CEES NOOTEBOOM : LE JOUR DES MORTS, toute l’épopée du monde contemporain...
Ces conversations qui nous retiennent les uns au chevet des autres...
Livre sur l’exil, le nomadisme, le deuil, le sens de l’Histoire et celui de la violence terroriste. L’abondance des thèmes abordés dans cet ouvrage de Nooteboom paraît récapituler tous ceux entrecroisés au fil de son œuvre.
Histoire d’amour, évocation de la diversité culturelle de l’Europe, c’est toute l’épopée du monde contemporain que l’auteur embrasse dans ce livre puissant et tragique.
Cameraman, le héros du roman, s’est spécialisé dans les images de carnage qu’il filme pour les grandes chaînes de télévision.
C’est sa spécialité : ramener des images atroces pour les deux, trois minutes des journaux télévisés du soir. Sa femme et son fils sont morts dans un accident d’avion. Lui vit à Berlin, dans cette ville engloutie par l‘histoire et la perte. Homme d’âge mûr, il rencontre une jeune femme, blessée depuis l'enfance. Etre de passage, rien ne la retiendra auprès de lui, tandis qu’il souffre de cet improbable présent dans lequel il vit l’absence de sa famille disparue.
Dans ce fantastique roman qui va à rebours de tout notre rapport à l’Histoire, on ne sait ce qu’il faut admirer : la richesse de ses thèmes ou sa construction. L’impassibilité du monde s’offre ainsi dans ces ruptures narratives qui laissent entendre la voix singulière de l’instance narrative. Surplombant le récit mais impuissante à en prédire le cours, celle-ci ne peut qu’enregistrer cette narcose dans laquelle l’humanité semble tomber. Le récit se réinvente donc dans ses marges, dans l’étrangeté du monde végétal ou l’art de ces conversations qui nous retiennent les uns au chevet des autres.
Ou : Gallimard, Folio, 2006, EAN : 9782070308637
L’HISTOIRE, LA MEMOIRE, SES DEVOIRS ET L’OUBLI
Paul Ricœur, dans l’un de ces moments magiques de la pensée où l’auditeur paraît s’élever peu à peu au-dessus de lui-même par la force d’une intelligence rare et claire.
Je me rappelle cette soirée. Salle comble : le tout Paris universitaire se pressait dans le Grand amphi de la Sorbonne avec le sentiment d’assister à l’un de ces événements majeurs de la vie intellectuelle. Salle comble pour ce qui paraissait aussi un hommage qu’il n’était que temps de rendre à un penseur d’exception.
Dans sa présentation, Jacques Revel évoqua les relations tourmentées que les sciences sociales avaient de longtemps entretenues avec la philosophie. Une vieille rivalité que Ricœur avait fait tomber en suscitant entre elles une incomparable écoute mutuelle.
La conférence, dédiée sobrement à François Furet («mon ami»), dura deux heures.
Deux heures pleines, denses, souvent techniques. Du problème de l’advenue des nominaux à la question de l’énigme de la présence en image de l’absent. Deux heures riches, généreuses, Ricœur ciselant son propos pour ne pas réduire son intervention à l’exercice d’une démonstration mondaine. Ricœur n’hésitant pas à nous embarquer dans une pensée exigeante, malaisée. Affrontant par exemple sans détour le difficile problème du statut épistémologique de la preuve. Dessinant d’une voix nette la configuration du paradigme indiciaire, décortiquant dans l’aridité de l’exigence analytique l’opération historiographique. Tant et tant qui nous portait au delà de nous-même.
De cette conférence j’ai retenu bien des démonstrations savantes, élégantes, et puis, pour ce qui nous arrête ici provisoirement, sa mise en garde à propos d’un devoir de mémoire devenu à la mode. La décennie qui venait de s’écouler s’était structurée autour d’une fausse éthique de ce devoir. A coup sûr une morale abusive sinon despotique -pour reprendre l’opposition si fructueuse plaidée par le grand penseur entre éthique et morale.
Ricœur en dénonçait les dérives : celles d’une exhorte violant l’exercice de l’anamnèse et poussant les communautés vers un repli dangereux. De toute son autorité, il plaida pour l’émergence d’un travail de la mémoire, plutôt que l’allégeance pressée à son décorum grandiloquent. Un travail depuis lequel interroger, chacun et tous presque dans le même temps, le sens de cette (re)présentation présente du passé absent, l’horizon d’attente que tout cela dessine, l’Histoire à laquelle tout cela convie.
