormais orphelins, quittant les usines pour n'arpenter qu'un monde politiquement désert. Abasourdis. Tout comme l'est Demarcy, lequel est en fait déjà mort quand on lui retire son établi. (Le militantisme maoïste fut déjà mort sitôt entré dans les usines). Demarcy est seul, comme Linhart, inexorablement usés l'un et l'autre, exilés du monde qui les a broyés. «Bloom, nous dit Tiqqun, c'est l'être en phase terminale dans un monde lui-même en soins palliatifs». Il y a un peu de Bloom dans l'expérience narrée. Mais ils ne le savent pas encore. Malgré leurs tubes et leurs respirateurs, les années 80 se payaient d'illusions. Une poignée de personnes le pressentait, L'établi en est le témoin : ils devenaient «étrangers face à l'étrangeté du monde» (Tiqqun), cet immense spectacle du mensonge de la société marchande.

Dès la fin de Mai 68, le patronat avait compris qu'il fallait se débarrasser du salariat. Et pour cela, commencer par broyer les individualités. Demarcy en est la métaphore : il fallait exclure de l'espace productif la possibilité même d'une intelligence autre que mécanique, répondant à des standards abstraits. Qu'un ouvrier fût le maître de son outil était devenu symboliquement inacceptable. Seule la machine devait pouvoir récupérer une identité, tout le reste devait devenir jetable : gommer l'ouvrier en tant qu'ouvrier, exclure l'humain en tant qu'être. Pas même le subordonner à la machine, à peine provisoirement en faire son excroissance, en attendant son expulsion définitive.

Mais à l'époque, il devait encore collaborer à son extinction. «Veiller à l'aliénation de son être» dit Tiqqun. Il s'agissait de le réduire progressivement à l'état de rien. Qu'il consente à n'être que l'attribut de sa propre insistance -et non existence. «On le poussait hors de lui » (Tiqqun encore). C'est cette sortie que l'établi de Linhart a enregistrée. Tout comme le récit a enregistré le fait que les ouvriers répondaient à un nom qui n'existait plus. Le patronat vidait leur monde de toute signification.

L'anabase, expliqua un jour Alain Badiou (Le Siècle, pages 119 à 139, 10 novembre 1999), «est une expérience exilée du commencement».

Chaque mot pèse dans cette définition (tronquée, la sienne est plus riche). A condition évidemment de ne pas lire ce commencement dans une perspective métaphysique. Car ce commencement dont je parle, c'est celui qui prévaut aujourd'hui. Un commencement de la fin si l'on veut. C'est cette expérience que relate Linhart, celle de l'exil, de notre exil, ce moment où nous sommes devenus les spectateurs de nos échecs à répétition. Quarante années de luttes mises en échec pourrait-on dire, même si aucun d'entre eux n'a été un véritable échec -or c'est là où d'autres commencement sont possibles, plutôt que ce début de fin du monde qui déroule sous nos yeux effarés ses vestiges barbares.

Partager cet article
Repost0
27 juillet 2023 4 27 /07 /juillet /2023 13:06

Le 20 août 2013, Robert Linhart était l'invité de Laure Adler, sur France Culture, dans son émission Hors-Champ. Au cours de l'entretien, Laure Adler fit lire un passage d'une nouvelle de Jack London, dont Lénine avait demandé lui-même lecture sur son lit de mort : L'amour de la vie. L'histoire d'un homme blessé, égaré dans les neiges du Klondike, poursuivi par un loup affamé. L'un et l'autre obstinés au guet de leur survie. On en comprendra la métaphore plus avant dans l'émission : «Vous êtes un rescapé», devait conclure Laure Adler. Lénine n'échappa pas au loup. Linhart, j'y reviendrai.

L'émission est passionnante en dehors de cette assignation qui concernait au fond davantage Laure Adler que Robert Linhart. Passionnante en ce qu'elle donna à ce dernier l'occasion de mieux se raconter, depuis sa naissance à Mai 68, que Linhart vécut comme une crise de folie. La sienne, jeté dans l'exaltation extrême de la pensée, si extrême qu'il dut se faire hospitaliser et soigner à coup de neuroleptiques. Puis il affronta la tragédie du couple Althusser, Hélène assassinée, la folie là encore, décidément figure tutélaire des maoïstes parisiens, tragédie dont Linhart rapporte qu'il «ne peut pas interpréter ça». Impensable «coup» de folie. Une altérité radicale dont on ne peut revenir. N'y revenons donc pas, nous qui ne furent pas même témoins de ça. Rappelons simplement que témoin, il le fut lui, au sens fort du terme et de son étymologie grecque où le témoin est martyr.

Du mouvement des établis, Linhart ne raconte pas grand chose, Laure Adler résumant l'affaire sous les espèces d'un proverbe maoïste : il s'agissait de descendre de cheval pour cueillir des fleurs. L'image n'est pas heureuse, même si elle est historique. Nombre d'établis, en province, n'avaient jamais étés à cheval, beaucoup vivaient contraints au ras des pâquerettes. Mais de cela, l'Histoire n'a rien dit, pour cette fois encore se concentrant sur ces grands intellectuels parisiens qui firent du mouvement un enfer.

Puis Linhart s'est tu.

En 1981, il a commencé de se taire. D'une certaine manière, tout le monde s'est tu avec les années 80 : plus personne ne voulait rien entendre. La France se peupla de cyclopes qui ne voulaient croire que le chant des sirènes du projet néolibéral. On allait tous s'enrichir -on s'est tous appauvris. «Le poids de l'histoire, sa rigueur, sa grandeur» (Mitterrand), commandait la liquidation des luttes sociales en France.

Les années Reagan, Thatcher, chez nous celles des nouveaux philosophes, Glucksman père, BHL, tout un monde d'anciens militants de «Gauche» rejoignait les salons réactionnaires qui se mirent à foisonner, tandis qu'un glissement s'opérait dans la composition des partis. Think tank, le clubisme rebattait les cartes, accompagnant le mirage du libéralisme hayékien : le marché seul pouvait garantir la liberté individuelle... Et tant pis si Hayek restait confus quand il évoquait le marché comme l'exemple le plus «convaincant» d'un ordre spontané construit spontanément comme le résultat d'une évolution spontanée, mais que des règles délibérées devaient encadrer et qu'une coercition "minimale" devait accompagner... Tant pis, sinon que sa conception de la liberté restait franchement négative et dans son délire d'affirmer que la justice sociale n'était qu'une notion vide de sens, que cette liberté n'était que le privilège des nantis, un projet au fond vide de sens. Un projet que L'établi de Linhart révélait dans toute son étendue et son horreur.

