CULTIVER SON JARDIN...
Cet été, osez le vrai voyage botanique, parmi la flore des gares, des boucheries, des fenêtres et des balcons… Ou bien cultivez votre jardin, si vous avez la chance d'en avoir un !
Mais des cent manières de créer un jardin, la meilleure n’est sans doute pas celle de payer un jardinier. Celui-ci ne vous plantera tout d’abord que de vulgaires bouts de bois plus proches du manche de balai que du forsythia dont vous rêviez… Et s’il retourne votre terre, soyez sûr qu’il ne vous en laissera qu’un désolant désert de gris pour tout gazon. Quelques temps encore, et vos allées ne seront que boue gluante partageant deux carrés de moisissure verdâtre. Vous haussez le sourcil ? Jardinez donc vous-même, vous comprendrez de quoi l’on parle ! Une fleur, ce n’est pas simplement une chose que l’on offre : c’est un «truc» qui hiverne, se bêche, se fume, s’arrose… Le véritable jardinage ne comporte aucune activité méditative. Čapek, son dernier grand théoricien, savait bien, lui, de quoi il retournait : le vrai jardinier n’est pas celui qui cultive les fleurs, mais celui qui travaille la terre. Les rosiers sont faits pour les dilettantes. Lui n’a d’yeux que pour ce que le profane ne voit pas ; ses secrets sont enfouis dans la composition de son incroyable humus dont il connaît, seul, la formule chimique. Karel Čapek sait d’ailleurs reconnaître entre mille le vrai jardinier, à sa curieuse physionomie : l’authentique est ordinairement terminé, vers le haut, par son derrière. La tête, elle, pend quelque part entre les genoux. Et hormis le soir, au moment de l’arrosage, il mesure rarement plus d’un mètre de hauteur…--joël jégouzo--.
L’année du jardinier, Karel Čapek, traduit du tchèque par Joseph Gagnaire, 10-18, coll. Domaine étranger, 154p., 5 euros, ISBN-13: 978-2264030337
SUR L’IDIOTIE DU REEL…
La genèse de la méthode de Descartes mettait en évidence le rôle de l’action dans la connaissance : réfléchir sur la substance des choses n’était pas suffisant, il fallait encore fournir une méthode d’accès à ces choses, capable de produire du savoir scientifique par exemple, une certitude quelconque par ailleurs. Cette nécessité ouvrait la voie à l’esprit critique, autorisant de sélectionner ce qui relevait du domaine scientifique et ce qui n’en relevait pas. Nécessité découlant du postulat que le réel ne parle pas. Le réel est idiot. Bien que, d’une certaine manière, le réel, chez Descartes, parle curieusement le langage de l’intuition et de l’évidence. Mais idiot au sens où les grecs l'entendaient : enfermé dans sa singularité, replié sur son identité. Or si le réel est muet, nous ne pouvons que partir des modèles hérités de nos aînés pour l’appréhender et construire une image de ce réel, une image dont nous pourrons déterminer le devenir, puisque nous entretenons désormais avec elle une relation hypothético-déductive. On étudie ainsi, dans la recherche scientifique, le comportement de ces images. Il s’agit en gros d’évaluer le rapport de cette image au monde (système analytico-référentiel), essentiellement à travers son pouvoir de prédiction. On construit de la sorte un concept dont le caractère fondamental est d’être prédictif. Ce pouvoir de prédiction est la mesure de l’adéquation du modèle au monde, adéquation qu’il est bien sûr toujours possible d’améliorer. Or rien ne nous dit jamais, dans cette quête de l’adéquation, qu’il n’existe qu’un modèle unique d’image du monde : plusieurs représentation du monde peuvent coexister simultanément, voire se contredire. Car par nature, l’image du monde est différente du monde lui-même. Cette image n’est ainsi en rien universelle, même si, provisoirement, on peut la tenir pour telle… C’est en outre précisément l’inadéquation du modèle avec la réalité qui constitue le moteur de la recherche scientifique. Le défaut de prédiction du modèle met en effet en marche un processus d’abstraction, spécifique à toute démarche théorique. De sorte que l’on peut en conclure qu’une science n’est que la description de son auto-définition.--joël jégouzo--.
