Révolution, T.1 : Liberté, Florent Grouazel et Younn Locard
1788. Les caisses du royaume sont vides. Les récoltes de l’hiver 88/89 sont les pires depuis des décennies. La disette, puis la famine se sont installées dans les campagnes françaises. Le Roi n’en a cure : ce qu’il veut, c’est lever de nouveaux impôts pour renflouer l’état. Mais il faut que le Peuple y adhère massivement. Les états-généraux seront l’outil permettant, aux yeux du pouvoir en place, de légitimer sa Réforme Fiscale… Partout en France on encourage donc la rédaction de Cahiers de Doléances, persuadé qu’ils seront anodins, indolores : comment un peuple écrasé de servitudes pourrait-il élaborer la moindre pensée intelligente ? Personne ne voit venir l’immense espoir levé par ces Cahiers : partout un soin particulier leur est apporté. On réquisitionne bien souvent les curés pour les écrire, curés dont le rôle sera si important dans cette Révolution. On soigne l’objet, relié, façonné, on peaufine la calligraphie, la rédaction. De partout s’élève une intelligence inouïe. Mais les nobles ne voient rien. Les culs-terreux se sont emparés de la pensée politique, et ils ne le voient pas. A peine réalisent-ils le danger de cette multiplication des émeutes dans tout le royaume. Des révoltes. Des révolutions déjà, ici et là. Et partout la police charge, tue, massacre. La BD s’ouvre du reste sur une émeute réprimée dans le sang. Un gamin frondeur échappe à la police. Ordre est donné de le tuer…
1139 délégués sont convoqués à Paris pour participer aux Etats-Généraux. Le Tiers état, méprisé, voit les nobles, évêques et aristocrates, conspirer pour torpiller les débats. La BD passe un peu vite, hélas, sur ce qui se joue là, y compris au niveau du Clergé, le tiers-état traversant son ordre peu homogène. Le Peuple, ce Quart état, semble n’y peser pour presque rien alors que sa présence, partout, et jusqu’en 1792, sera la seule à assurer la (relative) réussite de cette Révolution. On ne voit que son instrumentalisation. Bien réelle, mais pas décisive dans ces premières années de la Révolution, d’une Révolution qui ne sait pas où elle va et ça, c’est très bien montré. De cette Révolution constamment empêchée par les élites –mais les auteurs passent à côté. Or c’est justement là, dans cette irruption presque «saugrenue» du Peuple dans la sphère du politique, que se trouve le caractère vivant de 1789 ! En 1788 et jusqu’en 1792, la révolution est un immense champ d’inventions que nous devrions explorer encore et encore. Prenez l’incontournable, si peu ancré dans nos mémoires : ce 5 octobre 1789, lorsque les femmes marchent sur Versailles et ramènent définitivement le Roi a Paris : s’en est fini de la Monarchie. De la Monarchie, pas du pouvoir des élites, qui ne vont cesser de conspirer contre le peuple pour lui arracher littéralement des mains son pouvoir. Contre les sans-culottes que Robespierre éliminera en 1792, ainsi que les mouvements de parisiennes révolutionnaires. C’est là, dans le départ des Dames de la Halle qu’il faut aller chercher les raisons de nos luttes. En investissant L’Assemblée nationale, celles qui étaient exclues des organisations révolutionnaires, ont su tracer, et pour longtemps, la voie que toute révolution victorieuse doit suivre. Par la suite, les « Révolutionnaires » feront voter leurs lois d’urgence et autres Lois martiales pour imposer de nouvelles hiérarchies, pas moins autoritaires.
Révolution, T.1 : Liberté, Florent Grouazel et Younn Locard, Actes Sud, coll. L’An 2, janvier 2019, 328 pages, ean : 9782330117375.
Les Damnés de la Commune, T.3 : Les orphelins de l’Histoire, Raphaël Meyssan
La Semaine sanglante… Débutée déjà depuis quelques jours. Le 25 mai, la bataille fait rage à la Butte-aux-Cailles. La défense des Communards est acharnée, héroïque face aux 150 000 soldats déployés contre eux, et aux milliers de canons qui ne cessent de bombarder Paris nuit et jour. L’horrible massacre de la population parisienne s’accélère. Les Versaillais sont entrés par Auteuil et Passy, les quartiers riches, qui ont conspirés et les ont aidés. Ces mêmes Versaillais déconfits militairement quelques mois plus tôt, et que les Communards ont commis l’erreur de ne pas poursuivre hors de leurs murs pour les anéantir. Les Versaillais donc s’engouffrent et se déversent par milliers dans la nuit du 21 au 22 mai dans Paris, par la Porte de Saint-Cloud. On a dépavé les rues, partout on entend le bruit de ferraille des rares canons des fédérés que l’on roule dans Paris et le déchaînement des canons allemands.
