Jacques, une pensée (Josy)
Me voici confrontée à la nuit
Noire
Froide .....
Triste, si triste
J'ai peur!
Du calme, du silence, du rien
Du vide, de cet espace subitement inconnu.
Un mois et demi.
J'espère que le passage obligé que tu as pris était moins difficile pour toi que pour nous, qui restons là sous le choc de ta disparition.
Le printemps.
Parce que je suis souvent en noir,
Là maintenant, je choisi la couleur bleue, pour toi.
Joël a écrit :
«Mon frère est mort le lundi 11 février 2013.
Je suis parti en Toscane porter son deuil.
La Toscane est une belle terre,
à vrai dire,
pour arpenter les territoires de ce qu'il reste, d'être.»
Moi.
Un sourire,
Une pensée.
Regardez, voyez,
et comme des papillons laissez vos souvenirs s'éveiller, s'envoler,
et dans un sourire,
laissez-vous guider.
Un sourire.
Une pensée.
Josy, ce 27 février 2013.
Adieu Jacques (Josy)
Pour toi Jacky.
Pour toi mon frère.
Mes pensées mes souvenirs,
Mes regrets.
Aujourd'hui
Te voir avec ce sourire... Figé.
Tu es là, mais toi où es-tu parti ?
Je sens bien que tu n'es plus avec nous et tu me manques.
Tu nous manques...
Viennent les souvenirs, les cocasseries que tu nous offrais, ces situations mémorables, extrêmes parfois.
Toute notre vie ensemble…
Désormais je reste là a me demander quelle est ta nouvelle vie, dans cette nouvelle forme?
Apprends tu à devenir un ange ?
Qui t'aide à cela , nos parents ?
Vas-tu nous faire un signe ?
Rien rien rien ...
Adieu Jacques.
Josy (après le 14 février)
images : Jacques sur le Giroflée, avec un pote. Jacques porte son bonnet de marin sur la tête.
Patti Smith, La Mer de corail (à Robert Mapplethorpe)
Robert (Mapplethorpe) va mourir. Ils le savent tous deux. A son chevet Patti lui demande comment elle pourrait le servir au mieux en son absence. Roberte est mort. Patti passe une saison dans la douleur. Puis elle écrit ces poèmes en prose à la mémoire de son compagnon. Des fleurs dispersées sur son tombeau. Qui s’ouvrent sur une photo d’une Piéta de Michel-Ange, à Madrid. Robert adorait Michel-Ange, "démon aux chaussures de cordes". Patti s’élance dans cette courte aventure : réfléchir Robert. Moins le réfléchir du reste, que tenter de le saisir pour en revenir quelques poèmes en mains. Robert, "garnement fabuleux", dont elle se rappelle la première fois qu’elle l’a vu : il dormait. La paupière close cette fois, non pas scellée, immédiatement ouverte à l’approche de son visage, ses lèvres dessinant un sourire complice avant même qu’il l’ait connue. Patti Raconte Robert, gamin espiègle de Long Island, fasciné par l’inattendu. Elle évoque le jeune garçon timide, affable, à la poursuite de regards neufs, chuchotant Baudelaire à l’oreille étonnée. Superbe Mer de corail, ce poème en prose qui donne son titre au recueil, détaché des petits plis amers de la vie, évoquant Robert, endormi cette fois encore, "dans l’étoffe d’un voyage qui s‘étale".
La Mer de Corail, Patti Smith, éd. Tristram, coll. Souple, traduit d el’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Mourlon, mars 2013, 88 pages, 5,95 euros, isbn : 9782367190105.
Fra Angelico, Piero Della Francesca, Lorenzetti, la boue d’Arezzo…
Le rapport indiciel.
Trace du corps dans le paysage, et l’inverse ?
Arezzo, la Légende de la Croix, de Piero Della Francesca,
les deux petits tableaux de Lorenzetti au musée de Sienne,
les graffitis de Michel-Ange dans la cave à charbon de la chapelle des Médicis.
Comment s’invente la loi d’équilibre du monde ? Quand le plan de l’écliptique semble devoir partout basculer…
La géométrie est inhérente à la construction du monde, à la domestication des forces du chaos. Mais Simone Martini… Cette infinité d’échelles. Milieu spatial plutôt qu’espace.
Et l’empreinte de mes pas dans la boue d’Arezzo…
Piero Della Francesca, homme quelconque frappé de cécité dans son vieil âge, se cogne aux murs des rues de Borgo san Sepolcro, ce qui fait rire les enfants.
