CLONING TERROR : LA GUERRE DES IMAGES DU 11 SEPTEMBRE A NOS JOURS.
Cloning Terror. W.J.T. Mitchell, théoricien de l’image, voit publier en France une série de réflexions qu’il a consacré à un phénomène sans précédent dans l’histoire de l’humanité : celui de la prolifération exponentielle des images de guerre dans l’imagerie publique des années 2001 – 2008, au point d’évoquer une véritable épidémie pictoriale. Une épidémie dont il serait impossible d’éradiquer les signes : car les images restent, sur internet, le vrai lieu de cette guerre nous dit Mitchell. Et elles y restent pour l’éternité en somme.
Cloning terror, c’est d'abord la réversibilité et la réciprocité de l’emploi de la terreur que Mitchell aborde à travers l’analyse des images produites par les conseillers de Bush dans leur guerre contre la terreur.
Cloning terror, c’est en effet beaucoup la reproduction de la Terreur, sa duplication, son clonage jusqu’en dans la guerre sensée la combattre. On a tous en mémoire ces autres images de terreur, produites par la soldatesque américaine dans les couloirs humides d’Abou Ghraïb et ses mises en scènes infâmes de la torture.
Cloning Terror, une guerre des images bricolée sans intelligence par les américains, mais dont les effets n’ont pas tous été mesurés.
Ainsi de la rhétorique religieuse fanatique déployée par Bush, sa fameuse Croisade contre un Islam largement fabriqué pour la cause, qui voit partout dans le monde triompher le racisme anti-arabe aux conséquences imprévisibles encore.
Ainsi de l’emploi de la métaphore biologique, les discours sur les cellules dormantes de l’islam, de leur prolifération invisible dans le tissu de la société américaine, ou de l’usage de la notion de "terreau", touchant à la fertilité, à la reproduction du genre humain pour aliéner à l’avance des générations d’enfants musulmans innocents.
Cloning terror, une expression floue encore, que Mitchell construit jour après jour pour tenter de faire le pont entre deux phénomènes de société particulièrement centraux dans notre devenir historique : celui du clonage et celui du terrorisme, pour les relier, tenter d’en révéler l’unité profonde, rappelant que l’ère du terrorisme contemporain s’est ouverte en 2001, au moment où la recherche sur les cellules souches faisait l’objet d’un débat national aux States.
Le terroriste et le clone seraient ainsi les figures constitutives du tournant pictorial de notre époque, pour constituer une menace plus profonde encore que celle de l’étranger, car le clone nous ressemble au final, son profil sera demain le nôtre -si l’on n’y prend garde, assure Bush, demain, ils finiront par produire une invisible armée aryenne. Ainsi, il n’y aurait que deux voies pour notre salut : l’une construite par la vieille rhétorique de l’extermination : on ne pourra être certain de les avoir détruit, les terroristes, qu’avec la destruction de leur terreau, à savoir, au fond, l’extermination du monde arabe. Et encore : la logique de la similitude de l’image clonée devrait nous angoisser à un point tel que seule une rhétorique religieuse fanatique saurait nous garder de cette menace : l’ennemi est peut-être déjà intérieur. Il a proliféré partout. Cette guerre devra donc se retourner contre nous, pour éradiquer le musulman qui est peut-être déjà en nous… Exhibez vos souches, que l’islam ne les contamine pas, semble nous dire l’Oncle Sam. On saura bien inventer, allez, la ligne que nul ne devra franchir !
Car Cloning Terror c’est enfin l’invention de la réalité, sinon du réel, ainsi que nous le rapporte Mitchell au détour d’un entretien hallucinant et tellement inquiétant, qu’il a eu avec l’un des conseillers de l’Empire, Ron Suskind affirmant sans façon : "Nos actes engendrent la réalité. Décryptez-la si cela vous chante, nous on agit et on invente cette réalité sur laquelle vous pourrez réfléchir…"
Une réalité grotesque, criminelle, quand on y songe, puisque cette Guerre contre la Terreur se sera muée en guerre d’occupation contre l’Irak, qui faisait un meilleur ennemi qu’Oussama du point de vue des images, et qu’Oussama liquidé, nous ne sommes pas davantage en sécurité… --joël jégouzo--.
Cloning Terror : La guerre des images du 11 septembre au présent, éditions Les prairies ordinaires, sept. 2011, 233 pages, ean : 978-2350960500.
EMPIRE, STATE, BUILDING…
Un building peut-il receler une opinion morale ? Peut-il porter une responsabilité sociale ?
