L'oreille bouchée, Les vieux fourneaux, volume 6
Irascibles, nos vieux fourneaux, surtout par les temps de privation des libertés qui courent... «Je pisse à la vitesse que je veux, c'est ma dernière liberté» ... Peut-être bien la nôtre demain... De rage, ils ont activé l'opération Geneviève. Celle de Marseille : Geneviève Legay, mollestée par d'évidés CRS du ciboulot (pléonasme). Leur organisation, «Ni yeux ni maîtres» sévit donc et réussit à viander 27 flics parigots. De retour du réjouissant décompte, une missive les attend : Mimile leur a donné rendez-vous en Guyane ! A l'aéroport, problème : Pierre est fiché «S», comme activiste d'ultra-gauche. Vieux, mais pas cacochyme... L'embrouille dure un temps, de guerre lasse on l'imagine moribond et peu nuisible donc. Il passe. Cayenne. Nos vieux poursuivent le voyage en pirogue jusqu'à Apatou. Ils sont théoriquement là pour une représentation de théâtre pour les écoles du coin. Une pièce d'anthologie, à suivre de bout en bout, contre l'accumulation des richesses comme système économique, qui empêche la circulation des vraies richesses. Un sommet d'érudition, mine de rien ! Pierrot retrouve une connaissance. Une femme bien sûr. Des siècles plus tôt jamais courtisée, et à laquelle il n'avait prêtait aucune attention. Le con ! On ne vous dira rien de Blandine, débarquée en Guyane dans les années 70... Sinon que forcément la vraie raison d'être de l'opus, c'est l'or de la Guyane. Et ce projet grandiosement criminel de la bande à Macron autour de la Montagne d'Or : extraire 80 tonnes d'or en 12 ans... Piller plutôt qu'extraire, les richesses de la Guyane sans aucune contrepartie pour les populations autochtones. Leçon d'écologie au passage : il faut 150 tonnes de cyanure pour produire 1 tonne d'or. Imaginez le coût environnemental pour la région... Et on vous passe la pollution au mercure qui finit d'achever ce paradis. On le voit, nos vieux nous amusent, sans rien renier des combats que nous devons tous mener.
L'oreille bouchée, Les vieux fourneaux, volume 6, Lupano, Cauuet, Maffre, éditions Dargaud, novembre 2020, ean : 9782505083368.
Gilets Jaunes, une lutte citoyenne, Frédéric Hermann
17 novembre 2018 : dans tout le pays surgissait une image magnifique, inespérée, inouïe : celle des Gilets Jaunes. Le gouvernement français leur livra aussitôt sa sale guerre. Une guerre d'images dès les premiers jours. Mais les Gilets Jaunes, bardés de simples Gilets de sécurité routière faits pour «être vu», le comprirent vite et s'armèrent de leurs portables pour contrer l'incroyable : la classe politico-médiatique entreprenait de cacher aux yeux du monde entier leur formidable insurrection.
17 novembre 2020 : le gouvernement français pense avoir gagné cette guerre en déposant un projet de Loi interdisant de filmer ou de photographier la police dans ses basses œuvres. Il n'y aura plus d'images, sinon les pires des pires époques de répression populaire. Seules les images «officielles» rendront compte des mensonges d'état, des images de dictature désormais donc, il n'y a pas d'autre mot possible.
Dans cet ouvrage qu'il faut lire de la première à la dernière ligne, passe toute l'intelligence d'un Peuple enfin retrouvé, tel que conforme aux valeurs de la République française. D'un Peuple qui fait la grandeur de notre Histoire. Or, curieusement, l'ouvrage est peu documenté en images de terreur policière. Frédéric Hermann a préféré saisir autre chose : ces instants de dignité, de liberté, de fraternité qui seuls ouvrent de vrais horizons à une nation. Il montre ce que les médias, littéralement, n'ont pas voulu voir. Il montre des instants partagés, des instants construits, ensemble, il montre le Bien commun réinventé sur le rond-point de Roye-Lure. Les images qu'il nous offre sont pleines de cette fraternité dont on voudrait nous priver. Des images de courage, de ténacité, de liberté. Elles témoignent d'une intelligence collective incroyable, face au déluge d'ignominie et de feu des pouvoirs en place, face à leurs répression héritée à la fois des dispositifs de propagande nazis et des techniques de la guerre de 14-18 : les gaz à profusion pour noyer les manifestants avant de les «marmiter» aux grenades de désencerclement. Ce qui frappe ici, c'est la beauté de ce mouvement, dont le deuil n'ouvrirait qu'au plus sordide devenir !