Lorenzetti. L’espace pittoresque rabroue la superbe de l’espace monumental.
Là, l’émotion d’un corps. Ici une femme, générique d’une émotion qu’on ne s’avoue que dans l’intimité de son être.
Soumis à la vulnérabilité du geste qui lui révèle son audace, le peintre ne peut se sauver qu’en sauvant son geste, c’est-à-dire en lui conférant un statut dans le lieu de la toile, mais aussi hors de cette toile, là où, précisément, le surprend le regard du spectateur.
Un prodigieux dehors hante dès lors l’œuvre d’art.
Peindre, écrire, prennent appui dans ce vide.
Reflux incessants, échappées soudaines, trouées d’espaces fleurés. Rien ne soulage le peintre de l’inquiétude qui l’atteint en tant qu’individu, puisque la peinture ne résout pas les conditions de précarité de son histoire personnelle. Le tableau, comme le poème, est sans cesse un problème nouveau qui vient de surgir.
Lorenzetti, les deux petits tableaux de la Pinacothèque de Sienne, datés habituellement de 1338 ou 1339. (détails)
Tabucchi, Fra Angelico, récits vagabonds
Tabucchi nous offre dans ce curieux recueil quelques courts textes écrits lors de crises d’anxiété ou d’insomnies. Récits vagabonds, incertains de leur statut, bribes à la dérive d’espaces confidents, paroles lancées pour rien, sinon le plaisir des mots et parfois pas même : les textes sont «ratés», mais cela n’a guère d’importance.
La nouvelle qui donne son nom générique au recueil raconte l’histoire de Fra Angelico. Penché sur un rang d’oignons, un oiseau l’apostrophe. Une sorte de poulet déplumé, venu s’empêtrer dans les branches d’un poirier. Angelico vole à son secours. Débarrassé de sa robe de bure, il constate que ses jambes maigrelettes rappellent celles de l’oiseau. Deux autres créatures célestes, pas moins pitoyables, tombent à leur tour sur terre, où elles se mettent à gigoter ridiculement. La fable se poursuit sur le même ton : ils sont venus sur un commandement divin pour être peints par Angelico. Le peintre s’exécute, les place dans ses fresques du couvent de San Marco. Le lecteur se prend ici à rêver : à quoi aurait pu ressembler l’ajout d’un tel volatile dans le chef-d’œuvre d’Angelico ? Mais c’est la force de Tabucchi que de s’en tenir là, sollicitant d’un coup notre imaginaire comme peu savent le faire. Et c’est un vrai bonheur qu’il puisse exister ce genre d’ouvrage, pratiquement sans enjeu, pas même celui de la littérature, tant Tabucchi ne cherche pas à faire oeuvre mais à partager, sereinement plutôt que simplement, le goût de lire.
Les Oiseaux de Fra Angelico, de Antonio Tabucchi, 10/18, juin 2000, 88 pages, ISBN-10: 2264027789, ISBN-13: 978-2264027788
Conversations Hitler – Mussolini (1934-1944)
Dix-sept rencontres au total, longues de plusieurs jours la plupart du temps, en présence des militaires de haut rang des deux Etats, de Ribbentrop, du comte Ciano et de l’interprète Paul Otto Schmidt : Hitler ne parlait qu’allemand (et quel allemand !), tandis que Mussolini, sans le parler couramment, parvenait à se débrouiller dans la langue de son homologue. Dix-sept rencontres qui montrent à quel point les deux hommes auront été liés, d’une amitié bien réelle, même si elle peina à démarrer.
Les sources sont officielles. Celles des PV de retranscription tout d’abord (dix à quinze pages chaque fois) qui ne laissent guère deviner l’atmosphère et l’émotion de ces rencontres. Mais Pierre Milza a su bien évidemment exploiter toutes les autres sources disponibles pour restituer ces entrevues au plus près de leur authenticité. Celles des archives diplomatiques des deux pays, les notes sténographiées des présents et surtout leurs journaux et mémoires, qui laissent filtrer beaucoup d’informations, en particulier le Journal du comte Ciano, toujours très explicite et direct.
