Vivre deux cultures, Comment peut-on naître franco-persan ?, Bartrand Badie
Essai d'ego histoire. Bertrand Badie se raconte, dans un essai de bout en bout placé résolument sous le signe de la tolérance, mieux : de la fidélité à une démarche intellectuelle qui l'a conduit à «prendre en compte un monde de souffrances plus que de puissance». Né d'un père iranien et d'une mère française, il incarne toute la trajectoire d'une humanité qui a fini, non sans mal ni fragilité, par se découvrir internationale plus qu'universelle, sinon transnationale, réalisant que «le monde est partout». Lucide, Badie n'ignore cependant pas ces vestiges du nationalisme le plus sauvage qui meublent encore notre décor politique et qui nous vaudront peut-être, demain, de connaître des heures plus sombres que n'en porte l'espérance qu'il annonce. Et c'est du reste particulièrement frappant de le voir retraverser le siècle pour nous montrer avec force combien cette scène politique rétrograde, qui est comme notre plafond de verre, s'oppose à la scène sociale qui plus que jamais, ne cesse de faire irruption partout dans le monde et dont il aura suivi tout au long de sa carrière la montée en puissance. En vain pour l'heure, certes. Mais dans une opposition au fond constitutive de cette modernité qu'il décrit si finement dans ses travaux. On ne s'étonne pas non plus de son travail autour du concept de pays humiliés, lui qui vécut l'humiliation de l'enfance, à travers les rossées que des débiles souchiens lui administraient dans son collège catholique peuplé des rejetons d'une aristocratie partisane d'une «France de l'ordre et du sang», selon sa très juste expression. Cette blessure originelle parcourt tout son témoignage et l'on comprend alors sa détermination à s'opposer à pareille volonté de construire une humanité hiérarchisée, pathologie vivace du système international, toujours réactivée par ces nations qui se croient supérieures.
On ne peut en définitive que souscrire au souhait qu'il délivre de voir succéder au temps des humiliés, le nôtre, celui de l'humain retrouvé, fort de ses ancrages multiples, fort d'une diversité qui fait la vraie richesse des nations.
Bertrand Badie, Vivre deux cultures, Comment peut-on naître franco-persan ?, éditions Odile Jacob, octobre 2022, 218 pages, 22.90 euros, ean : 9782415003111.
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En Guyane française comme dans toutes les forêts «matures», les arbres sont en train de mourir debout...
Lors de la conférence de presse donnée par le CNRS le 27 octobre 2022, Le climat éclairé par la science, Jérôme Chave, chercheur au sein de l'équipe CNRS qui pilote la station de recherche en écologie des Nouragues, a fait part des dernières publications (fin septembre 2022) du CNRS, qui viennent solder une enquête menée depuis 1986. Il s'agissait pour cette équipe d'étudier les réponses des forêts tropicales au changement climatique, ces forêts dites «matures», qui n'ont pas été gérées par l'Homme depuis au moins une centaine d'années. L'Amazonie donc pour une grande part, mais bien d'autres également, en Indonésie, en Afrique, etc.
Ces forêts, rappelait-il tout d'abord, sont essentielles pour nous, car elles sont de vrais puits de carbone qui nous aident naturellement à éliminer une partie du surplus de CO2 fabriqué par les hommes. Et a priori, on pourrait s'attendre à ce que l'augmentation de CO2 dans l'atmosphère leur soit favorable. Or il n'en est rien. Ce que leurs recherches montrent, c'est que ces puits décroissent. Non parce que la photosynthèse y serait devenue moins efficace, mais parce que les arbres meurent. Ce sont ces réponses des forêts tropicales aux changements climatiques qui inquiètent les chercheurs, qui étudient les raisons de cette surmortalité des arbres. Il y a certes de grandes disparités entre ces forêts, mais les courbes présentées de séries temporelles réalisées continent par continent révèlent une constante : celle d'un « Standing death » des arbres. En cause, les sécheresses successives et la décroissance continue depuis 1992 de l'humidité dans la canopée forestière, provoquant une perte importante et continue elle aussi de la biomasse. Ces écosystèmes pourtant fondamentaux pour la planète, et qui sont de véritables sentinelles du changement climatique, pourraient ainsi s'effondrer.
Il faut rendre grâce au CNRS de nous alerter si bien, si vite, si collectivement plutôt que de garder pour lui des résultats complexes, présentés ici avec une pédagogie sans faille. Pour ceux que cela intéresse, la conférence est en ligne et ne déroge à aucune déontologie, ne jouant ni de simplification, ni de catastrophisme : il faut à notre tour avoir le courage de voir la réalité en face.
photo : Vue drone de Camp Pararé, station scientifique des Nouragues
vidéo présentant le centre, l'équipe et leurs travaux :
vidéo : Le climat éclairé par la science | Conférence de presse - YouTube
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Au lourd délire des lianes, Francis Mizio
Hénaurme1 !