Frédéric Hermann, Gilets Jaunes, une lutte citoyenne, préface de Noël Barbe, éditions Cabédita, coll, archives vivantes, 15 février 2020, 160 pages, ean : 9782882958808.
Le rond-point de Lure-Roye, entretien avec Sandrine Ferry:
http://www.joel-jegouzo.com/2019/05/la-commune-des-ronds-points-le-rond-point-de-lure-roye-70.html
Les métamorphoses, Camille Brunel
L'effondrement du monde : la sixième, ou la septième, la dernière extinction de masse en tout cas. Les animaux meurent. Tous. La civilisation des mangeurs de viande prend fin. Une fin à laquelle elle ne s'attendait pas : là-bas, loin, on ne sait trop où, quelque chose se fomente : au fur et à mesure que les animaux disparaissent, les êtres humains se métamorphosent. La gente masculine surtout, peut-être la plus «coupable». Les êtres humains se changent donc en animaux. L'anthropocène dépassée. Submergée. A quoi nous raccrocher dès lors ? A Isis et Dinah. Sa chatte. Qui la cloue au réel. Sans un mot. Consciente pourtant : les humains n'ont pas le monopole de la conscience, nous rappelle sans cesse les épisodes de ce roman. A décrire parfaitement -encore que le mot ne soit pas exact-, à révéler ce que sous l'humain, la conscience animale éveille.
Au tout début, le monde est saturé d'une fièvre migratoire qui n'est pas de celle que les états redoutaient : ce sont les animaux sauvages qui migrent vers les villes. Et tandis que les dernières espèces tentent de rejoindre les villes au lieu de mourir dans la nature, tigres, tamanoirs, un phénomène de métamorphose les voit ressurgir. Isis s'interroge. Observe Dinah. Qu'elle voit, sent, comprend sans parvenir jamais à la domestiquer. Petit à petit, les animaux occupent tout l'espace de la fiction. La France est devenue un pays du tiers monde avec son état policier qui tue tout ce qui s'oppose à lui. Mais cela ne sert à rien. Ses dirigeants parlent de pandémie, cache la grande transformation qui affecte sa triste cause, en vain. On met en place un protocole pour éviter d'abattre les humains changés en bête. En vain : la vie continuera sans nous. Sans explication non plus : la physique d'Einstein est dead. Le savoir humain ne sert plus à rien. Il est trop tard. Trop tard pour comprendre qu'on ne change pas la biodiversité sans changer son rapport aux animaux. Trop tard pour retrouver la vérité du contact charnel. Publié à l'heure des Lois liberticides acheminées par la Covid-19, à l'heure où tout contact entre humain se voit prohibé, cette remarque ne manque pas de sel... Que faire ? Se comporter comme des oiseaux nous dit l'auteur, devenir chiot, mésange, saumon, être dans le monde plutôt que croire qu'on le surplombe...
Camille Brunel, Les Métamorphoses, Alma éditeur, mai 2020, 204 pages, 17 euros, ean : 9782362794896.
