SYLVIA, DE LEONARD MICHAELS, rentrée littéraire janvier 2010.
Une critique unanime, unanimement dithyrambique. Mérité.
1960. Michaels est pris de passion pour Sylvia Bloch. Ils ont vingt ans, lui beaucoup plus, elle un peu moins. Vingt ans tout de même : cette manière d’être en chemin de soi dans le monde, encore. Ils ont l’âge des équilibres précaires. Lui n’a pas terminé sa thèse et se lance à corps perdu dans l’écriture, raturant, griffonnant, revenant sans cesse aux mots qui lui résistent, tandis que Sylvia s'allègue fiévreusement dans ces années de frénésie généralisée. Ils s’installent à New York. Dans le Village, on trouve encore des vieilles qui crient en italien d’une fenêtre l’autre, et par la fenêtre de leur piaule minable, ils aperçoivent l’Hudson River ou les falaises du New Jersey, ou le désordre brutal qui travaille la ville.
Sylvia, lourde crinière noire. Yeux noirs. Long cou fin. Son exotisme est foudroyant. Est-elle belle ? Au delà de toute beauté. Fin de l’été 60, ils s’installent donc ensemble. Déjà l’un avec l’autre comme de toujours. "Cette histoire a commencé sans début", note Leonard dans son Journal. Car il tient un journal, très vite, dans lequel il note les tumultes de cette passion, ses égarements, ses excès.
Sylvia est brillante, ses parents viennent de mourir. Non : il ne faudrait pas la réduire à cette mesure. Sylvia est brillante. Elle s’en fiche et vit le contraire. Ils se disputent épouvantablement. Tous les jours. Sous n’importe quel prétexte. Pour se construire, peut-être, un espace de rage où tenir. Corps à corps frénétique. Sylvia est véhémente. D’une véhémence que rien ne peut soumettre : celle de l’Autre. Tandis qu’autour d’eux la grosse Pomme trépide. Charlie Mingus, Mile Davies, les débuts de l’héroïne, de la coule, de l’étrangeté d’être en vie dans les années 60… Sylvia décline sa vie en latin, en grec. Homère. Virgile, son poème : Plaine fumantes de poussières. Dans les affres de son hystérie, elle trouve toujours le temps d’une pause et d’un rien d’élégance froide. Sa demande d’amour demeure pourtant exorbitante : la véhémence de l’Autre. Bien qu’elle ne soit pas dupe de sa comédie. Mais New York en ce temps-là est comédie, Kennedy flirtant avec des actrices de cinéma, Ornette Coleman "éviscérant" le jazz… Tout y est fringant. Il faut donc l’être -tandis que les français brimbalent, entre Staline et Sade. Bientôt Kerouac entre dans leur entourage, puis Ginsberg et la marijuana. Et l’époque tout entière, dans son injonction la plus arrêtée : rien n’existe plus en soi, tout doit relever d’un sens caché. Le paradigme linguistique officie désormais, structurant et la Connaissance et l’émotion du monde, de soi – et accessoirement il nourrit, abreuve, sature la paranoïa de Sylvia tant les sixties l’imposent.
Alors au terme de cette aventure, Leonard vagabonde dans les couloirs d’une fin qui le sépare de lui-même. Dire que les pages sont belles ? Que l’écriture est forte ? Cela n’a pas de sens. C’est superbe. Subsumant toute réalité pour la soumettre à la seule nécessité d’une écriture mûrie pendant trente longues années. La vie évanescente, saisie enfin dans la mort disparue. Un journal mais autre chose, une autobiographie mais autre chose, un récit, un roman et plus que le roman, moins pénétré par le réel d’une culpabilité équivoque que par l’absence d’un Discours qui aurait pu, jadis, porter secours à l’un et l’autre : il n’y avait pas de discours pour dire Sylvia, et surtout pas celui de la psychanalyse bientôt triomphante. Mais tous l’ignoraient, à commencer par Sylvia qui ne pouvait que le chaos de sa geste imparfaite. Il n’y avait pas de Discours. Pas même celui de la confusion des sentiments, pas même celui du dérèglement des sens, juste la nécessité, à trente ans d’intervalle, de la chose achevée et de son lieu aujourd’hui : l’écriture.—joël jégouzo--.
