Personne ne sort les fusils, Sandra Lucbert
Le procès France Télécom. Enfin, procès… Une lettre à la poste… Les prévenus ne risquaient rien, pas grand-chose, quelques milliers d’euros d’amende. Sept, dans le box des accusés. Accusés par qui ? Jugés par qui ? C’est le premier constat de l’auteure : comment juger leur monde depuis leur monde ? «Cette histoire de suicide, avouera le PDG, c’est terrible, ils ont gâché la fête»… Ignoble. Le procès est cette fête gâchée… Rien de plus. On reste entre nous. Bien d’accord pour affirmer qu’au fond, tout cela est sans conséquence. Le Nuremberg du management n’a pas eu lieu. Ne pouvait pas avoir lieu : la banalité de l’acceptation de la souffrance au travail est chose normale dans la France de Macron. Personne ne peut la condamner. Dix ans d’instruction tout de même. Pour on ne sait trop combien de suicides exactement. Le tribunal en a retenu 19. Sur 4 ans. Qui ont commencé en 2006. Officiellement. En 2006, il s’agissait pour cette belle entreprise de dimension internationale, de pousser 20% des effectifs vers la sortie. Par tous les moyens possibles. Pendaison, noyade, arme blanche, défenestration, rails… L’humain n’est qu’une variable d’ajustement. Un moyen, non une fin en soi. Les prévenus ont demandé et obtenu des sièges rembourrés pour en discuter. Dévoiler toute cette mécanique sociale ? Ils en sont incapables. C’est une question de langue, nous dit l’auteure. On songe à Klemperer décryptant la langue des nazis. La machine qu’ils ne pilotent même pas car ils en font partie, est de toute façon pénitentiaire : ils ne sauraient en révéler l’essence. Eux ne savent rien, ne voient rien, ils fonctionnent. A l’intérieur d’un cadre étroit de raisonnements circulaires. Mais elle est bien pénitentiaire, révèle l’auteure, et à l’heure où tous les lieux de convivialité ferment en France, on le comprend mieux. Donc 2006, l’inauguration des plans machinés par France Télécom, son crash program. C’est l’expression exacte. Voilà, c’est simple. Il suffit de compter, de comptabiliser et de faire des croix sur de grands cahiers noirs. Il y a tant de déportés par exemple, tant de wagons, tant de kilomètres, tant de jours, de gardiens, de cheminots, de charbon… La machine doit fonctionner, il faut l’alimenter.
Le procès de France Télécom n’a pas eu lieu. La presse a fait semblant de le couvrir. La machine judiciaire de l’instruire. Car la machine managériale surplombe tout. La start up France peut poursuivre sa route. La même qu’en 2006. A l’époque, il fallait jeter 22 000 employés pour générer 7 milliards de cash flow. Lisez : dividendes. La machine ne peut fonctionner sans. Elle est même exclusivement faite pour ça. Son carburant ? Nos vies. Autonome, elle dicte sa loi. C’est cette narration que l’auteure décrypte, analysant les dérives lexicales de cette langue que parle Macron, épris de liberté, de justice, d’égalité… France Télécom, c’est au fond la machine dans ce qu’elle devient de plus sûr : nous demain, partout. Nous, désormais disponibles, entièrement, à ses flux. Collaborateurs de notre propre défaite. En souffririons-nous ? C’est permis. La nomenclature de cette distorsion existe : le DSM. Les seules singularités admises, qui répertorie les «affections» mentales et leurs solutions, façonnées pour enrichir l’industrie pharmaceutique. Car en définitive, c’est le collaborateur qui ne sait pas ou mal, collaborer. Un vrai fardeau que cette ignorance. L’Europe s’en est saisie du reste, dès l’année 2005, pour amoindrir le coût du « fardeau humain »… Cela dit, se tuer seul était finalement, à l’époque et à tout prendre, mieux pour l’entreprise que le «lutter ensemble». Le procès de France Télécom n’a pas eu lieu. Oublions les suicides de France Télécom, de la Poste, d’EDF, de la SNCF, de l’Education nationale, de l’Hôpital : les juges comme les économistes, comme les éditorialistes, sont formés au fonctionnement de la machine, non au monde qu’ils façonnent. Une machine dont Macron est chargé de la maintenance, satisfait d’en faire quelque chose de formidable, qui signe la fin des gens…
Personne ne sort les fusils, Sandra Lucbert, éditions du seuil, coll. Fiction & Compagnie, août 2020, 154 pages, 15 euros, ean : 9782021456554.