Venise, le Lion, la ville et l'eau, Cees Nooteboom
«Rien n'est plus mince que le souvenir de la volupté », notait Cees Nooteboom dans son recueil l'Histoire suivante. Endormi à Amsterdam, son héros se réveillait à Lisbonne, avec le sentiment d'être mort. Rassurez-vous : «Le lieu naturel du chagrin, ce sont les lignes du visage, pas la mémoire», aussi Nooteboom nous épargnait-il ce roman grave qu’un autre, sur le même thème, aurait écrit. Au loin se dressait la tour de Belém : Portugal, dernier rivage du dernier monde, qui n’en finit pas de se clore sur lui-même. Des rives montaient le grognement des chiens. Et puis le bruit des pages qu’on tourne. De Venise, nul rugissement. Nous sommes là encore aux confins de l'Europe, vagabonds, endormis comme dans une gare nocturne. Venise, cette «concrétion du néant», selon sa belle formule, aux eaux huileuses et aveugles. C'est là encore l'odeur de mort de la culture européenne que Cees Nootebomm halène. Venise des védutistes, celle des cours cachées, des eaux usées et domestiques. La sérénissime que des hommes ont construits sur les marécages de la plaine du Pô, une beauté si peu humaine, avant de l'asseoir sur leurs genoux, bien qu'elle n'ait cessé de signer la permanence de nos défaites. Cees Nooteboom observe ses ombres, ses ténèbres, ses brumes où les passants errent comme des spectres. Lui-même peut-être d'un autre monde déjà. Du reste, je le croyais mort à vrai dire, avant de tomber sur cet ouvrage. Mais vivant décidément dans un autre monde, de culture et de passions élégantes, poursuivant une conversation entamée il y a fort longtemps, de celles qui retiennent les hommes au chevet les uns des autres. Conversation... Non un essai ni un récit : Cees Nooteboom n'est pas un écrivain à projet, il s'aventure dans l'écriture, comme il le fait ici et comme toujours, comme il s'aventure dans les ruelles de Venise pour s'y perdre -où toujours il faut se perdre-, nous laissant éternellement songeurs parmi le bruit des oiseaux et le clapotis des rames. De Canaletto à Pound, Nooteboom nous fait toutefois traverser mine de rien toute la culture européenne. Ultimement. Car Venise est l'ultime : Proust, Rilke, Goethe, Montaigne... Ils y ont tous séjourné, à la recherche d'un temps qui n'est jamais parvenu à éclore. Venise... «Comme si le monde avait fait un rêve impossible», s'enfonçant aujourd'hui sous les eaux, « comme si la terre ne pouvait supporter si grande merveille». Ici Pétrarque, là Boccace. Arpentant tous deux le quai des Esclavons. L'hôtel de Kafka et Brodsky scrutant le vieux cimetière juif. Venise, la mer sans cesse épousée, écho de tous les mondes, «ce rêve fou dans un espace aquatique».
Cees Nooteboom, Venise, le Lion, la ville et l'eau, Actes Sud, traduit du néerlandais par Philippe Noble, octobre 2020, 236 pages, 25 euros, ean : 9782330136734.
Rencontrer CEES Nooteboom : http://www.joel-jegouzo.com/article-36821971.html
L’histoire suivante, Cees Nooteboom, traduit du néerlandais par Philippe Noble, folio, n°3392, juin 2000, 140p., 5 euros, EAN : 9782070411283 : http://www.joel-jegouzo.com/article-36886022.html
J'étouffe, Raoul Peck
Quelque chose s'est brisé en France. Trop de mensonges, trop de mépris, trop de déni. «La France est dans le déni d'elle-même», affirme Raoul Peck. Naguère pays des Droits de l'Homme, épinglée par la Cour européenne à de multiples reprises pour ses manquements à ces mêmes droits, elle n'est plus rien. Et certainement plus une terre de liberté. Ou de pensée. Elle n'est plus qu'un leurre, où «l'entretien de ce mirage commence à coûter cher à tout le monde». En vies humaines déjà. En poids de chairs mutilées, de vies brisées. Car la France est devenue un pays policier. Autoritaire. Raciste. Avec cette nuance terrifiante que toutes ces dérives viennent de la «France d'en haut». Celle d'un personnel politique le doigt