Sylvia, de Leonard Michaels, traduit de l’américain par Céline Leroy, éd. Christian Bourgois, janvier 2010, 17 euros, ISBN : 9782267020618.
LE GRAND LOIN, DE PASCAL GARNIER, rentrée littéraire de janvier 2010.
Et dans les repas mondains, c’est à peu près tout ce qu’il trouve à dire.
N’ayant rien à faire la plupart du temps, il se contente d’être.
Mais à plus de soixante ans, qu’être ?
Alors Marc se met surtout à s’absenter, à s’absorber dans la contemplation des grands loin(s) qui bordent nos vies, penché au-dessus du parapet d’un pont d’autoroute, à contempler le flux des voitures surgissant de nulle part.
Ou bien il habite un monde minuscule : le tapis du salon, quelques infimes débris domestiques.
Un jour il s’arrête devant une animalerie.
Il achète un chat. Vieux. Malade.
«J’ai acheté un chat».
Gros, vieux, amoché.
Tandis que sa femme, Chloé, continue de meubler sa vie comme un espace. Là-bas. Loin.
Il songe alors qu’au loin, tout est différent. Sûrement. Incomparable. Alors qu’Ici, tout est vrillé. Une seconde idée lui vient, après celle du chat : le Touquet. Aller au Touquet. Avec sa fille Anne. Pour lui offrir quelque chose de… Différent, peut-être. Quelque chose d’autre que son hôpital psychiatrique. Au Touquet, il y a la mer, quand même. Elle monte, elle descend.
Et puis rien d’autre, découvrent-ils en compagnie du chat Boudu. Sinon un jeune barman de l’hôtel. Désiré. Anne veut que son père paie Désiré pour qu’il couche avec elle. Marc offre cinq cent euros au barman. Et puis tout s’enchaîne vraiment : Marc ne veut plus rentrer, ni sa fille. La virée tourne à la cavale : reste Agen. Go to Agen. Où tout commence et où tout fini.
Mais ils n’entreront pas dans Agen. Ils s’arrêteront juste devant. Pour atterrir dans une caravane sans confort. Des semaines. D’un rêve innocent poursuivi sauvagement. La vie au paradis. L’insignifiance poussé à la perfection. Avec tout juste assez de réel pour faire qu’on existe. Marc s’y heurte. Bêtement. Il se blesse sur une pointe rouillée. Son doigt s’infecte. Devient tout noir. Il pense qu’il faut le couper. Anne le lui coupe. A vif. Le monde est effarant. Il est resté plus grand que nous. Sans retour possible. De quoi revenir du reste? Revient-on de vieillir ? Revient-on de mourir ? Revient-on de trop de solitude, de tout ce vide entre les corps ? Il y aurait peut-être une solution : faire comme si rien ne s’était passé. Désiré, le pizzaïolo brûlé vif dans sa caravane, le doigt coupé, Anne suffocant d’une implacable hystérie. Des histoires. Une histoire. Rien. Non : une histoire, juste une histoire. Il ne s’est rien passé d’autre que cette histoire superbement écrite. Celle d’une dérive infinie, sur place : celle des mots où tout ordre échoue à être.—joël jégouzo--.
Le Grand Loin, de Pascal Garnier, éditions Zulma, janvier 2010, 158 pages, 16,50 euros, ISBN-13: 978-2843044984.
DE LA REALITE DES AMERIDIENS AUJOURD’HUI.
Hommage comme une parenthèse ingénue qui révèle pourtant, brusquement, page après page, la stupéfiante beauté d’un texte qui finit par vous prendre à la gorge.
Tom est de retour dans la vallée qui fut jadis le territoire de sa tribu. Son oncle, un vieil indien que tout le monde prenait pour un fou, vient de mourir dans les bois où il s’était enfoncé après avoir tiré sur les engins de terrassement venus détruire son pays. Mais personne ne comprend ce retour. Il faut dire que Tom est très peu indien après son passage dans les universités californiennes. Partout, il ne rencontre que l’hostilité ou l’incompréhension.
C’est que tout disparaît patiemment dans ce coin paumé du nord des Etats-Unis : après les indiens, au tour des bûcherons de périr - il n’y a plus assez d’arbres pour les faire vivre. Ultime projet pour maintenir un semblant de vie, l’exploitation d’une mine de cuivre, dont une grosse société a racheté les droits avec la complicité de l’état fédéral et ce, malgré la promesse de ne pas toucher à la réserve.