Le Réel - Traité de l’idiotie, De Clément Rosset, éd. De Minuit, collection de poche " Reprise " n°8, 2004, 160 pages, 9 €, EAN13 : 9782707318640
Les Cahiers de l’Idiotie : http://www.cahiers-idiotie.org/nous.html
LE RIDEAU NOIR D’ALFRED DÖBLIN…
Silke Hass, qui dirigeait alors la collection SH aux éditions Farrago, avait eu la bonne idée de publier ce premier roman d’Alfred Dölin, écrit en 1903. Un texte dérangeant, puissant mais maladroit, nourri de lectures dégluties les dents serrées, et d’une expérience que l’on entrevoit fiévreuse.
L’expression s’y dégage du coup souvent avec violence de la phrase qui l’enserre, la bousculant pour trébucher elle-même sous les coups de butoir des mots proférés. Parfois, c’est à grands coups de hache qu’il taille dans son verbe. A d’autres moments, l’écriture s’écoule, frémissante, dans une sorte de sensualisme étourdi. Quant au héros, Johaness, il rappellerait pour un peu le Bazarov de Tourgueniev. Même impuissance à agir, qui le remplit de haine devant le monde et lui, requis par la sommation d’un désir amoureux dont la violence est le lieu ultime. L’humiliation que ce désir impose à la raison ne lui laisse dès lors pour seul répit que celui de la froide ironie. Tout de même déconcerté d’être pareillement enchaîné à lui-même, Johaness ne sait plus ensuite que se jeter à corps perdu dans l’angoisse d’aimer. On a bien lu : l’angoisse ! Car ce long monologue haletant qu’est au fond ce roman, s’inscrit et jusque dans sa structure intime, dans la profonde crise inaugurée soudain par l’humanité : il n’y a plus de perspective, plus d’unité à partir de laquelle ramasser son être. Chaque geste, chaque émotion, chaque mot prononcé finit par s’autonomiser et déserter tout sens, désarticulent toute possibilité d’énonciation de soi. Rilke, qui était alors lecteur chez Axel Juncker, avait refusé de publier ce texte : il le trouvait trop sombre, trop "pervers". Il n’y voyait se dessiner qu’une guerre stérile entre les sexes (dont témoignera après Le Rideau noir ce chef-d’œuvre qu’est Berlin Alexanderplatz), le "viol perpétuel de ce qu’il y a de plus délicat", reprochant aussi à Döblin une certaine complaisance d’écriture, à choisir pareil sujet masochiste. Un scandale moral en somme, l’auteur refusant de faire face au désastre dans lequel le sentiment amoureux semble devoir sombrer au tournant du siècle. Car c’était bien cela, au fond, que pointait Döblin : l’effarant constat que le sujet, évidé de lui-même, ne savait plus s’ouvrir à l’amour, mais uniquement espérer se défaire d’un peu de sa solitude égologique…--joël jégouzo--.
Le rideau noir, de Alfred Döblin, traduit d el’allemand par Huguette et René Radrizzani, éd. Farrago, coll. SH, sept. 99, 176 pages, 15 euros, ISBN 13: 978-2844900159.
LE DEBARQUEMENT EN NORMANDIE DE SAMUEL FÜLLER…(sur l’idiotie du réel)
"Un film est un champ de bataille : amour, haine, violence, action, mort, en un mot émotion", affirme Samuel Füller dans Pierrot le fou (1965, Jean-Luc Godard).
C’était un dimanche soir, sur Arte. Il y a des années de cela. Samuel Füller racontait son débarquement en Normandie. Ohama beach. Conteur fabuleux, prenant sans cesse la distance du récit, surplombant le sien de part en part, amusé, effronté, n’oubliant rien, pas même de comprendre le récit que l’on voulait alors remettre en place en l’interrogeant encore sur cette histoire pourtant déjà tellement codifiée.
Et c’est ce qui nous retiendra ici : ce fantastique travail, non de mémoire, mais de réflexion sur les lieux d’une mémoire dont le dessein se trouble, quand de constructions en reconstructions, ce qu’elle attise n’est rien d’autre que le retour de la violence, Samuel Füller achevant son témoignage sur cette note effrayante, d’un récit ouvert désormais, à de nouvelles possibilités de violence.
