Guerre, texte de Lars Norén mis en scène par Christian Benedetti, Théâtre Studio, Alfortville
Celle des Balkans. La guerre oubliée, gommée par celle d'Ukraine, comme si elle n'avait jamais existé. Occultée surtout. La guerre honteuse. Rappelez-vous Srebrenica, juillet 1995, dans une ville déclarée «zone de sécurité» par l'ONU, 8 000 hommes et adolescents massacrés. Rappelez-vous le comportement des armées amies : 400 casques bleus néerlandais présents sur les lieux, refusant l'appui aérien au prétexte qu'ils pouvaient subir des dégâts collatéraux. Rappelez-vous surtout : 50 000 femmes bosniaques violées, la mise en place de camps de viols...
Rappelez-vous Tadeusz Mazowiecki en 1995, l'expert de l'ONU démissionnait avant d'envoyer son 18ème rapport, en expliquant que l'ONU avait failli à refuser d'empêcher l'épuration ethnique à Srebrenica comme à Zepa, enclave pourtant sous sa protection. Rappelez-vous ses paroles : «Je ne peux participer à un processus fictif de défense des droits de l'homme.»
Rappelez-vous encore cet homme, qui aura rendu audible la question du viol en temps de guerre et oubliez la guerre : ces viols ont été commis par toutes les armées présentes, y compris les casques bleus des Nations Unies. Oubliez la guerre : les armées amies ont profité, c'est le mot, de l'extrême fragilité dans laquelle se trouvait les populations victimes pour satisfaire sur les femmes leurs jouissances pourries : les femmes qu'ils ne violaient pas servirent comme prostituées.
Le sujet est au centre de la pièce de Lars Norén. Mais peut-être pas la guerre, finalement...
La guerre est atroce, la guerre est prépotente. Elle contamine vainqueurs et vaincus, agresseurs et agressés. Mais qu'on ne mette pas en avant les traumatismes qu'elle génère comme autant de fils qui permettraient de «comprendre» les usages que l'on fait des comportements les plus aveugles, tel la cruauté post-traumatique ou le sadisme égotique. Ici, le retour d'un soldat mutilé. Traumatisé. Certes. Aveugle. La symbolique a son importance : à quoi est-il aveugle ? A quoi avons-nous été aveugle face à cette guerre ? Qu'avons-nous refusé de voir ? De quoi, de qui avons-nous détourné la tête ? De qui ?
Dans le parti pris de mise en scène, les acteurs détournent beaucoup la tête du public. Ou bien c'est l'inverse plutôt, dans ce dispositif scénique qui nous contraint à ne les voir que de biais, que depuis ce biais qui mate leurs regards, étouffe leurs paroles. Nous aurions du reste sans doute préféré ne rien voir, ne rien entendre de ce qui se dit dans ce théâtre et ne se «joue» plus... Il faut pourtant, dans ce biais, autant physique que théâtral, puisqu'on est au spectacle après tout, prêter notre attention à ce qui se dévoile. Ai-je bien vu ? Ai-je bien entendu ? Non pas un théâtre de retenue, mais d'attention, d'une attention insoutenable. Franchement, c'est insoutenable.
Les femmes sont sur cette scène à trois âges de leurs vies. Trois âges qui ne leur appartiennent pas, tracés, compilés, déterminés, inscrits dans les fantasmes du mâl(e). Leur vie est l'enjeu, leur mort. La mort des autres dans cette pièce. La mort des autres. Sidérant : l'effet de sidération est constant, qui du plateau aux fauteuils où le public croit pouvoir s'installer envahit l'espace de la représentation, le suffoque. Ai-je bien vu ? Ai-je bien entendu ?