Il faut relire sans doute son ouvrage touffu, ardu, un brouillon encore à maints égards - La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli-, somme philosophique d'une autorité incomparable, investigation systématique de ce qui fonde la relation de l'homme au passé, pour mieux saisir l’énigme dont il est question plus haut. Il faut le lire pour tenter de mieux comprendre les tribulations de nos engagements dans l’horizon d’une mémoire polluée qui ne sait ni se souvenir ni oublier, afin de mieux construire le forum de nos vivre. Pas de représentation du passé sans, d’abord, le constat de sa disparition. Ne jamais oublier donc, que ce qui est en jeu dans la comparution du passé, c'est d’abord ce moment de la remémoration (un présent) qui s’aventure au seuil de la légitimation de cette trace. (Voir les travaux de Pierre Nora sur ce qu’il nomme « l’instant mémoire », ou « la mémoirisation », le moment où la mémoire encode cette trace du passé).
Reconnaître en quelque sorte la fragilité de ce moment, c’est-à-dire explorer toutes ses implications (personnelles, sociales, politiques, historiques, idéologiques, etc.), tout autant que les fictions qu’un tel moment libère pour recouvrer le réel disparu. Donc faire l’aveu de toutes les accommodations, de tous les ajustements avec l’empreinte laissée en nous par ce réel, avouer enfin que la mémoire est le spectacle d’un passé indiscipliné.
Cet effort de rappel, c’est au souvenir de cette soirée plutôt que d’un livre que je voudrais pourtant l’articuler, comme pour m’approcher mieux de ce que le penseur s’efforçait d’incarner, m’affronter au souvenir de ce corps tendu dans le souffle d’une conviction, assumant, au delà de ce qu’il disait sur la condition historique des humains que nous étions, et comme jamais, ce qui était vraiment en jeu : la possibilité d’une Histoire collective. Et ce faisant symbolisant, lui, ce soir là, illuminant par sa présence et son discours le propos fondateur de Marc Bloch :
«l’Histoire, c’est la dimension du sens que nous sommes». –joël jégouzo--.
L’écriture de l’histoire et la représentation du passé, Paul Ricœur, 22e conférence Marc Bloch, sous l’égide de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, mardi 13 juin 2000.
La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paul Ricœur, Le Seuil, coll. Points essais, mars 2003, 690 pages, 9782020563321
Samudaripen, l’autre nom d’un génocide tu : celui des tsiganes.
Mais le terme n’a pas le sens qu’il prend en hébreu, dans le mot Shoah.
En romani en effet, il ne signifie pas l’extermination d’un groupe spécifié, mais celle de n’importe quel groupe humain. Son acception ouvre par exemple la voie à la reconnaissance du génocide des homosexuels. Claire Auzias s’est pourtant résolue à l’employer au fond dans le même sens que prend le mot de Shoah, pour désigner par ce terme le génocide spécifique des tsiganes, et ne faire entendre que lui dans cette acception. Et c’est de cette "Catastrophe" qu’elle nous propose les jalons, dans un ouvrage modeste mais fondamental, même s’il n’est pas le premier du genre. Cela dit, très peu d’études aujourd’hui encore sont consacrées au génocide des tsiganes. Et sans doute est-ce là un problème de fond, que ne peuvent satisfaire les raccourcis voulant nous faire croire qu’il s’agit d’un génocide «oublié». Quand bien même, du reste, cette question se posant aussi.
Plus fondamentalement, que signifie le devoir de mémoire pour une culture en partie structurée sur l’oubli et le tabou quant à la figure de la mort et des morts ? Comment inscrire et où y inscrire notre désormais incontournable «souviens-toi!»? Claire Auzias répond en partie à cette question, en invoquant le nécessaire partage de la mémoire et l’obligation qui nous est faite d’assumer nous aussi, dans les plis de notre culture, la tragédie tsigane.
Enfin, très documentée, l’étude de Claire Auzias nous apprend que si les tsiganes ont été plus volontiers internés que déportés par la France de Vichy, ils n’en ont été relâchés qu’en 1946! –joël jégouzo--.
Samudaripen : Le Génocide des tsiganes, de Claire Auzias, L’Esprit Frappeur éditeur, n°71, 206pages, juin 2000, 5 euros, EAN : 978-2844051127.
Journal du ghetto de Varsovie, de Janusz Korczak
Il faut lire ou relire, après le Jan Karski de Yannick Haenel, cet inquiétant message qui n’absout personne devant l’histoire, pas même nous aujourd’hui.