Avec obstination, accablé par le souvenir du vieil homme qui l’a éduqué, Tom ne veut en démordre. Il ne sait plus rien des lignes de crête où l’on chassait le gibier jadis, mais il veut rester là, à faire l’indien sans même savoir ce que c’est que de l’être. Ce faisant, il nous livre une superbe méditation sur la disparition d’une civilisation dont nous n’avons conservé que des images falotes, se demandant, dans ses accès de désespoir, si ce n’est pas des idioties toutes ces histoires d’initiation, d’esprit du loup, de Grand-père corbeau occupé à déchirer l’écorce d’un cèdre rouge pour la transformer en corde. Il songe aux expéditions avec son oncle dans les vieilles futaies, à cette biche qu’ils avaient tuée et dont ils avaient fait offrande de ses os à la rivière. Peut-on vraiment croire encore à ces histoires ? Et si l’on veut y croire, dans quel langage parler ce monde lié à la magie ? Dans cette réserve si fragile, abandonnée de tous, Tom s’irrite d’ignorer à ce point ce que c’était que d’être indien avant l’arrivée des blancs.
L’enterrement de son oncle est l’occasion d’un chapitre absolument bouleversant, ouvrant par-delà la symbolique d’un univers recouvert de ronces à l’abandon du monde, le nôtre, errant dans le vide de son absolu manque de foi. Peinture subtile d’une société en décomposition, la nôtre plus sûrement que celle, disparue, des indiens d’Amérique. Peinture accablante d’une Amérique qui a tellement travaillé son image des indiens montant à cru leur monture et défiant l’homme blanc, qu’aucun indien ne sait plus exister en dehors de cette image, si réductrice quand leurs peuples comptaient une telle diversité, une telle richesse de coutumes et de cultures. Gommés par cette image, ils sont devenus, à l’exemple de Tom, irréels. Un chant peut-être, à peine, un rêve, ou le surgissement d’une voix ténue, celle de Louis Owens précisément, indien lui-même en quête de son histoire et de sa langue. Et si Tom découvre qu’on n’est plus guère indien de nos jours que socialement, stigmatisé dans une marginalité économique partagée par tous les exclus, qui sont légion en Amérique, ce n’est pas pour s’enfermer dans cette découverte mais tenter de la surmonter dans la quête incessante des objets dont cette langue se nourrissait : essentiellement ici les pentes des grands glaciers du nord de l’Amérique. C’est alors, mieux que la disparition d’un monde naturel, l’évocation de la naturalisation d’un monde que nous offre Louis Owens. Un roman certes noir, mais dans la digne tradition des poète transcendantalistes américains, d’un Thoreau par exemple, capable d’écrire sur la nature des pages d’une époustouflante beauté, comme seuls les poètes américains savent les écrire semble-t-il. Louis Owens compose ainsi une ode effectivement superbe à la nature, enfouie elle aussi, recouverte, énucléée par la civilisation occidentale. Une nature dont rien n’a survécu. Car s’il existe encore de vrais loups, il n’y a plus d’indiens pour leur donner vie.
Sur le sentier de sa guerre, Tom commet un attentat en forme de geste désespéré, contre le chantier en train. Pourchassé, il s’enfonce dans la forêt, gravit les glaciers pour s’ouvrir enfin, dans cet ultime combat, à son identité recouvrée : l’esprit du loup font sur lui dans une superbe vision, au moment où le lecteur s’y attend le moins, lui offrant une symbolique d’une incroyable force : c’est tout l’acte d’écrire qui prend forme ici et récupère sa beauté, son souffle, sa vraie nature.—joël jégouzo--.
Howard Zinn est mort le 28 janvier 2010. Militant depuis toujours, universitaire engagé, il travaillait la mémoire d’une Nation plutôt que celle d’un Peuple, très peu unanime au demeurant, et moins encore celle d’un Etat. Son Histoire populaire des Etats-Unis, publiée en 1980, connut un succès énorme, partout dans le monde, sauf en France, où elle fut boudée par les «grands» éditeurs pourtant pourvoyeurs d’opinion, pour ne connaître qu’une publication quasi militante, aux éditions Agone.