La mise en scène de Christian Benedetti s'y déploie dans son accoutumée : une diction rapide entrecoupée de longs arrêts brusques. Silence sans échappée possible. La fin de la proposition est brusque, terrifiante, qui vous étourdit et vous plonge dans un malaise que les applaudissements ne peuvent rompre. La fin est brusque : ai-je bien entendu ce qui vient d'être dit ? Je n'ai pas même le temps de reprendre mon souffle que le noir est tombé, que la lumière est revenue, que les acteurs dépouillés de leurs oripeaux sont là au centre de la scène, qu'il me faut applaudir, que faire d'autre ? Convoqué, le public se retrouve au centre de la scène. Sans répit. Mais il n'y a pas de face à face. Nous ne sommes pas «ensemble», nous sommes laissés, là, en plan, sur le bord d'un gouffre. Que s'est-il passé ? Que se passera-t-il ? Qu'en ferons-nous ? Je ne sais que conclure. Peut-être, surgie d'un gouffre elle aussi, cette phrase du récit Nuit d'Edgar Hilsenrath qui fait retour «Le crépuscule tombait. Encore un jour absurde qui touchait à sa fin»...
Le spectacle est fini. Christian Benedetti a pris grand soin de l'encadrer dans le temps d'un moment théâtral qui ne parvient pas, cependant, à prendre fin, nous renvoyant chacun dans la nuit nous débrouiller avec ça, comme les personnages l'étaient, en prise avec... ça !
Guerre, Texte de Lars Norén mis en scène par Christian Benedetti, Théâtre Studio, Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, du 18 au 29 avril 2023, durée : 1h45, téléphone : 01 43 76 86 56.
Le silence, Dennis Lehane
Boston en 1974. La ville est administrée autoritairement, par décrets. Tout près : Harvard. Mais à Boston, Dennis Lehane a choisi d'évoquer deux quartiers de misère pour parler de cette page sombre de l'histoire de la ville, celui du ghetto noir et celui des irlandais autour de la cité de Southie. South Boston donc. Deux quartiers qui se touchent, épaule contre épaule, mais qui ne s'épaulent pas. Peu avant l'été 1974, le Juge de Boston a décidé que ces deux quartiers devront se plier à sa Loi sur la mixité : des bus iront chercher les enfants noirs pour les emmener dans les écoles blanches. Pour Mary Pat, qui bosse à Harvard mais habite Southie, cela n'a pas de sens de décider autoritairement que pour échapper à son trou du cul du monde noir, on atterrisse dans le trou du cul du monde blanc. La décision, forcément, attise l'amertume de ces deux communautés également livrées au désespoir, engendrant beaucoup de ressentiment du côté des blancs, révélant le racisme qui structure leur communauté comme un garde-fou à leur colère sociale. Mary découvrira bientôt que ce ressentiment des blancs est attisé par la pègre irlandaise qui règne sur leur monde. Cela les arrange bien en fait, eux qui ont fait main basse sur Southie. C'est ça la grande affaire du roman : en plus d'être victimes de l'injustice sociale programmée par Boston, blancs et noirs sont la proie d'hommes peu scrupuleux qui bénéficient de la protection de la police blanche pour asseoir leur domination sur un monde pauvre, sans horizon.
Mary Pat va le découvrir peu à peu, tout comme elle découvrira, elle le croit du moins, qu'elle a enfanté un monstre en la personne de sa fille, brusquement mêlée au meurtre sordide d'un jeune noir qui a commis l'erreur de tomber en panne de voiture dans Southie. Mais cette fille elle-même a disparu. 17 ans, on la retrouvera assassinée, coulée sous une chape de béton parce qu'elle s'est approchée de trop près du boss de la pègre irlandaise. On suit l'enquête, dure, acharnée, de Mary, assistée par un flic que les exactions de la police dégoûtent, et les parents de la jeune victime noire.
Superbe personnage que celui de Mary, pont entre les deux communautés, qui poussera jusqu'au sacrifice sa lucidité vengeresse. Sublime d'humanité, d'intelligence, de volonté, Mary Pat est la seule à comprendre que «les riches font en sorte qu'on continue à se battre entre nous comme des chiens qui se disputent les miettes pour qu'on ne les attrape pas en train de se tirer avec le festin».
