Lord Pythagore, Marc Daniau
Pythagore est un cheval, parti à la conquête de l'Ouest. Un cheval savant plutôt que de cirque. Un cheval qui sait compter, additionner, multiplier et même extraire des racines carrées. Ne riez pas : il n'y a aucun truc là-dedans, et certainement pas ce genre de supercherie que l'Ouest raisonneur n'aime que dans les tours de cabarets que l'on peut à foison décortiquer avec méthode. En plein Far Ouest donc, Pythagore se donne en représentations qui finissent par tourner très mal : c'est, encore une fois, qu'il n'y a aucune malice dans l'histoire, Pythagore sait compter et c'est bien ce que notre monde ne peut ni croire ni supporter. On lui donne donc la chasse, à lui, à son «dresseur» et la fille de celui-ci. Il convient de mettre le mot entre guillemets, justement parce que Pythagore n'est pas de ces chevaux que l'on dresse. Ni qu'on achète : il a été donné à son « montreur de tours » dans d'étranges circonstances, par un homme qui a su, aux côtés de Pythagore, aller au bout de ses rêves. Il a été offert non comme un «objet» dont on userait jusqu'à en épuiser l'usage et le sens, mais comme une promesse existentielle d'accomplissement de soi. Il convient ici aussi de mettre entre guillemets le mot «objet», dont la jouissance s'avère souvent vaine dans nos vies -songez à l'objet de votre amour pour tenter d'en lever l'horizon...
Pythagore est donc pourchassé. L'Ouest raisonneur n'aime pas ses façons. Rose, cette fillette de huit ans qui vit de sa rencontre, avec son père ancien vétérinaire de l'école de Maisons-Alfort à qui l'on a donné le cheval, caracole dans les grandes plaines où vivent encore les Apaches. C'est là que l'existence de Pythagore va prendre tout son sens, dans cette culture où compter n'est pas qu'un calcul. C'est là que Rose va grandir et l'offrir, Pythagore, ayant éprouvé au plus profond d'elle-même qu'il aura été «l'illusion qui a permis (son) enfance».
Superbe conte à lire et à offrir, pour que le monde fasse monde encore, sinon pour toujours : l'Ouest n'a pas renoncé à abattre nos rêves les plus subtils.
Marc Daniau, Lord Pythagore, le cheval mystère de l'Ouest, éditions du Rouergue, coll. Dacodac, août 2021, 80 pages, 9,50 euros, ean : 9782812622236.
Le visage de pierre, William Gardner Smith
Ecrit en 1963, inédit en France et pour cause... Simeon Brown, le héros du roman, a fui le racisme anti-noir des américains, croyant trouver en France la paix tant promise par sa culture. Paris. Pour lui : la «sécurité» raciale. Peintre, journaliste, il se réfugie dans le quartier latin. Simeon ne peint à vrai dire qu'une seule toile : celle du flic qui l'a humilié, passé à tabac, parce qu'il était noir. A Paris, il rencontre la bohême internationale des années 60. Juste de quoi oublier l'enfer de Philadelphie, ses violences, les affrontements entre bandes, le racisme quotidien. Paris. Le jazz, les boîtes de nuit, les filles. Et puis un jour, à un carrefour, il voit un flic tabasser un homme. «Sans doute un arabe», croit-il entendre. Comme une routine parisienne. La guerre d'Algérie s'invite dès lors dans le roman. Partout désormais Simeon voit la violence qui s'abat contre une partie de la population française, au prétexte qu'elle est basanée. Parce que cette violence est visible et que déjà, elle crevait les yeux... Il entend partout des parisiens s'exprimer sur ce problème. «Les bicots» ne sont pas acceptés. Ou peu. Très peu. Dans un café qu'il fréquente, tenu par des «arabes», il voit les flics cogner pour un oui, pour un non, ces «bicots» dont il est à présent l'ami. Il voit partout fleurir ce racisme odieux qu'il a fui. Mais lui n'est plus victime : américain, il est traité comme un «blanc» à Paris. Non plus un noir à abattre, mais un homme respectable. Respecté par cette police française qui ne cesse de martyriser ses «noirs» : les «arabes». Le voici devenu «blanc» soudain. Le texte est fort, de cette prise de conscience ahurissante de Simeon. D'autant qu'autour de lui, même les intellectuels sombrent dans le déni : non, les français ne sont pas racistes prétendent-ils, mais avec les «arabes», «c'est autre chose»... Simeon ne sait pas que quelques décennies plus tard, ces «arabes» deviendront des «musulmans» sans place dans la société française, leur société... Pour l'heure, Simeon observe partout l'indifférence des parisiens au tabassage des «arabes». Portrait lucide d'une France à vomir.