 

A l'époque, un penseur, Félix Guattari, résistait encore. Rappelez-vous : Foucault allait mourir (1984), Derrida était parti aux États-Unis et Deleuze s'occupait de cinéma. Mais Guattari, encouragé dans sa réflexion par Deleuze, demeurait si isolé qu'il ne savait ni comment formuler, ni comment se faire entendre et son livre, recueil d'articles à propos de ce qu'il voyait venir de ces années 80, Les Années d'hiver, avouons-le, était illisible.

Guattari tentait de comprendre notre immense défaite. Il exhuma le vieux concept d'aliénation pour tenter de le dépoussiérer : le capitalisme n'était pas seulement une économie de la domination, mais une forme de civilisation qui procédait au démontage, en tout être, de son humanité. On voit cela à l'œuvre dans L'établi. La vision est forte. Armée d'une constatation simple : l'industrie publicitaire était devenue le second poste de dépenses mondiales derrière l'armement. Cela disait quelque chose de ce qui se tramait : le contrôle quotidien des esprits. La société du spectacle, certes, cela n'avait presque rien de nouveau et beaucoup ne virent pas en quoi Guattari jargonnant pouvait nous aider à penser notre situation dans le Temps. C'était cependant de montrer que ce contrôle s'étendait désormais à toutes les formes de la vie personnelle, intime, pour s'incarner dans nos manières de vivre, au quotidien. Un salut pour le capitalisme qui sans cela, pouvait s'effondrer du jour au lendemain. Ce qu'il est au demeurant en train d'accomplir. Non sans résistance, contraint qu'il est d'engager une véritable guerre civile contre des citoyens de moins en moins dupes malgré l'atomisation réussie de la société, qui voit nos luttes échouer les unes après les autres.

L'échec et le martyre : n'était-ce pas déjà le cas rapporté par L'établi ?

Guattari observait qu'à ce stade de survie, le capitalisme se devait de ne plus produire de lien social pour préserver son devenir, mais que cela aussi le conduisait à sa perte. L'insouciance égotiste n'est pas la liberté, la grande claque subies par les bassins miniers du Nord aurait dû nous alerter à l'époque : ne restait déjà qu'une vision policière du social, alors que les socialistes étaient au pouvoir.

Mais on piétinait dans ces années d'hiver. Or si on les considère de plus près aujourd'hui, on découvrira avec stupeur que tous les thèmes qui agitent notre société contemporaine avaient déjà germé dans les années 80 : racisme, immigration, pauvreté, sdf, tournant ultra conservateur de la droite, poussée du Front National... Et déjà, comme l'affirmait Guattari : «la Gauche se fout du monde !».

La grande affaire du capitalisme dans les années 1980, c'était la production des subjectivités. La fabrique de sujets sans sujet.

«Vous êtes un rescapé», trancha Laure Adler. Né à Nice accouché par une infirmière pétainiste, recueilli par une famille de Justes, Robert Linhart finit par s'en amuser. Un rescapé ? «Un peu»... «L'idée d'être un rescapé, ça remonte à ma naissance»... Oui. Pas le bon mot donc. Ni vraiment la bonne idée quand on décide de repêcher L'établi. Mais pour en faire quoi ? Que faire de l'un des plus beaux récits de la littérature française du XXième siècle ? Le livre d'un rescapé ? D'accord, mais alors, au sens où Guattari tentait lui-même d'échapper à ces années d'hiver dont nous subissons aujourd'hui encore le poids.

L'établi n'appartient pas à la littérature du Retour (Nostos). Il ne s'agit pas de sauver le marxisme, il ne s'agit pas de se faire révolutionnaires, gauchistes, black blocs, communistes, que sais-je. Il s'agit de survivre à un monde dont nous savons qu'il court à notre perte. Il s’agit donc de comprendre de quoi Linhart est le rescapé…

(à suivre dans une prochaine chronique)…

Partager cet article
Repost0
25 juillet 2023 2 25 /07 /juillet /2023 15:08

Le 5 avril 2023 sortait le film L'établi, de Mathias Gokalp. Le 7 avril, Robert Linhart était l'invité de Géraldine Muhlmann, dans son émission Avec philosophie, sur France Culture. Sans doute la plus poignante et la plus étonnante de toute sa carrière. La plus magnétique, de part en part découverte, déroutée par ces silences, ces vides radiophoniques qui l'absorbaient et que Géraldine Muhlmann sut accueillir avec bienveillance et un immense respect. Mais...
Que fallait-il prendre avec philosophie ? Les longs silences de Linhart, très peu intéressé par le discours d'autorité, sinon disciplinaire, de la philosophie, qui semblait du coup en panne sèche devant l'événement ?
«L'expérience des anciens établis, interrogea Géraldine Muhlmann, avait-elle encore quelque chose à nous apprendre aujourd'hui ?» Une question sans détour, fleurant son pharmakon, pariant encore et toujours sur l'efficience du discours philosophique et son aptitude à rendre le vrai non seulement disponible, mais énonçable. Comme s'il existait comme objet de pensée déjà là, en attente de son interprétation.
Pour y répondre, Géraldine Muhlmann avait invité Robert Linhart, sa fille et deux philosophes dont un, spécialiste du travail, qui ne nous apprit strictement rien, faisant du silence des Linhart la matière même avec laquelle débattre, sinon se débattre.