Le Chant du loup, de Louis Owens, Editions 10/18, Domaine Etranger, septembre 1999, 298 pages, ISBN-13: 978-2264026484
Le pays des ombres, de Louis Owens, traduit d el’anglais (américain) par Pierre et Danièle Bondil (Traduction), 10/18, Collection : Domaine étranger, oct. 2009, 398pages, 7,40 euros, ISBN-13: 978-2264038968.
Même la vue la plus perçante, de Louis Owens, Albin Michel, coll. Terre indienne, nov. 94, 350 pages, 19,80 euros, ISBN-13: 978-2226075086.
UNE AUTRE HISTOIRE DE L’AMERIQUE…
Sélectionné pour le prix du festival de la BD d’Angoulêmecette année, Vertige Graphic a publié un objet éditorial tout à fait passionnant, autour d’Howard Zinn et de sa relecture mordante de l’histoire américaine.
Une autre histoire de l’Amérique donc, cette terre qui immola sans état d’âme ses enfants. Une histoire scandée par des milliers de massacres, de celui Wounded knee à ceux perpétrés lors de l’invasion des Philippines. Une histoire que l’on peine à suivre sans haut le cœur, interdisant à tout jamais de ne l’entendre contée que sous les espèces d’une conquête héroïque d’un territoire vierge, ou mieux encore, sous celles d’une progression constante vers la démocratie, le summum étant qu’aujourd’hui les Etats-Unis se sont arrogés le droit d’être le seul pays à pouvoir prendre en charge moralement, politiquement et économiquement le monde !
Une histoire dont ne sont présentées ici que les idées les plus pertinentes du grand historien, mais avec quelle force, mêlant le trait du dessin de BD aux images d’archives, avec pour fil conducteur un personnage incarnant Howard Zinn en conférence, reprenant, inlassablement, sa dénonciation du modèle américain dominant.
L’ouvrage s’ouvre sur les attentats du 11 septembre et l’interpellation d’un Bush ré-articulant à l’occasion le vieux modèle de pensée américain, alors que les invasions de l’Irak et de l’Afghanistan sont tout sauf circonstanciés, et relèvent en réalité d’un schéma constant du comportement des dirigeants américains, enracinant avec une continuité rare leurs décisions dans la doctrine Monroe (1823).
De ce livre foisonnant, on retiendra le passage si poignant de l’extermination des Indiens. 1890, le massacre de Wounded Knee, point culminant de 400 ans de violences. L’armée avait été envoyée au prétexte d’empêcher les Sioux de pratiquer leur danse des Esprits. Mais après avoir encerclé leur chef Big Foot et obtenu de ses hommes leurs armes, elle s’était livrée ensuite à une vraie extermination de masse, assassinant hommes, femmes, enfants, abandonnés sur les lieux mêmes de ce supplice une année durant, avant qu’en 1891 une équipe de civils fût dépêchée sur les lieux, moins pour les ensevelir dignement que les faire disparaître, chaque civil touchant 2 dollars par cadavre exhumé et jeté dans ces fosses communes qui n’ont cessé de jalonner l’histoire de la plus prometteuse des nations occidentales.—joël jégouzo--.
Une Histoire Populaire de l'Empire Américain, d’après Howard Zinn, mise en image par Mike Konopacki et Paul Buhle, éd. Vertige Graphic, 27 août 2009, 288 pages, 22 euros, ISBN-13: 978-2849990766.
Déplorons qu’il n’existe pas de traduction française du livre du sioux Oglala : Black Elk Speaks, datant de 1932 et relatant le massacre, Oglala en étant l’un des rares survivants.
Black Elk Speaks : Being the Life Story of a Holy Man of the Oglala Sioux, de John G. Neihardt, University of Nebraska Press, novembre 2004, 3rd Revised edition, 320 pages, ISBN-13: 978-0803283855.
HAÏTI : AU-DELA DES BONNES INTENTIONS : QUELLE HISTOIRE RETENIR ?… (2/2)
La Constitution haïtienne de 1804 abolissait donc en théorie la notion de race, mais décrivait culturellement les citoyens haïtiens en noir…
Description étendue non seulement à la minorité Milat mais aussi aux européens autorisés à rester en Haïti parce qu’ils pouvaient lui être utile.