Simeon est à Paris le 17 octobre 1961. William Gardner Smith raconte. L'horreur. Son dégoût, ces hordes de flics vomies par la préfecture non pour «casser» du «bougnoule», mais tuer. Il voit partout ces braves gens courageux que l'on traite d'étrangers, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, se faire assassiner. Tandis qu'à quelques pas des massacres, on danse le twist dans les caves de Saint-Germain. Le cha-cha-cha chez Régine. On joue au 421, on boit du vin. Indifférent aux bruits de bottes, aux cris de panique des femmes, des enfants. Paris se tait. Paris se bouche les oreilles. Ferme les yeux : silence, la police tue. Déjà elle a inventé le nassage des foules : il n'y a aucune fuite possible pour les «algériens» pris au piège. La police les rafles quand elle ne les tue pas. Elle sait faire : elle garde la mémoire de celle du Vel d'Hiv', si bien organisée. Tout un savoir faire que le roman décrit jusqu'à la lie. On rafle les survivants pour les envoyer dans un stade. Puis un camp pour beaucoup, que l'auteur n'hésite pas à qualifier de camp de concentration, quand pudiquement, les autorités françaises et leurs médias parlent de camps d'internement. Paris, la ville odieuse et lâche. On comprend alors que ce texte fut oublié commodément par l'édition française, jusqu'à aujourd'hui. Un roman puissant, un regard fort sur la France dont nous sommes les héritiers, sans concession pour ces expressions de sadisme policier dont la France n'a jamais cessé de se départir. Tandis que Paris dormait, tranquille.
William Gardner Smith, Le visage de pierre, traduit de l'américain par Brice Matthieussent, éditions Christian Bourgois, octobre 2021, 274 pages, 21 euros, ean : 9782267044768.
Réparer l'intime : l'exposition, Librairie l'établi (Alfortville)
L'extime...
J'ai immédiatement pensé à ce concept forgé par Lacan et finalement défini par Serge Tisseron, lorsque j'ai vu les dessins et les images proposés à l'exposition comme une suite à la publication de leur ouvrage mais surtout, comme la poursuite du travail de réparation entrepris par Louise Oligny et Clémentine du Pontavice avec les femmes victimes de violences avec lesquelles elles « "travaillent" au sein de la Maison des Femmes. Car il s'agissait bien de les rendre visible, de leur restituer leur visibilité et non de retourner comme un gant leur intimité, ni moins encore de l'exhiber. L'extime, comme la réparation qui leur est due, cette «extériorité intime» (Lacan 1959-1960, au cours du séminaire L'éthique de la psychanalyse, transcription Saferla), devant laquelle nulle compassion n'est désormais nécessaire, ni gêne, ni souffrance : elles ont pris pied déjà dans une autre vie. L'extime... C'était bien là cet extérieur qui loge au-dedans de chacun de nous, qui emportait l'image et son spectateur. Des images où l'être s'est récupéré comme sujet de son existence, un mot dont nous ne pouvons oublier la construction : ex-sistere... Comme un mouvement essentiel à l'être humain, cet «ex». Non pas simple ex-pression de soi, mais appropriation où dessiner un autre mode d'échange entre soi et le monde.
L'extime donc, fragile encore, les dessins tout comme les images en témoignent. Une décision, un élan traité par Louise Oligny et Clémentine du Pontavice avec toute l'attention dont l'atelier les a rendues capables.