Le grand pédagogue que fut Korczak et dont le nom est associé au martyre des enfants juifs du ghetto de Varsovie, a longtemps répugné à écrire un journal intime. Pressé de toute part, au faîte de sa renommée, il ne pouvait se résoudre à ce genre qu’il qualifiait volontiers de "littérature sinistre et accablante". Et s’il y consentit, à quelques années de clore en toute conscience son destin héroïque (il a 60 ans lorsqu’il commence son journal), jamais il ne sacrifia tout à fait aux lois du genre, orientant très vite ses propos vers cette humanité souffrante pour laquelle il avait accepté son propre sacrifice. Korczak en effet, bien que juif, aurait pu connaître un autre destin du fait de sa renommée. Fuir par exemple le Ghetto dont il était l’un des rares à pouvoir sortir quand il le voulait. Jusqu’au bout, luttant pour améliorer le sort de ses 200 orphelins juifs qu’il savait voués à l’extermination, il préféra les accompagner un jour d’août 42 à Treblinka, plutôt que de leur survivre pour témoigner de ce dont il n’y avait plus à témoigner.
"Il est des problèmes qui ressemblent à un tas de guenilles ensanglantées, abandonné au milieu du trottoir". C’est à cela que Korczak s’est confronté, avec une rare hauteur de vue et d’humanité. Sans aucune illusion du reste pour cette humanité : les journalistes américains de passage, déçus de ne pouvoir prendre les photos sensationnelles qu’ils se promettaient de faire, celles, par exemple, de montagnes de cadavres d’enfants dans les rues du ghetto, ont achevé de le désabuser.
Quant à apprécier artistiquement un tel écrit…
Loin de toute autofiction, l’édition critique, déjà, mérite qu’on la signale au lecteur comme témoignant d’un réel souci de bien faire : celui de nous livrer, parfois abruptement, des documents qui nous font pas moins abruptement face. --joël jégouzo--.
Journal du ghetto, Janusz Korczak, traduit du polonais par Zofia Bobowicz, éd. 10/18, édition augmentée de lettres et de documents inédits, coll. Bibliothèques, actuellement indisponible…
ou Ed. Robert Laffont, traduit par Zofia Bobowicz, éd augmentée de lettres et de documents inédits (au 12 septembre 1999), 300 pages, 20 euros, EAN : 978-2221086605
A quoi ressemble le triomphe de l’esprit sur l’agonie des corps ?
La Fondation Fortunoff de l’Université de Yale a collecté depuis une trentaine d’année plus de dix mille heures d’enregistrement de témoignages de survivants de la Shoah. Bien avant que la Fondation Spielberg ne lui vole la vedette, non sans déformer considérablement le projet initial. Ces archives uniques demeurent peu connues du public. Elles ont pourtant généré des travaux de première importance, dont un film réalisé par Joshua Greene et Shiva Kumar.
L’ouvrage que présente Flammarion est la transcription de ce film, ignoré en France, et pour cause : les distributeurs avaient exigés une fin «plus heureuse», que les auteurs avaient refusée. Le livre relève ce même défi de nous donner à lire, sans médiation, les voix difficiles, douloureuses, des déportés.
Il s’agissait avant tout de restituer les survivants dans leur individualité, celle-là même que les nazis leur avait refusée.
Le lecteur attentif ne peut alors qu’être frappé par ce qu’il découvre. En particulier cet écho dans leurs voix de notre fondamentale incompréhension devant l’expérience qu’ils ont vécue.
Nous qui avons assimilé leur survie à un acte de volonté, ou qui l’avons interprété comme une victoire sur l’oppression, nous qui demeurons convaincu que «l’on peut se remettre de tout», ignorons que nous les condamnons par notre attitude au plus terrible désarroi. C’est cette leçon sur notre « insouciance » qu’il nous faut entendre ici, à défaut de comprendre ce que peut vouloir signifier d'avoir à choisir entre le pire et l’abominable.
Un seul bémol – s’il est possible de l’oser : le montage des séquences, en obéissant à la chronologie de la Catastrophe, parce qu’il découpe les témoignages en périodes, ne restituent pas suffisamment la singularité oppressante de chacun d’entre eux. Mais fi de tout bémol : l’ouvrage reste essentiel. –joël jégouzo--.