Le 12 septembre 1974, dans les annales cette fois réelles de la ville de Boston, des flics anti-émeutes accompagneront le bus des élèves noirs dans un lycée blanc, déserté par ses élèves. Le bus sera caillassé. La misère pourra reprendre ses droits et l'humanité, sa pente mortifère.
Dennis Lehane, Le silence, éditions Gallmeister, traduit de l'américain par Francis Happe, avril 2023, 444 pages, 25.40 euros, ean : 9782351783221.
Macron ? Une poubelle de retard, mais beaucoup de casseroles d'avance...
Dans les poubelles de l'Histoire, Macron apparaîtra comme le vieil enfant d'une présidence incongrue qui porta à bout de bras les idées d'un autre temps, celles du libéralisme autoritaire qu'un Léon Daudet, qui dirigeait alors l'Action Française, avait thématisé dans les années 1920 et qui inspirèrent Carl Schmitt, théoricien du nazisme. Nous verrons cela.
Sur le plan économique, là aussi, il faudra fouiller dans les poubelles de l'histoire et en ressortir le vieux Reagan et son consensus de Washington, pour comprendre comment ce vieil enfant a conduit la France à la faillite économique en appliquant stupidement les recettes des années 1980...
Mais revenons à Carl Schmitt (1888-1985). Le 23 novembre 1932, il fut convié à Düsseldorf par un parterre de patrons, à prononcer un discours de validation du plan emploi de Von Papen, qui venait de démissionner quelques jours plus tôt tandis que dans la coulisse, Hitler trépignait. Ce plan emploi ressemblait fort à ceux imaginés par Macron et les siens -mais imagination n'est pas le mot, Macron et sa clique en manquant gravement. Crédits d'impôts pour les employeurs, baisse des salaires pour les employés, austérité pour les plus modestes, ruissellement pour les plus riches, Schmitt disserta sur la nécessité de contrôler l'opinion en faisant main basse sur la presse, dénonça l'égalitarisme qui avilissait les énergies créatrices et bien évidemment, condamna la démocratie parlementaire qui ne pouvait être qu'un frein à l'enrichissement du pays. Il préconisa donc de se défaire du parlementarisme, pour s'orienter vers ce qu'il nommait l'état «total» (sans jeu de mot), dont l'Administration serait confiée aux grandes entreprises (Total ?). Encore une fois, ces idées lui étaient venues à la lecture de Léon Daudet... On est ici en plein dans le bain sémantique et culturel du président Macron, non ?
Schmitt appelait donc de ses vœux un état autoritaire, entre les mains d'un seul homme, débarrassé du pluralisme politique (Macron a tenté d'y parvenir, recrutant à « gauche », débauchant à «droite» puis au «centre», avant de renifler du côté des sirènes du RN). Il fallait à tout prix se débarrasser de la démocratie, le pouvoir politique ne pouvant tenir aux yeux de Schmitt qu'à la condition de n'avoir d'autre légitimité que la sienne... Dès lors, la seule question valide restait de savoir envers qui cet état devait être autoritaire : en gros, il s'agissait de construire un état fort avec les faibles, faible avec les forts (Total, LVMH, etc.). Un état capable de légiférer sans rendre de comptes, quand bien même 90% de la population lui serait opposée...
Macron a suivi cette ligne politique. A terme, Hitler vint.
Or ce que Macron n'a pas compris, c'est qu'on ne construit pas une République de mille ans sur les ruines de la démocratie...