Ces mêmes allemands qui ont libéré plus de 50 000 prisonniers français pour les lancer à l’assaut de leurs compatriotes parisiens. Partout la lutte s’enrage. Montmartre est à feu et à sang, de Belleville descendent des troupes erratiques de fédérés. A Saint-Michel une immense barricade est dressée par des femmes et des enfants. Sous une pluie de bombes incessante. Il faut marquer Paris dans sa chair, exterminer, c’est bien le mot, les communards dont l’œuvre intellectuelle, sociale, politique, est immense. Le général polonais Dombrowski charge à cheval la barrière de la rue Myrha –j’y ai habité-, et tombe sous les coups de l’ennemi. Le 25 mai donc, tout l’Ouest est désormais entre les mains des Versaillais. L’autre général polonais, Wroblewski, résiste toujours Place du Château d’eau. Nous sommes à trois jours du massacre du mur des fédérés, au Père-Lachaise. La boucherie est le seul qualificatif qui convient pour décrire ce qu’il se passe dans Paris. Le 26 mai sera le jour du grand massacre du Panthéon. Les Versaillais contrôleront le Faubourg Saint-Antoine, jetant les cadavres des enfants sur les cadavres des femmes. Les Tuileries sont en feu, cette résidence honnie des rois, des empereurs, de même que le Palais de Justice. Il y a tant de feux dans Paris la nuit que le ciel en est rouge. Partout des monceaux de cadavres, que les Versaillais abandonnent volontairement dans les rues de la ville pour terroriser la population. Partout on assassine le Peuple parisien. Approche le Dernier jour, le 172ème. Le dernier. Paris est une ville martyre, un immense champ de bataille et d’extermination. Ce volume 3 est poignant, les planches, fortes, ne cessent d’inventer des mises en page hallucinées. Ne reste qu’à conter l’histoire des rescapés, dont un témoin de notre temps, projeté dans l’époque, rend compte, fil d’une intrigue habilement menée, celle de la recherche du dénommé Lavalette, inaugurée dans le Tome 1 et dont nous découvrons la conclusion.
Raphaël Meyssan, Les Damnés de la Commune, T.3 : les orphelins de l'histoire, édition Delcourt, 176 pages, septembre 2019, ean : 9782413019978.
Ceux qui restent, Benoît Coquard
La France périphérique. Incernable, sinon indiscernable. Indiscernée plutôt : la France qui ne compte pas aux yeux de nos élites, la France dont ces élites pensaient même qu'elle ne compterait jamais. Jusqu'aux Gilets Jaunes. Fragmentée, fracturée, essorée, cette France qui ne faisait ni Nation, ni Peuple, qui ne votait plus ou FN, à la marge, et dont ces élites pensaient que le sort était définitivement réglé. Cette France d'en-bas, sans dents, corvéable à merci. Ni Bretons ni Corses, un espace, des espaces plutôt que des territoires : la «campagne», réputée «vide», non patrimoniale. La France périphérique de ceux et celles qui n'avaient pas les ressources suffisantes pour être mobiles, mais celle aussi de ceux et celles qui ont choisi, oui, choisi, de rester sur place, de ne plus jouer le jeu de l'autre France, prétendument républicaine mais confisquée entre les mains d'une poignée de voyous. La France de ceux qui ont choisi d'en découdre à leur manière avec la brutalité du monde néolibéral. Ni beaufs ni racistes, ni bobos, cette France dont Bourdieu croyait pouvoir circonscrire la conscience en la nommant «classe objet» (Bourdieu, 1970), dépolitisée. Pas vraiment ces «petits blancs» de Faulkner ou de Steinbeck pourtant. Des gens que l'on découvre donc enfin, inventifs, sociables, recréant partout du lien et du sens.
L'enquête de Benoît Coquard, par immersion, se présente comme un récit ethnographique rendant compte de ce qu'il se passe «ici». Rendant compte de ces collectifs qui se sont mis en place, de cette sociabilité inconnue des grandes villes, où l'on se «serre les coudes» parce qu'on ne peut faire autrement. Des collectifs qui fondent une économie locale de rupture, qui bousculent les logiques traditionnelles d'appartenances rurales, des cercles d'interconnaissance aux solidarités très fortes, à la sociabilité très dense.
Mais le plus surprenant de l'enquête, c'est son étonnement devant ce «surgissement». On semble découvrir, sans comprendre comment cela a pu arriver, un monde pétri d'une grande conscience politique. Pour tenter d'approcher ce moment, l'auteur parle «d'effervescence invisible». Tout comme l'on a pu s'étonner de voir les Gilets Jaunes se politiser en «si peu de temps»... Tout le monde semble avoir été pris de cours par le surgissement comme ex nihilo, d'une conscience politique déployée en deux temps trois mouvements, et tellement «profonde» déjà... C'est oublier que son processus était profond. C'est oublier les années 1788, 89, et jusqu'en 1792, quand le Peuple sembla surgir d'un coup, comme «neuf», «spontané», faisant son irruption sur la scène politique, intellectuelle, rédigeant jusq'au plus reculé des bleds de France des cahiers de doléances d'une intelligence inouïe, et poussant les élites révolutionnaires à aller jusqu'au bout de l'effort de penser un autre monde... Pareil en 1871, quand on y songe : relisez les dossiers accumulés par les Communards, leurs réflexions incroyables, menées sur tous les aspects de la vie sociale et individuelle, de l'éducation à l'organisation sociétale. Le fait d'ouvriers, d'employés, de «petites gens» non instruites... Comment expliquer cette irruption soudaine si juste intellectuellement ? Loin des cours, des universités, des salons ? Voilà ce qu'il reste à défricher : cette intelligence populaire dont on ne voit jamais qu'elle a toujours été là. Cette réflexivité a toujours été là, mais selon un mode propre. C'est cela qu'il faut étudier ! Tout comme, chaque fois, l'importance du rôle des femmes dans les changements sociaux en France.