Albert Speer en médaillon, dessinant fiévreusement dans ses plans d’architecte l’esthétique nazie de la ruine du monde, au travers des ruines idéales de son reich de mille ans.
Empire State Building, le nom d’un mythe, bâtiment-temple-logo-monument, condensant toute l’histoire contemporaine sitôt achevé, en 1931. Ponctué, ici, haché, pour donner sens au désordre que l’Empire abrite toujours nécessairement, quitte à le provoquer s’il ne s’affirme pas assez. Car le capitalisme ne sait nous apprendre qu’une chose : c’est que nous avons épuisé le monde déjà, et que seul, lui sait gérer notre fin. Mercator justement, la carte du monde fini, qui nous en a fait les spectateurs savants. La carte, symbole de l’état de finitude politique de l’humanité, au périphérie de laquelle la terre n’est plus qu’un ornement. La revue signe au passage de superbes pages invitant à la méditation autour de la cartographie, celle des modernes qui ne donne plus à voir un monde en expansion, celle des voyageurs arabes, pleines justement d’espoir et d’humanité, cartes inexactes, fascinantes de l’être restées ouvertement, d’avoir si ouvertement accepté leur insuffisance, cartes où demeurait la terre, des mondes à découvrir, des humanités à construire, quand la cartographie moderne est celle d’un monde sans extérieur. De l’Empire State building donc, au One World Trade Center qu’on érigera demain sur les déchirures de Ground Zero, pour porter le nom du nouveau centre du monde libre. Car il n’y a qu’un seul monde pour les Etats-Unis. Le leur. Il faut bien qu’il soit grand…
La revue rend ainsi compte d’une exposition d’objets qui ont construit les symboles de l’utopie capitaliste objectiviste, temples d’une humanité en ruine. Ceux de New York avant tout, l’inusable foutainhead du Capital infini, port franc des traders barricadés derrière leurs chimères numériques. C’est toute l’esthétique contemporaine qui est ici décryptée, du fameux bâtiment achevé en 1931 au World Trade Center, pour remettre la question politique sur le devant de la scène artistique, en interrogeant les formes qui sous-tendent les expressions de ce monde contemporain. Le tout présenté comme un inventaire à la Rabelais, dans un pêle-mêle des arts et du langage, de l’économie des signes et des signaux, dénichant superbement les inquiétantes continuités et posant de bien déroutantes questions : pourquoi la circularité de l’île pour affirmer l’imaginaire des paradis fiscaux ? Pourquoi celui des bulles pour la finance ? Et d'interroger au final le marché de l’art contemporain, qui n’a cessé depuis vingt ans de s’affirmer comme la manière la plus pernicieuse de légitimer l’injustice économique, élaborant des machines discursives propres à détruire les utopies critiques au travers d’une chicane du monde actuel passablement controuvée. --joël jégouzo--.
Empire, state, building, Société réaliste, Olivier Schefer, Giovanna Zapperi, Jozsef Niélyi, Editions Amsterdam, mars 2011, 230 pages, ean : 978-2354800864.
LES OUVRIERS ET L'ECOLE, LA MAUVAISE CONDUITE EN MARAUDE…
Comment les enfants d’ouvriers finissent-ils par obtenir des boulots d’ouvriers ?
Paul Willis s’en est posé la question dans une étude magistrale, enfin édité en France…
Comment et non pourquoi : car le pourquoi, on le connaît, tant ont proliféré les études sur la reproduction sociale à l’école. En revanche, en explorant le comment, c’est à l’ethnographie de la classe ouvrière anglaise que s’est contraint Willis, tout autant que ce comment lui imposait d’analyser les discours de coercition que l’école met en place quand elle rencontre une opposition aussi systématique.