La question liminaire, négligeable sinon obsolète, improductive à tout le moins, pour se saisir d'un vocabulaire qui depuis L'établi n'a cessé de dévorer nos vies, s'égara sous le manque de pression de la parole, laborieuse -au plein sens du terme-, de Robert Linhart. Il y avait tant à dire pourtant. Mais ses silences défiaient la prétendue présence de ce qu'il restait à dire sous la langue du philosophe...
Qu'on se rappelle tout de même son livre éponyme, cette grève échouée qui concernait précisément ce avec quoi nous sommes aux prises aujourd'hui : travailler plus pour gagner moins, voire : pour perdre nos vies.
La question de Géraldine Muhlmann rebondit en circonspections plus vaines encore, autour de cette fameuse barrière de classes entre Robert et les ouvriers. Barrière ? Non, répondit-il magistralement, pour s'emporter contre l'intérieur bourgeois qu'on lui avait machiné dans le film, pour mieux exhiber sans doute cette fameuse barrière qu'il récusait. Classe ouvrière et bourgeois pouvaient-ils s'entendre ?, répétait Géraldine Muhlmann... Mais non, vraiment, là n'était pas le propos, ni du livre ni de Robert Linhart, ni moins encore celle de l'expérience qu'il avait vécue. Mais Géraldine Muhlmann y revenait sans cesse, classant plutôt qu'identifiant. Cette Gauche Prolétarienne «infiltrée» dans les usines, dites-moi... Évoquant burlesquement au détour de l'entretien «les» Black blocs, pour ne révéler qu'une chose : c'est qu'elle ne savait pas de quoi elle parlait en les subsumant sous cette forme conspiratrice, alors qu'il s'agit d'une tactique de manifestation qui aura vu tout au long de l'année 2023 le cortège de tête s'allonger incroyablement et s'épaissir de toutes les couches sociales et de tous les âges de la vie dont une société est faite, battant en brèche, pour qui savait le voir, les discours sur les factieux qui sont, eux, la contingence des Droites illibérales.
Mais Géraldine Muhlmann devait inlassablement revenir à son idée, construite comme originaire et sous laquelle organiser le sens de l'expérience de Robert Linhart, celle contre laquelle cogner ses silences têtus pour qu'au-delà de la réponse administrée (le pharmakon) il ne restât plus rien à penser. Trans-classe, c'était cela le mot l'ultime, le fondement de ce qui pouvait être pensé, le référent suprême et tant pis si le mot était anachronique : il logeait assez bien la spéculation philosophique du moment. Il déposait même plutôt aimablement la réflexion pour laisser place à sa contemplation : trans-classe, et tout était dit... Elle y revint donc encore une dernière fois pour évoquer, assurément, la douleur intérieure du militant normalien si loin du monde ouvrier, construit sur le modèle exotique de l'éloignement culturel.

Curieusement, personne sur le plateau ne réalisa que le film avait abusivement fait de Robert Linhart un philosophe, sinon Robert Linhart lui-même, s'emportant contre ces dernières images qui le montraient, de retour de son établissement, rétabli dans son statut de professeur de philosophie : le film l'exhibait professant un cours magistral sur Hegel. «Je n'ai jamais fait ça», affirma Robert Linhart, à qui l'on n'avait pas même posé la question. Personne pour s'interroger sur le fait que, philosophe de formation, il s'était fait sociologue. Personne pour tenter de comprendre sa sortie de la philosophie. Comment sort-on de la philosophie ?
En 2023, on faisait donc rentrer Linhart dans le rang. Le rétabli... En oubliant allègrement les débats qui avaient agité les années 60 autour, justement, de la question de la sortie de la philosophie !
Personne pour rappeler le grand débat Derrida/Lévi-Strauss, sur ce thème. Personne pour se rappeler que le second avait choisi de n'être plus philosophe. Personne pour se rappeler Foucault, Benvéniste, Bourdieu, qui tous avaient déserté le champ autoritaire que traçait autour des philosophes leur discipline. On ré-assignait à résidence philosophique Linhart ! Sans l'entendre. Sans entendre cette simple petite phrase énoncée en cours d'émission.
Personne pour se rappeler qu'Althusser, qui fut non seulement son professeur mais son ami, avait lui aussi choisi de se méfier des accommodements de sa discipline (au sens de ces petits arrangements qui fondent aujourd'hui l'exercice public du métier), d'interroger à tout le moins l'arrière-plan social et sociétal que convoquait la figure du philosophe, tout comme les procédures argumentatives de sa parole, qui en faisait une drôle de parole d'évangile : abaisser, refouler... Tous avaient oublié combien la langue philosophique  pouvait être celle de la violence, celle d'une société sans «différance», incapable de s'interroger sur ses préjugés comme sur les logiques dans lesquelles s'inscrivent ses concepts (re)fondateurs, moins innovants (on dit disruptifs dans la novlangue du pouvoir) qu'obscurantistes.
Peut-être parce que depuis, une génération de philosophes postiches s'est emparée de la perruque du sens pour oublier d'en interroger l'esprit... Peut-être parce que ces pseudos philosophes de plateau ont réussi : parvenus au bout de leurs efforts, ils savent tenir leur rôle d'astreinte réactionnaire nécessaire dans une société de souffrances et de révoltes toujours sur le fil de l'étincelle...
Et puis Robert Linhart s'est tu. A quoi bon ?
«Je ne dirai rien de la philosophie» énonce Descartes dès la première partie  de son Discours de la méthode.
Quand le philosophe remplace le prêtre, comment ne pas sortir de la philosophie ? S'il ne reste qu'à clarifier ce sens là, clarifions alors, jusqu'à le rendre diaphane, émacions-le, qu'il en devienne étique, ce qu'il est du reste, décharné, sec comme une trique, assommoir et casse-tête, à l'image de ces violences qui ont fondé le nouveau pouvoir des nouveaux philosophes que Robert Linhart combattit dès leur apparition à travers son récit écrit littérairement plutôt que philosophiquement -question que personne ne se posa non plus. 
Restent ses silences qui témoignent de ce que seul le suspens du sens, en longs détours odysséens, nous offrira les naufrages à tout prendre préférables à l'effondrement que les discours d'autorité nous promettent.

Partager cet article
Repost0
21 avril 2023 5 21 /04 /avril /2023 15:25

Dans les poubelles de l'Histoire, Macron apparaîtra comme le vieil enfant d'une présidence incongrue qui porta à bout de bras les idées d'un autre temps, celles du libéralisme autoritaire qu'un Léon Daudet, qui dirigeait alors l'Action Française, avait thématisé dans les années 1920 et qui inspirèrent Carl Schmitt, théoricien du nazisme. Nous verrons cela.

Sur le plan économique, là aussi, il faudra fouiller dans les poubelles de l'histoire et en ressortir le vieux Reagan et son consensus de Washington, pour comprendre comment ce vieil enfant a conduit la France à la faillite économique en appliquant stupidement les recettes des années 1980...