Cet événement, expliquait-il tout d’abord, dans sa réalité, était proprement invivable. Des milliers d’hommes jetés sur une plage. Le fracas de la mitraille, les éclats d’obus, les tirs incessants, le bruit, le feu, le souffre, le sable et la mer jetés l’un contre l’autre, les barges qui ne cessaient d’affluer, les hommes qui ne cessaient de tomber, courir quelques mètres et tomber, le prochain un mètre de mieux que le précédent et tomber toujours, la plage jonchée de corps, de cadavres, de cris, de souffrance, de peur. Utah, Ohama, Gold, Juno, Sword. A Ohama, les américains qui descendaient des barges ne purent disposer du soutien des chars amphibies. La houle était trop forte, les duplex drive ne pouvaient y résister. De fait, sur les 29 chars mis à l’eau, 3 seulement purent gagner la rive… Les autres coulèrent dans la Manche. Sur la plage, les 270 sapeurs qui devaient ouvrir en moins de 30 minutes la quinzaine de passages pour permettre aux véhicules de traverser les 500 mètres qui séparaient la mer des positions allemandes, œuvraient sous le feu incessant de l’ennemi, à découvert, si bien qu’en moins de 25 minutes, 250 étaient morts déjà. Un seul passage fut ouvert. Samuel Füller débarque. Le feu le cloue aussitôt à terre. Tous sont déjà morts autour de lui. Une seconde vague est déversée sur la plage. Hébété, il ne comprend rien, ne voit rien, ne peut ni respirer ni bouger. L’expérience qu’il vit, rien ne l’y a préparé. Peut-être, si, celle des soldats engagés dans les tranchées de 14-18. Mais il ne la connaît pas. Tout n’est pour lui, comme cela l’était déjà pour eux, que cris, gémissements, ordres incompréhensibles, fracas des armes, jurons, râles. Certains se redressent après avoir repris leur souffle, font quelques mètres et tombent. L’espace s’est effondré. Le temps s’est arrêté. Son être semble faire organiquement corps avec la plage. Il n’y a pas d’issue. Le sable et le sang giclent de toute part. Partir. Fuir. Sortir. Rien n’est possible. La terre, déjà éventrée, s’éventre encore. Pas le moindre petit bout de savoir pour s’arracher à ce cauchemar. Pas le moindre récit pour donner la mesure de ce qu’il vit. La solitude effarante de l’esprit répond à celle du corps, terré dans sa propre ignorance. Tout n’est alors qu’un immense chaos où l’être déversé ne parvient pas à se saisir, où le flux héraclitéen des événements interdit non seulement toute compréhension de la chose, mais toute connaissance de soi, voire toute sensation de ce moi charrié sans ménagement dans le désordre de la matière nue. C’est cela que raconte Samuel Füller. Qui ne sait plus comment il est sorti de sa terreur, de son trou, l’arme à la main et a survécu. Il ne lui reste pour souvenir que l’hébétude, longtemps après que le dernier coup de feu a été tiré.
Autour de lui, quatre silhouettes. Leur uniforme. Américain. Ils se regardent et se taisent, incapables du moindre mot. Longtemps comme ça, dit-il. Sans savoir combien de temps exactement. Une heure, deux heures. Les survivants. Une poignée. Et puis les premiers mots. Lesquels, il n’en sait rien. Rien ne concernant ce qu’ils venaient de vivre en tout cas : la réalité était inassimilable. Elle n’était que confusion, non-visibilité absolue du sens des actions, la clôture de l’expérience sur un présent sans fin.
C’est cela que Samuel Füller raconte. Tout comme il comprend que la seule manière de faire sienne cette expérience aura été, ensuite, après coup, d’en élaborer la fiction. En commençant par éliminer toute la réalité du monde. Les cris, l’hystérie à bien des égards, ces tranchées dans lesquelles les soldats américains se jetaient sauvagement et tuaient sans le vouloir d’autres soldats américains. Car le réel est idiot. Voilà ce qui est déterminant : le réel est idiot. Seule la fiction nous permet de nous emparer d’un événement pour l’intégrer. Car sans fiction, aucune émotion ne peut se vivre. Voilà ce qu’affirmait Samuel Füller.