Or, à la suite de l'assassinat de Dessalines en 1806, la domination politique fut progressivement accaparée par les dirigeants Milat, qui finirent par comprendre que leur position serait plus forte s’ils parvenaient à écarter la majorité noire du pouvoir.
Groupe, pour le dire presque dans les termes d’un jugement de classe, qui finit par tourner le dos à cette majorité, désignée péjorativement sous les vocables d’andeyo moun (autochtones rivaux), voire de zotey gwo ( «gros orteils» : ils marchaient pieds nus). Une majorité qui disposait pourtant de sa propre langue, le Créole, et de sa propre culture gravitant autour de la religion vaudou, souvent fusionnée avec le catholicisme. Religion bien évidemment rejetée comme l’expression d’une superstition barbare. La seule attention que lui accordait l’Etat était de fait celle qui consistait à n’envisager cette population que possiblement dangereuse…
Ainsi, les tensions entre la majorité noire et l’élite Milat auront-elles constitué le cœur de la vie politique et culturelle du pays, et cette période que Smith scrute, 1934-1957, en constituerait une sorte de condensé.
La majorité noire non seulement souffrait, mais n’existait pas. Ce n’est qu’en 1928, grâce à l’action de l’écrivain Jean Price-Mars publiant son Ainsi parla l'Oncle, que l’on songea, au niveau des élites, à imaginer que la pensée haïtienne populaire pouvait offrir les bases d’un possible renouveau culturel haïtien. Parmi les élèves de Mars : François Duvalier.
En 1938, Haïti libre, Duvalier et Denis fondèrent un magazine nommé Les Griots, qui tentaient de récupérer ces origines. Ils soutenaient alors, ainsi que l’explique Smith, que le vaudou n’était rien moins que l'expression spirituelle de la majorité haïtienne. Une expression qu’ils voulaient imposer à toute la société haïtienne, pour la faire évoluer vers un nationalisme noir particulièrement intransigeant. Intellectuellement et artistiquement, ce noirisme prenait place dans le mouvement de la négritude pan-africaine, inauguré en France dans les années 1930 et bientôt influents dans toutes les Caraïbes. Mais un noirisme d’élite, étranger à la majorité noire populaire. Si bien que la période décrite par Smith, de combat entre factions marxistes et militants noiristes, reconduisit le clivage Milat / Noir pour le gauchir en un duel dissymétrique Etat contre Société civile -un peu ce que l’on put connaître en France, avec l’explosion dans nos cités…
On le voit : une explication strictement sociale des clivages post-coloniaux ne pouvait expliquer le type de rivalités et d’instabilités qui secouèrent Haïti pour la déstabiliser durablement. Et pour faire le lien avec la société française actuelle, disons que si aujourd’hui il ne viendrait à personne en France d’étudier le contexte ethnique dans lequel les identités françaises s’inventent, reconnaître en revanche le caractère ethno-racial des discriminations qui ne cessent d’agiter le pays permettrait tout de même, peut-être, de commencer sérieusement à y remédier.
De ce point de vue, l’étude faite de l’extérieur sur la situation française par le Professeur Rahsaan Maxwell de Sciences Politiques (Université du Massachusett) est particulièrement revigorante. D’abord parce qu’elle met à jour l’existence, en France, de données ethno-raciales établies depuis 1968 par l’INSEE sur un échantillon de 900 000 français –de ce point de vue, la surprise est énorme, de découvrir qu’un tel outil existe, qui permette l’instauration, en France, de statistiques ethniques ! Ensuite parce qu’il autorise de mener une vraie réflexion : sans comptabilité des Français et des étrangers résidant en France selon des catégories ethno-raciales, peut-on mener à bien un vrai travail sur l’identité française ? N’est-il pas temps d’en prendre acte et de voir dans cette mesure de la vraie diversité française, la possibilité de lutter d’une façon efficace contre les discriminations ?
Soulignons alors l’urgence de partager la fabuleuse étude mentionnée ci-dessus, dont il est possible de lire la préface au lien indiqué en notes…--joël jégouzo--.