Mais revenons à Carl Schmitt (1888-1985). Le 23 novembre 1932, il fut convié à Düsseldorf par un parterre de patrons, à prononcer un discours de validation du plan emploi de Von Papen, qui venait de démissionner quelques jours plus tôt tandis que dans la coulisse, Hitler trépignait. Ce plan emploi ressemblait fort à ceux imaginés par Macron et les siens -mais imagination n'est pas le mot, Macron et sa clique en manquant gravement. Crédits d'impôts pour les employeurs, baisse des salaires pour les employés, austérité pour les plus modestes, ruissellement pour les plus riches, Schmitt disserta sur la nécessité de contrôler l'opinion en faisant main basse sur la presse, dénonça l'égalitarisme qui avilissait les énergies créatrices et bien évidemment, condamna la démocratie parlementaire qui ne pouvait être qu'un frein à l'enrichissement du pays. Il préconisa donc de se défaire du parlementarisme, pour s'orienter vers ce qu'il nommait l'état «total» (sans jeu de mot), dont l'Administration serait confiée aux grandes entreprises (Total ?). Encore une fois, ces idées lui étaient venues à la lecture de Léon Daudet... On est ici en plein dans le bain sémantique et culturel du président Macron, non ?

Schmitt appelait donc de ses vœux un état autoritaire, entre les mains d'un seul homme, débarrassé du pluralisme politique (Macron a tenté d'y parvenir, recrutant à « gauche », débauchant à «droite» puis au «centre», avant de renifler du côté des sirènes du RN). Il fallait à tout prix se débarrasser de la démocratie, le pouvoir politique ne pouvant tenir aux yeux de Schmitt qu'à la condition de n'avoir d'autre légitimité que la sienne... Dès lors, la seule question valide restait de savoir envers qui cet état devait être autoritaire : en gros, il s'agissait de construire un état fort avec les faibles, faible avec les forts (Total, LVMH, etc.). Un état capable de légiférer sans rendre de comptes, quand bien même 90% de la population lui serait opposée...

Macron a suivi cette ligne politique. A terme, Hitler vint.

Or ce que Macron n'a pas compris, c'est qu'on ne construit pas une République de mille ans sur les ruines de la démocratie...

L'effondrement de la légitimité de sa gouvernance l'atteste. Quand bien même elle est devenue la source d'une immense violence, du fait même qu'elle est illégitime désormais. Et là encore, c'est l'idéologie de Léon Daudet qui soutient ce «projet» : vers une guerre totale (on a entendu un député «Renaissance» l'évoquer ces derniers jours) contre ce qu'il veut désormais appeler «l'ennemi injuste» et non «intérieur». «Injuste», c'est-à-dire tout autant «ingrat» qu'illégal, «factieux», justifiant qu'on le mutile, qu'on lui crève les yeux. Un ennemi pour tout dire, déshumanisé. Yeux crevés, mains arrachées. Un ennemi contre lequel brandir sa police érigée en caste violente, chargée de sous-traiter cette violence pour donner à croire qu'elle ne viendrait pas de l'état lui-même, mais d'hommes de mains à peine contrôlables (Mussolini). Une police commettant ainsi une violence dont l'état ne serait pas responsable, traçant un odieux trait d'union : violence pour violence, qu'ils s'arrangent entre eux et que le plus violent l'emporte... Mais au centre de cette arène, il y a la société française. Affrontée à cette transformation des paramètres de la guerre : ne nous y trompons pas, la police est mieux équipée que notre armée. Les années 30 ne nous ont jamais quittés. L'état autoritaire de Macron est une dictature à bas bruit. Celle d'une bourgeoisie sans scrupules qui, en termes gramsciens, en imposant sa terreur, avoue qu'elle n'est plus capable de diriger le pays, mais juste de le violenter.

Partager cet article
Repost0
20 avril 2023 4 20 /04 /avril /2023 07:20

Avec force, Bertrand Badie dénonce les mirages et les dangers de la croyance en un éternel retour, de la guerre en Europe, de la Nation, des frontières, du religieux, etc. Les thuriféraires des temps présents, à prêcher ce retour, ne font que nous embarquer dans de fausses réponses qui pourraient nous êtres réellement fatales. Il nous faut au contraire «saisir la nouvelle grammaire des relations internationales», affirme Bertrand Badie, nous ouvrir aux décalages, aux inédits, aux surprises du monde mondialisé dans lequel, partout, le social a repris ses droits. Assez étrangement, mais en accord avec la vision qu'il nous propose, son approche se fait volontiers plus sociologique qu'historienne. C'est que ce «nouveau monde est plus social que politique». Pour preuve, ces insurrections qui de la France à l'Amérique latine bousculent le conservatisme que brandissent de pseudos élites en place, pour s'en faire rempart. Une classe dominante et non plus dirigeante aurait dit Gramsci, qui ne dirige plus rien mais tente de soumettre les populations à ses rationalisations absurdes, pour tenter de sauver l'illusion de sa légitimité. Ce sont ce que Bertrand Badie nomme les inter-socialités qui ont pris le pas sur la géopolitique westphalienne. Et tandis que les médias mainstream et les diplomaties ringardes tentent encore de nous faire croire à l'utilité d'une diplomatie campiste, force est d'observer que dans la réalité, ce à quoi on assiste c'est à la confusion d'une diplomatie «attrape-tout». Mais non, la classe politico-médiatique court toujours à la remorque d'un mauvais rêve, qui à peu près partout en Europe débouche sur le même ressentiment d'une culture nationale-réactive mortifère, chassant le pauvre et l'immigré pour en faire les figures de leurs pogroms à venir.

Or partout les peuples se lèvent : la réinvention sociale du monde est en marche. Mais un Macron ne peut le voir : l'horloge du vieil enfant s'est arrêtée sur ces nuances de gris qui agitaient les époques terribles des jupes de ses mères.

L'Ukraine, par exemple, est une fausse guerre froide. Les guerres, du reste, quand on les examine, nous disent les collaborateurs de Bertrand Badie, ne sont plus inter-étatiques, mais intra-étatiques. Cela parce que ce que l'on observe, c'est «l'effondrement de la légitimité de la gouvernance» des personnels au pouvoir, un effondrement qui se traduit partout par la même montée en puissance de la violence policière des états contre leur peuple. Les vrais enjeux sont là. Ne laissons pas ceux qui nous dominent nous maintenir dans leur ignorance criminelle.