Ensuite, sont venus d’autres temps. Les survivants ont d’abord élaboré ensemble, avec peine, improvisant, explorant, hasardant une bribe, deux, un récit, plusieurs, mille esquisses se chevauchant, se contredisant, pour arriver un jour à une solution satisfaisante qu’ils partagèrent sans même s’en rendre compte, parfois dans les mêmes mots, les mêmes expressions véhiculant à la longue comme un modèle du genre récit de débarquement. Puis vint encore un autre temps, celui de leur récit relayé par d’autres voix étrangères à l’événement, faisant subir à leur récit un nouveau glissement, vers un modèle assumant cette fois une fonction plus idéologique que psychologique. Mais un récit qui faisait retour dans le leur, le transformait, l’augmentait et le diminuait tout à la fois, forçant leur propre mémoire, la pliant devant des usages qui n’étaient pas les leurs tout d’abord, mais avec lesquels ils finirent par se familiariser. Le roman, le cinéma vinrent donner forme à tout cela. Une mémoire collective du débarquement se mit en place. Qui transformait, codifiait, esthétisait l’événement si loin déjà. Un événement dont la violence finit par devenir acceptable. On put de nouveau l’assumer. Elle circulait dans de nouveaux espaces, se chargeait de sens, en appelant déjà au retour de la violence réelle, comme dans un mouvement de balancier, s’étant enfin rendu souhaitable de nouveau, si l’on voulait bien en disposer encore. C’est cela que racontait Samuel Füller.--joël jégouzo--.
LES DRAPEAUX DE L’ISLAM, DE MAHOMET A NOS JOURS…
Dans une superbe présentation en couleur, les éditions Buchet Chastel offrent un panorama exhaustif des emblèmes de l’Islam.
Soit quatre cent soixante-huit drapeaux, qui racontent son histoire depuis le VIIe siècle, début de son incroyable aventure politico-spirituelle. Un ouvrage particulièrement utile, par les temps qui nous viennent, évoquant un univers aussi vaste que riche et méconnu. Cette science au nom barbare, en outre, la vexillologie (de vexillum, étendard romain) nous est exposée ici dans une langue simple et efficace, intéressant directement notre présent. Description de chaque drapeau, détermination de ses origines, explication de son évolution, de son symbolisme, les notices qui encadrent chaque présentation témoignent d’une belle rigueur intellectuelle. Les différents apports sont également retracés avec concision, sans renoncer à l’exhaustivité d’un effort qui nous éclaire au passage sur la signification des symboles les plus forts de l’Islam, comme celui du croissant et de l’étoile. Le tout inscrit dans des réflexions politiques renseignant les orientations qui ont marqué le destin de l’islam, d’une façon tout à fait originale, ainsi des éclaircissements concernant les quatre couleurs fondamentales qui apparaissent dans leur signification première : le vert de Mahomet, le blanc des Umayyades, le noir des Abbassides et le rouge des Fatimides. Chacune manifeste une personnalité historique autant qua nationale, orientant chaque fois, selon l’importance donnée à telle couleur au sein de l’emblème, les intentions historiques, l’identité de référence, la symbolique sociale, etc... Regrettons toutefois l’absence d’un planisphère, fort utile pour nous aider à nous représenter clairement l’étendue géographique de l’islam dans le monde.--joël jégouzo--.
Les Drapeaux de l'Islam : De Mahomet à nos jours, de Pierre C. Lux-Wurm, Buchet Chastel, oct. 2001, 343 pages, 42,75 euros, ISBN-13: 978-2283018132.
L’ECOLE EST FINIE…
Sommes-nous sur le point de connaître, avant la fin annoncée de l’école publique, celle de l’enseignement des Lettres ?