Red and Black in Haiti. Radicalism, Conflict, and Political Change, 1934-1957, Smith Matthew J., University of North Carolina Press, may 2009, 304 pages, 59.83 euros, ISBN : 0807832650.
On lira aussi l’époustouflant compte rendu critique qu’en a fait le romancier Madison Smartt Bell, romancier et biographe de Toussaint Louverture, compte rendu rédigé sous le titre de : The Lost Years : On Haïti, publié dans The Nation (August 3, 2009) et accessible sur le net à l’adresse suivante :
http://www.thenation.com/doc/20090803/smartt_bell
La pierre du bâtisseur, de Madison Smartt Bell, Actes Sud, roman, juin 2007, isbn : 9782742768491. Après " Le Soulèvement des âmes " et " Le Maître des carrefours ", le dénouement de la trilogie qu'il a consacrée à l'histoire d'Haïti. Dans ce dernier chapitre, la vie de Toussaint-Louverture, meneur de la seule révolution d’esclaves qui aient réussi...
Photo : JEAN PRICE-MARS (1876 - 1969)
En Temps Réel - Cahier N°40 - septembre 2009 - www.entempsreel.com
EN TEMPS RÉEL Association pour le débat et la recherche.
Pour en finir avec un faux débat : les statistiques ethniques, de Rahsaan Maxwell, Préface Patrick Weil.
HAÏTI : AU-DELA DES BONNES INTENTIONS… (1/2)
L’ouvrage, hélas non traduit, de Matthew Smith, vient à point convoquer justement cette histoire, à nouveaux frais qui plus est.
1934 – 1957, une période négligée par l’historiographie habituelle, période de post-occupation qui n'avait pas jusque là valeur de clarté. Dans le sillage des études post-coloniales, l’accent était en effet surtout mis sur la période de l’occupation américaine, ou sur celle de la dictature Duvalier. Si bien que pour la critique savante américaine, unanime, Matthew Smith apparaît non seulement comme le refondateur des études haïtiennes, mais le penseur qui, de l’extérieur, vient permettre au peuple haïtien lui-même de reconsidérer son histoire. Quoi de plus fascinant ni de plus accompli, ainsi, qu’une étude articulant dans la pensée même la possibilité d’une prise politique sur la réalité ?
Sans entrer dans le détail de l’ouvrage, deux points nous importe à nous français, d’un héritage qui au fond pourrait tout aussi bien interpeller notre propre histoire.
1) La question de l’échec des luttes d’indépendance.
1934, l’occupation américaine vient de prendre fin, et pour clore la période (1957), Duvalier imposera son régime sanguinaire. Entre ces deux temps s’ouvre, comme l’explique Matthew Smith, une période d’intense vie politique, renouvelant toute la culture politique du pays, sinon sa culture tout court. L’étude est surtout axée sur le rôle clé joué dans cette période par les groupes radicaux, marxistes et nationalistes noirs, dans l'élaboration de l'histoire haïtienne contemporaine. Ce sont ces mouvements qui auraient transformé la culture politique haïtienne pour en élargir l’horizon, offrant à la nation de nouvelles opportunités idéologiques et culturelles. Hélas, ils devaient s’enfermer dans des luttes fratricides qui, sous la pression des élites intellectuelles et bourgeoises, ainsi que le climat américain très peu favorable au marxisme, leur interdiront de fixer les termes de l’avenir politique de l’île.
2) le rôle des élites francophones.
C’est d’abord l’occasion de poser la question d’un pareil titre : pourquoi Rouge et Noir ? Faisons simple : Noir pour Afrique, Rouge pour Milat, du mot haïtien qui qualifie les personnes de sang mêlé, européen et africain. Un symbolisme des couleurs remontant à la déclaration d'indépendance aux Gonaïves du 1er janvier 1804, lorsque le premier chef d'Etat d'Haïti, Jean-Jacques Dessalines, ordonna d’enlever la bande blanche du drapeau tricolore des vaincus : les français. Symbole musclé, l’altération du drapeau traduisait alors la volonté d’éradiquer la race blanche comme concept d’unité de la nation haïtienne, cette dernière devant se réorganiser autour des populations noires d'Afrique et des Milat. Haïti, issue du système esclavagiste français, distinguait en effet les personnes de sang mêlé, Africains et Européens, comme une troisième race, celle des Mulâtres ou, dit plus aimablement, celle des gens de couleur.