Ceux qui restent donc, qu'ont-ils en commun s'interroge l'auteur de cet essai. D'avoir été méprisés, relégués. Ils ont en commun l'expérience d'un pays violenté. Abusé.
Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Benoît Coquard, éditions La Découverte, coll. L'envers des faits, décembre 2019, 212 pages, 19 euros, ean : 9782348044472.
Le Banquier du Reich, Pierre Boisserie, Pierre Guillaume, Cyrille Ternon
Hjalmar Schacht. Financier du NSDAP, puis banquier du Reich, qu'il sauve trois fois de la banqueroute avant de comploter contre Hitler, de se retrouver dans un camp de concentration, puis sur le banc des accusés à Nuremberg, avant d'être acquitté et de se consacrer au conseil des économies émergentes... Quelle trajectoire ! Le tome 1 est consacré à ses débuts, de Weimar à l'accession de Hitler au pouvoir.
Le parti pris du récit est celui d'un feed-back. Schacht est à Tel-Aviv pour une escale. Un membre du Mossad l'accoste. Il veut juste l'interroger, non le retenir. Juste obtenir des renseignements sur celui qui fut longtemps le bras droit de Schacht : Lübke. L'occasion, bien sûr, de découvrir Schacht, bien énigmatique, qui milita longtemps pour la création d'un Reich fort. Schacht raconte donc sa trajectoire aux Affaires. Tout commence en 1923. Il est banquier, pressenti pour occuper le poste de Commissaire à la Monnaie, à la présidence Reichsbank. La République de Weimar est noyée sous les dettes. Il lui faut à la tête de sa monnaie un homme de génie, rien moins, pour la sauver. Schacht va l'en sortir. Provisoirement du moins. Son idée : créer une monnaie-or, parallèle. Il en propose le projet à Londres, qui accepte malicieusement : l'Allemagne paiera ses réparations avec l'argent emprunté... aux alliés... En monnaie de singe à la France, cette masse monétaire artificielle irriguant un second circuit, fermé, destiné uniquement aux grandes entreprises allemandes exportatrices, aptes à faire rentrer des devises étrangères à la Reichsbank. Un sacré tour de passe-passe ! Malheureusement, dans les années 1924, la misère est telle que la République de Weimar ponctionne ce circuit. Schacht propose alors de récupérer les colonies allemandes pour n'avoir plus à payer les matières premières dont l'industrie nationale a besoin. On le voit, ses seules solutions : l'exploitation des pauvres ou des pays pauvres. Il monte ainsi de subtiles opérations financières : il crée par exemple une banque allemande d'investissements internationaux proposant des taux d'intérêts alléchants, mais uniquement tournée vers les investisseurs étrangers pour capter leurs devises. Puis il tente d'obtenir l'allégement de la Dette allemande. Il y échoue et démissionne en 31. dans son immense propriété de campagne, Schacht lit Mein Kampf, n'y voit rien à redire et songe que Hitler est sans doute l'homme de la situation. En 1931 la crise frappe très fort. Il rencontre Hitler et, en 1932, adhère au parti nazi. Il en deviendra le financier. Lorsque le pouvoir est remis à Hitler, ce dernier nomme Schacht Président de la Reichsbank. Schacht décide aussitôt d'un moratoire unilatéral de la Dette allemande, de six mois, pour renflouer les caisses de l'Allemagne. Hitler le nomme Ministre de l'économie. Schacht met en œuvre le plan Reinhardt de reconstruction de l'appareil productif allemand. L'état nationalise les moyens, et les besoins : il finance la construction des usines, des autoroutes, modernise les transports et ré-arme l'Allemagne. Pour capter les sommes monstrueuses dont le pays a besoin, Schacht renouvelle son astuce : il crée une monnaie parallèle, édite des bons Mefo, ouvre des caisses d'investissements aux puissances étrangères pour capter leurs devises. Le réarmement de l'Allemagne nazie ? C'est Rockfeller, Ford, Bush et autres magnats américains qui vont le financer ! Le tout via des fonds d'investissements très rentables pour eux. Mais ce que Schacht n'a pas compris, c'est que Hitler n'a pas du tout envie de jouer longtemps le jeu de la Finance internationale : le réarmement épuise toutes les ressources financières de l'Allemagne. Qu'importe : l'Anschluss vient renflouer les caisses vides de l'état. Tout l'or autrichien est détourné au profit des banques allemandes. Le Reich reste au bord de l'abîme financièrement : il ne lui reste que la solution de la fuite en avant, piller le monde libre pour n'être pas en situation de faillite. Schacht l'a bien compris. Il tente de quitter le navire. Le tome 1 s'achève sur ces pages. Le temps de la conspiration est proche. Lübke ? Il sera la révélation du T.2. Même si on voit bien déjà de quoi il retourne.
Le traitement pictural est surprenant : en ce qui concerne Hitler par exemple, nous sommes loin des représentations habituelles du sinistre personnage. Moins sec, moins hystérique, Hitler est campé sous les traits d'un homme plus semblable sans doute, à tout ce personnel politique des années d'avant-guerre que l'on voyait fleurir partout dans le monde occidental – ce même personnel qui au demeurant n'a cessé de voir en Hitler un homme charmant. L'était-il ? Tous les témoignages concordent cependant à montrer que dans le privé Hitler n'était pas à l'aise. On se rappelle l'humiliation de sa première visite à Mussolini, Hitler mal dégrossi, niais, insipide. Le personnage était en fait terne, incapable de la moindre idée brillante. Une marionnette, fabriquée par se sproches et les hauts dignitaires nazis, qui cependant savait transcender les foules par des discours hystériques flattant les plus bas instincts. C'était là son seul talent, et sa seule passion : Hitler n'a jamais vraiment pris part aux Affaires du pays : seuls l'intéressaient ses interminables discours chaotiques, qu'il préparait avec le soin d'un comédien, jouant et rejouant les scènes à l'avance, mettant au point ses mimiques et les effets de manche capables de faire oublier le vide sidéral de ses propositions. Rien d'autre ne l'intéressait, que son personnage et ses harangues hallucinées.