sur la couture, habité par des commerciaux aux ordres des barons de la finance. Des créatures qui n'ont «pour seule mission que de rassurer les bonnes gens de première et deuxième classes inquiets de la marche du Titanic, quant au fait qu'ils maîtrisent bien la troisième classe». Celle qui se révolte. Celle qui voit, au loin, l'iceberg qui approche. Là-haut, la seule affaire qui compte, c'est de dépouiller ce qu'il reste d'humanité au navire France. Et ce qu'il reste de richesses. Raoul Peck sait de quoi il parle, lui qui a occupé des fonctions déterminantes au cœur de la culture française. Il décrypte ces mécanismes d'accaparement. De pillage. Et leur corollaire : le racisme. Le racisme, il l'a vu croître. Une histoire bien orchestrée. Une histoire capitaliste : celle de la destruction de toute vie sur la planète. Qu'il s'agisse de celle de la nature ou de celle des êtres humains, la vie n'est plus dans le récit capitaliste qu'une ligne comptable. En France, ce récit a pris une ampleur inimaginable. Et s'est accompagné de la mise en place d'un dispositif étatique pour étouffer toute vérité. On voit ce dispositif à l'œuvre en ces temps de pandémie : le coronavirus, nous dit Raoul Peck, n'a fait que rendre visible le dispositif étatique français pour étouffer la vérité. Que faire ? Convoquant James Baldwin, avec lui Raoul Peck nous intime : «Il nous faut agir maintenant comme si tout dépendait de chacun d'entre nous». Pas demain : aujourd'hui. Maintenant. Que chaque citoyen se charge de ces questions, comme le firent en leur temps les Gilets Jaunes sur leur Rond Point.
Raoul Peck, J'étouffe, Denoël, août 2020, 40 pages, 5 euros, ean : 9782207162385.
«Les romans naissent des faillites de l’histoire», entretien avec Jean-Pierre Santini
Joël Jégouzo : Je suis très impressionné par votre roman, écrit avec une finesse de construction magistrale et une exigence littéraire sans concession. Mais plus encore par l’ambition du projet : non seulement décrire des trajectoires humaines, dépeindre des vies, rendre sensible un paysage, et ô combien c'est réussi ! Mais aussi rendre compte d’une situation historique, d’un héritage, témoigner d’un monde en proie au malaise, etc. Il y a tellement de pistes à explorer, qu’on hésite comme devant un gros pavé. Or votre roman ne compte pas cent pages… C’est dire sa densité, bien qu’écrit dans une grande limpidité narrative… Il n’est par exemple pas impossible de lire ce roman noir comme un roman du terroir, évoquant la fin douloureuse des campagnes, que la modernité a délaissées. Ni de voir dans ces vies bancales de vos personnages, une projection de l’histoire corse contemporaine. Alors puisqu’il faut bien commencer et que votre roman excède toute tentative de le circonscrire, commençons par n’importe quel bout… Pourquoi choisir ce village, Barrettali ?
Jean-Pierre Santini : Barrettali est mon village natal. J’y suis revenu après 30 ans passés en Tunisie, à Marseille, à Paris et en Seine Saint Denis. En quelque sorte un retour au « douar » d’origine… Mais Barrettali est un village mourant. Il symbolise l’intérieur de la Corse, la Corse elle-même. Voir mourir son village natal ! Vous comprendrez que l’écriture devient obligation de témoignage. Et de survie. Pour soi et puis aussi pour les autres.
J.J. : Vous décrivez une terre de désolation, de solitude, d’abandon. Une terre inhumaine, désormais. Est-ce là le vrai visage de la Corse, sa vérité intime ?
Jean-Pierre Santini : Ici les hivers sont blancs de solitude. Ils passent dans les têtes. On ne s’entend même plus vivre. Ou mourir. Dans ce désert humain on aurait tendance à marcher à reculons pour que la trace de nos pas - ou de nos écritures- nous donne l’illusion que quelqu’un chemine encore devant nous et que quelqu’un peut-être nous suivra.
J.J. : L’histoire millénaire de l’île toucherait-elle à sa fin ?
