Topographie, Benoit Colboc
Le vieil homme s'est pendu. Libre enfin de ses défaites. Je ne dirai pas lesquelles. Pas tout de suite. Recouvrant paradoxalement une sorte de dignité à pendre comme un porc à l'abattoir, au bout de sa corde.
Le vieil homme, c'était un nom dans la campagne. Un monsieur respecté. N'imaginez pas un fermier : un administrateur plutôt. Ne rêvez pas non plus d'une enfance campagnarde. On parle ici d'un couple de retraités à qui l'on «prêtait» chaque semaine le petit garçon d'une famille amie.
Le vieil homme vivait agrippé aux tremblements de sa maladie : Parkinson. «Décousu», écrit l'auteur. Un homme incapable d'atteindre ses envies, recommençant sans cesse, s'acharnant. Tentant de se dé-chaîner sans jamais y parvenir, aimant peut-être, au final, ses chaînes qu'il enroulait au cou du petit garçon prêté. Un vieil homme juste «seul», enfermé dans ses tremblements, sa femme à ses côtés, cette femme qu'il aura «aimée» d'un bout à l'autre de son abjecte vie. Un homme seul tout de même, sans que personne ne puisse concevoir ce que revêtait cette solitude d'homme reclus dans ses sordides tremblements.
Lui, le garçon, à sa mort, a lu les lettres que le vieux écrivait à sa femme. Un pacte de sincérité. Odieux.
Là, maintenant, tout ça si loin et pourtant si présent. Il se rappelle. Compile les gestes, hachés, jetés ici et là, impossible à décrire c'est-à-dire à ordonner dans des phrases accomplies qu'il ne finit presque jamais du reste. Comment achever ? Comment parachever ce qui est revenu atrocement à la mémoire, s'est répété, ce monde des habitudes, récollection d'objets impitoyablement douloureux ?
Chaque vendredi, le couple de retraités venait l'emprunter à la sortie de l'école. Pour jouer à être ses parents. «On», disait qu'ils le traitaient comme un enfant roi, à décider de ses repas. Il devait juste choisir d'être... Non, ce n'est pas le mot, vraiment. De n'être pas puisqu'il était leur jouet, tantôt le fils, tantôt la fille, abusé, au pied de leur lit. Jusqu'à ses treize ans.
Voilà. L'ouvrage d'un coup vous prend aux tripes. L'enfant prêté raconte ensuite sa sœur, l'aînée de neuf ans. Secrète. Indépendante. Mariée un jour, divorcée trois mois plus tard et qui lui avoua qu'elle avait été jalouse... de sa liberté à lui... D'avoir pu chaque vendredi sortir de sa famille d'origine.
Voilà. Le texte. D'anaphore en anaphore, s'enfuit le spectacle des atrocités. Reste à inventer les mots pour raconter cette histoire. Reste à emprunter le chagrin des autres pour dire la mise en terre du « lubrique malheureux peureux ». Reste qu'il ne peut y avoir de consolation.
«A l'écriture de ne pas fuir l'enfant prêté»...
Benoit Colboc, Topographie, édition Isabelle Sauvage, coll. Singuliers pluriel, juin 2021, 15 euros, ean : 9782490385256.
Tremble, Benoit Colboc
« La main sur l'autre pour l'empêcher de battre »...
Du tremblé de l'enfance au tremblement du vieillard. Non : plutôt au tremblement de l'adulte enivré. Toujours saoul. Dans le brouillard. Troublé. Pas même quand l'habitude. Fou peut-être. Aliéné. C'est cela, oui, aliéné à cette main qui ne cesse... Comme l'empan qu'on ne commande plus, le branle plutôt que le trémolo, l'ébranlement plutôt que le saisissement.
Les mots cousus à ce passé d'alcool. A lire comme un poème. Comme un poème possible. Des poèmes cousus, non, intermittents. L'histoire d'un ivrogne ? Non. Celle d'un être hagard qui s'empare des mots comme il le peut, sens dessus dessous, dans cette édition troublante, poignante, en feuillets qu'il faut recomposer.
Tremble dans ses mains le verre impatient...
Quelle justesse dans l'effet de cette édition en feuillets.
Quelle acuité (pourtant) dans l'impact de cette syntaxe ricochée et sans ponctuation. Vivre au rythme de ces tremblements : l'aveu si simple mais sans lendemain, qu'il faut deviner presque, repérer ici, plié en quatre entre les feuillets, comme un pli que l'on adresse avec l'espoir, sans doute, que les mots rassemblés ici et là finiront par toucher quelqu'un, quelque part.