La première rencontre eut lieu du 13 au 16 juin à Venise. Hitler voulait Rome, Mussolini imposa Venise, où se tenait la Biennale, capitale culturelle donc et symbole de la résistance italienne aux allemands et aux ottomans. Mussolini n’avait guère de considération pour Hitler, qu’il trouvait grotesque, parvenu, et quelque peu obséquieux. Ce dernier avait fait des pieds et des mains pour obtenir de Mussolini l’affiche dédicacée de son portrait, Mussolini avait pris grand soin de ne pas satisfaire trop vite son attente…
Mussolini triomphe donc, et attend plein de morgue le petit allemand, en grande tenue militaire d’apparat, uniforme noir impeccable, bottes en cuir à éperons. Hitler sort de son avion en civil, dans un costume avachi, en imper mastic, un pantalon trop long qui balaie la poussière du tarmac et des chaussures défraîchies. Le comte Ciano n’en croit pas ses yeux… Blanc comme un linge, très, très impressionné par Mussolini, il donne l’impression d’un petit garçon endimanché.
L’enjeu géopolitique de cette rencontre, c’est bien sûr la question de l’Autriche que Mussolini veut placer au cœur de leurs causeries. Il redoute son annexion et fait savoir sans détour qu’il n’en veut pas. Hitler rassure, ment, s’en tire par des pirouettes.
Les entretiens eux-mêmes, dans leur déroulement, ahurissent les observateurs italiens, qui doivent subir la faconde débridée de Hitler, un déluge de propos insensés entrelardés de longues digressions crétines… L’une d’entre elle, sur la supériorité de la race aryenne, agacera au plus haut point Mussolini. "Hitler ? Ce polichinelle !", commentera-t-il sans réserve. "C’est un fou ! Un obsédé sexuel"…
La seconde rencontre aura lieu en Allemagne, du 25 au 30 septembre 1937. Hitler veut impressionner Mussolini. A Munich et Berlin, les préparatifs sont grandioses. Hitler est aussi aux petits soins et veille personnellement sur le confort de son ami. Sur les plages de la Baltique, son armée attend de pied ferme pour présenter le plus grandiose spectacle jamais offert à un chef d’Etat européen. Des milliers de fusils, de mitrailleuses, de canons sur rails vont déchaîner un spectacle de pyrotechnie sans précédent. Mussolini découvre alors stupéfait la force de frappe allemande et prend conscience, immédiatement, de la supériorité militaire et économique de l’Allemagne. L’apothéose berlinoise change ensuite définitivement la donne : Hitler est devenu le destin de l’Europe, ou peu s’en faut.
Mussolini voudra lui rendre la pareille l’année suivante à Rome, mais il sait qu’il ne peut rivaliser avec lui. Il est inquiet, humilié, doublement parce que le protocole veut que ce soit le petit roi italien qui reçoive Hitler et non lui, et parce ce que le colonel Horsbach, maître idéologue de l’espace vital allemand, vient de poser la date de 1940 comme celle de la réalisation du rêve allemand. Mussolini sait désormais que la question autrichienne est scellée : les instruments de la politique d’agression de Hitler sont en place, au grand jour.
Septembre 1938, Hitler reçoit Mussolini à Munich. La fameuse conférence, où l’on voit un Hitler agacé parcourir les couloirs à la hâte, pâle, irrité au plus haut point, méprisant comme jamais face aux représentations diplomatiques, en particulier face aux français, dont le Chef du Conseil, l’idiot, a égaré ses documents juste avant d’entrer dans la salle de conférence… Hitler reçoit cette fois Mussolini sans protocole, parlant seul, sans cesse, improvisant, trivial, arrogant, sûr de lui : il est à présent Le maître du jeu. Rien ne doit s’opposer à sa volonté. La suite, on la connaît…
Conversations Hitler – Mussolini (1934-1944), Pierre Milza, éd. Fayard, janvier 2013, 408 pages, 24 euros, ISBN-13: 978-2213668932.
La crise du mariage d’amour (Pascal Bruckner)
Alors que le mariage pour tous demeure l’objet d’une actualité fiévreuse, les éditions Frémeaux publient un long essai sonore de Pascal Bruckner sur la question du mariage d’amour. Une formule, on le voit, qui contourne savamment la crise de la réflexion anthropologique qui secoue la France d’aujourd’hui. Mais si l’amour individuel moderne, si jeune dans l’histoire humaine, n’a que très peu à voir avec l’institution du mariage, on voit bien dans la démarche du philosophe combien il demeure malaisé de s’en saisir jusqu’au bout quand il est question de s’unir à l’être aimé, tant l’horizon de cette union, quelle qu’elle soit, est compliqué désormais. Qui aimerait d’amour sans lendemain, transformant souvent la déclaration d’amour en crime parfait ?…
Et l’on voit bien alors notre philosophe, ex-soixante-huitard, troublé par ses égarements passés peut-être, se jeter à l’eau pour sauver quelque chose qui pourrait enfin durer, saluant au passage le divorce qui a explosé pour, peut-être encore, rendre au mariage sa dignité, en faire un destin choisi plutôt qu’une norme aveuglée, déroulant ses ors pour mieux masquer le retrait de l’être où si souvent le bel émoi prend fin. Etrange paradoxe au demeurant, que cette pompe du mariage qui éblouit toujours et au-delà du cortège, que cette institution à l’agonie réveillée soudain par des minorités s’engageant à leur tour pour parier qu’il pourrait rester ce don que tant n’ont pas su tenir : celui de survivre à l’instant où l’incompatibilité l’emporte.