Témoignages de la Shoah, présenté par Joshua Greene et Shiva Kumar traduit de l’américain par Robert Macia, Flammarion, avril 2000, 298p., 20 euros, EAN : 978-2080678942
« TOUJOURS EN QUELQUE LIEU L’ON TUE » - LES MARCHES NAZIES DE LA MORT. (Pour ne pas oublier les témoins de la Shoah)
«Va-t’en pour toi, quitte ta terre, ton lieu de naissance.» (Genèse, XII, 1).
Voilà comment, par cet ordre donné à Abraham, commence l’histoire du peuple hébreu…
«Il faut laisser maisons et vergers et jardins» (Ronsard), note MIKLÓS RADNÓTI dans son carnet. Ne pas s’habituer. C’est pourquoi le thème de la marche est omniprésent dans la pensée juive : le peuple reçoit la Loi dans le désert où il erre quarante ans, puis, arrivé en Terre Sainte, il reçoit encore l’ordre de demeurer huit jours par an dans des cabanes. Et c’est pourquoi de nombreux maîtres prirent l’habitude de s’imposer des périodes d’exil, comme Rabbi Na’hman de Breslev, qui disait : «Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, de peur de ne jamais te perdre !»
Mais là, il s'agit d'autre chose, de tout le contraire même, d'un destin choisi, puisque ces marches abjectes dont il est aussi question dans le texte de Radnoti, sont celles imposées par le bourreau nazi.
MIKLÓS RADNÓTI écrit son dernier recueil de poèmes alors qu’il se trouve dans un camp de travail. Fuyant l’avancée soviétique, les nazis poussent leurs prisonniers dans une marche forcée qui durera des mois. Une marche de l’épuisement.
«La mort, dans la poussière / ardente de la Voie Lactée /, marche et poudre d’argent / ces pauvres ombres qui trébuchent.»
Une marche imposée par le boucher nazi vers une destination de longtemps mûrie, celle de la mort bestiale. A la première halte, 500 prisonniers sont massacrés. Il en reste 400. Tueries, boucheries se succèdent.
«Toujours en quelque lieu l’on tue : au sein d’une vallée aux cils clos, sur une montagne fureteuse, n’importe…»
MIKLÓS RADNÓTI écrit encore, les pieds ensanglantés.
«Du mufle des bœufs coulent sang et bave, / tous les prisonniers urinent du sang, / nous piétinons là, fétides et fous, (…)», et meurt.—joël jégouzo--.
Marche forcée, MIKLÓS RADNÓTI , Œuvres 1930 – 1944, traduit du hongrois et présenté par Jean-Luc Moreau, éd. Phébus, avril 2000, 190p., 19 euros, EAN : 9782859406080
RENTREE LITTERAIRE : JAN KARSKI, l’ethos de la parole
Le personnage principal du roman en est le messager. L’objet : the massage.
On se rappelle Shoah, de Lanzmann, et du récit de Jan Karski opérant à l’intérieur du film comme celui de Dante.
Résistant catholique -ce que Lanzmann avait omis- polonais. En 1942, la résistance juive polonaise le fait entrer clandestinement dans le Ghetto pour qu’il puisse voir de ses propres yeux la situation des juifs enfermés au cœur de la capitale polonaise, et s’en aller ensuite porter aux nations témoignage de cette situation, alerter les grands de ce monde et obtenir leur intervention.
Dans Shoah de Lanzmann, Jan Karski était invité à rappeler ce message et la fortune qu’il avait connu. L’enjeu de son témoignage (qui nous est rapporté ici au terme d’un décryptage éblouissant) était alors pour lui de savoir comment raconter de nouveau pour que cette parole qu’il avait à transmettre ne l’exposât pas, cette fois encore.
Qu’est-ce qu’être « témoin » ?
Sa parole, dans Shoah déjà, s’adressait à nous qui regardions le film et faisait se rencontrer deux temporalités écartelées, celle du passé et celle du présent. Tout comme elle s’adresse de nouveau à nous qui lisons aujourd’hui ce roman, exactement de la même façon qu’elle s’adressait aux Grands de ce monde quand il la porta au devant d’eux, en vain. Et ces phrases, porteur du même sens, s’énoncent sans perdre de leur actualité et de leur force.
Peut-on ébranler la conscience du monde ? Une parole le peut-elle ? Et un livre ? Le monde existe-t-il assez pour qu’une phrase le touche ? Ou bien est-ce le poids des mots qui est en cause ? Ou nous-mêmes : les mots ont-ils assez de présence dans nos vies pour que nous puissions entendre ce qu’ils veulent dire ? Et quant aux livres… Que « disent-ils » donc ? En écrivant cela, je songe aux beaux cours de littérature d’un monde savant aux yeux duquel un texte ne prend vie que dans sa littérarité… Où donc le livre touche-t-il au réel ? Quel mesure de réalité lui concédons-nous ?