Benoit Colboc, Tremble, édition Isabelle Sauvage, coll. Pas de côté, mai 2021, 5 euros, ean : 9782490385287.
Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ?, Günther Anders
«La tâche morale la plus importante aujourd'hui consiste à faire comprendre aux hommes qu'ils doivent s'inquiéter et qu'ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime».
Peur du réchauffement climatique, quand le CNRS annonce qu'il sera pire que prévu en France.
Peur du climat politique, quand la classe politique française a glissé presque d'un seul homme à la droite la plus extrême.
Peur du climat médiatique, quand la presse comme un seul homme s'est mise au service des idées les plus rances.
Peur du climat social, quand nous ne savons plus espérer que dans la révolte de la jeunesse pour nous sauver de nos échecs. Voyez les lycéens en grève, jetés seuls en pâture aux forces d'un ordre barbare.
Peur du climat syndical, quand à force de compromis, presque toutes les centrales se sont vendues à l'ordre patronal.
Peur de la misère, peur du chômage, peur de la précarité, peur.
Alors il est grand temps de lire ou de relire ce philosophe juif allemand réfugié aux Etats-Unis dès l'accession de Hitler au pouvoir, qui comprit très tôt, quand toute la presse occidentale encensait le chef nazi (relisez les magazines et journaux de l'année 1933, ceux de France, ceux d'Angleterre, ceux des Etats-Unis, etc. ...), qu'il n'y avait au bout de ses lèvres que la destruction gourmande de l'humanité à savourer.
Günther Anders, c'est aussi et surtout l'homme qui a compris comment fonctionnait le libéralisme capitaliste, cette machine à broyer les vies et aux yeux de laquelle, «les armes sont les marchandises idéales» : les munitions ne servent qu'une fois et contraignent au rachat et à la production.
Lisez Anders, conscient de l'aveuglement dans lequel la civilisation bourgeoise aime à se bercer, son «telos blind» savamment entretenu et qui nous rend incapables de nous représenter ce que nous sommes vraiment.
Lisez Anders, dont la pensée fut marquée par l'irruption soudaine dans le champ de l'humanité, de sa destruction possible : Hiroshima et, déjà, la crise climatique qu'il pressentait à travers la destruction méthodique de l'environnement.
Sur ce dernier point, notait Anders, l'humanité était désormais confrontée à l'ultime impératif : non plus transformer le monde, mais le sauver...
Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ?, éditions Allia, traduit de l'allemand par Christophe David, septembre 2010, 1ère édition janvier 2001 pour la France, 6.10 euros, ean : 9782844853899.
Le monde n'est plus géopolitique, Bertrand Badie
Affirmation déconcertante, alors que la guerre fait rage aux portes de l'Europe. Cependant... Bertrand Badie avait pensé ce tournant en 2019, alors que de Bagdad à Santiago, partout les mouvements sociaux bousculaient les relations internationales. Le social, à son sens, venait de conquérir cette scène chère à nos éditorialistes «patentés» comme à tout le personnel politique, toujours en quête d'étouffer la clameur des peuples sous le poids d'analyses étourdissantes... Partout il est vrai, et plus encore depuis, la misère, la pauvreté, les inégalités, la souffrance sociale imposaient une nouvelle lecture du monde contemporain et de ses enjeux. Partout les sociétés s'exprimaient directement sur cette scène internationale accaparées par les élites bien pensantes, qui avaient décrété depuis la Paix de Westphalie (1648), que la conception moderne des états ne pouvaient qu'être tributaire du jugement géopolitique, non des dynamiques sociales. Et toujours, seuls les marqueurs westphaliens avaient droit de cité : les frontières, les constructions politiques, la finance internationale, le marché... Repères commodes privant les peuples de leur autonomie.
De la Conférence de Westphalie, qui avait duré trente ans, avait émergé une structure nouvelle : celle de l'état, chargé d'exercer sa souveraineté sur tous les acteurs non étatiques de la société. Avec l'état avait aussi surgi l'idée d'intérêt national, seule rationalité acceptable, aux définitions et redéfinitions toujours plus arbitraires, vidant de son sens siècle après siècle l'idée de souveraineté nationale, pour clairement articuler l'intérêt national à sa seule raison d'être : l'intérêt des classes privilégiées.