L’avenir de l’enseignement des Lettres paraît en effet sombre, dans l’école française. Epuisées par une didactique savante, reléguées dans la grammaire des techniciens, la pédagogie du français a fini par dévaluer tout ce sur quoi reposait le travail des enseignants : l’étude patiente, attentive, respectueuse des œuvres du patrimoine culturel et intellectuel de l’humanité, l’amour passionné de la lecture. Tandis que dans le même temps, une conception intempestive de la modernité jetait aux oubliettes les vertus du silence, de la patience, muant la lectio en verbiages indigestes. L’excellence scolaire, depuis, ne se mesure qu’à l’aulne de la réussite dans les études scientifiques, la filière littéraire ne s’encombrant le plus souvent que des choix par défaut, malgré sa récente revalorisation, qui n’a eu pour effet que de voir les établissements du secondaire fermer en masse ladite section. De salut, celle-ci n’en a entrevu que dans l’horizon de l’exception scolaire, tournée vers un enseignement ouvert aux seules élites, comme pour nous remplir encore de l’illusion d’une culture des humanités assurément probante, le vieux monde en somme, avec son charme discret, sinon désuet. Mais faut-il s’enfermer pour autant dans la déploration ? Ou chercher malgré tout à défendre ce qu’il existait d’irréductible dans l’enseignement des Lettres ? Et chercher de nouveau à en faire une culture, plutôt qu’une doctrine ? A bien des égards, un poème de Paul Celan (Le Méridien) nous y invite, dans lequel il évoque le lieu où tout poème prend forme : dans "la recherche de l’autre, ne s’adressant qu’à lui". Là où l’attention à la chose écrite se transfigure dans l’expression poétique en "un dialogue éperdu" qu’il n’est pas simple ensuite de congédier. C’est cette attention qui fondait la relation de l’enseignant à sa discipline et aux élèves qu’il enseignait, cherchant les "chemins difficiles et secrets" où créer les conditions "par lesquelles une parole de vérité", celle des élèves, pouvait avoir lieu. Un geste poétique en somme, sinon une geste pédagogique telle qu’on n’en connaît plus, où "créer le ‘tu’, le vis-à-vis, le destinataire", où "faire entendre que quelque chose (lui) est destiné", plutôt que d’affronter nos élèves à des techniques littéraires soigneusement alignées dans les tiroirs des époques stériles.--joël jégouzo--.
Le Méridien, de Paul Celan, traduit de l’allemand par André du Bouchet, préface d’Emmanuel Lévinas, illustrations Jean Capdeville, éd. Fata Morgana, avril 2008, 43 pages, 10 euros, ISBN-13: 978-2851947116.
ELITES ET CLASSES OPPRIMEES, LA QUESTION CULTURELLE.
L’ouvrage de Robert Linhart, publié en 1976 et réédité cette année, s’affirmait d’abord comme une réponse à l’offensive des nouveaux philosophes, prompt à liquider Lénine de la plus stérile des façons, au prétexte qu’ils avaient renoncé à leur révolte. Il vaut la peine aujourd’hui de relire cette analyse, exemplaire sur le plan de la réflexion intellectuelle, des conditions matérielles dans lesquelles la première dictature du prolétariat eut à s’inventer et durer. Analyse exemplaire en ceci qu’elle refusait de faire abstraction des conditions effroyables de formation du premier Etat prolétarien, conditions qui lui furent imposées -d’aucuns l’ont volontiers oublié-, par la barbarie impérialiste.
Quelles étaient ces conditions ? Se nourrir, se chauffer. La Russie de 1917 affrontait des réalités aussi élémentaires que de chercher à tout prix de quoi se nourrir et se chauffer. Le blé, le pain, le bois, les labours, les saisons… C’est cela, par parenthèse, faire de l’Histoire ! Les paysans russes périssaient sur les terres seigneuriales. La révolte grondait. Fallait-il prendre ces terres ? Fallait-il indemniser leurs propriétaires anciens ? Sur quelles bases devait-on partager ? L’automne arrivait et avec lui le temps des labours, qu’il ne fallait pas rater, car non seulement l’hiver en dépendait, mais la survie de l’année à venir. Que fallait-il donc faire, concrètement ? Fonder un Droit nouveau ? Certes, mais comment pouvait-on le conduire dans le concret du paysage russe ? Les masses paysannes, exaspérées, passèrent à l’action d’un coup, partout en Russie. Un soulèvement populaire. Qu’on relise les archives. Un vrai soulèvement populaire et non le décret de Lénine. Car si Octobre 17 eut lieu en octobre, ce fut d’abord parce que les paysans russes passèrent à l’action au moment crucial des labours. Ensuite vint l’insurrection armée, la décision de Lénine, convaincu qu’il fallait mettre les masses paysannes à l’abri d’une répression féroce et que c’était le seul moyen d’y parvenir. Une ligne politique ne se réduit pas à un corps de doctrine. Lénine avait hésité, certes : le programme des Bolcheviks était doctrinal. Mais devant le mouvement de masse, il n’hésita plus : il fallait libérer l’initiative révolutionnaire de la paysannerie.