Pour y parvenir, Paul Willis a construit son étude depuis "le banc du fond de classe", dix-huit mois durant immergé au cœur du bassin industriel le plus dur d’Angleterre, les Midlands. Et quelle intelligence n’y a-t-il pas rencontrée, ainsi qu’en attestent les nombreux entretiens publiés dans l’étude ! Car s’il explicite bien des parcours individuels d’auto-damnation, l’on aurait tort de s’arrêter à cet aspect des choses, ainsi que le font nos préfaciers. D’une part parce que cette réponse n’est pas si inappropriée que cela –elle construit la sociabilité dans laquelle il leur faudra bien vivre-, et ensuite parce que cette confrontation à l’idéologie méritocratique de l’école en dévoile l’hypocrisie avec une pertinence rare. Rappelant, comme le fait l’un de ces gamins indisciplinés, que le pouvoir de l’école repose en fin de compte sur la loi et la coercition de l’Etat (la police finit toujours par entrer dans l’école pour résoudre les problèmes qu’elle ne sait aborder), l’essai nous montre des gaillards parfaitement conscient du fait que l’école troque très vite et sans vergogne son paradigme pédagogique contre un paradigme moral, pour en appeler à la responsabilité des individus quand sa pédagogie et ses programmes n’offrent plus de prises sur eux. Mystification suprême dans cette forme de l’échange social entre deux mondes sociaux inégaux, que celle qui voit l’objectivité pédagogique disparaître derrière le brouillard du devoir moral, de l’humanisme abstrait et du discours de la responsabilité sociale.
Prodigieuse intelligence aussi de cette contre-culture sauvage, qui sait parfaitement pointer le champ de prédilection de l’école comme étant celui de la zone du formel, auquel opposer nécessairement la zone de l’informel, c’est-à-dire non pas celle du concept et du savoir, de l’ordre des mots et de la pensée, mais au contraire, contre les règles du langage et de la pensée coercitives, glander, sécher, rigoler pour arracher un espace physique et symbolique à l’institution et à ses règlements. La mauvaise conduite en maraude, en quelque sorte, qui pose la question de la légitimité de l’école en tant qu’institution, incapable d’offrir aux enfants d’ouvriers un cadre plus adéquat de formation intellectuelle. C’est enfin la manière dont l’école façonne la culture du travail manuel dans la société anglaise que l’essai explicite avec beaucoup de rigueur. --joël jégouzo--.
Paul Willis L’école des ouvriers, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, éditions Agône, Collection L'ordre des choses, 438 pages, septembre 2011, ean : 978-2748901443.
UN VRAI CRIME POUR LIVRE D’ENFANT : DE QUOI ECRIRE EST-IL LA MESURE ?
Un vrai crime. Une vraie enquête semée d’indices plus troublants les uns que les autres, et qui finissent par contaminer ce livre même qu’on lit, qui semble lui aussi relever du même meurtre, ou du moins participer de son élucidation, voire de la tentative de meurtre que des forces obscures, diffuses, essaient de perpétrer contre la narratrice, ou plutôt, à travers elle, contre cette part plus absolue et plus énigmatique que nous partagerions avec elle et qui constitue tout le défi narratif et toute la trame de l’ouvrage lui-même : car si ce n’est l’enfance qu’on assassine, qu’est-ce donc qui meurt ici dans cet ouvrage ? Or ce meurtre plus souterrain, incontournable et plus initiatique d’une certaine manière, ce meurtre qu’on ne peut pas, qu’aucun d’entre nous ne peut pas ne pas commettre car il est celui par lequel nous entrons dans l’âge d’homme, Chloe Hooper l’accomplit avec un talent inouï, sans jamais céder à la facilité de la narration, jouant de tous les registres que la langue nous offre, empruntant au roman picaresque sa structure en abîme qui, mieux qu’aucune autre, sait traduire l’essence de son propos : la résistance forcenée de la langue de l’immaturité aux logiques obséquieuses et fades du monde adulte.
Jeune institutrice en charge de son premier poste, dans cette ville où il ne se passe jamais rien de mal, où les gens sont gentils par tradition, la narratrice bascule dans l’adultère avec le père de l’un de ses élèves, Thomas. Cet homme, qui ne peut lui-même s’empêcher d’être gentil quand il se veut amoral, fastidieux dans ses élans de lubricité, a pour épouse l’auteur d’un best-seller tiré d’un fait-divers : une femme trompée a tué la maîtresse de son mari avant de se jeter d'une falaise. Bien vite, la narratrice découvre que la femme de Thomas connaît l’existence de leur liaison, tandis que nombre d’indices laissent à penser qu’on veut l’assassiner. Mieux : cet adultère motive l’inspiration littéraire de la femme de Thomas. Sans jamais trahir sa ligne romanesque, Chloe Hopper se lance alors dans une époustouflante analyse de la position éthique de ce type d’écrivain racontant un crime vrai pour jouer les intermédiaires entre le Mal et le lecteur, et se placer ainsi au dessus de tout blâme. Pour ne pas s’exposer à ces mêmes reproches, son écriture épouse alors sa propre vérité : de quoi écrire est-il la mesure ? La fiction ressortit d’un coup au fantastique : les animaux du bush se lancent dans cette enquête, tandis que la narratrice forme l’idée d’écrire un jour une histoire pour tout expliquer à Lucien, le fils de son amant : "Un vrai crime pour livre d’enfant", c’est-à-dire le livre, précisément, que nous lisons. Dans cette approche plus "juste", mais plus douloureuse de la vérité romanesque, Chloe Hopper révèle ainsi le grand naufrage dont nous sommes faits et sauve l’essentiel, sous le couvert d’un prodigieux talent de conteuse. --joël jégouzo--.