Jean-Pierre Santini : Paul Valery, grand poète français de père corse et de mère italienne, nous a appris que «les civilisations étaient mortelles». Les cultures et les langues peuvent donc disparaître – et il en disparaît chaque année. Le peuple corse millénaire résiste encore mais déjà la moitié des habitants de l’île ne sont pas d’origine corse et ne peuvent pas, même s’ils le souhaitaient, s’intégrer à une entité qui se désintègre.
J.J. : Une île bientôt sans identité? L’île est-elle vraiment déjà ce pays où désormais « les images, comme la vie, ne tiennent qu’à un fil » ?
Jean-Pierre Santini : L’île ne sera pas sans identité. Partout où il y a de l’humain, il y a identité ou du moins une quête permanente d’identité. C’est en cela que le microcosme insulaire peut toucher aujourd’hui à l’universel. La question de l’identité se pose partout dans le monde. Et malheureusement on a tendance à la rechercher au ciel plutôt que sur la terre.
J.J. : L’omerta corse ne serait alors que l’expression de cette agonie ? « les luttes pour la liberté n’ont pas forcément d’avenir », écrivez-vous. Pas d’avenir parce que plus de peuple corse bientôt ?
Jean-Pierre Santini : L’agonie est la dernière lutte. Celle qui se livre clairement contre la mort. Mais la vie, toute la vie est l’expression même de cette lutte. Si les luttes pour la liberté n’ont pas forcément d’avenir, cela n’est pas seulement lié aux phénomènes historiques, à l’histoire que font les hommes, mais plus fondamentalement peut être à leur condition même que l’on peut qualifier, en reprenant le titre d’un célèbre polar, de «mortelle randonnée». Quant à l’omerta corse – et plus généralement méditerranéenne – elle n’est peut-être que l’expression d’une fatalité. Elle oppose le silence au silence inéluctable. Il n’est peut-être pas nécessaire de condamner ceux qui le sont déjà. L’omerta, c’est une forme de complicité dans le sentiment tragique de la vie. Même si elle peut-être très utile aux basses œuvres.
J.J. : Que dire alors de la fatalité de cette mémoire cicatricielle, où la violence plongerait ses racines, quand il ne reste que des individus broyés et non un peuple constitué pour se soulever, et où chacun, renvoyé à sa propre solitude, n’aurait plus alors le loisir que de défendre bec et ongle ce qu’il est ? Cette violence, que l’on a voulu voir comme « tribale », recouvrerait en fait une dimension plus sociale ? Ou plutôt, comme perte du social ?
Jean-Pierre Santini : La forme violente qu’a toujours pris la résistance en Corse résulte évidemment d’une histoire non écrite, non vécue, inaccomplie. La violence est certes dirigée contre les oppresseurs, mais elle témoigne aussi de l’impuissance même d’un peuple à s’organiser, à se constituer en Nation. D’où une violence terrible que l’on retourne contre soi et dont a témoignée tragiquement la « guerre entre nationalistes » dans les années 90.
J.J. : L’île serait en quelque sorte en soins palliatifs ?
Jean-Pierre Santini : L’île est en soins palliatifs et, lorsque j’ai publié mon premier roman en 2001 après longtemps de militantisme très engagé, j’ai noté en exergue : «Les romans naissent des faillites de l’histoire». Peut-être ne nous reste-t-il que des histoires à raconter pour accompagner bientôt un trop long sommeil.
J.J. : Ou bien s’agit-il encore, et aussi, d’autre chose : « la communauté de rêve », comme l’écrivez encore, se serait dissipée dans cet éparpillement, cette fin des terroirs, les échecs successifs des luttes d’émancipation. Vous produisez ailleurs une remarquable et troublante analyse de cette latence dans laquelle semble être tombée l’histoire corse : « on ne comble pas les absences de l’histoire, ces trous de mémoire que les peuples latents, jamais constitués, légiférés, étatisés et sommes justifiés, portent en eux comme un pays étrange où tout ce qui est à venir est sans espoir. » Comme s’il y avait eu un tournant raté, un rendez-vous raté avec l’Histoire, un jour. La Corse serait à ce point « égarée » qu’il ne lui serait plus permis de « faire peuple » ?