Le Banquier du Reich, Pierre Boisserie, Cyrille Ternon, vace la collaboration de Philippe Guillaume, couleurs de Céline Labriet, éditions Glénat, févriert 2020,t.1, 54 planches, ean : 9782344027004
Vaincre Macron, Bernard Friot
Au sortir de la guerre de 39-45, le Peuple français avait réussi à imposer des institutions littéralement révolutionnaires qui mirent à mal le mode de production capitaliste. Les ouvriers plus particulièrement, avaient compris que le nerf de la guerre n'était pas l'argent, mais le Travail. Non seulement la maîtrise de l'outil de production, mais aussi celle de la production du salaire. Ils avaient compris que l'important n'était pas la répartition des richesses, mais la production de la valeur. La création du régime de sécurité sociale en fut la pleine illustration, tout comme l'invention de la Fonction Publique, relevant d'une conception du Bien Commun qui n'a cessé depuis de faire défaut à nos « penseurs ». Rappelons qu'en 1946, le régime général était géré par les travailleurs, et qu'en fait de gestion, ces travailleurs avaient réussi à mettre la main sur pas moins du tiers de la masse salariale ! Soit la création d'un outil d'ampleur macro-économique ! Capable de peser lourdement sur l'économie, dont on sait ce qu'elle fut au cours des Trente glorieuses, et grâce à cette pesée sociale : l'époque du plus grand enrichissement du pays. Une victoire portée essentiellement par la CGT à travers des luttes très dures, sinon souvent héroïques. Car non moins évidemment, dès 47 on devait assister aux attaques en règle de la bourgeoisie, souvent « socialiste », contre cette auto-organisation ouvrière. Imaginez un peu ce qu'il fallut de courage pour imposer le code du travail ! Pour imposer le contrat de travail à des bourgeois qui se refusaient à n'être que des employeurs, tenus par des principes, simples «contributeurs» à la production de la valeur économique. Imaginez le renversement cognitif rétrospectif que commandent aujourd'hui la récapitulation de ces actions souveraines, quand aux yeux de nos médias et de leur clique politique seules comptent les «richesses» prétendument créées par «les patrons» ! Imaginez cette époque, si lointaine désormais pour nous qui avons accepté que la qualification soit attachée au poste de travail et non à la personne qui l'occupe ! Imaginez deux secondes ce qui s'était levé soudain et nous avait collectivement enrichis, cette socialisation salariale de la valeur !
Dans les années 1980, sous l'égide des socialistes, s'est levée l'immense offensive néolibérale. Une offensive qui a porté sur la production de la valeur, justement. Tandis que les syndicats s'enferraient dans le tragique déplacement du terrain des luttes, à réclamer une meilleure répartition de la richesse (scruter les miettes), et non la revendication de la maîtrise du salariat. En prétendant combattre l'austérité, en faisant de ce combat le centre de leur pensée, ils n'ont cessé alors de nous enfermer dans l'impuissance politique. Avant Macron, ils ont emboîté son pas : regardez-le triompher à exiger la baisse des cotisations sociales, quand il faudrait au contraire les augmenter, refuser le système des complémentaires, de la CSG, du RSA. Car il ne faut jamais oublier que la cotisation est un élément du salaire. Or, qu'avons-nous obtenu ? De baisse des cotisations en baisse des cotisations, c'est au final le salaire qui a fini lui aussi par baisser. Entre 1960 et 1990, le salaire d'embauche a été divisé par deux ! Ce qui a permis de nous faire avaler la pilule du petit boulot plutôt que le chômage. Mais là encore, on a eu et la précarisation et le chômage ! Et la misère de masse en sus !
Il faut entendre Bernard Friot dresser les comptes et dévoiler le visage tristement imbécile de la Macronie, qui est la mise à mal de la cohérence de notre appareil productif -on l'a vu avec l'affaire des masques, des test, de tout le système sanitaire français réduit à rien. Macron, c'est la mise à mal de la finalité de cet appareil productif, qui a fait de la France le pays le plus désindustrialisé d'Europe, et donc le plus vulnérable, à l'orienter uniquement vers la production de dividendes. Car l'économie française n'est rien d'autre qu'une immense pompe à fric qui ne cesse de faire ruisseler l'argent des pauvres vers les riches. Alors quel est l'enjeu ? Bernard Friot en pointe un certain nombre -il ne saurait être exhaustif : une révolution n'est pas le fait des penseurs, mais d'un Peuple enfin debout. Produire tout d'abord, en faire l'expérience, en dehors des normes néolibérales. Conquérir ensuite ce droit de la personne, non celui du profit : c'est la personne qui doit être reconnue comme productrice de valeur, et en conséquence, il faut lier le salaire à la qualification de la personne, non à celle du poste qu'elle occupe. Et refonder la dynamique qui a conduit à l'invention de la Fonction Publique. Il faut en quelque sorte centrer la démocratie sur le travail. Sans doute créer des caisses de salaire pour que l'entreprise ne paie pas ses salariés, mais se contente d'y cotiser. Créer aussi des caisses d'investissement pour se débarrasser des crédits usuriers proposés par les banques. Car «Attendre ses ressources des aléas d'un marché qu'on ne maîtrise pas : (est accepter une) inutile violence».
