CULTIVER SON JARDIN...
Cet été, osez le vrai voyage botanique, parmi la flore des gares, des boucheries, des fenêtres et des balcons… Ou bien cultivez votre jardin, si vous avez la chance d'en avoir un !
Mais des cent manières de créer un jardin, la meilleure n’est sans doute pas celle de payer un jardinier. Celui-ci ne vous plantera tout d’abord que de vulgaires bouts de bois plus proches du manche de balai que du forsythia dont vous rêviez… Et s’il retourne votre terre, soyez sûr qu’il ne vous en laissera qu’un désolant désert de gris pour tout gazon. Quelques temps encore, et vos allées ne seront que boue gluante partageant deux carrés de moisissure verdâtre. Vous haussez le sourcil ? Jardinez donc vous-même, vous comprendrez de quoi l’on parle ! Une fleur, ce n’est pas simplement une chose que l’on offre : c’est un «truc» qui hiverne, se bêche, se fume, s’arrose… Le véritable jardinage ne comporte aucune activité méditative. Čapek, son dernier grand théoricien, savait bien, lui, de quoi il retournait : le vrai jardinier n’est pas celui qui cultive les fleurs, mais celui qui travaille la terre. Les rosiers sont faits pour les dilettantes. Lui n’a d’yeux que pour ce que le profane ne voit pas ; ses secrets sont enfouis dans la composition de son incroyable humus dont il connaît, seul, la formule chimique. Karel Čapek sait d’ailleurs reconnaître entre mille le vrai jardinier, à sa curieuse physionomie : l’authentique est ordinairement terminé, vers le haut, par son derrière. La tête, elle, pend quelque part entre les genoux. Et hormis le soir, au moment de l’arrosage, il mesure rarement plus d’un mètre de hauteur…
L’année du jardinier, Karel Čapek, traduit du tchèque par Joseph Gagnaire, 10-18, coll. Domaine étranger, 154p., 5 euros, ISBN-13: 978-2264030337
L'avènement des loisirs
Du temps libre aux loisirs, de quelles valeurs ces espaces nouveaux ont-ils été l’enjeu ? Alain Corbin, avec le brio qu’on lui connaît, a réuni autour de lui des contributions passionnantes pour tenter de répondre à ces questions. Du désir d’aventure au divertissement de masse, c’est au fond tout un changement de civilisation que son étude embrasse. Dès 1850, Barnum invente le divertissement de masse, tandis que d’autres plantent déjà le décor du sport spectacle. Très vite, l’on redessine parcs et forêts pour répondre à ce besoin nouveau d’agrément qui se fait jour, ainsi du Bois de Boulogne en 1850. Une année passe et cette révolution se transporte à Londres, où s’ouvre le premier music-hall. Comment la Révolution industrielle a-t-elle réussi à imposer cette nouvelle distribution des temps sociaux ?
Orientée vers l’analyse historique, l’étude de Corbin ne se prive pas d’interroger notre rapport actuel à ce temps libre pour en appréhender les enjeux contemporains. Deux conceptions du loisir s’y affrontent : l’américaine et l’européenne. D’un côté, l’institution du loisir comme jeu, de l’autre sa moralisation. C’est qu’en France par exemple, la question du temps libre est longtemps restée associée aux luttes ouvrières. Reste aujourd’hui une troisième voie : celle de l’invention d’un style de vie propre à chaque individu, poussant à des formes inédites de construction de soi, où l’on comprend bien alors l’importance stratégique du temps libre.
L'avènement des loisirs, 1850-1960, de Alain Corbin et Julia Csergo, éd. Aubier Montaigne, nov. 98, 471 pages, ISBN-10: 2700722477, ISBN-13: 978-2700722475
Pasolini : Saint Paul, le déchirement du politique
Un scénario. Le scénario d’un film ambitieux cinématographiquement, que Pasolini n’a jamais eu les moyens de tourner. Un scénario écrit en deux mois : mai et juin 68, dans la farouche conviction de son actualité. Un film interrogeant, comme l’évoque Alain Badiou dans sa préface, les vérités implacables auxquelles notre vie individuelle et notre vie collective sont confrontées, et "du sens qu’elle(s) peu(vent) ou non recevoir du monde tel qu’il est".