Etrange société où le mariage pour tous ne veut plus tuer la norme mais l’élargir, et qui devrait au fond nous porter à nous poser la question de savoir si au vrai, ce n’est pas tant le mariage qui est en crise que l’amour comme passion. Car le mariage n’est pas demeuré ce qu’on lui reprochait au civil, de n’être qu’une simple formalité administrative, mais l’emblème social qui paraît assurer quelque chose comme un ancrage possible dans une société de libertés où la liberté donne le vertige.
Etrange poésie du mariage, quand la liberté sensuelle aurait dû l’emporter… Peut-être parce qu’il pointe autre chose que notre société ne sait pas nommer, un trouble, dans son acharnement à ne plus vouloir organiser la famille, ballottée au gré des humeurs, des émotions, des béguins. Ou bien il y a que les intermittences du cœur, indéterminées dans leur longévité, n’inscrivaient pas la promesse de l’enfant qui fait peut-être retour comme jamais dans notre société pour rouvrir la question cachée de cette crise anthropologique que nous vivons.
Comme revenu de tout, la gueule de bois en guise de sagesse, Bruckner s’est entouré des textes des autres pour y voir clair dans cette longue histoire contemporaine du mariage, défendant désormais sa ligne comme un cordial, où la persévérance féconde de raison les sentiments et nourrit de douceur les conjoints vieillissants.
La crise du mariage d’amour, Pascal Bruckner, essai lu par l’auteur, éd. Frémeaux & Associés, coffret 2 CD-roms, 9782844681195.
Le roi Lear et les espions de Dieu…
„Non, non, non, viens, partons pour la prison.
Nous deux seuls chanterons comme des oiseaux en cage.
Quand tu me demanderas de te bénir, à genoux
J‘implorerai ton pardon. Ainsi nous vivrons et prierons,
Et chanterons, et conterons de vieux contes et sourirons
À des papillons d‘or ; et nous écouterons de pauvres diables
Parler des nouvelles de la cour, et parlerons aussi avec eux
De qui perd et qui gagne, qui est dans le vent, qui pas,
Et nous prendrons sur nous le mystère des choses
Comme si nous étions les espions de Dieu, plus vivaces
En prison murés que les meutes et factions des grands
Qui croissent et décroissent sous la lune."
Le Roi Lear, Shakespeare : Acte V, sc.3, Arche éditeur, traduit de l‘anglais par Luc de Goustine. Cordelia vient de mourir, Lear la tient dans ses bras, avant de la rejoindre dans la mort.
A ma mère et mon frère, qui se sont rejoints dans la mort à quelques années d’intervalle, pour prendre sur eux désormais le mystère des choses et se faire à ces mystérieux espions de Dieu qu’évoque Shakespeare.
Jacques, Au delà (à mon frère, décédé le 11 février 2013)
Je ne sais plus quelle soirée, le lieu seul me revient, ta présence amusée, ton rire bienveillant
et tes joies affranchies des ombres qui mènent habituellement au large le deuil de nos vies.
Je ne pense plus à toi qu’au travers de ces joies où tu nous étreignais, parents, amis, étrangers, un sourire de proue rayonnant, souverain, sur ton visage.
Ce que la pudeur a voué au déclin des clartés, je te l’offre aujourd’hui : l’aveu de mon amour pour toi, mélancolique,
car il s’énonce du fond de ton exil où, dans cette veille patiente où tu reposes, tendre vigie, je ne peux comprendre la puissance d’être mystérieuse qui te recouvre désormais.
Là-bas,
le silence qui a suivi l’épreuve de ta disparition,
et un détail ici que je contemple avec gratitude, un geste, une image de toi, éternel émigrant dessinant dans le sable des plages les épures d’un vaisseau pirate.
Je me rappelle tes bonheurs, qui nous emportaient.
Un vent soufflait sur notre enfance, le tien, celui d’un doux enchantement défendu du vulgaire.
Jusqu’au bout tu auras été fidèle à cet esprit de liberté qui t’animait tant.