Pour conserver la suprématie du politicien sur la société, les états n'ont cessé dès lors de réfuter et refuser cette sortie du système westphalien, tandis que le XXème siècle vivait la longue agonie de ce modèle à travers les innombrables mobilisations sociales qui tentaient d'en secouer le joug. Mais nos élites n'ont rien compris à cette évolution et ont agi à contresens, déployant par exemple la bannière fétide de la religion du marché comme ultime rationalisation de leur folie, religion qui n'est que la poursuite du modèle westphalien sous sa forme la plus immonde et la plus immorale.
Depuis 2008, tous les continents ont été traversés par les crises sociales. Depuis trois quinquennats en France, les mouvements sociaux se sont inscrits dans la durée. Partout le monde craque et partout les souffrances sont les mêmes, les enjeux sont les mêmes, les coupables sont les mêmes : ces Princes installés dans leur pompe et leur ordre politique devenu rageux et dangereux.
Partout les états, contre la menace économique, contre la menace politique, contre la menace sanitaire, contre la menace climatique, qu'ils soient prétendument démocratiques ou des dictatures, n'ont su apporter que des réponses militaires à ces menaces, alors que leur traitement ne peut être que social.
Comment réveiller la responsabilité sociale des états ? Il n'y a d'autres solutions, nous le savons désormais, que dans les mouvements sociaux.
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Bertrand Badie, Inter-socialités, Le Monde n'est plus géopolitique, CNRS éditions, octobre 2020, 228 pages, 20 euros, ean : 9782271134806.
De Mirdidingkingathi Juwarnda à Sally Gabori : l'«unique apparition d'un lointain, si proche soit-il» (Walter Benjamin)
Lorsque j'ai pris en photo cette toile, l'IA de mon smartphone a identifié l'image comme étant celle d'un paysage de montagne, avec glace et neige. D'une certaine manière, l'œil de mon Leica a vu juste. Certes, l'IA s'est trompée, il ne s'agissait ni de glace, ni de neige, ni d'un paysage de montagne mais, oui, d'un paysage tout de même. Re-certes, ce paysage, l'objectif (si peu objectif...) l'a vu de face, alors que Mirdidingkingathi Juwarnda le représentait vu du ciel...
Cela dit, quant à moi, malgré toutes les explications données par les médiateurs de la Fondation Cartier, je l'ai bel et bien vu de face moi aussi et j'y ai bien cru voir en effet un paysage de montagne, abstrait, avec des repentirs exceptionnels qui lui donnaient une profondeur et une sensualité incroyables...
De récentes études menées par des chercheurs de l'université polytechnique de Moscou ont montré que, bien que l'IA ait curieusement plus de facilité à «reconnaître» les humains qu'analyser les images de paysages, elle parvenait tout de même à les identifier. Non sans mal, car le fait qu'elle soit analytique cette IA, et sans couplage avec les caractéristiques de la physiologie humaine, l'éloigne beaucoup des particularités, sinon des différences, de la vision humaine. Les conclusions de cette étude ont été publiées dans les Actes du 7ème congrès international sur les technologies de l'information et de la communication.
Dans ce rapport établi sous la direction de Vladimir Vinnikov, les chercheurs parlent d'une perception «machine» des images. Pour mener à bien leur étude, ils ont, entre autres, confronté les images de la perception humaine à des images d'illusions visuelles sur le service en ligne IBM Watson Visual Recognition. L'invraisemblable de l'affaire, c'est que l'IA parvient à reconnaître les images de la réalité, mais très peu de figures imaginaires. Or l'œil humain, toujours d'après les expériences réalisées, est par exemple capable d'identifier une remorque de voiture, de nuit, à la simple vue des feux de position qui brillent à l'arrière : l'homme perçoit les formes géométriques imaginaires en complétant les vides de l'image.
(Ai-je dit que je ne suis pas parvenu, à la contemplation des toiles de Mirdidingkingathi Juwarnda, à les «compléter» pour «voir» vraiment de quoi il s'agissait ?)
L'être humain peut donc voir des illusions. Mais à la condition de comprendre la logique des points référentiels qui les relient : pour achever d'y voir quelque chose, son cerveau complète les formes. Or, cet accomplissement est semble-t-il lié à une fonction singulière de notre anatomie : l'extrême mobilité des yeux, caractéristique majeure de la vision humaine. Dans les systèmes optoélectroniques, tout est agencé autrement. Le système de lentilles n'est pas mobile par exemple. L'IA ne parvient ainsi pas à compléter les lignes imaginaires qui relient entre eux les fragments d'une illusion géométrique. Ce qui manque à la machine, c'est une description vectorielle des images, qui lui permettrait de compléter les vides : une description en mouvement.