Un vrai crime pour livre d'enfant, de Chloe Hooper, traduit de l’anglais (Australie) par Antoine Cozé, Christian Bourgois éditeur, sept 2002, 292p., 22 euros, Ean : 978-2267016369, existe en poche, Points Seuil, 7 euros, ean : 978-2020618465.
LA SOCIETE DES EGAUX, de PIERRE ROSANVALLON
(Le PS entre Pastorale des égaux et gestion des inégalités ?)
Paru fin août au moment où le PS se réunissait à La Rochelle, l’essai de Pierre Rosanvallon, bien que salué par la Une de Libé, a bien vite été enterré semble-t-il. Il faut changer la société, tançait l’historien, quand la Gauche préférait s’affirmer en bonne gestionnaire d’un pays en crise. Il faut changer la société, sommait l’historien, argumentant avec une folle ambition, documentant son essai avec rigueur et fougue, au point de réécrire au fond toute notre histoire contemporaine, arrimée aux malentendus provoqués par des disputes universitaires d’où il était abusivement ressorti, à la suite d’une lecture hâtive de Tocqueville, que le vrai débat dans nos sociétés démocratiques s’articulait autour du couple problématique égalité-liberté. Dans cette tension insurmontable gisait l’idéal démocratique : l’égalité tuait la liberté et cette dernière, nous assurait-on, compromettait irrémédiablement l’idéal d’égalité. Et voici que déboulait enfin un historien pour tordre le cou à cette idée saugrenue, une antienne reprise par des générations d’étudiants soucieux de plaire à des professeurs complaisants.
Mais résolument, la Gauche tourna le dos à ce débat d’idées. Au projet de civilisation, rien moins, une révolution culturelle à tout le moins, à laquelle Pierre Rosanvallon tentait de donner un corpus sinon corps, le PS opposa un profil plus modeste mais réalisable, demain, sitôt la page électorale tournée. Un projet de gestion. Dont on voyait sans mal se dessiner les grandes lignes communes malgré le grand écart d’un Valls ou les valses hésitations des uns et des autres : une fiscalité plus juste, des marchés sous contrôle, le capitalisme financier dans le collimateur. De la technique donc, au service d’un engagement politique clair, plutôt qu’un engagement politique au service d’un idéal toujours nécessairement abstrait.
Certes, dans son principe, cette société des égaux proposée par Pierre Rosanvallon a bien de quoi séduire. Qu’il faille refonder l’idée d’égalité, qui le contesterait ? Que l’égalité formelle, juridique de tous les citoyens ne soient pas, en France, une réalité, il ne viendrait guère qu’à l’idée des plus réactionnaires de le contester.
Ecrit dans une perspective tout à la fois historique et théorique, l’essai de Rosanvallon nous aide à reconstruire la généalogie d’une idée malmenée, en France. Il n’a pas tort quand il affirme que les réponses à la crise que nous traversons sont avant tout sociales. Tout comme il n’a pas tort de convoquer Sieyès pour affirmer avec lui que seule une société de semblables pourrait faire que nous appartenions à la même humanité. Ses définitions de l’égalité sont justes et pertinentes. Et son essai se fait même carrément passionnant quand il se mêle de décrire les tournures que prit le vote citoyen dans notre Histoire, ces procédures quasi physiques du vote délibératif lors des fêtes de la votation qui transformaient magiquement les individus en citoyens. Il n’a pas tort non plus de refuser de se laisser enfermer dans une critique morale de l’individualisme contemporain, véritable impasse pourtant aux tragédies que ce monde affronte. Il a raison de dénoncer en revanche derrière cette volonté d’être quelqu’un plutôt que simplement un "semblable", derrière cette idéologie du mérite qui a fini par séduire les gens de gauche, une idéologie de l’arrangement dissimulant avec peine son infamie. Séduisante est l’ébauche qu’il tente, des conditions culturelles, sinon civilisationnelles, d’une société des égaux au sein de laquelle la diversité serait l’étalon de l’égalité, d’une égalité qui serait la condition et l’exigence de la diversification des libertés.