En regardant ces images, photos comme dessins, j'ai aussi songé au questionnement de W. J.-T. Mittchel sur la représentation. Qu'est-ce que les images nous veulent, réellement ? Dans la puissance inachevé de leur être, vers quoi font-elles donc signe ?
Que nous disent ces images ? Quelques visages, souriants, heureux, non pas meurtris, ni martyrs. Glorieux. Relevés disons, et en lisant leurs parcours, les parcours de ces corps, de ces visages, vous saurez de quoi. Mais là, dans la présence des images dont nous ignorons l'histoire, ces visages sont justes réjouis. Et puis des mains, beaucoup, protectrices, enveloppant le corps. Caressantes. Entourées de dessins comme inachevés souvent, ou plus exactement : en puissance d'être.
Attention. Quel que soit le côté d'où l'on parle, simple spectateur d'une exposition ou sa créatrice, il n' s'agit pas de déchiffrer le corps ici. L'exposition ne va pas dans ce sens. Mais de reprendre corps, comme on dit reprendre pied. Alors, que nous disent ces images ? Qu'est-ce qu'elles nous disent de ce que nous sommes en train de devenir ? Symptôme d'une élévation commune du sujet de l'image, du spectateur qui la voit et de celles qui les ont faites. Ces images font signe à notre humanité. Par la vertu d'un tel montage (et j'y associe le livre qu'elles ont publié autour de leur engagement), le moment d'exploration que nous offrent Louise Oligny et Clémentine du Pontavice est ce par quoi l'humain se sépare de la cruauté de son histoire pour avancer vers lui-même en donnant sens à tout ce qui le constitue.
Librairie l'établi, 8 rue Jules Cuillerier, 94140 Alfortville.
Du 1er au 30 octobre 2021.
Tirage Picto.
Merci à la Librairie l'établi et à l'Association des Amis de la librairie l'établi.
Réparer l'intime, L'atelier de la Maison des Femmes, Louise Oligny & Clémentine du Pontavice, éditions Thierry Marchaisse, préface de Ghada Hatem, 1er octobre 2021, 208 pages, 25 euros, ean : 9782362802690.
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Réparer l'intime, Louise Oligny & Clémentine du Pontavice
Je me suis d'abord demandé dans quel rayon d'une librairie ou quelle section d'une bibliothèque serait rangé cet ouvrage... Féminisme ? Justice ? Document ?...
L'ouvrage n'est pas un simple document. On le comprend rapidement à en suivre le fil : il est aussi le travail de réparation qui se poursuit par sa publication.
Comment est-il fait ?
C'est d'abord le récit d'une rencontre de trois femmes autour de La Maison des femmes, créée par Ghada Hatem à Saint-Denis, pour accueillir et soigner des femmes victimes de violences. De cette rencontre est née l'idée d'un atelier à leur proposer. Un atelier de création de bijoux. Un simple atelier de création de bijoux mais là, toutes assises à enfiler des perles, a surgi leur parole, celle de leurs histoires respectives. Les femmes ont commencé à se raconter. A se réparer : en parlant certes, mais aussi parce que créer des bijoux touche à la réparation de la féminité. Aux perles, elles ont ensuite ajouté la photographie, puis le dessin, puis une exposition, puis la musique, le chant, un concert et l'idée de cette publication, nouvelle étape dans le processus de réparation. C'est-à-dire qu'entre elles, elles ont inventé les moyens de leur réparation. Une méthode. Mieux qu'un document : une poïesis. Non pas dans cette acception à laquelle Aristote amarrera la technè, mais cette autre, qui s'occupe d'art et du soin de l'âme, de l'acheminement du non-être vers l'être.
Le livre comprend des images. Un parti pris photographique fort de la part de Louise Oligny. Quelles images faire en effet, quelles images retenir quand on est engagé dans un processus de reconstruction de l'image de soi ? Quelques visages, toujours souriants, heureux, non pas martyrs mais héroïques. Des mains, beaucoup, caressantes, protectrices, enveloppant ces corps meurtris. Des dessins, comme inachevés souvent, en puissance d'être et d'autres, de ces femmes, qui ont par le dessin figuré l'absence : celle de leurs enfants souvent, qu'elles n'ont pu ramener en France, celle de leur village, de leur famille. Des témoignages aussi, toujours volontaires, de celles qui pouvaient franchir cette étape. Des témoignages forts, bouleversants, qui nous mettent face à l'horreur. Des témoignages conduits sous la forme d'entretiens pour en guider l'émotion.