1918. La Russie crève toujours de faim. L’écueil idéologique est alors celui du ravitaillement des villes. C’est là encore avec une exemplarité intellectuelle sans équivalent que Robert Linhart rend compte de la complexité des luttes qu’il fallut engager, contre les blancs, contre les égoïsmes, contre les idéologues, pour mener à bien cette "croisade" du blé si cruciale pour la Nation en ruine. Mais dans le même temps, Lénine réalisait que cela ne pouvait se limiter à une politique de persuasion et de coercition menées de front. Ce sur quoi la Révolution achoppait était d’un autre ordre : culturel. Le terrain des valeurs. Du sens. En 1923, Lénine voulut engager une réflexion de fond sur cet aspect si déterminant, pour favoriser l’émergence d’une révolution culturelle, seule capable de jeter un pont entre les différentes couches de la société soviétique balbutiante, seule capable de permettre aux élites et aux masses de trouver un terrain d’échange à partir duquel inventer enfin vraiment un monde nouveau. La maladie l’en empêcha. Staline vint, qui ne voulait guère rêver à une offensive idéologique pour laquelle il n’existait, en effet, pas de forces politiques prêtes à s’y engager, et pour cause… In fine, il est intéressant d’observer que, et l’avant-propos du Lénine de Linhart le montre bien, c’est sur cette même question culturelle qu’achoppa en partie l’alternative "révolutionnaire" des années 60/70 en France, la liquidation des idéologies de révolte ayant par la suite ouvert à cette haine du Peuple que le sarkozysme a déployé depuis.--joël jégouzo--.
Lénine, les Paysans, Taylor, de Robert Linhart, éd. Du Seuil, mai 2010, 218 pages, EAN13 : 9782021027938.
Lénine, Robert Linhart : d’une révolte dont nous avons fait table rase…
"Toute cette bourgeoisie qui se goberge, tout ce sarkozysme, c’est ignoble, ça me fait vomir." Robert Linhart…
Mars 2010. L’avant-propos à cette édition de 1976 s’ouvre sur la photo de Lénine grabataire, les yeux exorbités, quelques mois avant sa mort. Sa jeune sœur est penchée sur lui. Un médecin les accompagne. "A quoi pense-t-il, au bord du néant ?", s’interroge Robert Linhart. A cette nouvelle de Jack London qu’il affectionnait tant (L’Amour de la vie ) ? Et dont Linhart nous apprend qu’il se la fera relire deux jours avant sa mort, en janvier 1924. Ou bien à la brutalité de Staline, qu’il voudrait écarter du poste de Secrétaire Général ?
En 1976, Robert Linhart publiait cet ouvrage comme une réponse aux démissions des nouveaux philosophes, Glucksmann en tête, qui s’apprêtaient à liquider la contestation sociale en attendant de rallier le sarkozysme, l’indigence théorique la plus spectaculaire que la France ait connue (le couronnement de cette démission insalubre). Mais en 76, personne ne voulait entendre Linhart. Personne ne lut l’ouvrage. Deux ans plus tard, on fut contraint de saluer du même L’établi . Un chef d’œuvre, tout court, de littérature française. Une vision, un style, une émotion du monde et de ce qu’est écrire, proprement immenses.