Cependant, l’élite continua de s’éduquer dans la langue et la culture françaises, par opposition au Créole africain-français parlé par la majorité de la population. Avec le temps, cet état de Milat a davantage revêtu une assignation de classe, mais Smith préfère maintenir le mot Créole qui, lui aussi, mais dans l’espace sémantique anglo-saxon, et contrairement au terme anglais purement racial de «mulâtre», intègre lui aussi l’idée de classe. Le clivage race / classe demeure ainsi l’un des outils clés de l’étude de Smith : impossible d’évaluer l’identité d’une société aux origines métissées, si l’on exclut un tel clivage : ce serait se condamner à ne jamais poser correctement le problème des identités complexes la façonnant. Une idée, en somme, pour la France, stupidement en proie à une prétendue inquiétude identitaire, mais refusant dans le même temps d’interroger ses minorités, voire de faire le point sur la question… Une idée que le débat sur l’identité, tel qu’il est conduit, enterre sans grandeur ni intelligence.--joël jégouzo--.
Red and Black in Haiti. Radicalism, Conflict, and Political Change, 1934-1957, Smith Matthew J., University of North Carolina Press, may 2009, 304 pages, 59.83 euros, ISBN : 0807832650.
On lira aussi l’époustouflant compte rendu critique qu’en a fait le romancier Madison Smartt Bell, romancier et biographe de Toussaint Louverture, compte rendu rédigé sous le titre de : The Lost Years : On Haïti, publié dans The Nation (August 3, 2009) et accessible sur le net à l’adresse suivante :
http://www.thenation.com/doc/20090803/smartt_bell
Toussaint Louverture, de Madison Smartt Bell, traduit de l’anglais (américain) par Pierre Girard, éditions Actes Sud, coll. Lettres anglo-américaines, novembre 2007, 384 pages, isbn 13 : 978-2-7427-7156-1.
La pierre du bâtisseur, de Madison Smartt Bell, Actes Sud, roman, juin 2007, isbn : 9782742768491. Après " Le Soulèvement des âmes " et " Le Maître des carrefours ", le dénouement de la trilogie qu'il a consacrée à l'histoire d'Haïti. Dans ce dernier chapitre, la vie de Toussaint-Louverture, meneur de la seule révolution d’esclaves qui aient réussi...
DU TRAVAIL DES JOURNALIERS
Cercal Novo, une petite ville de garnison. L’église est adossée à la caserne. Six maisons et le train d’Evora pour seul événement notable. Le brigadier Trois-Seize s’inquiète du sens des mots : le terme "mortier" peut-il servir à définir sa condition d’artilleur auprès de civils qui ne le connaissent peut-être pas ? Que peut bien signifier l’expression "faire feu sur la mule blanche" ? La mule blanche représente-t-elle vraiment l’ennemi ?
Dans ce petit village de l’Alentejo, la migration quotidienne des journaliers se vit dans l’amertume, sinon le ressentiment.
Ils viennent du Nord, du Sud du Portugal, se vendent pour un salaire de misère.
Une bande d’enfants loqueteux remue les ordures d’une décharge, à la recherche d’obus éventrés. Portela, un jeune chômeur, est amputé de la jambe droite pour avoir traversé par inadvertance le champ de manœuvres. Les récits s’entremêlent dans une sorte de relation familière au monde, presque domestique. Croiser un paysan pendu par un bras à une poutre ne paraît pas moins naturel dans ce paysage de chasse à la perdrix. La vie des champs portugais en somme, sous la botte d’une dictature chaussée de godillots.
Ecrit en 1963, à l’époque où les néo-réalistes faisaient peser une lourde charge documentaire sur la littérature portugaise, Cardoso Pires s’est engagé avec ce texte dans une écriture qui tournait résolument le dos à tout naturalisme. Fable en prose, concise, réfléchie, il nous offre une écriture d’almanach qui ramasse avec précision la geste d’un monde simple.—joël jégouzo--.
L’invité de Job, José Cardoso Pires, éd. Autrement, coll. Littératures, traduit du portugais et postfacé par Jacques Fressard, 1er trimestre 2000, 176p., 6 EUROS, isbn : 978-2862607568
AVIS DE DEMOLITION, de FREDERIC MONTLOUIS-FELICITE –rentrée littéraire janvier 2010.