Que dire, qui ne nous projette pas dans l'insuffisance d'une fausse empathie à propos de ces témoignages, qui ne nous enferme pas dans le discours (non le récit) de ce que nous ne pouvons partager ? Que dire, sinon que c'est la résilience qui occupe tout l'espace du livre et non la clôture qu'une attention complaisante pourrait ouvrir à ses propres bouleversements intérieurs.
Le livre est résilient, résolument, encadré de réflexions sur le système judiciaire, policier, balisé par les thématiques des violences conjugales, de l'emprise, de l'excision, de la dissociation, du droit d'asile aujourd'hui en France, etc.
Un livre sans conclusion : le travail se poursuit. Encore une fois, cette publication n'est qu'une étape.
Un livre à ranger dans le rayon des droits de l'Homme, comme l'espère Karyn, la psychologue, dans l'entretien final : parce que cette violence est une atteinte aux droits de l'Homme. « Parce que dès lors qu'on se croit permis de se comporter de façon criminelle chez soi, il n'existe plus aucun frein à l'être dans l'espace public. »
Réparer l'intime, L'atelier de la Maison des Femmes, Louise Oligny & Clémentine du Pontavice, éditions Thierry Marchaisse, préface de Ghada Hatem, 1er octobre 2021, 208 pages, 25 euros, ean : 9782362802690.
Notre part de nuit, Mariana Enriquez
Un monument.
Il y a d'abord le titre, l'exacte traduction du titre espagnol. Notre part de nuit. «Notre»... Une mise en abîme qui oriente la lecture, inaugure le processus d'identification, mais introduit également la possibilité de ruptures narratives : le lecteur, souvent, se prend à cet examen et sort de sa lecture. Moi, ici, en France, aujourd'hui, quid de cette part commune de nuit ? J'avoue que j'ai cherché longtemps, sans pouvoir m'en convaincre. L'auteure est argentine. Pour son temps et son espace, oui, je comprends ce qu'il peut y avoir de part de nuit sud-américaine. La question des disparus en Argentine par exemple, toujours pas complètement réglée. Plus de 30 000, mais des dossiers en cours bien qu'elle ait été la première grande exploration de l'après-junte. Ou bien celle des enfants volés. On en a identifiés 500, mais beaucoup d'autres restent en suspens, tant les documents ont été falsifiés. Enfants volés aux familles pauvres ou de gauche, pour être placés comme en rééducation dans des familles bourgeoises chrétiennes... Ou bien encore la question de la responsabilité de l'église catholique dans les exactions commises. Rappelons que le collège des cardinaux, auquel appartenait alors l'actuel pape, est allé cherché des textes de théologiens de l'Inquisition pour justifier l'usage de la torture, des assassinats, des massacres d'enfants... Et que s'il n'a pas souscrit à cette démarche, on ne l'a guère entendu s'y opposer avec force... Une église qui n'a toujours ni demandé pardon ni trop cherché à évaluer sa compromission.
Rappelons qu'elle partageait alors avec la junte la volonté de rétablir l'ordre moral chrétien, d'en sauver «la civilisation» en menant une «guerre sale» contre le peuple, dans un état ouvertement raciste qui avait pris en particulier pour cible les populations natives : il s' agissait d'inaugurer une sorte de grand remplacement à l'envers en massacrant tout ce qui n'était ni chrétien, ni «occidental»...
Alors là, oui, avec ces discours pré-présidentiels que le champ politico-médiatique français nourrit avec complaisance autour de la défense de l'occident chrétien je me suis dit que oui, en effet, il y a avait bel et bien une terrible part de nuit à partager sans doute...