 

 

Le Monde ne sera plus comme avant, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal, éditions LLL, coll. Le monde d'après, novembre 2022, 332 pages, 22 euros, ean : 9791020911346.

Partager cet article
Repost0
15 avril 2023 6 15 /04 /avril /2023 17:24

Rappelons d'emblée que le black bloc n'est pas un groupuscule mais une tactique, «une formation historique contingente» comme l'écrit l'auteure, qui s'est inventée et se réinvente aujourd'hui encore dans ce que les manifestants français ont fini très justement par nommer le cortège de tête : une manière collective et spontanée de s'organiser pour faire face aux flics dans une configuration fluctuante. Une tactique qui a une histoire, que Camille Svilarich analyse.

Une histoire qui plonge ses racines dans les mouvements d'extrême gauche du début des années 70, en filiation directe avec ceux que l'on a appelé les maos spontex en France, délaissant la théorie pour la pratique et affirmant avec force la capacité à s'émanciper et à se libérer individuellement. Or ce ne sont pas les français qui ont inauguré cette tactique, mais les «opéraïstes» italiens, héritiers des maos spontex, et ce dès l'année 1973, au moment où les maos français liquidaient la Gauche prolétarienne. Les «Spontis» constituèrent alors des réseaux sur les restes du mouvement maoïste, organisés en cellules fluides et autonomes, chargées de penser la riposte à la répression policière. Très vite, ils découvrirent que la tactique ne pouvait être que « spontanée », à remodeler chaque fois pour faire face à des situations chaque fois nouvelles. Et bien que leur devise ait été de rester imprévisibles, à cause de leur ancrage universitaire, ils n'y parvinrent jamais. Le mouvement se réorienta du coup vers la création de squats. Mais ces squats étaient pensés comme leur propre fin et non un moyen. Malgré leur relatif échec, les Spontis ouvrirent la voie aux mouvements anti-autoritaires des années 80, dont les autonomistes antifascistes italiens furent les héritiers.

Les autonomistes allemands récupérèrent ensuite leurs idées en réinvestissant cette fois les luttes sur le terrain de l'écologie. Dans ce contexte apparurent les premiers Schwarzer Blocks, autour de militants autonomes. Hélas, l'état d'urgence décrété en Allemagne en 1977 mit fin à cette émergence. Ce sont les allemands qui mirent en place le dress code noir du black bloc.

L'appellation black bloc, quant à elle, apparut une première fois à Seattle, lors de la marche du 26 janvier 1991 contre la guerre du Golf. Et c'est toujours cette même ville qui en consacra le mythe, lors de véritables batailles qui y furent menées entre le 30 novembre et le 3 décembre 1999, en une démonstration magistrale. Seattle était bouclée. Une immense chaîne humaine se mit en place pour encercler ce bouclage. Et dès la première nuit, les militants se constituèrent en petits groupes autonomes qui détruisirent toutes les vitrines des banques. Le lendemain eurent lieu les affrontements directs avec la police.

 

En France, c'est la loi Travail de 2016 qui contraignit les manifestants à récupérer ce savoir militant, face à une police encouragée par le gouvernement socialiste à les violenter. Par la suite, les Gilets Jaunes durent affronter une violence inouïe à leur tour, laissant la Nation désemparée, à l'exception d'une poignée de jeunes militants qui installèrent définitivement le black bloc dans le paysage de la contestation française.

Face à l'ensauvagement de la police française, il s'agissait alors pour le cortège de tête de rester humain en usant d'une violence rationnelle, en refusant de la prendre pour une fin en soi, ce qu'elle était devenue pour ladite police. Au printemps 2016, le terme s'installa définitivement dans l'imaginaire collectif, mais aussi et surtout dans le vocabulaire répressif, en se substituant à celui d'ultra gauche. La presse l'utilisera désormais au pluriel, les Blacks Blocs, pour désigner un groupe imaginaire, fantasmé, alors qu'il ne peut s'employer qu'au singulier : le black bloc, encore une fois, est une tactique, pas un groupe terroriste. La confusion était bien sûr volontaire, donnant à croire à la constitution d'une ultra gauche terroriste, et permettait, jusqu'à aujourd'hui, d'éviter d'avoir à reconnaître que dans le cortège de tête il n'y avait plus seulement l'ultra gauche, mais des citoyens éclairés, en colère. La figure du casseur, au passage, semble désormais n'appartenir qu'au vocabulaire ahuri du népotisme médiatique.

Le black bloc a ainsi émergé en France quand la jeunesse a fini par réaliser qu'elle en avait assez de prendre des coups lorsqu'elle manifestait pacifiquement. Quant au répertoire d'action de la tactique, on le connaît bien à présent : destruction des symboles d'un modèle de société failli, vitrine de banques, mobilier publicitaire, etc. Affrontement direct avec la police, vigilance sur les nasses et désormais stratégie dite de guérilla urbaine, en réalité de mobilité et d'affliction pour épuiser sur le long terme les forces de répression. Manque une coordination réfléchie pour «piloter» le bloc.

 

Le black bloc à la française semble aujourd'hui se renouveler : on le sait, l'affrontement direct avec les forces de l'ordre n'est plus possible, la police française s'étant militarisée à outrance et déployant sur le terrain des armes de guerre. Reste la stratégie d'affliction que l'on a vu se concrétiser le soir de l'utilisation du 49.3, ou celui de la validation de la loi par le Conseil Constitutionnel : des groupes de manifestants dispersés dans Paris, avec toujours une poubelle d'avance sur des flics acculés à leur courir après. Ce genre de tactique est la forme politique «nécessaire pour penser l'époque contemporaine», celle qui révèle l'essence et la sclérose du pouvoir de la Vème république : la police, dernier rempart d'un pouvoir meurtrier, à la poursuite du Peuple français.

 

Camille Svilarich, black bloc, histoire d'une tactique, illustré par Fleuryfontaine, éditions excès, collection sciences humaines, mai 2022, 128 pages, 10 euros, ean : 9782958118815.