Jean-Pierre Santini : Votre expression de «faire peuple» est très juste. J’ai été l’initiateur du projet très ambitieux de Cunsulta Naziunale (Assemblée Nationale Provisoire) et malgré les dérives actuelles du mouvement national, je continue à promouvoir ce projet qui permettra de passer de «l’ombre à la lumière», de «faire peuple «effectivement». Vous voyez c’est un peu ça l’esprit de résistance chevillé au corps. On a ici la foi du charbonnier. Nous entreprenons toujours, même dans les situations les plus désespérées.
J.J. : Du devoir de mémoire, on a pu dire qu’il surgissait en France au moment où la France s’inquiétait de son identité, voire la perdait. En va-t-il de même pour la Corse?
Jean-Pierre Santini : Le devoir de mémoire suppose que ceux qui croient encore à l’avenir du peuple corse ne se conduisent pas en partisans avides de pouvoir, mais en «passeurs». Il s’agit de transmettre, si cela est encore possible, des «valeurs» qui ont permis à notre communauté de traverser les millénaires. Encore faut-il que ces valeurs soient explicites, qu’elles soient «dites», écrites, clarifiées. Et qu’elles deviennent opérationnelles pour les luttes et les projets de société à imaginer.
J.J. : Vous avez des mots très durs contre le mouvement national, qui aurait sombré dans l’affairisme, le clientélisme…
Jean-Pierre Santini : Le mouvement national n’en finit pas de dériver. Je le connais en profondeur. J’ai été à l’initiative, avec une poignée de patriotes, de la création du FLNC. J’ai relaté tout cela dans un livre paru en 2000 chez l’Harmattan (Front de Libération Nationale de la Corse, de l’ombre à la lumière). Nous sommes toujours dans l’ombre.
J.J. : Vous allez même très loin, en évoquant une sorte de dérive à l’algérienne : les attentats seraient perpétrés avec la bienveillance des autorités, pour maintenir le pays dans une déstabilisation de nature à justifier l’absence d’une politique corse efficiente et cela, avec la complicité d’acteurs locaux décidés à se maintenir coûte que coûte au pouvoir…
Jean-Pierre Santini : J’évoque la complicité objective entre l’Etat et certaines fractions nationalistes car le seul souci de ces fractions est de « dialoguer » avec le pouvoir. Le fameux processus de Matignon en a été le plus bel exemple. Il n’en est rien sorti qu’un affaiblissement supplémentaire du mouvement national. Je n’ai pas beaucoup forcé le trait dans mon bouquin concernant des complicités plus évidentes puisque le rassemblement «clandestin» de Tralonca avait été convenu avec le ministre de l’intérieur de l’époque.
J.J. : Je n’oublie pas qu’il s’agit d’un roman. Mais, alors que le roman noir et le roman policier s’embarrassent de plus en plus de maniérisme littéraire, vous semblez encore vouloir lui donner un sens, j’allais dire : tout son sens, en en faisant aussi le témoin critique de son temps. Vous signez même là votre second roman noir, après Corsica Clandestina (Albiana, 2004), après avoir publié pas mal d’essais sur des thèmes voisins. Le roman noir ouvrerait-il, au-delà du plaisir du texte, de vrais espaces de réflexion et de vie ?
Jean-Pierre Santini : Toute l’histoire du roman noir correspond à des époques où se fait sentir le besoin d’exprimer autrement les malaises ou les malheurs de la société. Mais cela bien entendu demeure au stade du constat. Le maniérisme littéraire que vous évoquez, ou encore une certaine désinvolture, un certain humour qui par ailleurs donnent souvent de très bons textes d’un point de vue littéraire, sont peut-être la conséquence d’une attitude purement descriptive. On est spectateur. On joue et on se joue de ce spectacle. Mais si le spectacle est fondamentalement cynique, ne le devient-on pas aussi ? C’est pourquoi, en ce qui me concerne, je ne pourrais pas écrire sur ce peuple qui est le mien en me désengageant de sa lutte pour la survie. Il ne s’agit pas d’être un écrivain «engagé» comme on a pu le concevoir autrefois et moins encore un «intellectuel organique», mais tout simplement un militant parmi les autres.