Un film sur le déchirement, le hiatus qui informe le couple malheureux du sens et de la vérité, Paul incarnant à merveille ce conflit que chaque engagement réactualise, entre la nécessité politique et la question du sens. Comment une vérité quelconque pourrait-elle faire son chemin dans ce monde ? On se rappelle les totalitarismes, l’Inquisition, les mensonges de Droite, de Gauche…
Un film u-crhonique, écrit au présent du monde contemporain, transposant la vie de Paul dans les villes qui sont les nôtres, New York, Paris, Rome, Barcelone… Où Paul voyage pour annoncer une Parole de vérité, violente, inouïe, expliquant sans relâche, pédagogue, politique, construisant jour après jour l’institution qui lui paraît la plus apte à porter cette Parole : l’Ecclesia, cette Assemblée des chrétiens qui n’est ni une civitas, ni une polis.
L’histoire de l’Eglise naissante donc, dont il ne sait si elle saura conserver la Passion qui le porte. Et donc l’histoire de Paul, rendant compte de l’état des connaissances sur son sujet dans les années 60 –depuis, cette connaissance a évolué, en particulier en ce qui concerne sa formation intellectuelle, littéralement époustouflante, ou la véritable nature de sa persécution des chrétiens : Paul ne disposait pas de pouvoirs de police, mais seulement de dénonciation, ou bien encore sur ses relations avec les autres Apôtres et la légende de son martyre à Rome.
Le scénario, détaillé, permet d’imaginer cette ambition d’un film récapitulant d’un coup toute cette longue histoire de l’humanité "occidentale", depuis son fameux an zéro à nos jours. Ici, depuis la guerre de 39-45 jusqu’aux portes du triomphe du néo-libéralisme. L’Histoire commence à Paris, sous la botte nazie, une poignée de résistants (les Apôtres) conspirant contre cet ordre qui déferle sur l’Europe, dont Etienne, le premier martyr chrétien, sera la première victime. Le traitement paraît saisissant : Pasolini avait imaginé d’entrechoquer les séquences d’images d’archives, graduées dans leur violence par l’opposition qu’il voulait en tirer avec nos discours rassurants sur l’état de notre monde, si loin, on aimerait tant le croire, de la violence nazie. Mais l’étrangeté majeure, c’est la partition de Paul, parlant toujours dans le film la langue de ses Êpitres ! Le pari de la vérité de Paul peut-il résonner en nous aujourd’hui encore ?
New York, Paris, Rome, Barcelone… L’Atlantique a pris la place de la Méditerranée. Paul voyage, inlassable, dans ces villes qui sont devenues le siège de la bourgeoisie hypocrite, arrogante, cultivant déjà son racisme de classe et son racisme tout court, comme le seul horizon politique capable de la maintenir hors de portée des révolutions politiques ! Déjà ! Une bourgeoisie insultante qui sait donc comment elle fera face désormais à ce monde d’angoisse qu’elle génère, ce monde pessimiste que Pasolini décrit, d’une lutte sans espoir menée par les Noirs américains et les classes européennes pauvres…
Pasolini filme au plus près de ce cynisme, sans concession, scrutant avec la même sévérité les discours moraux de Paul, qu’il imaginait de passer en bande son tandis qu’à l’image nous aurions vu l’Eglise chrétienne d’aujourd’hui, sa pompe et ses rituels, sa hiérarchie et son peuple assommé socialement, courbant l’échine avec piété.