La vie seule, Stella Benson
« Mon moi est devenu trop fou pour que je le maîtrise »… Commence la narratrice. Et en effet, cela va partir dans tous les sens ! Une véritable explosion textuelle, écrite au tout début du XXème siècle. Un texte qui caracole, mêlant les registres, les tons, les styles, tantôt familier, tantôt savant, articulant la satire sociale à l’énonciation subjective de la vie, la revendication politique à l’envie égoïste, la réflexion culturelle aux considérations philosophiques, l’intime et l’espace domestique à l’oraison publique. Un livre « magique » dans ce Londres de 1918 outragé par la guerre, où la littérature s’offre pleinement pour ce qu’elle est aussi : une consolation, l’espérance, mieux qu’un cordial, le lieu où ça tient : vivre. « Il y avait six femmes, sept chaises et une table ». Le mobilier de l’œuvre est réduit à sa plus simple expression. Un huis clos souvent, ces six femmes se retrouvant, on ne cherchera pas à savoir comment, pensionnaires de la Vie seule, une effarante pension conçue pour accueillir les gens « différents », sans jamais leur permettre de faire société autrement que dans la cage d’escalier de l’immeuble. L’inconfort pour règles donc, dans un quartier « démodé » de Londres, deux églises et un magasin et rien, pas grand-chose, un maire esseulé qui les suit, tout à la fois président de leur association de charité (le Comité), et épicier -meilleur épicier au demeurant que maire, mais c’est une des autres histoires que le roman raconte. A la pelle donc les digressions, de fils en développements saugrenus, à une époque où, faute de miracle, seule la magie peut sauver les vies de leur si piètre condition. Le Comité de charité donc, comme il en fleurit tant aux heures sombres, épinglé avec jubilation par l’auteure dans ses principes comme dans son fonctionnement. Le Comité, siège. Un balai s’y est invité, qui répond au nom d’Harold et qu’il faut bien ramener chez lui à présent : le mystérieux hôtel de la Vie seule… Sarah Brown s’en charge –l’une des six. Harold sait très bien pourquoi il la ramène celle-là, parmi les sorcières. Sarah qui de son propre aveu «a toujours été un fardeau», va se révéler à son propre invraisemblable : qui est l’ordre de tout récit sur soi. Ce que le texte nous livre, c’est ça : des anecdotes personnelles dont on voudrait qu’elles consignent le vrai sens de la vie, des digressions, des historiettes, ses dires qui nous accompagnent et nous sauvent d’un cheminement besogneux entre deux herses sociétales. Sarah Brown est remplie de rêves simples et beaux, de jugements précieux et puissants, que nourrit, plus qu’elle escorte, la magie, cette «compagne de route déroutante», pourtant la seule qui puisse raisonnablement nous sortir de l’ornière dans laquelle la société sans cesse nous plonge.
Stella Benson, La Vie seule, éditions Cambourakis, traduit de l’anglais par Leslie De Bont, octobre 2020, 204 pages, ean (lu sur épreuves corrigées).
Du gouvernement de la terreur au management par la terreur : La raison des plus forts, Chroniques du procès France Télécom.
Du 6 mai au 11 juillet 2019 se tenait le procès France Télécom, pour harcèlement moral ayant conduit au suicide, entre 2007 et 2014, de 60 à 90 personnes… De ce point de vue, le bilan est resté honteusement flou. Les syndicats Sud PTT et Solidaires s’étaient portés partie civile. Didier Lombard, ex PDG du groupe et Louis-Pierre Wenès, ex DRH, en compagnie de cinq autres cadres, étaient dans le box des accusés. Sereins, sinon goguenards. Eric Beynel, porte-parole de Solidaires, a convié chaque jour du procès un chercheur, un écrivain, un artiste, à suivre le procès. L’ouvrage est donc une sorte de récit d’audience, dessiné ou rédigé, au jour le jour, fait au tribunal de Clichy, en correctionnelle précisions-le, non aux Assises bien que le nombre de morts soit effarant. En cause : l’organisation du travail, pensée pour produire de la souffrance et provoquer des départs : France Télécom voulait dégager du cash flow, servir des milliards à ses actionnaires.
La souffrance au travail n’est jamais le fruit du hasard, rappelle Eric Beynel. Qui raconte le marché des télécoms en 1990, devenu le terrain de jeu des puissances financières. Le privatiser ne relevait pas d’une logique de modernisation ou d’efficacité, mais d’une logique de rapine : piller cette manne. Une logique de prédation qui devait tout naturellement déboucher sur la production de la souffrance au travail.