Nous savons aujourd’hui que le message de Jan Karski n’a pas été entendu. Il y avait des raisons à cela. Les Alliés n’ont pas sauvé les juifs. Ils n’ont pas voulu. Jan Karski s’en est alors allé seul tourner mille fois dans sa tête son message pour savoir ce qui avait déplu, ce qui avait déconné, si c’était lui ou bien les autres ou les mots qu’il avait prononcés, s’il avait mal dit les choses, n’avait pas su les dire. Il avait pourtant parlé du Ghetto, qu’il avait vu, depuis ce seuil où le langage venait de se pétrifier. Raconter le Ghetto de Varsovie. Sur quelles images pouvait-il fonder un sens qui pût être commun en 42 ? N’y avait-il pas eu pourtant déjà toutes les images de charnier de la Grande Guerre qui avaient, au fond, préparé les populations européennes à la barbarie nazie ?
Décrire le Ghetto… C’était d’abord montrer cette biologie des corps nus. Cadavres et bébés aux yeux fous, enfants squelettiques couverts de gale qui jouent avec des poupées de chiffon entre les corps putréfiés. Tout un code de sauvagerie dont les images n’étaient pas complètement étrangères au monde de 1942. Mais dans quelle langue fallait-il le dire ? Quand l’opposition vivant/mort ne permettait pas de rendre compte de cette réalité « à nulle autre pareille » - l’on sent poindre ici l’excuse de « l’indicible », occultant toute possibilité de dire et donc d’entendre… Vraiment ?
Puis il y eut le livre de Jan Karski, publié en 1944, qui reprenait ce même message pour tenter de comprendre encore une fois les raisons pour lesquelles il n’avait pas été entendu. Etait-ce de sa faute à lui ? Et lui encore, on l’a vu, dans Shoah, plongé de nouveau dans l’horreur qu’il revécut au moment du tournage. Et ce roman aujourd’hui, dont il est le héros, personnage fictionnel, nous confiant les pages que nous croyons tourner sur les bords d’un « beau » texte, d’un texte « fort ». Mais fort comment ?
Le roman de Yannick Haenel nous offre en prime la biographie de Jan Karski. Comme si elle pouvait expliquer… Mais quoi donc ? Que cet homme ait été mieux que tout autre le messager idéal, avec son héroïsme polonais (être polonais c’était, profondément, être résistant), dans Varsovie occupée, détruite, cet homme tombé entre les mains de la Gestapo, torturé, évadé ? Le catalogue des faits peut-il quelque chose ?
Et de nouveau le roman de Yannick Haenel réécrit le message, nous le restitue dans ses contextes d’énonciation, celui du récit de la visite du Ghetto, celui du récit de la cour des Grands, celui du récit de ce message dans le contexte de discernement des juifs polonais. Le même message dupliqué quatre fois, cinq fois, roborativement, pris et repris encore, la même rencontre réécrite sans pouvoir être dupliquée, dans Shoah, dans le livre de Karski, dans la mémoire de Witold, dans le récit de la mémoire de Karski, dans ce roman… L’avez-vous bien lu ? Mais lu comme quoi ? Quel est son statut ? Cette histoire, peut-on encore la raconter ? Avec tous les schèmes qui se sont mis en place dans chaque contexte d’énonciation, les ombres de 42, le silence dans Shoah ?
Qu’est-ce que témoigner ?
Témoigner n’est pas rendre compte. En 44, Karski tentait de rendre compte. C’est-à-dire de mettre à distance la chair du récit et les souffrances auquel il ouvrait. Dans Shoah, il témoignait : martyr, souffrant dans sa chair, conformément à l’étymologie du mot grec.
Et on a laissé faire. Rien. Pire : il n’y a pas de réponse aujourd’hui. Sinon quelques mauvaises raisons. Politiques. Militaires. Antisémites. Une récente : la Destruction était en marche dans le monde, les Alliés eux-mêmes se ralliaient à cette idée de destruction – bientôt il raseront Dresde, Hiroshima. La Destruction, ce concept clé du XXè siècle, était en marche. Rien de ne devait l’arrêter.