"Toute institution, écrit Pasolini, implique un pacte avec sa conscience". L’Eglise bien sûr, et Pasolini d’égrener la liste des papes criminels, mais les démocraties occidentales aussi bien, qui n’en finissent pas de nous faire payer le prix de leur inachèvement. Pasolini aurait filmé entre autres les habitants de "ces immeubles incolores (de banlieue), décrépis et immenses qui torturent l’horizon". Le Pouvoir a le même visage partout. Mais le mépris de la Vie Publique de Paul, où son sens de la morale se fonde, finit par troubler Pasolini. L’Eglise était-elle nécessaire ? Comment s’organiser ? La question vaut pour lui de toute construction d’une force politique qui se proposerait de changer la vie : quelle force construire qui ne renierait pas son événement ? Comment redéfinir la polis au fond, sinon le politique et l’engagement politique, qui ne nous dépossèderait pas de nos vies ?
Il faudrait ici bien sûr poursuivre la réflexion dans le sens de cette dialectique de l’abjection et du sublime que construit Pasolini, où la religion s’incarne comme paradigme poétique et praxis d’une conduite de vie qui refuserait de trouver son sens dans l’oubli de la zoê, tel que les philosophes du politique nous l’ont légué. Une réflexion à mener donc, une autre fois…
Saint Paul, Pasolini, éditions Nous, préface d’Alain Badiou, traduit de l’italien par Giovani Joppolo, 23 mars 2013, 184 pages, 18 euros, ISBN-13: 978-2913549821.
guetteurs de rêves (Walter Benjamin)
C’est une utopie, dit-on ici et là, de croire que nous pourrions changer les choses, quand les moyens dont nous disposons paraissent pareillement dérisoires à côté de ceux mis en œuvre par les puissants de ce monde. Une utopie ? Justement : quelle question pose l’utopie, sinon celle de l’altérité sociale, forclose dans les discours de la domination sous les formes les plus insidieuses quand elles ne sont pas barbares, à vouloir nous assigner la place si peu reluisante de l’électeur couché, tout juste bon à délivrer quitus à une classe politique qui n’a cessé de nous mépriser au plus profond de nos espoirs en elle.
Peut-être faut-il reprendre souffle d’un plus profond questionnement, insensé, assurément, à vouloir se reprendre du fondement où l’Être se penserait. Qu’est-ce que l’utopie au demeurant, sinon penser l’être comme inachevé et processuel, trouvant dans cet inachèvement sa raison d’être ?
Lévinas pensait que l’utopie constituait par excellence le socle de cette énigmatique région de l’univers qu’est l’être humain. Qu’elle incarnait l’espace de la rencontre en l’homme d’une altérité qu’il ne convenait pas de comprendre dans le champ de l’ontologie, mais celui de l’éthique. Il y voyait très essentiellement la chance pour l’être d’y tenter de s’aventurer non pas en quelque mauvais infini ou de s’enfermer dans une pénible errance, mais d’accéder enfin à la pleine lumière de lui-même. Il imaginait que dans ce pas vers le mystérieux territoire de l’utopie, l’homme saurait y nommer ses raisons d’être. Walter Benjamin l’avait bien compris, qui voyait dans la haine de l’utopie l’expression la plus sensible des défenseurs de l’ordre en proie à la peur de l’altérité. Les sociétés les moins utopiques ne sont-elles pas les sociétés totalitaires ? Voire les sociétés autoritaires ou même ces sociétés néo-libérales, prises dans l’illusion de l’accomplissement, du "retour chez soi". Pour Benjamin, le social devait impérativement demeurer travaillé par ce rêve, qui n’était rien moins, à ses yeux, que de tenter de repérer les points aveugles de l’émancipation moderne.
L'Europe n'aura pas vécu, finalement, son Printemps. Les turbulences auront été nombreuses pourtant, qui ne désemparent pas, s'éteignent ici, se rallument là. Passée la trève estivale, parions que l'automne sera plus chaud qu'attendu...