Dans l’avant-propos à cette réédition, on retrouve –enfin pourrait-on dire-, un Linhart accrocheur. Qu’en est-il aujourd’hui de la question de la résistance à l’exploitation ? La question est pertinente, quand aucune réponse ne se fait vraiment entendre à Gauche. L’URSS s’est effondrée et avec elle, les idéologies de la révolte. Mais le Tiers-monde ? Que plus personne n’appelle comme cela du reste, que Linhart est le dernier a appelé comme cela. Qu’en faisons-nous ? Les pays "impérialistes", que Linhart est le dernier a appeler par leur nom dans cette formulation lapidaire, qu’en dénonçons-nous aujourd’hui ? Quid encore de la "classe ouvrière", que Linhart est le dernier a appeler de son nom et dont il veut retenir, lui, qu’elle se bat toujours, "pied à pied pour défendre ses emplois" menacés par la mondialisation (son seul vocabulaire neuf, dirait-on). Une globalisation obnubilée par sa "course au profit capitaliste" qui non seulement ne s’est pas démentie depuis 1976, mais n’a cessé de s’amplifier sans que nos élites intellectuelles ne s’en soucient. Et pour cause : ces élites trahissaient en masse leurs engagements de jeunesse pour s’enrichir sans vergogne et se claquemurer, in fine, dans leurs identités résidentielles…
On retrouve dans cet avant-propos pourtant si bref, ce Linhart qui percutait tant dans les années 60. Qu’on daigne le lire, tout simplement : "La misère, dans nos pays, frappe avant tout les immigrés, les sans-papiers, les sans-droits, pendant que les riches affichent avec insolence leurs gains mirifiques". L’air de rien, ce que Linhart décrit dans ce constat édifiant, c’est rien moins qu’une stratégie de liquidation de toute contestation politique de gauche dans ce pays, qui n’est pas sans rappeler celle mise au point dans les années 30 par les nazis -toute proportion gardée-, nazis qui n’avaient alors qu’une certitude en tête : pour gagner nos franches coudées, il faut d’abord, dans l’ordre, se débarrasser de l’opposition morale (chez nous, la compromission des intellectuels de gauche), puis asséner la violence sur les catégories les plus fragiles de la population (chez nous les immigrés, les sans-papiers, les sans-droits), avant, enfin, de réprimer en grand et ouvertement… Débarrassée de son menu peuple, la Nation, saignée au flanc et contrainte de vivre ce poids de culpabilité, ne saurait s’en relever. Alors de grandes ambitions répressives pourront se faire jour.
Lisez Linhart parler de "l’affreuse nuit coloniale". Relisez-le nous exhorter à convoquer "les centaines de millions d’esclaves d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine". Voyez-le rappeler cette Europe de 14 qui s’enfonça dans la barbarie. Ecoutez-le raconter, déjà, la trahison des sociaux-démocrates et lui trouver un écho dans ce moment de décomposition du gauchisme en France, qui vit s’affirmer dans nos élites une véritable haine du Peuple. La misère d’aujourd’hui en est l’héritière. Vite, Linhart, ne te contente pas d’exhumer tes vieux libelles, écris, pense, publie de nouveau, enfonce de nouvelles portes, il n’est que temps !--joël jégouzo--.
Lénine, les Paysans, Taylor, de Robert Linhart, éd. Du Seuil, mai 2010, 218 pages, EAN13 : 9782021027938.
ALBERT CAMUS L'ALGEROIS…
Une table ronde sur Camus dans l’auditorium du Monde… Autour des registres habituels tout d’abord : l’engagement, les rapports avec Sartre, sa vision de la Justice, les nietzschéismes de l’époque… Rien que l’on ne sache déjà et puis, sans crier gare, sans doute sous l’effet de la présence affable d’un Jean-Daniel soudain livré à sa mémoire, tout un volet inusité, une histoire éclipsée filant sous la conversation et dévoilant presque à mots perdus, peu à peu, l’image des relations complexes de Camus avec l’Algérie, son pays natal. Moins des révélations que des confidences offertes en filigrane par Jean-Daniel, des instants rares, causeries amicales, apartés de bar nous restituant un Camus sensible, témoignant de ses hésitations, de ses convictions, de ses contradictions. Les silences sur l’Algérie du dernier Camus, par exemple. Troublants en effet, lorsqu’on les rapproche de ces entretiens rediffusés il y a quelques mois sur France culture, d’un Camus s’énonçant lui-même plus algérien qu’algérois. Troublants, quand on les rapproche du Camus découvrant, dès 1945, combien déjà l’Algérie ne pouvait plus être française, à la manière dont cette France la recelait alors. Ou de ce Camus souffrant de la rupture qu’il voyait inévitable et funeste, anticipant sur un devenir algéro-algérien angoissant. Mais un Camus convaincu que ce n’était plus possible. Songeons à ses reportages en Kabylie, à ses chroniques algériennes, Camus dressé contre les totalitarismes et l’autorité française, si abrutie dans ce moment de son histoire. Camus confiant à Jean-Daniel le félicitant pour son Nobel, que "l’important c’est que nous soyons déchirés". Camus en pleine contradiction, désespérant de la décolonisation mais moins fervent qu’on ne la dit de la colonisation française. Mais Camus, certes, sans l’audace d’un Sartre affirmant avec force le principe de l’auto-détermination du peuple algérien. Et puis Camus se taisant. La Guerre d’Algérie débutait. Il en avait redouté les immondes ravages. Dommage que l’on n’ait pas creusé cette identité algérienne / algéroise de Camus, aujourd’hui si importante à explorer : nos Algéries intérieures en quelque sorte…--joël jégouzo--.