Patrick Ackermann ouvre le bal pour raconter la transformation de l’entreprise à marche forcée. D’abord le désastre de la gestion Michel Bon (voulue ?), le faux redressement qui s’en suivit et le règne du dividende sous Lombard. Leur mot d’ordre était simple : « par la porte ou par la fenêtre »… Par la fenêtre... Oui, il y eut de tragiques défenestrations, au point que dans les locaux de France Télécom, la direction fit grillager les fenêtres… C’est qu’il fallait se dispenser d’un plan social coûteux et donc, dégoûter les employés, les pousser vers la sortie par tous les moyens possibles. Economiser sur la masse salariale pour produire un gros cash flow… En 4 ans, 13.7 milliards de dividendes furent ainsi servis…
Le plus hallucinant dans ce procès au cours duquel les accusés ne risquaient pas grand-chose, ce fut leur conduite. Droits dans leurs bottes. Arrogants. Placides. Aucun remords. Un regret peut-être : que les employés n’aient pas tous compris l’excellence du dispositif mis en place. C’est qu’on a toujours besoin de l’adhésion des victimes dans les sociétés du management par la terreur, pour qu’il fonctionne sans à-coups. Seul Didier Lombard reconnaîtra « des gaffes »… « Des gaffes » : on parle ici de dizaines de personnes qui se sont donné la mort, de centaines d’autres en souffrance. De simples « gaffes »…
La Raison des plus forts, chroniques du procès France Télécom, coordonné par Eric Beynel, illustrations de Claire Robert, Les éditions de l’atelier, avril 2020, 21.90 euros, 326 pages, ean : 9782708253483.
Reflux, Franck Membribe
La mer. Pas le père. Recraché plutôt qu’accouché. Expulsé des eaux amniotiques sur une plage hostile, un hélicoptère tournoyant dans le ciel, dans son ciel d’apocalypse, la mer au soleil allée, indifférente, de son oubli même, désabusée. La mer, pas le père, qui n’est plus même père : désossé, échoué. Echoué, oui, c’est exactement cela : dans la mise en échec de sa mémoire, nu comme un ver allongé sur la plage, sous le soleil, mais pas exactement. Le père, c’est monsieur X. Sauvé par une femme au large de la Sardaigne. Une femme… Recueilli par une femme dans une sorte de retournement du gant, l’utérus à l’envers, vomi, nu sur l’île du Mal Ventre -Malu Entu en sarde-, qu’un tsunami vient de frapper. La femme qui l’a amassé (si : amassé), s’interroge : il était peut-être en vacances. Il était peut-être bon nageur. La femme, c’est Enza. A l’hôpital, ce sont moins des souvenirs qui lui reviennent, que des sensations. La madeleine. L’arbre effeuillé de Virginia Woolf. Débarqué de l’hôpital -(encore rejeté, et ça ne sera pas la dernière)-, Enza le prend en charge. La maman, plutôt que la putain ? Qui ne sait trop quoi faire, de long en large sur la plage –enfin, plus tard, dans le roman. Pour l’heure, elle le confie à sa mère. Une histoire de mères, je vous dis… Garantes de la filiation. De la mémoire donc. (Peut-être). Il s’y retrouve en tout cas, déchargé de tout, vide, vacant plutôt. Disponible. Au temps qui passe. A jouir de l’instant présent comme un gros bébé ouvert à l’auto-révélation pathétique de sa chair. Le bios des grecs anciens. Non leur Vie Bonne : ce n’est pas le moment Calypso d’Ulysse –encore que...
Une enquête révèle qu’on a retrouvé une liste de disparus. Il n’était donc pas seul sur cette île. Mais pas les corps. La mer ne les a pas encore rendus. Qui est-il ? C’est la question que l’on se pose, qui ouvre, gigantesquement, à la possibilité du roman. Une possibilité construite méthodiquement au fil de l’intrigue, soutenue par le genre, entre noir et polar. On trouve un caisson, une multitude d’objets à l’intérieur. Des cartes, des carnets de notes, de voyage, une clef usb. On lui découvre un nom. Edwin. Tandis qu’un homme l’aborde mystérieusement : « Je sais qui vous êtes ». Un écrivain. Voilà : c’est l’histoire d’un écrivain qui ne se rappelle plus de rien et qui erre entre les débris de sa vie éparse, à la recherche du lien qui pourrait tout rassembler. Ou pas. Ou plus. L’homme qui l’a abordé est un lecteur. Vous, moi. Il lui a tendu un bouquin que monsieur X aurait écrit et dont il veut savoir pourquoi il a choisi un tel dénouement, qui l’a tant laissé sur sa faim. (Il croit que l’auteur choisit toujours. Mais regardez, même Proust sur le marbre de l’imprimeur, hésitait encore… Il faudrait savoir lire autrement sans doute, y compris les romans, surtout les romans).