Cet entretien a d'abord été publié en 2005, sur le site "Noir comme polar", aujourd'hui tristement disparu.
Il a été ensuite repris par le très bon Corsicapolar en 2007 :
https://scripteur.typepad.com/corsicapolarfichier/2007/02/entretien_avec_.html
Isula blues, Jean-Pierre Santini
Barettali, un petit village corse accroché sur le toit d’un monde dérobé, ficelé dans une géographie de l’enfouissement, de la disparition. Une poignée de personnages vont s’y croiser, de loin, dans la solitude de leurs existences bancales. Ainsi Julien, l’ancien militant désabusé, Florence, la mangeuse d’hommes, Madeleine, la femme sans lèvres, ou encore Dominique qui voudrait prendre un nouveau départ - mais le peut-il dans cet arrière-pays perclus de l'ultime défaite qu’éclaire le job de Julien, chargé d’imaginer un développement possible au maquis corse, vendu déjà à l’industrie du tourisme qui ne voit là qu’un paysage à terrasser, un monde à raser ? La Corse en soins palliatifs donc, secrète, mutique, où le silence trouve son origine dans l’agonie d’un monde expulsé de lui-même. Peut-on vivre sérieusement ici, dans cette inhumanité qui gagne chaque jour un peu plus de terrain ? Dans cet univers minuscule où l’on chemine sans plus aucun but car il n’y a plus personne, où il vaut mieux faire le choix de ne plus aimer, car il n’y a plus personne, où, dans cette solitude écrasante, ne reste que la rumeur de son propre corps pour inquiétante compagnie ? Tours, détours, la beauté du paysage corse ne fait plus ici l’objet que d’observations dérisoires notées avec un zèle absurde par ce veilleur chimérique, l’ex-commissaire Santucci, greffier d’une pitoyable mission, consignant les trois ou quatre faits et gestes de ses semblables pour se faire l’espion d’une société impossible. Un monde minuscule en surgit, celui du voisin dont on a oublié de se venger, celui d’une femme que l’on n’a pas courtisée. Et dans cette société qui s’est organisée pour s’éviter, il ne reste que ces écarts entre les corps, auxquels nul ne sait plus donner sens, parce que tout ce monde a perdu déjà beaucoup de sens, comme on le dit d’un corps blessé à mort et presque entièrement vidé de son sang. C’est là, sur les bords de cet univers négligeable, que la violence va surgir. Dans une sorte de minuscule fin du monde, faite des absences d’un peuple latent désormais. Car s’il y a bien mort, finalement, cette mort, pourtant brutale, a pris l’allure d’un malentendu. D’un mauvais concours de circonstances où s’entremêlent les fils de tous ces destins que l’on vient de croiser.
Quelle beauté dans ce roman et quelle construction ! Jean-Pierre Santini, avec une maîtrise incroyable, relève l’une après l’autre les solitudes de ses personnages pour leur donner leur juste poids de chair et nous dire, en fin observateur d’un monde désabusé, nos propres détresses. Mais s’il sait rendre universel le drame corse, il n’oublie pas d’en restituer la singularité, en nous offrant des pages d’une analyse incroyablement fine sur la réalité de ce drame, des pages exigeantes, inattendues. Nous sommes ici à des années lumière des préjugés qui ont formé notre image de la Corse. Des années lumière traversées à la nage dans ce fulgurant roman où la description romanesque renoue avec le sublime que le roman du XIXème siècle avait accompli dans son approche du paysage. Peut-être encore Faulkner, c'est dire combien de pages il faudrait encore pour rendre compte de la fonction du paysage dans un récit à la narration entaillée, maquisarde. Et il y aurait toujours, sur ce « beau » là, beaucoup à dire encore, qui n'est pas sans convoquer Rilke : « la beauté, c'est le commencement de la terreur qu'un homme est capable d'affronter ». L'immense écrivain qu'est Jean-Pierre Santini l'affronte, dans un roman singulièrement sans cesse repris et publié trois fois sous trois titres différents !