AUTOUR D'ALBERT CAMUS - TABLE RONDE A L'AUDITORIUM DU MONDE,2010, JEAN DANIEL - MICHEL ONFRAY - BERNARD-HENRI LEVY, Direction artistique : LOLA CAUL-FUTY FREMEAUX & ERIC FOTTORINO Label : FREMEAUX & ASSOCIES Nombre de CD : 2.
INDEPENDANCES AFRICAINES…
1960. Il y a 50 ans, presque toute l’Afrique Subsaharienne accédait à l’indépendance.
17 états en fait, dont 14 relevaient de l’Empire colonial français puis de l’Union Française. Indépendance. Le mot soudain se mit à claquer comme un étendard. Ils avaient vingt ans, un immense sourire aux lèvres. Désormais, leur destin leur appartenait. Ou presque. Mais un temps, et qu’importe les désillusions, les chausse-trappes, les mensonges d’une indépendance donnée d’une main, reprise de l’autre, il y eut ce véritable espoir, l’enthousiasme des peuples qui crurent connaître leur printemps. C’est d’abord de cela que ce livre témoigne. Les témoignages sont beaux, sont forts, regardant aujourd’hui encore au delà, l’Afrique où tout commença, l’ensoleillée, le cœur de la Pangée originelle avant que la grande fracture, 200 millions d’années en arrière, ne vienne la séparer du continent américain. Mais la terre d’homo habilis, les premiers pas de l’humanité balbutiante ! C’est d’abord cela la beauté d’évocation de cet ouvrage, de relier notre présent à ce très grand passé africain, au passé africain de l’humanité, offrant de superbes images de cette humanité triomphante – dans ses masques rituels, par parenthèse, plutôt que les photographies des archives des colons. Images de conviction, illustrant limpidement le vieux proverbe africain selon lequel si "Dieu n’a fait qu’ébaucher l’homme, c’est sur terre que chacun a dû se créer". Un proverbe africain… qu’il est étrange, au passage, d’en délayer la singularité sous cette catégorie : irait-on parler de proverbe européen à propos d’un dicton ardéchois ?… Et c’est peut-être là que le bât pourrait blesser, dans ce projet éditorial pourtant magnifiquement inauguré dans la mise en valeur de nos racines africaines. Sans doute parce que, malgré l’impulsion de Maria Maylin, Présidente du Comité International pour la Renaissance de l’Afrique, de Jean-Pierre Elong Mbassi, secrétaire Général des Cités et Gouvernements Locaux Unis d’Afrique, l’ouvrage marque une trop grande déférence au discours africain des Affaires Etrangères, trop lisible derrière sa généreuse entreprise. On sent ainsi bien, lorsqu’il s’agit d’évoquer la colonisation, combien nous sommes en retrait de la brutalité sans nom de l’Affreuse nuit coloniale -selon l’expression si forte et si juste de Robert Linhart (dans son Lénine ). Voire, plus encore lorsqu’il s’agit d’évoquer les défis de cette indépendance et d’en faire le bilan, 50 ans plus tard, combien ce bilan renvoie par trop à une responsabilité intérieure qu’on ne peut certes éluder, mais dont les obstacles extérieurs ne sont pas suffisamment pris en compte. Un très beau livre pour l’Afrique donc, certes. Un album, en attendant la somme qui demain rendra compte de l’histoire africaine dans toute son étendue, sans fausse pudeur ni calcul diplomatique.--joël jégouzo--.
Indépendances africaines : Le cinquantenaire 1960-2010, de Maria Maylin, Geneviève Laffont, Jean-Pierre Elong-Mbassi, Les portes du soleil, juin 2010, 180 pages, 33 euros, ISBN-13: 978-2358080309.