Et puis il y a l'objet. Plus de 750 pages. Pas un de ces livres que l'on peut emporter partout avec soi pour le lire dans le métro par exemple, voire à la terrasse d'un café : un livre devant lequel il faut se poser. Un livre dont le façonnage est exceptionnel de solidité. Qui a quelque chose de rassurant et au toucher, avec le choix du papier qui a été fait, un livre dont le velouté est apaisant. Le titre invitait à une mise en abîme, l'objet, lui, produit comme un effet de réel qui entre dans la lecture à part entière, tant sa présence physique est forte. Le texte s'y incarne : aucune lecture n'est totalement immatérielle. Un livre donc, dont la présence physique est telle qu'il est une porte spatio-temporelle qui permet non seulement d'entrer dans le récit, mais d'en sortir quand celui-ci se fait trop sombre. Et Dieu sait s'il l'est, sombre, barbare, cru. Il m'est arrivé souvent de sentir au bout des doigts, dans le velouté des pages, l'apaisement que la narration me refusait.
Le livre donc, cet objet de librairie, dans toute la force de sa dimension, plus que jamais physique et partie prenante de l'économie de la lecture -ne lisez jamais autrement : c'est tout l'être qui est mobilisé quand on tient un livre entre les mains.
Une poésie de l'horreur donc. Mais de quelle horreur parler qu'il nous faudrait affronter et dépasser, plus sûrement encore aujourd'hui qu'hier ?
J'ai essayé de voir comment «on» avait lu ce livre. En France, les grands médias ont beaucoup mis l'accent sur le contexte historique, pour lire ce roman comme une métaphore de la brutalisation de la société argentine, voire sud-américaine -n'oublions pas que la junte a cherché à «occidentaliser» son «djihad» chrétien non seulement aux autres pays sud-américains, mais en Afrique et en Europe !
Il est intéressant de voir quels repères temporels l'auteure a disposés dans son roman. Il commence en janvier 1981. La dictature s'est déroulée de 1976 à 7983. Or en 1981, c'est le général Viola qui est au pouvoir. Un «modéré» qui a conscience des précipices vers lesquels la junte emmène tout droit la société argentine. Il cherche donc d'une part à mener des réformes économiques et monétaires, et d'autre part à réintégrer la société civile dans l'exercice du pouvoir. Attention, s'il est «modéré», c'est au sens argentin de l'époque : les exactions n'en continuent pas moins, le plus souvent sous l'égide des escadrons de la mort des armées de terre et de l'air, hors du contrôle de l'état. Viola, partageant leur idéologie national-chrétienne, bien que réalisant que de tels excès mènent droit dans le mur, ne s'en émeut pas outre mesure. Un «modéré» quand même, dont les réformes n'aboutiront pas et qui sera vite chassé du pouvoir au profit de factions plus dures. Il a tout de même ouvert une brèche, tandis que le pays s'effondre économiquement et va bientôt exploser en l'air avec l'atroce guerre des Malouines ( 2 avril, 24 juin 1982).
Que dire de cette métaphorisation française qui n'a vu qu'un corps d'armée homogène au pouvoir, alors qu'il ne l'était pas ?
La lecture que le personnel politique et médiatique argentin, reprise à l'envi par les médias français, a voulu faire de la dictature, c'est qu'elle était l'expression du mal absolu -ce qui est vrai. La presse, la société civile «bourgeoise», l'église et à leur suite les médias français, ont construit cette lecture autour de la métaphore de la monstruosité, apparue très tôt dans le rapport de la Commission Nationale sur les personnes disparus, abondamment relayé.
Mais l'effet immédiat aura été de circonscrire cette monstruosité à la seule junte militaire, épargnant ainsi l'église et la grande bourgeoise argentine. Or il est intéressant de découvrir qu'il est très peu question des exactions de l'armée dans ce roman. C'est vers l'église et la société civile que l'auteure a déplacé ce thème de la monstruosité. Et encore, quand on dit l'église, moins vers l'institution que sa philosophie : la question de la foi. Jusqu'où la foi peut-elle conduire ? Tout comme celle des puissants de ce monde, aux yeux desquels massacrer ou torturer sont des actes parfois regrettables, toujours nécessaires.