Voilà donc l’histoire. Toute ? Pas vraiment. Même jamais vraiment en fait : à quoi tient une histoire ? A l’intrigue ? Aux personnages ? Aux thèmes abordés ? A son rythme ? Un peu tout cela, et davantage : peut-être tient-elle à la même branche que la Vérité -(alèthéia en grec ancien, avec ce privatif «a» qui instruit une résistance à l’oubli –au Léthé, son fleuve)… A cette Vérité donc, qu’on ne peut dire toute selon Lacan et qui précisément, parce qu’on ne peut la dire toute, se constitue en Vérité… Mais ailleurs… Là où le roman de Membribe n’a cessé de m’emporter, comme une déferlante de mémoire sur laquelle rien n’a prise…
Le livre donc, celui qui est enchâssé dans le roman de Membribe : l’Allemagne démocratique des années 80 et son amnésie nationale qui permit tant d’oublier et d’éviter la réparation des crimes du passé (mais peut-on réparer ?). Poupées gigognes : comment se défaire du poids du passé, file le roman ? C’est très simple en fait : l’oublier. L’enfouir. Le jeter au Léthé plutôt qu’à la mer, qui recrache tout. Monsieur X, dont on connaît le nom désormais, dégondé dans des identités successives, ne se rappelle pas avoir écrit ce roman. Mise en abîme. La mer comme un immense roulis jamais interrompu, tandis que l’auteur au sommet de cette création, je veux parler de Membribe, tisse entre ces personnages le réseau des représentations, des sensations, entrelaçant avec bonheur les narrateurs, ces deux au creux desquels il a fourbi son écriture : Enza, Edwin. Enza, peut-être le vrai sujet du livre. Du moins le personnage le plus «lisible». Du moins le personnage le plus fidèle (comme dans la fidélité à soi, de Badiou). L’auteur donc, c’est dire son omniscience, croisant le fer, contraint par son impossibilité à oublier quoi que ce soit sous peine de nous débarquer, nous lecteurs, dans des voies sans issues, quelque île déserte par exemple, délivrant plus qu’organisant son récit, délesté de ces artifices qui trop souvent fondent l’essentiel d’un roman, pour nous offrir une lecture comme apaisée : un cheminement où la voie serait le but, le Via viatores quaerit de saint-Augustin. (Dès les premières lignes, j’ai su que je voudrais rester là des heures, des jours, à camper dans ce texte mon pas tranquille et silencieux).
Enza enquête donc. S’interroge. Que s’est-il passé sur l’île où l’on a repêché monsieur X, devenu Erwin, devenu Johann Turbenthal, d’un nom qui n’existe que sous l’occupation d’une commune proche de Zurich ? Qui était cet étranger déposé un jour sur cette île en compagnie d’autres égarés qui ne savaient pas, eux, à quoi s’attendre, à quoi ils s’étaient engagés ? Mais un étranger, ça n’existe pas. Plus. Jamais. Demandez à Meursault. Même pourvu malgré lui d’une identité certifiée. Même griffonné de traces : sur la clef usb, on a réussi à sauver une nouvelle qu’Erwin aurait écrite : «Vertige». A la lecture de laquelle peu à peu des lambeaux de mémoire lui reviennent. Des lambeaux : la mémoire est une chair avant tout. Avant que d’être des images. Où son fils lui revient. Si peu prodigue. Où sa femme lui revient. Où lui reviennent les clefs de sa maison. Mais qui est-il au final ? Qu’a-t-il fait ? Que s’est-il passé sur l’île, avant que le tsunami ne vienne presque tout effacer ? L’île, c’est celle des chasses du comte Zaroff… Une sorte de délire démiurgique où sombra le romancier que fut Erwin. Ou peut-être la voulait-il, Membribe et non Erwin, comme cette île mystérieuse inventée par Jules Verne, où resurgit le Nautilus, englouti avant d’y renaître, par le puissant Maelström des îles Lofoten : un lieu où reconstruire la possibilité du roman. Mais l’île n’est pas nourricière. Malgré le trésor qu’elle recèle. Intrigant ? Oui, comme se doit de l’être toute bonne littérature dont le seul objet, peut-être, est d’intriguer la langue. L’Esprit.