Mais le PS a choisi de mener son combat sur un autre front, de real politik disons, où prouver qu’il saura, techniquement, mettre en place des solutions tout à la fois plus justes et plus efficaces, construire le vrai terme d’une alternative à cette monstruosité économique qu’est devenu le capitalisme financier, qui emporte tout sur son passage, les individus, les peuples, les Nations.
La Gauche, écrit Rosanvallon, "ne peut se réduire à être celle qui corrige à la marge". Il faut changer la société. Sauf qu’elle nous a déjà fait le coup de l’utopie créatrice -changer la vie et ce genre de mot d’ordre dont on ne revient jamais que sérieusement cabossé. On la préfère donc en gestionnaire désabusée mais efficace, plutôt que sacrifiant à la gloire des idées.
"Le peuple est retranché de l’humanité par la misère", affirmait Proudhon. Ne le retranchons pas une seconde fois en lui jetant de vaines incantations à ronger. Mais pour échapper au mode de l’incantatoire, il faut aussi interroger les techniques du pouvoir et du gouvernement. Là gît la vérité de l’action politique. Certes, la politique que la Gauche au pouvoir mettra en œuvre témoignera de sa volonté de faire rendre gorge aux inégalités qui n’ont cessé, sous le règne de Nicolas Sarkozy, de s’accroître. mais elle pourrait bien être tentée, cette fois encore, de ne corriger qu’à la marge pour gérer ces inégalités avec plus de malignité que l’on en prévoit déjà. Du coup, seul le passage d’une rationalité politique à une rationalité économique pourra nous sauver des belles promesses que l’on ne tient jamais. La Gauche devra gérer. Dans l’acte de gestion se consument tous les principes d’égalité. Contre le triomphe de l’économie et du gouvernement, il lui faudra démontrer, dans les faits et non les discours, que toute économie est avant tout une construction sociale. Dans les faits, c’est-à-dire tout aussi bien dans sa pratique gouvernementale. Car il nous faut nous situer désormais sur le plan de la pratique et des techniques du gouvernement des hommes, plutôt que sur celui des idées. L’enjeu sera donc aussi celui du fonctionnement du dispositif gouvernemental, que la visée pastorale (de l’égalité) ne recouvre pas, et sur lequel, au fond, on a peu entendu nos candidats s’exprimer. –joël jégouzo--.
La société des égaux, de Pierre Rosanvallon, éditions du Seuil, coll. Les Livres du Nouveau Monde, sept. 2011, 430 pages, 22,50 euros, ean : 978-2-02-102347-4.
UN SIECLE DE VIOLENCE DE CLASSE EN AMERIQUE
(Quand l’honnêteté et l’intelligence sociale disparaisse de la vie Publique…)
Dynamite ! a paru aux Etats-Unis en 1931. Un livre manifeste, étonnant, inquiétant, incroyablement documenté par Louis Adamic, immigré yougoslave qui prit part, au début du vingtième siècle, à tous les combats du prolétariat américain, révélant de l'intérieur les stratégies de violence du patronat us et la brutalité avec laquelle les States mirent fin aux mouvements ouvriers révolutionnaires sur leur sol. Dynamite, l’arme des démunis quand l’honnêteté et l’intelligence sociale ont disparu de la vie Publique. Une histoire effarante, effrayante aussi, puisque celle de la conversion de la lutte des classes au gangstérisme, celle de la criminalisation des rapports sociaux dans un pays où la violence et la guerre sont demeurées des valeurs fondatrices.
Car toute l’histoire de l’Amérique, finit par nous faire comprendre Louis Adamic, est celle de la violence la plus décomplexée, de l’extermination des amérindiens à celle des esclaves noirs. Un déchaînement de sauvagerie que la crapule libérale aurait presque fini par nous faire oublier, n’étaient ces sales guerres qui ne cessent d’encadrer la marche de l’impérialisme américain.
C’est à la faveur de la poussée du gangstérisme aux Etats-Unis que l’étude paraît. Une poussée que l’auteur analyse comme la conséquence directe de l’anéantissement sanglant par la bourgeoisie des espoirs révolutionnaires du prolétariat organisé : les militants se tournèrent dès lors vers la satisfaction de revendications privées, que le mode de production capitaliste, associé aux dérives mafieuses, encourageait alors dans les années 30. Une déception militante que l’on aurait tort de considérer à la légère, tant la sauvagerie de la répression fut longue et exceptionnelle. Et Adamic d’en rappeler les épisodes les plus sanglants, passés depuis par pertes et profits. Comme celle des grandes émeutes de 1877, liées aux échecs des premières grandes grèves, risquées quand toute grève était considérée comme un complot contre les Etats-Unis !