L'effondrement de la légitimité de sa gouvernance l'atteste. Quand bien même elle est devenue la source d'une immense violence, du fait même qu'elle est illégitime désormais. Et là encore, c'est l'idéologie de Léon Daudet qui soutient ce «projet» : vers une guerre totale (on a entendu un député «Renaissance» l'évoquer ces derniers jours) contre ce qu'il veut désormais appeler «l'ennemi injuste» et non «intérieur». «Injuste», c'est-à-dire tout autant «ingrat» qu'illégal, «factieux», justifiant qu'on le mutile, qu'on lui crève les yeux. Un ennemi pour tout dire, déshumanisé. Yeux crevés, mains arrachées. Un ennemi contre lequel brandir sa police érigée en caste violente, chargée de sous-traiter cette violence pour donner à croire qu'elle ne viendrait pas de l'état lui-même, mais d'hommes de mains à peine contrôlables (Mussolini). Une police commettant ainsi une violence dont l'état ne serait pas responsable, traçant un odieux trait d'union : violence pour violence, qu'ils s'arrangent entre eux et que le plus violent l'emporte... Mais au centre de cette arène, il y a la société française. Affrontée à cette transformation des paramètres de la guerre : ne nous y trompons pas, la police est mieux équipée que notre armée. Les années 30 ne nous ont jamais quittés. L'état autoritaire de Macron est une dictature à bas bruit. Celle d'une bourgeoisie sans scrupules qui, en termes gramsciens, en imposant sa terreur, avoue qu'elle n'est plus capable de diriger le pays, mais juste de le violenter.
Le Monde ne sera plus comme avant, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal
Avec force, Bertrand Badie dénonce les mirages et les dangers de la croyance en un éternel retour, de la guerre en Europe, de la Nation, des frontières, du religieux, etc. Les thuriféraires des temps présents, à prêcher ce retour, ne font que nous embarquer dans de fausses réponses qui pourraient nous êtres réellement fatales. Il nous faut au contraire «saisir la nouvelle grammaire des relations internationales», affirme Bertrand Badie, nous ouvrir aux décalages, aux inédits, aux surprises du monde mondialisé dans lequel, partout, le social a repris ses droits. Assez étrangement, mais en accord avec la vision qu'il nous propose, son approche se fait volontiers plus sociologique qu'historienne. C'est que ce «nouveau monde est plus social que politique». Pour preuve, ces insurrections qui de la France à l'Amérique latine bousculent le conservatisme que brandissent de pseudos élites en place, pour s'en faire rempart. Une classe dominante et non plus dirigeante aurait dit Gramsci, qui ne dirige plus rien mais tente de soumettre les populations à ses rationalisations absurdes, pour tenter de sauver l'illusion de sa légitimité. Ce sont ce que Bertrand Badie nomme les inter-socialités qui ont pris le pas sur la géopolitique westphalienne. Et tandis que les médias mainstream et les diplomaties ringardes tentent encore de nous faire croire à l'utilité d'une diplomatie campiste, force est d'observer que dans la réalité, ce à quoi on assiste c'est à la confusion d'une diplomatie «attrape-tout». Mais non, la classe politico-médiatique court toujours à la remorque d'un mauvais rêve, qui à peu près partout en Europe débouche sur le même ressentiment d'une culture nationale-réactive mortifère, chassant le pauvre et l'immigré pour en faire les figures de leurs pogroms à venir.
Or partout les peuples se lèvent : la réinvention sociale du monde est en marche. Mais un Macron ne peut le voir : l'horloge du vieil enfant s'est arrêtée sur ces nuances de gris qui agitaient les époques terribles des jupes de ses mères.
L'Ukraine, par exemple, est une fausse guerre froide. Les guerres, du reste, quand on les examine, nous disent les collaborateurs de Bertrand Badie, ne sont plus inter-étatiques, mais intra-étatiques. Cela parce que ce que l'on observe, c'est «l'effondrement de la légitimité de la gouvernance» des personnels au pouvoir, un effondrement qui se traduit partout par la même montée en puissance de la violence policière des états contre leur peuple. Les vrais enjeux sont là. Ne laissons pas ceux qui nous dominent nous maintenir dans leur ignorance criminelle.
Le Monde ne sera plus comme avant, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal, éditions LLL, coll. Le monde d'après, novembre 2022, 332 pages, 22 euros, ean : 9791020911346.