Jean-Pierre Santini, Isula blues, éd. Albiana, coll. Nera, 98p., juin 2005, isbn 9782846981330
Cent mille ans, Bure ou le scandale des déchets nucléaires
Bure. 85 000 m3 de déchets radioactifs à enfouir sous 500m de profondeur. Avec l’espoir que tout se passe bien pendant les 100 000 ans au cours desquels ils resteront une menace pour l’humanité… Et tout en sachant, de l’aveu même des autorités, qu’il y a de fortes chances pour qu’arrive un Tchernobyl souterrain ! Bure, un territoire sous occupation militaire désormais, aux confins de la Lorraine. 270 kilomètres de galeries. Plus que le métro parisien. 3% des déchets nucléaires français devraient y être enfouis, qui représenteront 99,8% de leur radioactivité… La mise en service est prévue pour 2035. Coût du projet : 35 milliards d’euros…
Pourquoi Bure ? Parce que personne n’en voulait ailleurs en France. Parce que ce territoire de la Meuse est dépeuplé, à 80 km de Verdun. Parce que le village ne compte que 82 habitants. Pare que les villes alentours ont perdu un tiers de leurs habitants en trente ans et ne peuvent être animées par une grande contestation.
Pour l’heure, les déchets nucléaires français sont entreposés provisoirement ici et là sur le sol français et un peu en dehors de chez nous aussi. Quand on a lancé le tout nucléaire, on ne savait absolument pas ce que l’on ferait de ces déchets. Mais on pensait qu’on saurait un jour. On a donc commencé par les jeter à la mer. Les couler dans les profondeurs des eaux extra-territoriales, jusqu’à s’apercevoir que les fûts éclataient sous la pression de l’eau et que leur contenu se répandait dans les océans. Puis on a eu l’idée de les enfouir. C’est en 1991 que l’on a décidé pour Bure. Le seul problème était d’arracher le consentement de la commune. Techniquement, on n’était sûr de rien. Sinon que la Meuse était pauvre et qu’il suffirait sans doute de déverser un peu d’argent pour arracher ce consentement. Les mairies virent leurs rentes exploser. Longuet, président de région, était évidemment largement favorable : l’industrie locale était en ruine. Alors l’Andra finança les collèges, les lycées, des expos magnifiques, des sorties, distribua des ordinateurs, des imprimantes, du matériel vidéo, multiplia les campagnes de porte à porte et commença de racheter les terrains. On terrassa donc, puis on creusa. Dans l’argile. En 2016, l’instabilité des sols provoqua des accidents. Il y eut des morts. On coula des millions de m3 de béton pour renforcer les galeries. Puis on s’aperçut qu’avec la corrosion, les matériaux entreposés dégageaient de l’hydrogène. On entoura les premiers déchets de bitume. Inflammable… Si tout cela prenait feu, on s’interrogeait : comment parvenir à récupérer les fûts en cas d’incendie ? On verrait bien. Le coût ne cessa d’augmenter au fil des bévues. Qu’à cela ne tienne, la France est un pays riche. Et puis nos équipes innovaient. Elles réussiraient, là où partout dans le monde on commençait d’arrêter d’enfouir : cela ne marchait pas. Nous, ça devait marcher. Contre vents et marées, le projet était devenu vital pour l’industrie nucléaire française. Le PS manœuvra. Ségolène. Et jusqu’à Hulot qui valida la solution «la moins pire»… Le 19 juin 2016 démarra l’occupation et la ZAD de Bure et sa répression. Depuis octobre 2017, Bure ressemble à Tchernobyl, avant l’explosion : une occupation policière.
Cent mille ans – Bure ou le scandale enfoui des déchets nucléaires, Gaspard d’Allens, Pierre Bonneau, Cécile Guillard, seuil / La revue dessinée, octobre 2020, 152 pages, 18.90 euros, ean : 9782021459821.