 

 

Partager cet article
Repost0
17 mars 2023 5 17 /03 /mars /2023 17:22

De législature en législature, d'année en année même, elle n'en finit pas de révéler son visage autoritaire et sa seule raison d'être : confisquer le pouvoir entre les mains d'une minorité. Immature, elle traduit le fanatisme de ses sectateurs, à commencer par leur grande défiance à l'égard d'un peuple déjà dépossédé de sa souveraineté, sinon leur mépris, tout autant que leur démence à croire que l'état ainsi défini surplomberait la société plutôt qu'il en émanerait, et dans lequel l'intelligence serait du côté de ses dirigeants. Mais les exemples abondent avec les quinquennats Macron, de leur immense bêtise !

 

Article 49.2 sur la survie du gouvernement en absence de majorité, article 49.3, le plus connu, article 38 du règlement du Sénat, article 47.1 écourtant les débats à l'Assemblée Nationale, article 45 et son huis clos de la CPM, article 16 proclamant les pouvoirs exceptionnels, article 26 interdisant la poursuite des membres du gouvernement, article 38 autorisant de légiférer par ordonnance, article 40 délimitant le périmètre des amendements, on n'en finirait pas de dénombrer la nocivité de cette Constitution, on n'en finirait pas de réaliser combien elle est un leurre fait pour nous abuser, ce dont nous allons encore avoir la démonstration dans les jours qui suivent avec le débat autour la motion de censure...

 

La minorité au pouvoir ne manquera pas, à l'occasion, d'affirmer que l'existence seule de cette possibilité de censure est l'expression d'une pleine démocratie. Mais elle taira qu'avec le dépôt des motions de censure, ce n'est pas la Loi sur les retraites qui sera mise au débat, mais tout autre chose. Mais elle taira que cette motion devra être votée à la majorité absolue pour espérer renverser le gouvernement, quant ses lois n'exigent elles aucune absoluité...

 

Le grand constitutionnaliste français, Guy Carcassonne, dans son étude sur la Constitution de la Vème, parlait à propos du 49.3 d'une « arme » entre les mains du pouvoir. Une « arme » ! Se doutait-il en la qualifiant dans ce champ lexical policier, qu'il en révélait du même coup les vraies intentions ? Qu'il révélait la vocation des gouvernements sous ce régime né d'une guerre, de se tenir toujours sur le qui-vive, toujours prêt à affronter la société civile si celle-ci venait à ne pas accepter sa soumission ?

 

Il est piquant de relire les notes de Guy Carcassonne au sujet du 49.3, déplorant son usage intempestif, quand il n'aurait dû être qu'exceptionnel à son avis. Mais au regard de quelle morale puisque l'article existe ?

Guy Carcassonne déplorait l'usage qu'un Valls en avait fait... Il est mort trop tôt pour évoquer celui, banalisé, sous la présidence Macron.

Il est mordant de lire déjà l'ahurissant prologue de Vedel, exposant ses doutes sur la méthode choisie par Carcassonne, d'analyser cette Constitution article après article quand à ses yeux, chacun de ces articles ne peut être « compréhensible » que mis en rapport avec le dessein général de l'ensemble... Son dessein général ? Mais ce sont ces articles qui le révèlent justement, en en dévoilant le caractère autoritaire. Et Vedel de filer une invraisemblable métaphore musicale, parlant d' "opéra" à propos de ce texte. Un « opéra » jouit-il, ajoutant non sans rire que l'objet de cette constitution était de faire que le goût du pouvoir tourne « au service de la société et de ses valeurs » ! A son dommage plutôt !

 

Guy Carcassonne il est vrai ne s'épargnait aucune louange à l'égard de ce vieux machin qui mure la société française dans une immaturité politique sans nom. Et de rappeler à son tour comme tant d'autres les circonstances dans lesquelles elle naquit. Fort bien. Mais nous sommes en 2022, non dans l'horizon de la guerre d'Algérie... Lutter contre l'instabilité politique ? Vous trouvez que le chaos social provoqué par la stabilité politique de la Vème est à tout prendre meilleur ?

 

La Constitution de la Vème, à la vérité, est un verrou que nous devons faire sauter pour enfin moderniser notre vie politique ! Pour en finir avec les gamineries de sales gosses capricieux de nos dirigeants, forcément féroces, tant leur immaturité est grande. Pour en finir avec un pouvoir dont la seule finalité est le pouvoir. Pour en finir avec la vulgarité de ministres incompétents et dont le bras d'honneur est le seul mode de reconnaissance. Pour en finir avec un gouvernement qui devrait assumer ses responsabilités devant le peuple souverain, mais qui s'y dérobe honteusement. Pour en finir avec une assemblée qui n'est même plus une chambre d'enregistrement, ni une assemblée de godillots mais un salle d'aise meublée de playmobils. Pour en finir avec une situation dans laquelle le Président est souverain, et le parlement son représentant avili.

La IV République tenait le Peuple à distance, la Vème l'a enfermé.

La démocratie ? Elle n'est plus qu'un élément de langage. Tout comme les Droits de l'Homme et du Citoyen.

 

« Une bonne Constitution, concluait Guy Carcassonne, ne peut suffire à faire le bonheur d'une nation. Une mauvaise peut suffire à faire son malheur ». Voilà, c'est précisément là où nous sommes.

Car la vérité d'un état démocratique réside en fait dans la nécessité d'un sommet contingent, labile. Cette déstabilisation fondatrice de la puissance suprême est l’essence même du caractère démocratique de nos sociétés, qui inclut dans le pouvoir politique la particularité de valeurs nécessairement opposées. De sorte que ce qui est fondamental, en politique, c’est la fonction d’opposition. Or en France, les derniers présidents de la Vème République se sont employés à mettre fin à cette vertu d’opposition, sans laquelle aucune démocratie digne de ce nom ne peut survivre. C’est pourquoi la rue a dû récupérer et devra récupérer demain ce principe d’opposition. Et devra mettre fin à ce régime présidentiel : la Constitution de la Vème République est devenue un outil obscène qui entrave la venue d’une société nouvelle.

 

La Constitution, introduite et commentée par Guy Carcassonne et Marc Guillaume, préface de Georges Vedel, 16ème édition, Points Seuil Essais, août 2022, 490 pages, 11.90 euros, ean : 9782757897034.