L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci (1891-1937), Romain Descendre, Jean-Claude Zancarini
Le fruit de dix années d'études consacrées au problème d'une œuvre toujours renouvelée mais dispersée entre notes théoriques, articles journalistiques et courriers militants. Dix années d'un séminaire qui s'est largement bâti autour des apports de la recherche italienne contemporaine, exhumant de très nombreux inédits qui auront permis de mieux comprendre les raisons de l'approche gramscienne du marxisme pour rendre compte, des années de formation à Turin jusqu'à sa mort à Rome, de l'incroyable originalité de cette pensée à travers un processus d'élaboration complexe, qui lui imposait d'inventer des concepts nouveaux pour décrire le monde tel qu'il changeait. Non pas un terme au demeurant, les études gramsciennes allant aujourd'hui de découverte en découverte, documents, lettres, notes exhumés ici et là, en Europe comme en Russie. Dix années consacrées au penseur de la Révolution le plus fertile et le plus lu après la chute du communisme, trop souvent certes réduit à ces quelques phrases étincelantes que tout le monde a en tête («Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres», tellement, tellement appropriée à notre situation!) -et pourquoi du reste, devrait-on se couper des fulgurances de sa pensée ?
C'est à l'articulation de cette pensée en prise avec la vie, d'une pensée qui n'aura jamais renoncé à se faire, se défaire, avancer, que nos auteurs se sont affrontés, dans un essai d'une richesse absolue. Un travail qui éclaire de façon saisissante les concepts désormais majeurs de la pensée de Gramsci, de celui d'hégémonie à celui de Praxis, pour dessiner une tout autre figure d'intellectuel que celles que nous continuons d'adorer, idolâtrant des icônes qui passent leur temps à faire rentrer par la fenêtre cet autoritarisme que l'on a voulu chasser par la porte.
Une maïeutique pour tout dire, éloignée de tout cours magistral, luttant de toutes ses forces contre le principe d'autorité qui règne sur nos castes d'instruits. C'est ainsi tout son itinéraire intellectuel et de vie qui nous est reconstruit dans une sorte de corps à corps avec les idées de son temps, reconstituant le parcours d'un combattant qui n'a jamais cessé de penser le monde dans l'instant de ce monde.
Une leçon !
Romain descendre, Jean-Claude Zancarini, L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci (1891-1937), éditions La Découverte, avril 2023, 568 pages, 27 euros, ean : 9782348044809.
black bloc, histoire d'une tactique, Camille Svilarich
Rappelons d'emblée que le black bloc n'est pas un groupuscule mais une tactique, «une formation historique contingente» comme l'écrit l'auteure, qui s'est inventée et se réinvente aujourd'hui encore dans ce que les manifestants français ont fini très justement par nommer le cortège de tête : une manière collective et spontanée de s'organiser pour faire face aux flics dans une configuration fluctuante. Une tactique qui a une histoire, que Camille Svilarich analyse.
Une histoire qui plonge ses racines dans les mouvements d'extrême gauche du début des années 70, en filiation directe avec ceux que l'on a appelé les maos spontex en France, délaissant la théorie pour la pratique et affirmant avec force la capacité à s'émanciper et à se libérer individuellement. Or ce ne sont pas les français qui ont inauguré cette tactique, mais les «opéraïstes» italiens, héritiers des maos spontex, et ce dès l'année 1973, au moment où les maos français liquidaient la Gauche prolétarienne. Les «Spontis» constituèrent alors des réseaux sur les restes du mouvement maoïste, organisés en cellules fluides et autonomes, chargées de penser la riposte à la répression policière. Très vite, ils découvrirent que la tactique ne pouvait être que « spontanée », à remodeler chaque fois pour faire face à des situations chaque fois nouvelles. Et bien que leur devise ait été de rester imprévisibles, à cause de leur ancrage universitaire, ils n'y parvinrent jamais. Le mouvement se réorienta du coup vers la création de squats. Mais ces squats étaient pensés comme leur propre fin et non un moyen. Malgré leur relatif échec, les Spontis ouvrirent la voie aux mouvements anti-autoritaires des années 80, dont les autonomistes antifascistes italiens furent les héritiers.