Un immense exercice de liberté dont on peut souhaiter qu'il rencontre en miroir le même affranchissement de ses lecteurs, de tous les codes qui enferment d'ordinaire leur lecture dans les tribulations malingres des genres trop lustrés pour être honnêtes. C'est que Mizio a fait feu de tout bois : glossaire, bibliographie, webographie, cosmogonies fabuleuses, mythologies inventées, cultures controuvées, modes de vie fantasques, tout est vrai, tout est faux, une encyclopédie, encadrée par un appareil critique imposant, des catégorisations du monde pas si abracadabrantes au vrai avec leurs réalités déclinées tout au long du roman comme prismes à travers lesquels en comprendre l'action, du monde dur au monde flou en passant par le monde métro (métropole), et bien évidemment avec une mise en garde linguistique savante, des notes de bas de page à hurler de rire qui n'en finissent pas de proliférer, bref, vous ne tenez pas entre les mains un livre mais un bouillonnement, un pic, un sommet, un promontoire plutôt qu'une proéminence à la protubérance pourtant exceptionnelle, mieux : un rhizome dont nul ne peut empêcher qu'il n'ait pas de fin tant cette fiction déborde ses propres excès : voyez les bonus sur instagram...
Alors l'histoire, le pitch... puisque vous y tenez...
Nous abordons en terres marécageuses chez les @tribuMacroqa : oui, ils disposent d'un compte twitter et vous pouvez suivre leurs aventures, qui ne s'arrêtent jamais, sur leur compte. Et pour vous rassurer, imaginez que vous êtes dans Clochemerle revisité. Le chaman-Jean-François Macroqa vient de débarquer (enfin, il a pris l'avion, survolé déjà nos préjugés, leur a tordu le cou, ratiociné et débarqué quoi), de Paris, au sortir du centre pour toxicos dont il était le patient, à cause d'une addiction ruineuse au pastis. Il retourne au pays fort d'une révélation qui l'a foudroyé net le Jour du Dépassement (mais si, vous savez de quoi il s'agit : GIEC) et décidé à ne vivre que pour le projet grandiose qu'il a conçu : faire de sa tribu une communauté écologique exemplaire, dans cette Guyane où jusque là, il s'agissait moins de préserver l'environnement que de s'en protéger. Las, le village vaniVani campe juste en face du sien, et il est habité par des sortes de crétins des Alpes, mais amérindiens. Les vaniVani, eux, voudraient développer le tourisme autour d'un projet non moins pharaonique, celui de croisières à bord du Jungle River Boat, un rafiot retapé à grand frais, naguère flambeau à l'abandon dénommé le Charles de Gaulle... Le ton est donné. Heinrich Filipon Petit-Lézard, le chef vaniVani, n'a à la bouche que des affabulations marketings et le vocabulaire qui va avec. Le décalage est d'un drôle absolu mais pas si drôle qu'on oublierait par exemple que ce sabir est celui qui ruine nos consciences. La guerre fera donc rage entre les deux tribus. Chaman Jean-Louis, qui découvre qu'il n'a hérité d'aucun don particulier, tout comme son père et le père de son père, et le etc., mais de la certitude de ses ancêtres que le chamanisme n'est qu'un tissu de bobards, finira tout de même, contraint, par convoquer le Grand Yolok, au pouvoir de ouf, pour faire le Grand Ménage (une sorte de Jour du Dépassement qu'on ne peut plus dépasser) : se débarrasser des voisins qui de toute façon de tous temps et de tous lieux ont toujours fait chier. Je ne vous en dirai pas plus, ni rien du Grand Ménage qui ne ménagera pas les esprits sensibles que nous sommes, pour n'évoquer que le fond sur lequel tout cela fait fond : l'Europe à son naufrage. Ce là-bas (ici) de désolations où l'on ne parle que de sobriété des pauvres pour sauver la planète, quand ces pauvres n'ont jamais connu que la misère – la sobriété serait donc pour eux comme un progrès, non ? L'Occident va disparaître, nous l'avons bien tous compris, tandis que les Macroqas resteront à la pointe, finalement, d'une civilisation qu'on peine à appeler humaine.
Vous aimez lire ? Bien !... Alors oubliez tout ce que vous avez lu jusque-là : Mizio réinvente le lecteur et le libère de ses habitudes. Lisez tout, ou parties, in extenso ou quasiment, voire à l'estime, ou bien encore prélevez ce que bon vous semblera : ce roman n'a pas d'équivalent et mérite que le lecteur soit sans équivalent.
1Pour reprendre le mot de Flaubert, et parce qu'il y a du Bouvard et Pécuchet là-dedans, voire l'ironie flaubertienne du catalogue des «opinions chics», ce regard distancié sur le monde qui chaperonne, littéralement, la construction de personnages perçus comme des créatures grotesques, sans parvenir à dissimuler l'affection qu'il leur porte... De l'ironie donc, mais aussi cette jouissance de désobliger que Flaubert partageait avec Baudelaire, qui nous vaut un avertissement au lecteur gratiné à l'égard des gougnafiers qui voudraient lui reprocher d'avoir moqué des peuples trop longtemps moqués en choisissant la Guyane «profonde» pour cadre romanesque.