Louis Adamic sait comme aucun autre dessiner alors le contexte de cette période ténébreuse, quand un seul mot d’ordre traversait le pays : réussir ! Réussir…, quand des millions étaient jetés dans la misère, réussir, quand dans ce culte du triomphe et de l’égoïsme, dans le déclin de toute morale, le Big business s’enracinait sur une violence aveugle, recrutant ses armées dans une moitié de la classe ouvrière pour massacrer l’autre moitié, une marée humaine qui vivait et mangeait dans les décharges publiques et affrontait les cohortes envoyées explicitement pour la tuer. C’est toute l’histoire d’une ville emblématique en particulier, qu’il connaissait bien, que Louis Adamic nous livre : celle de Chicago qui fut dans les années 1880, la ville la plus radicale des Etats-Unis, structurée autour du POS (parti Ouvrier Socialiste) qui tenta d’organiser une résistance héroïque au capitalisme le plus meurtrier que l’histoire ait alors inventé. Une répression que nous ne savons plus réaliser aujourd’hui, tant s’est imposé de cette histoire américaine l’autre modèle simpliste de son enrichissement continu.
Une histoire qui s’ouvre sur les belles pages du rôle des femmes dans cette lutte d’émancipation désespérée, elles qui furent les premières aux avant-postes d’un combat inégal. Les femmes et les immigrés, poussés au désespoir le plus total jusque dans la férocité sans pareille de la répression qui s’abattait sur eux, celle des milices recrutées par un patronat haineux, engagées pour les exterminer avec la complicité des médias qui n’avaient, déjà, à leur Une, que les mots de "racaille" pour les qualifier. Une lie, l’ordure selon eux, qu’il fallait éradiquer, à commencer par ces irlandais querelleurs avec leurs explosions sporadiques, quand la faim les poussait à sortir de leurs trous à rats.
Mais c’est aussi toute l’histoire des utopies sociales que nous raconte Louis Adamic, des fouriéristes américains aux hippies, en passant par les Molly Maguire, ces sociétés secrètes de mineurs, lasses d’attendre une quelconque embellie dans la vie de leurs adhérents et qui pendant des décennies conquirent en Pennsylvanie de vraies avancées sociales à coups d’assassinats de patrons et de contremaîtres… --joël jégouzo--.
Dynamite ! Un siècle de violence de classe en Amérique, Louis Adamic, Sao Maï éditions, traduit de l’anglais (américain), notes et notices par Lac-Han-Tse et Laurent Zaïche, sept. 2010, 478 pages, 15 euros, ean : 978-2-953-1176-4-6.
Afghanistan –récits d’une guerre d’allégeance…
La Laïcité – Histoire d’un fondement de la République –Henri Pena-Ruiz
Qu’est-ce que la laïcité, quelles en sont les raisons historiques, les principes philosophiques ainsi que les traductions juridiques, pour l’Etat, l’école et la société ? Henri Pena-Ruiz, professeur de philosophie, s’est attaché à nous l’expliquer en quelques propositions claires, comme volonté de la République de ne pas distinguer les personnes entre elles. La laïcité, commente-t-il, fonde notre cadre politique sur trois principes indissociables qui ne visent à rien moins qu’unir les êtres humains et les faire vivre ensemble de la façon la plus juste qui soit. Premier de ces principes, celui de la liberté de conscience, nécessairement articulé au principe d’égalité des droits de tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions spirituelles, principe auquel la Puissance Publique assujettit sa vocation : l’Etat, qui est la communauté de droit de tous les citoyens, n’est dans son rôle que lorsqu’il vise l’intérêt commun et non l’intérêt particulier de certains.