Mais aujourd’hui se pose la question de savoir ce qui, dans ce message, a résisté au temps. Et continue de vivre, par exemple, ici et maintenant, dans notre lecture de ce roman. Qu’y a-t-il à entendre dans ce message, aujourd’hui ? Qu’il soit possible de se soustraire enfin aux voix qui sont mortes ? Que peut un livre ?
Fin de la guerre. On a recyclé la barbarie. Le crime a fini par déborder de toute part en ce monde. Mais autrement. Il reste donc beaucoup d’horizons d’indignations nouvelles à découvrir.
Fin de la période de la fin de la guerre. Et d’autres périodes encore ont fini par prendre fin. La Shoah, de crime commis contre l’humanité, est devenue de plus en plus dans nos consciences un crime commis par l’humanité - vivre c’est s’affronter à la distance qui sépare ceux qui sont morts de ceux qui sont indifférents à ces morts.
Alors ce roman, écrit dans le style du message de Jan Karski : des phrases simples, sans lyrisme, dénotant sans connoter, livrant la chose dans son ahurissante nudité. Un relevé militaire - le compte rendu d’un malheur qui a frappé l’énonciation dans le monde occidental.
Et autre chose encore : le roman de Yannick Haenel vient alimenter le grand récit du XXème siècle, qui est celui de la Shoah.
A-t-on assez réalisé que ce récit formait d’abord un ensemble de textes hétérogènes (comme la Bible, Ancien et Nouveau testaments confondus) ? Et que le processus par lequel les paroles transmises devenaient écriture était au fond un processus d’incessantes relectures ?
Dans le roman de Yannick Haenel, les textes ressurgis du passé font l’objet d’un nouveau déchiffrage. Ainsi du corpus qui forme ce grand récit de la Shoah, fondateur, a posteriori, du court XXème siècle. Au fil des lectures et des relectures, des rectifications, des retouches, des affermissements et des amplifications, s’élabore ainsi une écriture qui se dévide comme un processus de parole ouvrant au fil du temps ses possibilités. Quelle direction prend cet ensemble ? Nul ne peut le dire. D’autant que le corpus est loin d’être achevé. Car avec ce roman on voit se dessiner un nouveau volet de la réception de la Shoah : une herméneutique qui partirait non plus de la Shoah, mais de nous.
Jan Karski était au fond porteur d’un acte de foi, dans un monde qui tournait le dos à toute foi. Y compris à celle du livre: déjà lire s’enfermait dans les jouissances que le pur jeu formel du texte promettait. L’ouvrage révèle ainsi la déchirure langagière du monde contemporain, où tout discours n’est plus désormais que textuel. Loin du poids de cette parole que nous redécouvrons aujourd’hui, et qui fait qu’elle dépasse l’instant où elle est prononcée, qui fait que l’auteur ne parle pas simplement de lui-même ni pour lui-même mais d’une histoire commune, la nôtre, qui nous porte malgré nous. Ce poids, par exemple, qui étouffa le message de Jan Karski sous une tonne de raisons plus loquaces les unes que les autres.
D’où le message de Jan Karski aurait-il pu être une force efficace (c’est exactement l’étymologie du mot «évangile» au sens où on l’entendait dans l’Empire romain : une parole d’autorité, un message délivré en toute autorité, force efficace qui entre dans le monde pour le transformer) ?
Que cette parole ne pût être parole d’évangile, Jan Karski le découvrit assez tôt. Il réalisa sans le thématiser que la parole était devenue simple discours, ne recouvrant plus aucune réalité. C’est toujours cela qui est en jeu dans notre réception de ce dire : l’ethos perdu de la parole. Mais d’où, dans notre monde contemporain, celui d’après la Shoah, cet ethos de la parole pourrait bien reprendre forme pour que « cela » n’arrive réellement plus ?
Qu’est-ce qui nous fera comprendre que l’auteur ne parle pas comme un sujet clos sur lui-même ? Qu’il parle depuis une communauté organisée, portée par un mouvement dans lequel une force rectrice est à l’œuvre. Karski l’apprit à ses dépens. Sa langue buta contre le mur d’une suspicion déjà bien rôdée. Que le langage fût dialogique dans son essence, Mikhaïl Bakhtine l’avait montré avec talent. Or Karski ne pouvait comprendre les termes du dialogue qui lui était infligé. Reste à comprendre quelle force était à l’œuvre et quelle force l’est encore, aujourd’hui. Ou pour le dire autrement : dans quel processus cette parole de Jan Karski peut-elle mûrir encore?