Cela dit, l'IA a «vu» les toiles de Mirdidingkingathi Juwarnda. Les a reconnues. La perception machine des images construit ses algorithmes sur leur reproductibilité. C'est d'une certaine manière cette reproductibilité du tableau de Mirdidingkingathi Juwarnda dont je parle, qui a permis à l'IA de la reconnaître comme «paysage de montagne». Et non œuvre d'art. Sauf que le registre des formes qui ont permis ce regard de la machine relève d'une culture incapable d'identifier le fonctionnement des formes dans la culture aborigène Kaiadilt et c'est pourquoi l'IA n'a pu interpréter ces formes et ces couleurs qu'à partir de ses datas bien sûr, non d'informations en provenance de la culture aborigène. La reproductibilité de l'œuvre a ainsi mal été saisie et mal interprétée.
La reproductibilité... On ne peut pas ne pas songer à l'essai de Walter Benjamin ici... Benjamin n'avait certes pas songé à cet usage de la «reproduction mécanisée» : celle de l'IA des appareils photographiques des smartphones...
Avec l'IA, on a bien cette dimension sérielle qu'il évoquait à propos de la photographie, pour reprendre son vocabulaire, aujourd'hui applicable à toutes les images, quels que soient leurs objets, leurs provenances, et capables déjà d'identifier des Pollock ou d'une manière générale, de différencier les caractéristiques picturales de l'expressionnisme abstrait de celles des impressionnistes français, par exemple. Mais pas cette toile de Mirdidingkingathi Juwarnda. Pour les images de ses autres toiles, l'IA reconnaît cependant des «peintures». Elle les classe dans cette catégorie, comme l'a fait la Fondation Cartier.
Est-ce à dire que les unes seraient de l'art, et pas celle-ci ? Elle ne trouverait pas son intelligibilité dans le statut de l'image picturale ? Intéressant, car la Fondation Cartier, elle, en choisissant d'exposer Mirdidingkingathi Juwarnda, a doté ces œuvres d'un tel statut et particulièrement celle dont je parle, qui figure en bonne place dans la présentation de l'exposition, peut-être parce que c'est sa peinture (abstraite ?) la plus «achevée» formellement, c'est-à-dire la plus proche de nos standards d'appréciation esthétique.
Mais revenons à Benjamin. Ce dernier, dans son essai, tentait de théoriser le statut de l'image. On sait qu'il proposait du même coup de redéfinir l'art en relativisant son «moment pictural». L'idée force de Benjamin était que la photographie modifiait la perception humaine. En d'autres termes, ce qu'il signifiait, c'est que le rapport à l'image ne peut être qu'une pratique historiquement datée. En outre, Benjamin, en historicisant la perception des œuvres d'art, tentait de se défaire des catégories habituelles de l'esthétique, exigence qui aurait dû conduire à reformuler une théorie de la perception. Mais n'est-ce pas ce à quoi nous engage magnifiquement Mirdidingkingathi Juwarnda ?
Bon, le propos de Walter Benjamin était plus ample et plus ambitieux. Il envisageait par exemple la nécessité de dissocier l'art de sa valeur artistique. Mirdidingkingathi Juwarnda ne nous y invite-t-elle pas ? Aux yeux de Benjamin, la photographie inaugurait une autre fonction, sociale et politique. Avec les œuvres de Mirdidingkingathi Juwarnda, nous y sommes en plein : ses tableaux sont essentiellement des cartes, celle d'un territoire dont sa communauté revendique la propriété territoriale -et culturelle.
Le plus fort de ce travail, à mon sens, c'est qu'il bouleverse notre perception sensible sans passer par une technique du genre de celles que Benjamin décrivait : la technique de Mirdidingkingathi Juwarnda est celle du peintre. La plus basique semble-t-il, aisément descriptible sinon routinière pour nous. On sait documenter son geste, le définir, le cerner, rien de «révolutionnaire» dans cette approche. Au-delà du geste, pour représenter sa terre, elle a choisi une grammaire de formes qu'à la limite, l'IA pourrait mémoriser. A la condition de bousculer l'écliptique du regard, pour voir de face ce qui présente une vue depuis le ciel. Soit un point de vue «pratique», pour reprendre la terminologie de Benjamin : sa force n'est pas dans son apparence, mais dans ce que cette œuvre instaure : les conditions d'un rapport pratique au monde, très singulier. Ici une baie, là une maison. Et sa fonction est bien politique, au sens le plus fondamental du mot. Or il faut relativiser la valeur artistique du tableau pour l'appréhender, mise en garde que la Fondation Cartier n'a cessé de mettre en avant, dès l'abord du questionnement du regardeur : que croyez-vous voir ? Une toile abstraite ou figurative ?