On comprend bien ce que pointe Henri Pena-Ruiz, qui dans l’Histoire de notre pays s’est construit non sans tumulte comme la garantie d’un fonctionnement plus juste de la Puissance Publique. Mais si l’on comprend le sens historique de ce combat, en revanche, là où le philosophe peine, c’est à sortir de l’approche historico-philosophique pour nous expliquer en quoi, aujourd’hui, la défense de la laïcité telle qu’elle s’est formulée dans les Lois récentes, s’avérait nécessaire… Définir en outre, comme le fait Henri Pena-Ruiz, notre époque comme celle des crispations communautaristes, en en rejetant la faute sur ces minorités visibles tellement dérangeantes aujourd’hui, paraît pour le moins problématique : c’est la question de l’inégalité républicaine du traitement des personnes, dans les faits et non dans les principes, qui a mobilisé ces minorités, naguère escamotées non seulement de l’espace public, mais du Droit Républicain ! Les propos sur la défense de la laïcité s’avèrent ainsi biaisés : les lois récentes ne visaient en réalité pas à défendre la laïcité, mais à stigmatiser des populations, à distinguer, à différencier, c’est-à-dire à produire exactement l’inverse de ce que l’on énonce ici concernant ce soit disant idéal républicain construit trop théoriquement pour être honnête. Certes, il est bon d’avoir des principes et à ce niveau, on ne trouvera pas grand chose à redire. C’est enfoncer des portes ouvertes et convoquer sans nouveau frais l’Histoire. Au mieux, une piqûre de rappel, peut-être utile, mais pas vraiment nécessaire : nul ne songe sérieusement à confessionnaliser l’Etat français, et moins encore ses nations… Cela posé, dire que la Puissance Publique ne peut s’assujettir à la croyance des uns ne peut être suffisant : la Puissance Publique construit des croyances convenables, des pratiques du moins, qu’elle exhibe sans pudeur en stigmatisant d’autres pratiques comme incultes, sinon barbares. Henri Pena-Ruiz n’est ainsi plus à sa place quand il évoque le voile comme le symbole de l’oppression féminine… On connaît assez cette rhétorique et ses effets dévastateurs pour ne pas y sacrifier de nouveau. –joël jégouzo--.
La Laïcité, Histoire d’un fondement de la République, Henri Pena-Ruiz, éd. Frémeaux et associés, août 2011 Collection Lectures, 1 cd-rom, ean : 356-1302535128.
Le David Crockett de toutes les enfances : une crapule…
Les éditions Cartouche publient, comme à l’accoutumée, des textes touchant au destin tragique des amérindiens absolument sans aucun recul, sans appareil critique, sans distance, nous livrant une bibliographie en fin de compte édifiante à force de cécité. Ici, les mémoires de David Stern Crockett, héros de toutes les enfances, qui naquit un 17 août (1786) au bord de la rivière Nola Chucky. Chasseur dès son plus jeune âge, aimant volontiers faire le coup de poing en compagnie des rudes rouliers de cette brutale Amérique naissante, David se maria à Winchester l’année qui vit débuter la guerre d’extermination des Creeks. Saisissant l’opportunité, il s’engagea aussitôt dans l’armée pour "défendre le pays", écrit-il sans rire, quand il ne s’agissait que d’exterminer les indiens… Sa troupe franchit le Tenessee, pénétrant en territoire Creek. David saisit une nouvelle fois sa chance, se fait commando de chasse, traque le "gibier" indien dans les bois, fait du renseignement et gagnent en notoriété grâce aux coups tordus qu’il réussit avec quelques huit cent autres volontaires en quête de sensations fortes : ils encerclent la ville indienne de Black Warrior’s Town, la rase, y mettent le feu, enfermant dans leurs tentes femmes et enfants pour les brûler vifs et croquer ses exploits dans la plus parfaite insouciance d’une plume désinvolte, consignant sans état d’âme l’atrocité banale d’une escouade formée au massacre de masse… "On a brûlé la ville", répètera-t-il à longueur de pages, égrenant un périple tout simplement assassin, de villages en villages semant la mort et la terreur sans jamais en concevoir le moindre mal, avant de devenir trappeur et de consacrer sa retraite à forger sa légende, pour le plus grand plaisir des marchands d’innocence…--joël jégouzo--
David Stern crokett, Vie et Mémoires authentiques, éditions Cartouche, mars 2010, 188 pages, 10 euros, ean : 978-2-915842-58-6.
COMMENT FAIRE VIVRE L’IDEAL DEMOCRATIQUE ?