Huit nouvelles sombres ou très sombres, écrites avec légèreté cependant, et pénétration, sur la question du travail ou de son absence. Huit nouvelles d’une écriture sensible pour rappeler la réalité du monde dans lequel nous vivons, terrible, toujours, d’une horreur qui n’a cessé de s’amplifier sans en avoir l’air. Comme celle du Complexe de la viande –on ne dit plus abattoir dans le jargon contemporain, ce vilain mot manquait décidément d’élégance-, déroulant une tranche de vie d’apprenti boucher. Seize ans, à éventrer les veaux à la chaîne. Mal tués bien souvent, quand l’ouvrier suivant doit plonger ses mains dans les entrailles de la bête pour en sortir les viscères. C’est comme ça qu’on mange. A faire la peau aux bêtes sur une dalle de ciment dégueulasse. Et pour faire tourner ça, des êtres bouffés par ce travail éprouvant, le contremaître espagnol, immigré de longue date, n’étant plus d’autre part que de ce lieu sinistre, uniquement absorbé à restaurer sa force de travail - langage marxiste désuet pour dire le lieu d’un monde dont la vérité n’a pas cessé d’articuler cette réalité, qui pourrait bien nous entrer dans le crâne un de ces jours, comme le canon d’un pistolet d’abattoir.
Mais Once upon a time, notre apprenti tombe sur une pub du leader européen des rencontres, qui propose, pour une somme pas si modique que cela, d’importer les jeunes beautés de l’ex-Europe de l’Est. Il en fait venir une, vit quelques semaines d’idylle avant qu’elle n’en profite pour fiche le camp puisqu’elle est à l’Ouest déjà, l’essentiel de son désir. Fiche le camp pour voir si des fois il n’existerait pas un meilleur parti auquel se vendre. La réalité là encore, des migrations sexuelles sordides d’une Europe plus décomposée qu’on ne veut bien le dire.
Ou cette nouvelle, Austerlitz, si forte, si dense, d’un "jeune" mendiant nouveau venu dans la carrière (si, on fait carrière : elle se termine par la mort en quelques très petites années d’espérance de vie). La vie au jour le jour, à découvrir qu’on peut avoir cessé de penser sans avoir cessé de vivre. Ecrite sur un modèle grammatical très incriminant, le "vous" déposant le lecteur à la place même du mendiant.—joël jégouzo--.
Avis de démolition, de Frédéric Monlouis-Félicité, éditions Arléa, janvier 2010, 128 pages, 15 euros, ISBN-13: 978-2869598829.
COMBATTRE L’IRRATIONALITES DES MANAGERS…
C’est ce vide théorique que venait combler l’étude de Kets de Vries, psychanalyste et spécialiste des organisations. A travers entretiens et enquêtes de terrain, voire études de pathologies comportementales, l’auteur livrait un véritable manuel clinique. De l’univers intérieur de l’individu soumis au stress et tourmenté par sa propre irrationalité, à l’analyse des relations duales souvent déroutantes qui fondent ses décisions, pour aller jusqu’à celle des phénomènes collectifs dans le contexte de l’entreprise, déployant parfois de véritables prisons mentales à l’intérieur desquelles s’enferment les décideurs sans (vouloir) le savoir, il permet ainsi de répondre à des questions aussi saugrenues en apparence que celle de savoir comment un PDG peut vouloir inconsciemment mener son entreprise à la faillite. S’attachant à comprendre le mode opératoire des systèmes motivationnels, son utilité est autant de mettre à l’abri les Conseils d’Administration des mauvaises surprises, que les Syndicats ou les Comités d’entreprise, voire d’assurer aux dirigeants les clefs d’un management émotionnel intelligent.—joël jégouzo--.
Combat contre l’irrationalité des managers, de Manfred F.R Kets de Vries, traduit de l’anglais par Larry Cohen, éd. D’Organisation, févr.2002, 296p, 27 euros
LE BUREAU VIDE, DE FRANK BONDT –rentrée littéraire février 2010.
Le bureau vide de Frank de Bondt, édition Buchet-Chastel, février 2010, 128 pages, 13,50 euros, ISBN 9782283024379.