L'art n'est pas fait pour être d'emblée, «vu»... Benjamin l'affirmait en contextualisant cette affirmation : voyez les dessins des enfants. Sans explication, vous n'y verrez pas grand chose la plupart du temps. Plus mystérieusement, il affirmait que ces images n'avaient d'importance qu'en «elles-mêmes»... Par le simple fait d'exister... Qui les faisait l'expression d'une technique, c'est-à-dire d'un certain rapport de l'homme à lui-même et au monde. Dit autrement : elles trouvent leur place dans un moment et un lieu de l'Histoire... C'est un prodige qui a fait venir les peintures de Mirdidingkingathi Juwarnda jusqu'à nous, dans cette distance que les mises en garde de la Fondation Cartier ne peuvent totalement recouvrir. Car la distance entre le regardeur parisien de ces œuvres et leur regardeur aborigène, n'est bien sûr pas du tout la même.
Jusqu'ici, j'ai évoqué le travail de Mirdidingkingathi Juwarnda. Parlons de celui de Sally Gabori, le nom que le colon australien lui a donné. De force. Son nom de peintre d'une certaine manière : les médiateurs de la Fondation Cartier nous ont affirmé que dans son ethnie, il n'existait pas de tradition picturale. En découvrant la peinture, en l'apprenant comme issue d'une autre culture, Mirdidingkingathi Juwarnda est devenue Sally Gabori, peintre. Un pont jeté entre nous et le peuple Kaiadilt.
La force de l'œuvre (l'ouvrage?) de Sally Gabori, outre qu'elle pourrait nous aider à transformer notre perception (C'est quoi un paysage? C'est quoi voir le paysage depuis le ciel ?), c'est aussi qu'elle a travaillé au niveau de la construction de l'apparence : elle nous donne à voir une autre réalité dans cette visibilité qu'elle a construite, qui ne va pas de soi dans notre culture.
De Mirdidingkingathi Juwarnda à Sally Gabori, il y a donc ce pont de la peinture, qui ne permet certes pas de rejoindre le hic et nunc du tableau peint qu'évoquait Walter Benjamin et où l'œuvre d'art fonde son aura, cette aura qui manque, écrivait-il, «à la plus parfaite reproduction», à savoir : «l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve». Mais un pont tout de même, qui permet d'entrevoir l'«unique apparition d'un lointain, si proche soit-il».
Le caractère de reproductibilité de l'œuvre de Sally Gabori, n'en doutons pas, se trouve aussi dans l'institution de cette dernière comme exposition de la Fondation Cartier, centre d'art contemporain prédisposant le regard à l'entrevoir depuis ce filtre muséal. Au risque de voir se multiplier les porosités entre sa valeur d'exposition et sa valeur culturelle... Un risque calculé pourtant, bien que sans cesse aiguisé sur le fil de regards qui menacent toujours d'entraîner la disparition de cette aura (Benjamin), de ce hic et nunc (Benjamin toujours), dont nous «savons» à présent beaucoup grâce à la médiation de la Fondation Cartier, mais dont nous n'éprouvons pas grand-chose au travers d'une expérience presque impossible : ce qui se cache, ce qui se cherche, nous n'en saurons que ce que nous parviendrons à saisir, dans un énoncé négatif. Reste l'unique apparition de ce lointain qui nous semblait d'abord si proche et dont on peut espérer qu'il ne nous laissera pas en paix, lovés dans le confort de nos consciences rassurées...
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Mirdidingkingathi Juwarnda - Sally Gabori, Fondation Cartier pour l'art contemporain, du 3 juillet au 6 novembre.
Images : détails de l'œuvre : Dibirdibi Country, 2012, Queensland Art Gallery, peinture polymère synthétique sur toile de lin 121x484 cm (4 panneaux, 121x121 cm chacun).
Fondation Cartier pour l'art contemporain - Fondation Cartier pour l'art contemporain
Sally Gabori — Fondation Cartier pour l'art contemporain (sallygabori-fondationcartier.com)