Bernard Friot, Vaincre Macron, éd. La Dispute, collection Travail et salariat, novembre 2017, 130 pages, 10 euros, ean : 9782843032899.
Toutes les histoires d’amour ont été racontées, sauf une, Tonino Benacquista
Léo… Une histoire. Des histoires. Notre identité n’est-elle pas d’abord narrative ? Une fiction que chacun construit, déconstruit, reconstruit… Harold, un autre récit, celui d’un romancier célèbre qui imagine un casting pour écrire son prochain roman : «cherche héroïne romantique». Des contes, des romans, le dit d’une civilisation en peine de recommencements. Léo donc, et Angélique, qu’il aime bien. Léo, sa vie tranquille d’enquêteur à la SNCF. Et puis sa vie intense, nocturne. Photographe amateur. Saisir l’instant. De quoi ? De quelle éternité qui serait la moitié de l’art ? Il habitait Paris, rue de Turenne, se sentait bien avec Angélique, intriguait, par sa personnalité atonique, le narrateur. Et puis il y avait ses photos. Le narrateur fit tout pour que Léo soit «reconnu». Le fit entrer dans une agence. Lui présenta Gaëlle. Le coup de foudre. Sans tonnerre. Simple comme une évidence : ils étaient l’un à l’autre. Léo devint professionnel. Il arpentait Paris, le monde à présent. Jusqu’à son hémiplégie faciale. L’œil gauche ne parvenant plus à fixer l’objectif. La bouche cessant d’émettre le moindre son. Alors le narrateur l’a recueilli. Léo s’est mis à vivre sur son canapé. Confiné. A ne rien faire d’autre que de regarder toute la journée et toute la nuit les séries télévisées. Le narrateur, lui, se rappelle qu’il était celui par lequel il voulait que le bonheur arrive. Un messager. Un peu comme ce personnage du facteur dans le film de Pasolini. Mais le messager de quoi ? C’est quoi une histoire d’amour ? A partir de quand devient-elle réellement une histoire d’amour ? « Les lieux n’existent plus », affirme le roman. Ne restent que des images sans images : l’absence, au fondement, peut-être, de toute image. D’où cette construction rhapsodique du roman, qui se relance sans cesse de lui-même par des artifices de mémoire, et ce paysage discontinu qu’offrent les séries télévisées. Une mise en abîme. Qui ne suspend pas le récit pour autant, mais le désarticule. Léo n’est qu’un personnage. Non une personne. Si intrigante pourtant. Comme l’est la langue, qui ne cesse d’intriguer la vie, de tramer, de manigancer, de corrompre ses aboutissements.
Un jour Léo disparaît. S’il y a gagné en réalité, celle-ci nous a échappé. Avant de réapparaître comme par enchantement, sans rien illustrer de sa disparition. Révélé comme une image analogique dans son bain amniotique.
Il y a quelque chose d’impossible dans la saisie du monde. Or l’amour n’est rien d’autre que cette saisie. «Une invraisemblance tout à fait normale», affirmait Luhmann. L’amour, en définitive, serait cette image préalablement rêvée –dont nous ne saurons rien-, avec laquelle on tente, désespérément, d’entrer en contact. Sans doute sommes-nous là, pour le coup, plus proche de la Vision Tragique du monde d’un Pascal qu’on ne l’aurait cru : c’est dans la solitude égologique que se forme le projet d’ouverture à l’autre. Parce que la question de l’amour s’est dangereusement rapprochée de la question de l’être. La plus belle histoire d’amour, pourtant, est celle qui me fait placer ma nature hors de moi…
Toutes les histoires d’amour ont été racontées, sauf une, Tonino Benacquista, Gallimard, NRF, février 2020, 214 pages, 19 euros, ean 9782072876073.