La réception hispanisante du roman a plutôt insisté sur son style et la question du genre : roman gothique ? Fantastique ? Poésie de l'horreur ?...
Peut-être est-il temps de le « pitcher » un peu... L'histoire ? C'est au fond celle de la famille Bradford, une très riche et très puissante famille capable de peser sur les décisions économiques au niveau national et international. Une famille éprise d'occultisme depuis plusieurs générations, à la recherche d'une religion nouvelle qui saurait apporter l'immortalité ici, et maintenant. Son Dieu, elle le nomme l'Obscurité -ce qu'était l'église catholique argentine sous la dictature... Il s'affiche du reste en première page du roman sous les traits de l'ange déchu, Satan, à travers un détail de l'œuvre picturale du peintre français Cabanel (L'ange déchu, 1847, Musée Fabre, Montpellier). Satan, le sub-jectum, le sous-jacent, celui qui veut être son seul commencement à défaut d'être son vrai commencement.
Le roman est l'histoire des Bradford et de Juan, qui fut acheté enfant par la famille Bradford à cause de ses dons et élevé pour devenir son prêtre, tandis que sa belle-mère poursuivait ses expériences sur d'autres enfants achetés ou volés, qu'elle torturait pensant que la souffrance était mystique et pouvait ouvrir au secret de la vie éternelle... Juan aimera Rosario, leur fille, avec qui il aura un enfant, Gaspar, appelé à accomplir l'œuvre de l'Obscurité, un dieu qui ne cesse de se nourrir de sacrifices humains. Mais Juan fera tout pour le soustraire à ce destin. Tout : jusqu'à le battre, le mutiler, jusqu'à mutiler, sacrifier, tuer les amis de son fils, non pour le bien de Gaspar, mais par nécessité. C'est que Juan veut à tout prix anéantir cette religion dont il est le prêtre. A tout prix : même celui de l'horreur.
Une sorte d'effondrement traverse ainsi tout le roman, avec plus de force que la métaphore sociale privilégiée en France. Une sorte d'effondrement métaphysique, existentiel, narratif. Oui, narratif...
L'immortalité, la famille Bradford a compris qu'elle ne pouvait être celle, chrétienne, de la résurrection des corps. Seule la conscience est immortelle et au fond, cette immortalité s'est incarnée là, dans ce livre, dans cet objet, dans une sorte de circularité borgésienne qui fonde le caractère autotélique de toute œuvre romanesque. Le reste est littérature, divertissement obligé, consolation quelconque. Contre l'éthique superstitieuse du lecteur, l'auteure a placé le fantastique au cœur de l'acte de lire comme la nécessité de toute fiction, un pacte qui pervertit subtilement les liens entre la réalité et la fiction. Nous lisons un roman réaliste fantastique, où le surnaturel participe à la structure même du romanesque. Ce à quoi Borges était sensible par-dessus tout. Et aussi bien, l'auteure s'est plu à confondre le monde du lecteur et celui du livre. Le déictique «Notre» en témoigne dès avant qu'on ouvre le livre, qu'on y entre, à nos risques et périls. Et fait de nous un personnage du récit qui s'élabore. Notre part de nuit, c'est cette histoire universelle que tous les hommes écrivent et lisent sans cesse, et tentent accessoirement de comprendre. Le procédé aura, le temps d'une lecture, dissout l'auteur et le lecteur dans l'univers créé par l'auteure, au sein d'un récit qui in fine se dérobe sans qu'on ait pu y prendre garde. Mais avant le terme, nous aurons partagé un même statut, fictif, et éprouvé la force du principe poétique mis en œuvre. Récit spéculaire, c'est toute une conception de la littérature au fond que manifeste ce roman sans comparaison dans la production de la rentrée, et vers lequel il vous faut oser vous aventurer. Le reste, encore une fois, est littérature...
Mariana Enriquez, Notre part de nuit, Editions du sous-sol, août 2021, traduit de l'espagnol (Argentine), par Anne Plantagenet, 760 pages, 25 euros, ean : 9782364684669.
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