Partager cet article
Repost0
17 octobre 2022 1 17 /10 /octobre /2022 12:42

Affirmation déconcertante, alors que la guerre fait rage aux portes de l'Europe. Cependant... Bertrand Badie avait pensé ce tournant en 2019, alors que de Bagdad à Santiago, partout les mouvements sociaux bousculaient les relations internationales. Le social, à son sens, venait de conquérir cette scène chère à nos éditorialistes «patentés» comme à tout le personnel politique, toujours en quête d'étouffer la clameur des peuples sous le poids d'analyses étourdissantes... Partout il est vrai, et plus encore depuis, la misère, la pauvreté, les inégalités, la souffrance sociale imposaient une nouvelle lecture du monde contemporain et de ses enjeux. Partout les sociétés s'exprimaient directement sur cette scène internationale accaparées par les élites bien pensantes, qui avaient décrété depuis la Paix de Westphalie (1648), que la conception moderne des états ne pouvaient qu'être tributaire du jugement géopolitique, non des dynamiques sociales. Et toujours, seuls les marqueurs westphaliens avaient droit de cité : les frontières, les constructions politiques, la finance internationale, le marché... Repères commodes privant les peuples de leur autonomie.

De la Conférence de Westphalie, qui avait duré trente ans, avait émergé une structure nouvelle : celle de l'état, chargé d'exercer sa souveraineté sur tous les acteurs non étatiques de la société. Avec l'état avait aussi surgi l'idée d'intérêt national, seule rationalité acceptable, aux définitions et redéfinitions toujours plus arbitraires, vidant de son sens siècle après siècle l'idée de souveraineté nationale, pour clairement articuler l'intérêt national à sa seule raison d'être : l'intérêt des classes privilégiées.

Pour conserver la suprématie du politicien sur la société, les états n'ont cessé dès lors de réfuter et refuser cette sortie du système westphalien, tandis que le XXème siècle vivait la longue agonie de ce modèle à travers les innombrables mobilisations sociales qui tentaient d'en secouer le joug. Mais nos élites n'ont rien compris à cette évolution et ont agi à contresens, déployant par exemple la bannière fétide de la religion du marché comme ultime rationalisation de leur folie, religion qui n'est que la poursuite du modèle westphalien sous sa forme la plus immonde et la plus immorale.

Depuis 2008, tous les continents ont été traversés par les crises sociales. Depuis trois quinquennats en France, les mouvements sociaux se sont inscrits dans la durée. Partout le monde craque et partout les souffrances sont les mêmes, les enjeux sont les mêmes, les coupables sont les mêmes : ces Princes installés dans leur pompe et leur ordre politique devenu rageux et dangereux.

Partout les états, contre la menace économique, contre la menace politique, contre la menace sanitaire, contre la menace climatique, qu'ils soient prétendument démocratiques ou des dictatures, n'ont su apporter que des réponses militaires à ces menaces, alors que leur traitement ne peut être que social.

Comment réveiller la responsabilité sociale des états ? Il n'y a d'autres solutions, nous le savons désormais, que dans les mouvements sociaux.

 

#gépolitique #social #climatecrisis #chômage #pauvreté #politique #manif #grève #westphalie #crisesociale #inégalités #misère #marché #économie #CAC40 

 

Bertrand Badie, Inter-socialités, Le Monde n'est plus géopolitique, CNRS éditions, octobre 2020, 228 pages, 20 euros, ean : 9782271134806.

Partager cet article
Repost0
14 septembre 2022 3 14 /09 /septembre /2022 10:47

Ayons le courage d'avoir peur, car «C'est en tant que morts en sursis que nous existons désormais», ainsi que l'affirmait le philosophe allemand G. Anders après Hiroshima et face, déjà, à l'imminence des catastrophes écologiques qu'il pressentait.

«Semeur de panique», ainsi que le nomme très justement Florent Bussy, Anders avait fait de l'obsolescence le concept fondamental de son œuvre. Cette obsolescence constitutive de notre modèle économique, et dont il avait compris qu'elle s'étendrait à tous les domaines de la vie, au point de rendre un jour l'humain lui-même obsolescent.

Ancien élève de Husserl, de Heidegger, premier époux de Hannah Arendt, ami de Hans Jonas, Anders avait fui l'Allemagne nazie avec Hannah dès 1933, lucide quant à ce qui arrivait. Très tôt, il avait fait des camps de concentration (Dachau fut ouvert dès 1933 sans que le monde y voit à redire), de la technique, des nouvelles technologies puis de la bombe atomique ses objets d'étude philosophique, avant de fuir l'université, à ses yeux incapable de nous aider à y voir clair. C'est là du reste que pour lui, se manifestait avec le plus d'acuité le décalage prométhéen qui a saisi l'humanité, dans cette séparation entre le penser et l'agir qui nous livre à la catastrophe et nous rend même incapables de penser ces catastrophes.

Reprenons. Pour Anders, «l'apocalypse» a déjà eu lieu : Auschwitz, Hiroshima. Nous croyons lui avoir survécu, mais elle n'a ouvert aucune issue et s'avance vers son achèvement : l'effondrement écologique. Pourtant, chacun a été mis en demeure de se prononcer, en demeure de prendre ce danger au sérieux. Son injonction à la peur vaut la peine d'être entendue face à la violence inouïe de notre monde et à la surdité fantastique du personnel politique face à l'imminence de la catastrophe écologique. Il est frappant au demeurant d'entendre l'ancien président du GIEC, Jean Jouzel, déclarer aujourd'hui que l'une des grandes erreurs du GIEC aura été de ne pas communiquer sur les catastrophes climatiques qui ne vont cesser de se multiplier, comme si résister à la panique légitime face à ce qui nous attend, avait permis de l'éviter...