Débutants, Catherine Blondeau
La Dordogne et ses 600 figures pariétales. Nelson Tumelo, un archéologue de réputation mondiale, Zoulou par sa mère, Sotho par son père, y débarque pour participer à un important congrès. A peine a-t-il posé le pied sur le sol français, qu'il se rappelle sa scolarité puis ses études, accomplies en France. Sa conférence portera sur les Magdaléniens qui peuplaient cette région, entre -16 000 et -10 000. Une culture qui culminera à Lascaux. Nelson en dresse le portrait admiratif. Des hommes qui savaient prendre soin des leurs. Comparés à eux, sur ce plan là, nous ne sommes que des débutants. Nelson évoque cette science qui l'a tant passionnée, mais qui jusqu'au XXème siècle, aura été dominée par des blancs. Il invoque Breuil et sa chaire au Collège de France. Breuil imbibé d'idéologie coloniale, hiérarchisant les «races». Une réflexion émaillée de ses souvenirs du ghetto de Soweto, des émeutes, des répressions féroces qui leur succédaient. Mêlant sa réflexion à ses méditations sur la disparition de Néandertal. Néandertal l'Européen, quand Sapiens était l'Africain. A front renversé, les anthropologues du XIXème louaient Sapiens en qui ils voulaient voir leur ancêtre cultivé, enfermant Néandertal dans le paradigme colonial du primitif. Nelson fait alors scandale quand, dans le musée reconstituant la longue histoire de l'humanité, il exige que Sapiens soit représenté en «noir». Un ami le rejoint, Peter, curieux personnage dont on comprend au fond vite qu'il n'est là que pour servir l'axe paradigmatique de la fiction : son immense culture, sa dévotion devant la littérature française, Le Clézio, Duras et toute la haute culture, avec Schönberg par exemple, Fanon, Césaire, Diop... Engagée. A tout prendre... A travers lui, c'est tout un héritage cultivé que l'auteur entend faire remonter. D'autres personnages surgissent pour enrichir l'intrigue. Mais Nelson reste, avec Peter et Magda, le pivot d'un récit qui n'a pour seul but semble-t-il, que de convoquer ce long recouvrement de notre conscience historique, des années 1980 à nos jours. A Bergerac. Devenue une sorte de berceau symbolique d'une nouvelle humanité où se seraient entrecroisées les mémoires de cette histoire mondiale récente : le Sida et les années Thatcher, l'apartheid et la colonisation, la Pologne et le nazisme, jusqu'aux banlieues en feu. Mais avec pour horizon d'attente, le meurtre d'une femme juive. Magda.
Débutants, Catherine Blondeau, éditions Mémoire d'encrier, novembre 2019, 556 pages, 25 euros, ean : 9782-897126483.
Le Genre du capital, comment la famille reproduit les inégalités, Céline Bessière, Sibylle Gollac
C'est surtout de l'inégalité patrimoniale dont il est question ici. Une inégalité peu étudiée, alors que 10% des terriens possèdent 70% du patrimoine mondial, les 50% les plus pauvres n'en possédant que... 2% ! Or ce patrimoine est désormais central dans la construction du statut social des individus, à l'heure où se paupérise la société salariale. Des transferts générationnels aux appuis familiaux, dans le contexte de domination sociale qui est le nôtre, on le sait : disposer de solidarités familiales est crucial. C'est en effet à la famille qu'incombe l'essentiel du soutien financier des entrants, comme des sortants de la vie salariale, que ce soit pour l'entrée dans la vie active, la retraite où les périodes de chômage. Sans parler de l'investissement familial pour les études, de plus en plus lourd. On assiste ainsi à la remontée du poids des héritages dans l'économie, à une époque où le rendement du Capital est plus élevé que le rendement du travail. L'héritage est même devenu central dans la dynamique des sociétés capitalistes contemporaines, une sorte de retour aux lois saliques !
Or, les écarts de richesse entre les hommes et les femmes n'ont cessé de croître en France, d'année en année. Au cœur de ce dispositif : la famille, où des mécanismes souterrains empêchent les femmes d'accumuler des biens ou les privent de la partie la plus structurante de l'héritage pour ne leur laisser que celle des compensations. L'étude a porté sur le dépouillement massif d'actes notariés, où se formalisent les arrangements familiaux. Nos auteurs y ont découvert que ces comptabilités intégraient des normes genrées, jamais explicitement exprimées, qui favorisaient les hommes.
Mais l'intérêt de cette étude va bien au-delà. Elle nous force à nous interroger sur les approches sociologiques de Durkheim à Bourdieu, qui fondaient principlament l'étude de la famille sur les liens qu'elle abritait, non ses biens. L'intimité familiale excluait par exemple le rapport marchand de la famille à elle-même. L'héritage était ainsi d'abord perçu comme culturel avant que d'être économique. Mais la famille de Durkheim ou de Bourdieu n'existe plus aujourd'hui. Elle est devenue une institution économique qui contrôle les richesses, les produit et les évalue. Le salariat nous avait donné l'illusion qu'elle était hors jeu économique. Les années 2000 auront finalement battu en brèche le grand récit familial construit par les sociologues des siècles passés. Voire les approches économiques des penseurs d'aujourd'hui : le Capital de Piketty par exemple, ne s'intéressait qu'aux ménages, non à ce qui se passe à l'intérieur du ménage. Or, en France, au bas de l'échelle sociale, les sans-dents ont un visage : celui d'une femme !
Le Genre du capital, comment la famille reproduit les inégalités, Céline Bessière, Sibylle Gollac, La Découverte, collection l'envers des faits, décembre 2019, 326 pages, 21 euros, ean : 9782348044380.
L’Âge Global, l’Europe de 1950 à nos jours, Ian Kershaw
Une suite à son Hitler et à L’Europe en enfer (1914-1949). Comme toujours avec lui : monumentale. Courageuse en outre, car campant sur les terres labourées de près par le livre de référence sur le sujet, celui de Tony Judt : Après-guerre, une histoire de l’Europe depuis 1945.