Car l'action se passe en Guyane, c'est-à-dire nulle part, pour reprendre cette fois l'Ubu de Jarry. Et à propos de Pologne, celle d'Alfred entendons-nous, songez que son «nulle part» n'était au fond que celui des Tatras chères à Witkiewicz : celui du baroque sarmate qui vit naître les textes les plus ahurissants de la littérature polonaise, voire de la littérature mondiale tout court, comme ceux de Pasek ou de Witkacy, de vraies farcissures romanesques qui donnent à penser que dans cette tradition littéraire, le roman de Mizio, traduit en polonais, saurait toucher plus de lecteurs qu'il n'en dénombrera (hélas) en France.
Mais finissons-en avec les références, assez tartiné de culture tartuffe, d'autant que Mizio se réclame de Swift, quant au style aussi bien que de l'imaginaire et non sans de solides raisons littéraires. Cet inutile commentaire ne signale au vrai que la pitié d'une acculturation toujours bancale, prisme, si l'on veut, à travers lequel on croit lire ou écrire, toujours insuffisant, incapable de voir qu'il y a du Mizio là-dedans et tant pis pour Flaubert,voire même Swift ! Tout ça pour dire qu'on lui ferait un procès injuste à convoquer la Guyane plutôt que ce «nulle part» ubuesque où ses indiens Macroqas (on met un « s » au pluriel?), inventés par ses soins, offrent le plus parfait miroir, comme il l'écrit dans son avertissement, du monde absurde où nous vivons.
Francis Mizio, Au lourd délire des lianes, éditions Le niveau baisse, avril 2022, 560 pages, ean : 9782958225209.
Retrouvez les aventures de la tribu Macroqa sur instagram : @tribumacroqa
ou sur leur site : Tribu Macroqa – Site du roman "Au lourd délire des lianes" (francismizio.net)
ou sur twitter @TribuMacroqa
site de Francis Mizio : Francis Mizio's Pink Flamingo – Site parano bas carbone : Écriture – Vies vraie et numérique – Jobs – Méthode de pilates littéraires – Flamants roses
et sa propre présentation du roman, sur Youtube :
Au lourd délire des lianes : une recension farfelue - YouTube
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L'obsolescence de l'homme, Günther Anders, T. II, Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle...
Il faut lire et relire ce philosophe allemand émigré aux Etas-Unis dans les années 1930, plus d'actualité que jamais, qui fit de l'obsolescence le paradigme de sa pensée, pour «que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes»...
On le voit, rien n'est plus urgent en effet, à l'heure où les scientifiques du monde entier se rebellent et s'alarment de l'inaction criminelle des gouvernements face à la tragédie climatique qui arrive à grand pas.
Dans ce tome II de son œuvre philosophique, publié en 1980 soit 24 ans après la parution du Tome I, Günther Anders tente de cerner les responsabilités et les causes de l'effroi que nous avons fini par nous créer : la logique systémique du néo-libéralisme, qui est devenue le sujet du monde à la place de l'être humain.
Cette logique néolibérale, Günther Anders l'a analysée comme «le temps de la fin». Déjà, au sortir de la guerre de 39-45, il avait compris vers quoi tendait notre société : Donnez-nous aujourd'hui notre consommation quotidienne était devenu le nouveau credo d'un système qui ne peut survivre que par son absence de sobriété : la finalité de son monde est de fabriquer des produits, pas du Bien Commun, ni moins encore du bonheur. Des produits donc, Et si possible, à l'obsolescence programmée. «Le mécanisme de notre monde industriel consiste désormais à produire de l'obsolescence». Avec pour idéal manufacturier celui d'élaborer des produits réalisés par d'autres produits, les produits de consommation devant générer quelque chose en retour pour que la chaîne ne s'arrête jamais : de la frustration, des déchets, des cancers, etc. Ce quelque chose évidemment, apparaît aussi bien comme situation dans laquelle il devient nécessaire de produire de nouveaux objets de consommation courante : des médicaments par exemple pour soigner les cancers, de la médecine donc, ou du désir. Les consommateurs humains n'y importent qu'en tant que par leurs actes de consommation, ils veillent à la bonne marche de la machine de production. Et le meilleur des produits, bien sûr, et parce qu'il ne sert qu'une fois, c'est la balle des fusils...
A grande échelle, l'humanité s'est ainsi donnée les moyens de produire sa disparition. Par la bombe H aux yeux tout d'abord de Günther Anders, Hiroshima ayant constitué pour lui, avec Auschwitz, le dessillement majeur. Par le réchauffement climatique pour nous aujourd'hui.
«Nous travaillons chaque jour à la production de notre disparition», ajoute même Günther Anders : nous ne vivons plus une époque nouvelle, mais un délai conclut-il. Un délai, puisque l'homme s'est transformé en matière première périssable elle-même, elle-même obsolescente. Car tout doit devenir obsolescent dans le système capitaliste : les objets produits, les machines, les êtres humains, la liberté : l'être humain d'aujourd'hui est moins important que les objets dont il dépend. Nous avons ainsi déjà disparus en devenant non pas les bergers de l'être, mais ceux des dividendes.
Günther Anders, L'Obsolescence de l'Homme, T. II : Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle, traduit de l'allemand par Christophe David, éditions Fario, 2022, 31 euros, ean : 9782953625820.