Jusqu’au bout je t’aurai vu mener au large la jubilation de vivre. Prenant la vie par la main comme l’aurait fait un enfant d’un tendre ami qu’il accompagne.
Il y avait quelque chose en toi de l’infini de l’enfance,
cette course perpétuelle peut-être, dans le secret des enchantements inondés.
La vie est recommencée.
Ta joie ruisselle au delà du cercle du monde.
Je vois au loin ton franc sourire frondeur, qui nous donne toujours ses leçons de haute contemplation, cette fois depuis ce temps qui ne s’épuise plus, ayant franchi "ce peu profond ruisseau calomnié" dont parle Mallarmé : la mort.
Marcel Proust, Lettres 1879 – 1922
"Puisque le genre sublime ne me va pas, j’essaierai du bourgeois." (Proust à son grand-père, 1886).
Une édition nouvelle de la correspondance de Marcel Proust. On pourrait s’en étonner, la Kolb, en vingt-et-un volumes demeurant la référence en la matière. Celle-ci toutefois ne représentait que le vingtième de la correspondance totale, montrant assez d’une part qu’il reste beaucoup à publier encore, et qu’en pareille occasion, il est toujours tentant d’écarter de son choix toutes les lettres qui contreviennent à l’image que l’on veut donner du grand auteur génial… Kolb n’a pas failli. L’édition Plon nous restitue de fait certains passages tronqués de l’édition princeps, corrige nombre d’erreurs de datation, exhume les lettres égarées, oubliées, etc. … 627 lettres inédites au total font ainsi surface. Des lettres qui donnent une tout autre image de Proust, que l’on découvre ici très au fait de l’actualité de son temps, littéraire, scientifique, philosophique (il correspondait avec Bergson), politique, et surtout très actif quant à sa notoriété.
Mondain, Proust cherchait à plaire, collant la plupart du temps à l’attente de son lecteur, flattant, flagornant, se délectant de sa propre obséquiosité, disant tout et son contraire, convaincu que les faits n’existent pas, seul comptant leur écho…
Les lettres sont pourtant privées dans cette édition. Mais cette correspondance relève au fond moins de l’intime que de la volonté de construire un personnage public, façonné avec componction ligne après ligne.
Les lettres les plus intimes, elles, semblent avoir été détruites dans leur quasi totalité, dès la mise en œuvre de la première correspondance Kolb par le frère de Proust, qui voulait édifier un monument à sa gloire. Il y a bien cette correspondance avec sa mère, qui nous livre un Proust bêtifiant, et ces quelques lettres à Reynaldo où se dévoile toute la jalousie de Marcel. Mais c’est bien tout. Le lecteur attiré par les petits travers de la personne humaine restera sur sa faim.
Reste un formidable objet d’étude, sur le roman français contemporain de Proust par exemple, ce dernier n’ayant cessé de le commenter au gré de ses lectures, d’une immense complaisance certes, mais balayant tout de même un paysage exhaustif, dont la médiocrité l’emporte. On y trouve donc un Proust s’extasiant ou se récriant selon l’attente de son lecteur et colportant ce qui se dit –là est tout l’intérêt de l’exercice.
Une correspondance affectée donc, calculée, de complaisance, dévoilant un comédien qui sait exactement quelle flatterie livrer pour obtenir les grâces de tel, quel bon mot lâcher pour rester en faveur auprès de tel autre poids lourd des Lettres françaises –lesquelles, à cette distance, paraissent aussi vaines qu’elles le sont aujourd’hui, soit dit en passant…
Proust intrigue. Il suit les débats esthétiques, participe aux querelles mondaines et finit par développer une connaissance pertinente de ce milieu, au sens où il sait bientôt quelle place pourra y être la sienne. On le voit donc esquisser son style, lancer des ballons d’essai, préciser prudemment ses décisions esthétiques, dessiner peu à peu les thèmes de la Recherche, tester des façons naissantes, stabiliser petit à petit les formules qu’il incorporera plus tard dans son œuvre. Mieux que quiconque, Proust a compris qu’être écrivain, c’est savoir se positionner dans le champ littéraire, pour mettre en place la stratégie discursive et littéraire qui lui permettra d’occuper cette place. Possédant à la perfection cette connaissance, il saura bien vite trouver les critiques, les auteurs, les journalistes dont il lui faudra s’entourer pour conquérir la gloire.
Marcel Proust, Lettres 1879 – 1922, Plon, janvier 2013, 1353 pages, ISBN-13: 978-2259185059.