Kershaw récapitule tout ce que l’on sait sur cette période, en termes voisins : l’état providence et sa fin, la Guerre froide, la décolonisation, etc. Un ouvrage utile donc, de ce point de vue, qui va même au-delà de la période historique de Judt. Son originalité, c'est de retenir trois moments clés qui scandent cette histoire à ses yeux : l’attentat contre les Twin Towers de 2001, la crise financière de 2008, et celle des réfugiés de 2015-2016. Avec pour prémices l’idée que l’Europe n’a plus la maîtrise de son destin, et pour conclusion que : «la plupart des européens vivent aujourd’hui en paix, dans un état de droit, et jouissent d’une relative prospérité»… C’est là que le bât blesse… Allez dire aux grecs qu’ils «jouissent d’une relative prospérité»… Allez le dire aux espagnols, aux italiens, aux français, voire aux allemands, dont on sait aujourd’hui que nombre d’entre eux sont obligés de cumuler les petits boulots pour ne pas sombrer dans la misère. C’est d’ailleurs l’un des traits de l’Occident contemporain : la fracture Nord/Sud que l’on imaginait enclose dans les années 60, traverse désormais l’Occident lui-même : la misère de masse a fini par y faire surface, sur un modèle voisin de cette misère qui frappait les pays dit «sous-développés» : la paupérisation des populations occidentales s’y élargit jour après jour. Quant à la décolonisation, si son constat semble juste, il reste approximatif : la décolonisation n’aura été que la poursuite de la colonisation sous une autre forme… Celle de la «privatisation» de la logique coloniale, confiée désormais aux multinationales plutôt qu’aux états…
D’une manière générale, cette Europe que convoque Kershaw n’a jamais existé. Et lui comme les autres, confond l’imaginaire européen avec les institutions européennes. Car l’Europe et L’UE sont deux choses bien distinctes, que pour les pires raisons, nos élites veulent confondre pour stigmatiser les populations européennes où se ferait jour un prétendu sentiment anti-européen quand, à juste raison, ces mêmes populations européennes condamnent en fait les institutions de l’UE, leur gouvernance autoritaire. Et c’est là que son histoire de l’Europe est bancale. Kershaw oublie par exemple de s’interroger sur les «pères fondateurs» de l’Europe, au passé trouble : il omet par exemple de se rappeler que Walter Hallstein, le premier Président de la Communauté Européenne, avait été nazi et nommé doyen de l’université de Rostock par ces mêmes nazis, et qu’il rencontra le 9 mai 1938 Mussolini pour discuter justement de… la Nouvelle Europe. Kershaw omet encore de s’interroger sur la trajectoire de cet autre père fondateur, Jean Monnet, banquier d’affaire, qui souhaitait construire le marché européen sans les peuples européens, méprisant ces «masses» toujours promptes à revendiquer une gouvernance démocratique à laquelle Monnet se refusait. Kershaw omet encore et toujours que ce même Jean Monnet fréquentait les frères Dulles pour penser avec eux cette construction européenne, Allen Dulles n’étant autre que le fondateur de la CIA, en 1947. Et bien évidemment lui qui, comme tous nos intellectuels bien intentionnés, nous met en garde contre une dissolution fatale de «l’Europe» (non de l’UE), se refuse à décrire le système de gouvernance de cette Europe, qu’une simple lecture suffirait à qualifier d’autoritaire, à tout le moins…
Finalement, l’essai déçoit à rabâcher ce que l’on peut lire partout et qui falsifie l’Histoire. Les Trente Glorieuses et l’état providence ? Kershaw parle de «miracle», de «chance» ! Un vocabulaire de cartomancienne ! Mais Comment ne pas réaliser que cette croissance fut le vrai rempart idéologique qui permit d’arracher l’Europe occidentale à la sphère d’influence communiste, en contribuant à transformer les citoyens européens en consommateurs du grand marché européen ? Comment ne pas comprendre que l’état providence n’aura été qu’une parenthèse stratégique, l’instrument politique inventé sous la pression au sortir de la guerre pour endormir ces mêmes populations et les gêner dans leurs réflexions d’une alternative à «l’indépassable démocratie libérale», qui nous a menés là où des millions d’européens crèvent désormais ?
Ecoutez-le parler de la Consitution de la Vème république, nécessitée par la « faiblesse » de l’exécutif sous la IVème… A ses yeux, le parlement français disposait de «trop de pouvoir» ! L’Assemblée Nationale manquait de «discipline partisane» ! Il devrait se réjouir, alors, de voir combien Macron a fini par vider nos institutions de toute substance démocratique ! Fort de cette vieille philosophie rance de Milton Friedman, qui donna Reagan et Thatcher dans les années 80, et Macron 40 ans plus tard ( !), Macron manœuvrant après tout le monde pour que le marché remplace enfin l’état… Est-ce là cette « consolidation » de la démocratire que Kershaw, sans rire, évoque ? Et sans rire, que penser de sa conclusion, qui décèle dans le sentiment anti-européen (sic) une prise à tous les dangers… Comme si l'échec de l’UE relevait uniquement d’un sentimentalisme benêt des «foules»… Quelle pitié !
L’Âge Global, l’Europe de 1950 à nos jours, Ian Kershaw, éditions du Seuil, traduit de l’anglais par Aude de saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, janvier 2020, 744 pages, 26 euros, ean : 9782021243680.
Tony Judt, Après-guerre, une histoire de l’Europe depuis 1945, Armand Colin, 2007, 1023 pages.