Puissions-nous en tout cas la sortir des pattes des Prix littéraires, des mains des critiques, des têtes de gondole. Lisez ce Jan Karski, lisez-le vraiment, que cet ouvrage ne convoque pas uniquement le plaisir de l’esthète. S’il le fait, c’est perdu. Lisez-le comme le premier livre du premier matin du monde. Il en va de notre destin. Même si rien ne pourra lever l’ambiguïté d’avoir fait de ce message une aventure littéraire désormais.—joël jégouzo--.
Jan Karski, de Yannick Haenel, éd. Gallimard, Coll. L’Infini, sept 09, 186 pages, 16,50 euros, ISBN-13: 978-2070123117
Un monde minuscule hanté par d’infimes tragédies individuelles…
Ou presque. Après sa mort on a découvert des milliers de coupures de journaux épinglés sur tous les murs de sa modeste maison. Ne demandez pas pourquoi. Même l’auteur n’en sait rien.
Des milliers de coupures de faits divers.
Et encore : à peine des histoires. De celles des gens de peu. Des petites gens : vous et moi si ça se trouve. Un monde minuscule hanté par d’infimes tragédies individuelles.
Non, c’est pas le mot. Une sorte de tombeau pour 500 000 inconnus. Au bas mot. Des histoires navrantes. Comme celle de cet homme qui périt étouffé dans un conteneur à vêtements.
Voyez le peu ! Pourquoi toutes ces coupures? On n’en sait rien. Et puis cet homme qui s’enferme sans raison…
Le village en a parlé pendant des lustres. Gloses à n’en plus finir. Pour les femmes, c’était rapport aux sentiments. Pour les hommes, c’était un beau cinglé. En gros. Quelles raisons voulez-vous donner à un enfermement volontaire de 27 ans ? Et puis tout le monde a oublié. Jusqu’au jour où la presse régionale en a parlé. Du coup Charles B. est devenu un héros local. Et puis le soufflé est de nouveau retombé. Jusqu’au jour où un éditorialiste en vogue en a fait un héros des temps modernes. Télés, personnalités, le grand bazar médiatique déboula dans le village. Mais Charles B. faisait le sourd cloîtré dans sa maison. Branle-bas, reporters, télés du monde entier, CNN et des meilleures. Même le président de la République est venu sonner à sa porte. En vain. Charles B. répondait aux abonnés absents. Et puis il est mort. Un vrai mythe de la «France d’en bas». Buté, aphasique, renfermé – c’est le cas de le dire. Rien à en tirer. Les journalistes sont repartis. Charles B. aussi, comme dit son frère : « et nul ne sait où il est allé ». Et puis c’est tout.
Dans une langue presque apathique, mais qui nous vaut l’une des plus belles énumérations grotesques depuis Rabelais, Marcus Malte nous livre une histoire non seulement bouffonne, mais d’une intelligence saisissante - et peut-être cryptique…--joël jégouzo--.
Mon frère est parti ce matin, De Marcus malte, Ed. Zulma, coll. Quatre-Bis, janv. 2003, 62p., 8 euros, ISBN 978-2-843042399
Walter Benjamin : où loger la Culture ?
Walter Benjamin a 40 ans. L’Allemagne sera bientôt nazie. En cet été 32, ce dont il se soucie n’est déjà plus.
Son initiation à la ville prend des allures de cauchemar. L’histoire ne paraît plus s’offrir que sous les traits de la catastrophe, amoncelant déjà ses ruines. Vaincus, humiliés, offensés, rejoignent dans la nostalgie du Berlin de son enfance, la révolte posthume du gamin qui parcourait émerveillé ses rues énigmatiques. Qu’inscrire aujourd’hui dans ce grand labyrinthe d’expériences sensibles dont il note, amer, qu’il n’est "aucun document de culture qui ne soit aussi un document de barbarie"?