Il faut changer la société, nous dit Pierre Rosanvallon. La Gauche ne peut se contenter de corriger à la marge. Ce à quoi elle incline pourtant, nécessairement, par souci de real politik quand il s’agit avant tout de débarrasser le pays du dispendieux, du funeste Nicolas Sarkozy, quand il s’agit avant tout de rétablir les comptes de la Nation, d’éponger une dette colossale dont on voudrait nous rendre collectivement responsable quand elle n’est que le fait d’une poignée de nantis. Il faut économiser, payer, se sacrifier encore nous promet-on à mots feutrés, tant les dérives du règne sarko auront été monumentales. Au risque d’oublier que la citoyenneté ne peut plus se résumer au vote, à ces journées de dupes de l’urne propriétaire, qui n’a cessé dans notre beau pays de cristalliser cette communauté d’épreuve qu’est devenue la société française.
Comment faire vivre l’idéal démocratique quand le monde politicien n’a cessé d’instruire une citoyenneté politique rapetissée à la votation, au détriment de la citoyenneté sociale qui est là où blesse le bât sous les coups de butoir de l’injustice et des inégalités ? Il y a eu, nous dit Pierre Rosanvallon dans son dernier essai, une spectaculaire rupture du contrat démocratique en France. Une rupture installée par le haut, par un personnel politique plus soucieux de ses privilèges que du Bien Commun, mais à laquelle semble-t-il nous dire, la Nation a elle-même consenti. Un consentement à l’inégalité qui aura fait les (quelques) beaux jours de Sarkozy. Une France convertie à la passion de l’inégalité sous couvert d’une méritocratie qui n’était qu’une légitimation méritocratique des inégalités à la française –voyez la carte scolaire, voyez la conversion des bobos à leur identité résidentielle. Une France qui aura accepté l’affaissement des représentations traditionnelles du juste et de l’injuste. Rosanvallon use de mots forts pour en parler, évoquant la dénationalisation de notre pseudo démocratie, où depuis belle lurette les riches ont fait sécession et les politiciens renoncé à empêcher que naissent de véritables ghettos dans les banlieues –voir à ce sujet le rapport d’une commission parlementaire publiée sous le manteau et aussitôt escamoté dans les archives poussiéreuses de l’Etat, sans susciter le moindre débat alors qu’il livrait des conclusions littéralement stupéfiantes de notre représentation nationale, Droite Gauche confondues…
Faire vivre l’idéal démocratique, dans ces conditions… Nous sommes loin du printemps des révolutions arabes, inventant des procédures quasi physiques de votes délibératifs, réactualisant ces fêtes qui transforment les individus en citoyens…
Il semble pourtant qu’ici et là on ait pris la mesure du vrai écueil de la société française : il faut trouver des réponses sociales pour surmonter la crise, financière, économique, politique, qui secoue notre société. Des réponses sociales, c’est dire quelle importance revêtira alors dans le parcours qu’on nous inflige vers l’urne propriétaire, l’articulation de l’idéal démocratique aux conditions institutionnelles de son effectuation… Mais on a guère entendu les politiques s’exprimer sur les formes techniques que devrait prendre le bon gouvernement des hommes. Or, c’est là qu’il faut agir. Il faut transformer le fonctionnement de la machine gouvernementale. Le triomphe de l’économie ET du gouvernement sur tous les autres aspects de la vie sociale sont insupportables. Il faut toucher à l’ordre fonctionnel de la République, l’enjeu décisif étant le fonctionnement du dispositif gouvernemental. Oui, le gouvernement des hommes est bien l’enjeu majeur de la souveraineté politique, ainsi que l’avait très bien cerné Foucault. L’acte de gouvernement ne peut pas ne pas inclure la liberté des gouvernés. L’Administration Publique ne peut être ce Moloch qu’on nous a imposé. L’idéal démocratique du Peuple Constituant est l’exacte contraire de la pratique du vote secret. Si bien que ces utopies politiques que l’on a vu fleurir au travers du mouvement transnational des indignés par exemple, ou du printemps arabe, ne peuvent être simplement décriées comme les vestiges obscurs déposées sur le rivage d’une civilisation en perdition, auxquels des idéalistes feraient retour nostalgiquement. La Nation, sans la vie publique du Peuple, est-elle possible ? Qu’est au demeurant cette vie publique du Peuple quand elle passe sous la coupe de l’Opinion Publique, sinon la forme contemporaine de l'Acclamation que les médias ne cessent de promouvoir comme une liturgie bien perverse qui vient de nous coûter, déjà, le règne obscurantiste d’un Sarkozy ? Ne livrons plus le pouvoir politique aux mains des experts ou des médias. La Politique est une sagesse, non une science, qui commande d’interroger sans cesse les techniques de gouvernement et de pouvoir, si souvent fatales à l’idéal démocratique. –joël jégouzo--.