La Bombe, Didier Alcante, Denis Rodier, LF Bollée
La Bombe. Celle d’Hiroshima. Celle de Nagasaki. La bombe atomique, dont l’histoire commence pour nous dans les mines d’uranium du Katanga. Et dans l’Allemagne nazie, la Norvège occupée, l’URSS et aux Etats-Unis, dans le labo de Los Alamos puis dans la préparation des bombardiers du Pacifique. La Bombe, celle dont cette BD inaugure aussi l’histoire dans la nuit des temps, avec son énergie renfermée dans le magma. Une gigantesque énergie en sommeil pendant des millénaires. Patiente. Jusqu’à ce que l’une des espèces qui peuplent la Terre décide de la libérer, sans trop en mesurer les conséquences. Quelle décision que celle de libérer cette énergie du Commencement ! Retour au magma ? Ici par le détour de l’année 1789, lorsqu’on baptisa cette matière inconnue Uranium : on venait de découvrir Uranus. Baptisée du nom du Dieu du Ciel, qui avait engendré avec la terre les Titans et libéré les Furies et provoqué le défilé de leurs victimes. En 1789, l’uranium servait juste à donner de l’éclat aux émaux. Deux siècles plus tard, on découvrait que cette matière «rayonnait». Ses propriétés ne laissèrent plus aucun esprit en repos.
Qui furent les victimes à Hiroshima, à Nagasaki ? Pourquoi Hiroshima ? Comment la ville fut-elle choisie ? Qui furent les acteurs de cette tragédie du début à la fin ? Quels furent les effets de l’explosion ? Seconde après seconde, année après année, la BD n’élude rien, explore, dévoile. Une enquête. Terrible. Sans concession.
Berlin, 1933. Hitler est au pouvoir. Un physicien allemand fait travailler ses étudiants sur la seconde Loi de la Thermodynamique. Il est juif. L’Allemagne est nazie. Il quittera bientôt le pays pour se réfugier aux États-Unis. En 1938, Fermi est Nobel de physique. Il n’y croit guère pour l’instant. Hiroshima, le 30 décembre 1938. Dans une usine d’assemblage de motos, nous suivons un homme généreux qui fête le retour de son fils, pilote de chasse. Un fils fanatisé qui refuse de parler des massacres de Nankin. Le plan s’élargit, s’ouvre aux dimensions de la vile. Hiroshima. Qui tient toute dans une planche, offerte à notre contemplation.
Manhattan, février 1939. Tout s’accélère. Emettre deux neutrons, n’en absorber qu’un seul : le principe de la réaction en chaîne. Le professeur Szilard en a eu l’idée. Il la teste dans son université de Columbia. Fermi n’y croyait pas, mais il doit se rendre à l’évidence : une énergie nouvelle, folle, vient d’être libérée. En France, les Joliot-Curie refont la même expérience. Ça marche. Une course de vitesse s’engage. L’Allemagne fait main basse sur les mines d’uranium de la Tchécoslovaquie, veut s’emparer de celles du Congo belge. Szilard convainc les américains de les prendre de vitesse. L’enjeu, c’est la création d’une bombe telle qu’on n’en a jamais connue. L’arme suprême. Il faut mettre l’uranium à l’abri. Les anglais sont sur les rangs. Finalement, les américains détournent pour leur compte les mille tonnes d’uranium congolais. Tous les pays entrent dans la course. Cette course folle, meurtrière, sauvage, qui nous est racontée, décrite minutieusement. Partout dans le monde, toutes les forces, toutes les intelligences se mobilisent. Des essais humains d’injection de plutonium sont réalisés aux Etats-Unis. Sans le consentement des «patients» trompés sur la nature de leurs soins. Le projet Manhattan l’emporte. La guerre prend fin. Le 10 mai 1945, l’état-major américain fixe 17 cibles au Japon. La ville doit être d’une taille importante pour mesurer les effets mécaniques de la bombe. On trace donc des courbes, on choisit avec précision le point d’impact. Kyoto est retenue. Il faut également produire un puissant impact psychologique. Hiroshima est retenue. Il s’agit de terroriser le monde entier. Ce n’est qu’à ce moment que les scientifiques se réveillent et signent une pétition pour empêcher l’essai d’avoir lieu. Mais il est trop tard. Le premier essai a lieu dans le Nouveau Mexique, à Trinity, le 16 juillet 1945, à 05h29. Les américains ont adressé un ultimatum aux japonais lors de la Conférence de Postdam. Mais déjà les bombes naviguent vers la flotte du Pacifique. Le 6 août 45, Nagasaki est retenue, au cas où le largage serait raté sur Hiroshima. Les planches du largage prennent aux tripes. Un vide blanc immense déployé sur deux pages, repoussant hors-champ tout graphisme. En noir et blanc. Il ne reste rien. Que ce grand vide autour duquel s’échappe des bouts de corps, de ville, d’immeubles. Et quelques pages plus loin, la joie des militaires américains. Et les fac-similés des télégrammes et télégraphes échangés : «résultat impeccable». «On l’a fait ; on a réussi». Le 9 août, Nagasaki est détruite à son tour. Pour rien. Pour tester une autre bombe. Enrichie au Plutonium 239. A Hiroshima, chaque jour qui passe voit des centaines de nouvelles victimes tomber. Les survivants sont abandonnés dans les rues désertes de la ville martyre. La guerre est finie. Elle fut atroce. L’atroce inaugure la paix retrouvée. Le monde a changé de mesure, le show américain va pouvoir s’affirmer.
La Bombe, Didier Alcante, Denis Rodier, LF Bollée, édition Glénat, mars 2020, 472 pages, 39 euros, ean : 9782344-020630.
Crédit photographique : Hiroshima, Stanley Troutman, AP/SIPA
Vue d’Hiroshima, l'épicentre : Anonyme, © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BPK