Quel livre étrange, publié sous pseudonyme, tout à la fois mélancolique et désabusé, rageur et sagace. Quel livre étrange, qui ne cesse d’annoncer la fin du livre, voire d’en appeler à l’abandon de son "geste universel et prétentieux". Exhorte moins amère que l’on imagine et sans doute pas entièrement motivée par le refus que sa thèse vient d’essuyer, ni par la conscience qui se fait jour en lui, du rapide effondrement des valeurs humanistes. Car si les formes nouvelles de l’écrit, la publicité en particulier, paraît à ses yeux imposer des formes narratives plus étriquées qu’elles en ont l’air, Benjamin est loin de les condamner. La vraie activité intellectuelle ne se déroule-t-elle pas désormais hors des cadres littéraires traditionnels? S’en persuadant, Benjamin formule un concept du livre comme quartier à parcourir, qui stigmatise l’utopique totalisation universitaire. La fin du livre n’est pas la fin de la pensée, mais celle d’un certain rapport élitiste au livre et à la pensée. Benjamin, de fait, s’exerce à saisir le sens dans une relation plus amusée au monde, ce grand producteur insensé de raisons, pour débusquer les choses de l’esprit là où on ne voulait pas les attendre – il y a déjà tout Barthes là-dedans, ses Mythologies en particulier. Sens unique emprunte ainsi beaucoup à cette culture du slogan qui déferle sur le monde – bientôt pour le pire au demeurant : on connaît le goût nazi pour cette communication de parade qui fera aussi la fortune des classes politiques à venir.—joël jégouzo--.
Sens unique, Walter Benjamin, précédé de Enfance Berlinoise, traduit de l’allemand et préfacé par Jean Lacoste, éd. Maurice Nadeau, 192p., mars 2001, EAN : 9782862310770
RENTREE LITTERAIRE 2009 : HISTOIRE DE MES ASSASSINS, TARUN TEJPAL CHEZ BUCHET CHASTEL
On connaissait déjà l’excellent
Loin de Chandigarh du journaliste, critique littéraire et écrivain indien, Tarun Tejpal (Le Livre de Poche, mars 2007). Récit d'un jeune couple projeté dans la relecture de l'Histoire de l'Inde au début du XXe siècle. Quelques 700 pages qui ne cessaient de tourner autour de cette Inde nouvelle, entrée brutalement dans la modernité et tentant de larguer les amarres du passé, sans trop y parvenir. Dans Histoire de mes assassins, c’est au fond de nouveau l’Inde qui est le sujet du roman, de Delhi aux villages oubliés du Nord, à travers les trajectoires des cinq « assassins » du personnage central, un journaliste en vue que la police protège parce qu’il incarne justement cette Inde entrée de plain-pied dans le dialogue du monde contemporain que la société indienne, son élite anglophone du moins, veut promouvoir.
Cinq assassins qui ne l’ont donc pas tué, pas forcément issus des classes les plus indigentes, mais férocement emmurés dans l’Inde récusée qui les a engloutis. Cinq trajectoires brisées, captées au saut de l’enfance par l’engrenage du crime, marquées du sceau de l’innommable dans la mêlée des foules indiennes. Tel Chaku, l’espoir de l’Inde pour sa famille, armé désormais de son couteau dont il a vite appris qu’il était fait pour semer la terreur dans la chair humaine. Ou Kabir, le rejeton musulman de la Partition funeste de 1947, Kaliya et Chini, survivants dans la gare qui leur tient lieu de monde, et Hathoda Tyagi, épouvantable fracasseur de crânes. Cinq destins dérobés à l’immensité de la population indienne - demain plus importante que celle de la Chine. A danser leur danse de mort entre sikhs, musulmans et hindoues. Erigés en martyrs par le narrateur, suppliciés encombrants des monstrueuses déchirures de l’Inde moderne. C’est en effet par leur biais que l’auteur a choisi de dénoncer cette entité monstrueusement inégalitaire qu’est l’Inde, avec ses castes dont la plus terrible est la dernière en date – la caste supérieure anglophone. Un monde en outre toujours ébranlé par des conflits religieux récurrents, campant sur son seuil d’implosion.
Roman corrosif, grotesque à bien des égards, convoquant cette langue qu’un Salman Rushdie avait préparé à sa façon, flamboyante, baroque, on ne sait comment dire, traversée par une clameur hystérique, babil fou prenant volontiers une tangente apocalyptique, la «langue» de Bollywood, celle de tout un peuple submergé par sa logorrhée, mais roman inquiétant sous ses dehors désopilants, s’annonçant comme le troublant avertissement d’une Inde qui pourrait bien être la proie de convulsions terribles. «Le fascisme nous gagne sans même que nous le sachions», écrit son narrateur, ce journaliste anglophone conscient de ce qu’il incarne. Fascisme rampant du trop plein d‘amertume et de misère, de rancœur et d’arrogance qui pourrait bien en effet tout emporter – et nous avec.--joël jégouzo--.
Histoire de mes assassins, de Tarun Tejpal, Littérature étrangère XXIe, Buchet-Chastel, septembre 2009, trad. de l’anglais (Inde) par Annick Le Goyat, 592p., 25 euros, ISBN : 9782283022832