Il aurait donc fallu déjà que notre sens de l'existence soit ébranlé avec Auschwitz et Hiroshima. Mais il ne l'a pas été. Le pire, c'est que le monstrueux d'Auschwitz par exemple, on ne l'a pas vu : que des millions d'êtres humains, ingénieurs, chauffeurs, fonctionnaires, aient participé à la mise en œuvre de la solution finale sans broncher. Que des millions d'êtres humains aient pu réduire les enfants à des «produits» soumis à un processus industriel d'abattage, sans méchanceté aucune. Or tout cela a été rendu possible parce que nul ne voyait le rapport de soi à soi-même. Et c'est bien ce décalage qui nous conduira de nouveau à la répétition de l'horreur, dont la possibilité est inscrite au cœur même de notre modernité économique : le système néo-libéral est devenu notre destin à tous, avec son organisation du travail qui dilue les responsabilités, son organisation des responsabilités qui interdit d'avoir une vision globale de ce à quoi une tâche contribue : «nous ne restons concentrés que sur d'infimes segments des processus d'ensemble». Pour Anders, cette logique a pour conséquence que les êtres humains ne sont plus capables de penser ce qu'ils font et leur savoir est ainsi plus proche de l'ignorance que de la compréhension : nous savons que nous allons droit dans le mur, mais nous ne le comprenons pas. L'effacement des responsabilités est tel, que nous pensons en dehors de toute implication de ce que nous faisons, sur la nature par exemple. «Délivrés» de la liberté de conscience, nous agissons sans penser et pensons sans agir...

Anders a interrogé le pilote de l'avion de reconnaissance chargé d'assister le largage de la bombe A sur Hiroshima. Au cours de leur entretien, ce pilote a fini par avouer que tout en donnant les indications techniques qui permettaient un largage sans défaut, il songeait à ses propres problèmes domestiques... La vidange de la voiture, changer le réfrigérateur... Nous sommes ce pilote incapable d'avoir une vision des conséquences de sa tâche.

Le néo-libéralisme ne survit que grâce à l'obsolescence des objets qu'il produit, avec force destruction des ressources naturelles. Des objets sans valeur et la plupart du temps inutile. Si bien que dans cette logique, l'humanité est elle-même devenue inutile...

 

 

Florent Bussy, Günther Anders : nos catastrophes, éd. Le Passager clandestin, 3ème trimestre 2020, 124 pages, 10 euros, ean : 9782369352440.

Partager cet article
Repost0
8 septembre 2022 4 08 /09 /septembre /2022 12:59

Jean Jouzel, paléoclimatologue, qui fut le président du GIEC de 2002 à 2015, Hervé Le Treut, climatologue, spécialiste de la simulation numérique au GIEC et le philosophe Dominique Bourg, dressent le bilan de soixante années d'études internationales consacrées au climat, en s'attachant beaucoup à retracer l'histoire du GIEC depuis sa création, en 1988.

Un document essentiel pour quiconque veut comprendre le vif des débats autour du réchauffement climatique, et n'entend pas s'enfermer dans le seul périmètre des questions de températures...

Or, à tout le moins, la déception dont ils témoignent quant aux décisions qui auraient dû être prises, est tristement révélatrice : nous irons droit dans le mur. Non pas «nous allons», mais nous irons, comme animés par la volonté farouche d'en finir avec nous-mêmes... Nous y sommes du reste déjà, tant, surtout, la classe politique se refuse à agir pour nous éviter le pire.

Certes, l'été 2022 aura marqué un tournant. Tout le monde y sera allé de son bon mot. Et c'est à peu près tout. Les faits sont à présents non seulement bien documentés, mais éprouvés dans la chair de milliards d'humains. Inutile d'en dresser la liste : le changement climatique est désormais une réalité sensible que tout le monde perçoit.

 

Le plus percutant de leur intervention est ailleurs, même si l'histoire qu'il déroule est édifiante et fort instructive. Le plus percutant, c'est tout d'abord la nécessité d'intégrer tout le vivant dans nos modèles pour comprendre les effets du changement climatique et non nous contenter d'enregistrer les records de chaleur battus ici et là. Il faut désormais penser ce changement comme celui d'un tout : le système terre. De la disparition des espèces à leurs migrations, végétales, animales, humaine, jusqu'à l'étude des conséquences du réchauffement des océans dont nous ne savons rien encore, il faut absolument étudier ce changement comme affectant la totalité de la vie planétaire pour tenter d'en appréhender le caractère cumulatif. Or, affirment-ils, quand on saisit ce qui arrive en terme de complexité, ce que l'on observe, c'est la mise en place d'un nouvel état du système terre, qu'il nous faudra assumer pendant des centaines d'années : le point de non-retour est atteint.

Le plus hallucinant dans leurs interventions est ainsi cette révélation du caractère irréversible de ce que nous avons provoqué. C'est-à-dire que même si, aujourd'hui, on était à zéro émission de gaz à effet de serre, les centaines d'années à venir resteraient hypothéquées par un système extrêmement dangereux pour l'habitabilité de la terre : le réchauffement se poursuivrait sur des dizaines d'années...

Le plus effrayant c'est encore de réaliser que les événements extrêmes, ouragans, méga-incendies, inondations dantesques, minimisés aujourd'hui comme « exceptionnels », sont désormais la norme.

Le plus effarant, c'est alors de comprendre que le climat est devenu un phénomène de bascule du système terre : on ne vit pas une « crise » climatique, mais la bascule d'un état de la terre à un autre. Impossible à stopper. Ce qui nous attend ? Les événements extrêmes, inondations, incendies, sécheresses, cyclones vont acquérir à partir d'aujourd'hui un potentiel destructeur inouï. Nous sommes entrés dans un système qui va devenir à très très brève échéance hors de contrôle.

Et la caste politique ne fait rien. Du vent. Jean Jouzel, Hervé Le Treut, ne passent pas pour autant sur leur propre responsabilité en tant que scientifiques : dans les années 90, les rapports demeuraient très, trop prudents. L'éthique prudentielle des scientifiques doit désormais être combattue : il faut communiquer sur ces événements extrêmes qui frappent l'opinion et qui, seuls, parce qu'ils vont se démultiplier, permettront peut-être d'aller au-delà de la simple prise de conscience et d'agir.

Agir... On ne peut qu'être troublé en dernier lieu par le constat qu'ils font, eux qui ont rencontré tous les décisionnaires du monde politique : impossible d'obtenir du niveau international, comme du niveau national, le moindre pas en avant. C'est au niveau local que les choses commenceront à bouger pensent-ils. De quoi désespérer, non ?

 

Le devenir du climat, Dominique Bourg, Jean Jouzel, Hervé Le Treut, éditions Frémeaux & Associés, 04/03/2022, 3 CD, ean : 3561302582023.

Partager cet article
Repost0