Les autonomistes allemands récupérèrent ensuite leurs idées en réinvestissant cette fois les luttes sur le terrain de l'écologie. Dans ce contexte apparurent les premiers Schwarzer Blocks, autour de militants autonomes. Hélas, l'état d'urgence décrété en Allemagne en 1977 mit fin à cette émergence. Ce sont les allemands qui mirent en place le dress code noir du black bloc.
L'appellation black bloc, quant à elle, apparut une première fois à Seattle, lors de la marche du 26 janvier 1991 contre la guerre du Golf. Et c'est toujours cette même ville qui en consacra le mythe, lors de véritables batailles qui y furent menées entre le 30 novembre et le 3 décembre 1999, en une démonstration magistrale. Seattle était bouclée. Une immense chaîne humaine se mit en place pour encercler ce bouclage. Et dès la première nuit, les militants se constituèrent en petits groupes autonomes qui détruisirent toutes les vitrines des banques. Le lendemain eurent lieu les affrontements directs avec la police.
En France, c'est la loi Travail de 2016 qui contraignit les manifestants à récupérer ce savoir militant, face à une police encouragée par le gouvernement socialiste à les violenter. Par la suite, les Gilets Jaunes durent affronter une violence inouïe à leur tour, laissant la Nation désemparée, à l'exception d'une poignée de jeunes militants qui installèrent définitivement le black bloc dans le paysage de la contestation française.
Face à l'ensauvagement de la police française, il s'agissait alors pour le cortège de tête de rester humain en usant d'une violence rationnelle, en refusant de la prendre pour une fin en soi, ce qu'elle était devenue pour ladite police. Au printemps 2016, le terme s'installa définitivement dans l'imaginaire collectif, mais aussi et surtout dans le vocabulaire répressif, en se substituant à celui d'ultra gauche. La presse l'utilisera désormais au pluriel, les Blacks Blocs, pour désigner un groupe imaginaire, fantasmé, alors qu'il ne peut s'employer qu'au singulier : le black bloc, encore une fois, est une tactique, pas un groupe terroriste. La confusion était bien sûr volontaire, donnant à croire à la constitution d'une ultra gauche terroriste, et permettait, jusqu'à aujourd'hui, d'éviter d'avoir à reconnaître que dans le cortège de tête il n'y avait plus seulement l'ultra gauche, mais des citoyens éclairés, en colère. La figure du casseur, au passage, semble désormais n'appartenir qu'au vocabulaire ahuri du népotisme médiatique.
Le black bloc a ainsi émergé en France quand la jeunesse a fini par réaliser qu'elle en avait assez de prendre des coups lorsqu'elle manifestait pacifiquement. Quant au répertoire d'action de la tactique, on le connaît bien à présent : destruction des symboles d'un modèle de société failli, vitrine de banques, mobilier publicitaire, etc. Affrontement direct avec la police, vigilance sur les nasses et désormais stratégie dite de guérilla urbaine, en réalité de mobilité et d'affliction pour épuiser sur le long terme les forces de répression. Manque une coordination réfléchie pour «piloter» le bloc.
Le black bloc à la française semble aujourd'hui se renouveler : on le sait, l'affrontement direct avec les forces de l'ordre n'est plus possible, la police française s'étant militarisée à outrance et déployant sur le terrain des armes de guerre. Reste la stratégie d'affliction que l'on a vu se concrétiser le soir de l'utilisation du 49.3, ou celui de la validation de la loi par le Conseil Constitutionnel : des groupes de manifestants dispersés dans Paris, avec toujours une poubelle d'avance sur des flics acculés à leur courir après. Ce genre de tactique est la forme politique «nécessaire pour penser l'époque contemporaine», celle qui révèle l'essence et la sclérose du pouvoir de la Vème république : la police, dernier rempart d'un pouvoir meurtrier, à la poursuite du Peuple français.
Camille Svilarich, black bloc, histoire d'une tactique, illustré par Fleuryfontaine, éditions excès, collection sciences humaines, mai 2022, 128 pages, 10 euros, ean : 9782958118815.