Que s’est-il passé sur cette île dont un fou revendique l’indépendance ? Qu’elle ne fût plus sarde... Nouvelle mise en abîme… Où cette fois remontent comme un reflux d’autres mémoires tragiques, englouties par la mer et dégluties par elle comme ces milliers d’exilés chaque année déposés sur nos plages. Enza emportée brusquement dans ce Maelström pour découvrir qu’elle n’est elle-même peut-être pas tout à fait sarde. Enza scrutant sa mère, immaculée, comme l’est au loin la mer, qui ne recouvre en fait jamais rien.
Tout le reste est littérature. Le pathétique de l’écrivain : la besogne de construire une intrigue, une histoire, qui importent moins que nos propres vagues faites pour nous submerger, et le récit avec. Le texte n’est sublime que de se dérober, plus encore que de s’absenter, au moment où on y touche (comme on accoste une île), pour nous entraîner dans cet ailleurs où rien n’est gravé, où tout n’est qu’en puissance d’être. Il n’est sublime que de nous éveiller, comme dans un premier matin du monde, nu sur une plage désolée, sans qu’on sache jamais à quoi. Qu’est-ce que lire nous veut ? Plus qu’écrivain, Edwin s’est fait lecteur. Qui surplombe son créateur, Membribe. C’est dire la richesse de ce roman, construit sur une homologie de structure -(pour faire savant)- très forte entre son sujet et la façon dont il le narre : ces mises en abîmes incessantes, et jusqu’au dénouement : ces corps rejetés par la mer que le nautilus, finalement armé, tentera de sauver. La suite, là où le roman nous laisse, seul face à soi-même, à chacun de nous de l’inventer. Pure fiction personnelle ou bien traverser le miroir et les lignes à la nage pour réinventer la vie… Merci la Rimbe !
Franck Membribe, Reflux, éditions du Horsain, juin 2020, 274 pages, 10 euros, ean : 9782369070788.
Le problème à trois corps, Lin Cixin
Chine, 1967. La Révolution Culturelle frappe de toute part. Les Gardes Rouges sévissent. En 40 jours, à Pékin, 1700 personnes sont battues à mort. Au premier rang des ultimatums de cette révolution tardive, les intellectuels. Parmi eux, un professeur de physique théorique qui refuse toute autocritique. Battu à mort en place publique, sa fille, Ye Wenjie, parvient à le sauver. Et pendant que l’état livre les masses au chaos, dans le plus grand secret, un projet scientifique voit le jour, qui combine à la fois l’ambition de renouveler les théories de la physique quantique, et la recherche d’une vie extra-terrestre. On retrouve Wenjie au cœur de ce projet, exilée loin de Pékin. Roman de science-fiction donc, où la réflexion politique s’organise tout de même autour de la dénonciation des atteintes faites à l’environnement, tout comme de la critique d’un mode de pensée également partagé par les dictatures et les démocraties occidentales, selon lequel toute transformation de l’humanité ne peut être que verticale, autoritaire, et ici, ne pourra venir que de l’extérieur de l’humanité, d’une intelligence autre. Wenjie en est persuadée, qui voue un mépris et une haine farouche au genre humain, incapable d’accéder à la moindre conscience morale. Il s’agit donc d’aller à la rencontre de ces êtres extra-terrestres, nos sauveurs… Au Pic du Radar, les recherches s’organisent, et les suicides de scientifiques se multiplient, déroutés qu’ils sont par l’irruption d’anomalies cosmiques remettant en cause tous les principes de leur science. De ces principes, comme des mathématiques fondamentales, il est beaucoup question dans le roman, témoin des débats qui agitent les milieux scientifiques. Quant à nos sauveurs, bien évidemment, ils ne sont pas là pour nous sauver, mais assurer leur propre survie… Le premier volume de la série fut publié en France en 2016. On attend la suite !
Lin Cixin, Le problème à trois corps, traduit du chinois par Gwennaël Gaffric, Babel, octobre 2018, 416 pages, ean : 9782330113551.
Chinatown Beat, Henry Chang
Les neufs blocs de China Town : 99% d’asiatiques, 99% de flics «blancs»… Alors de quel poids Jack, flic « chinois », peut-il peser ? Manhattan, en Gotham city. L’Upper East Side en sécession. Comme partout dans le monde, les riches refusent de «faire société» avec les pauvres. Ils vivent, déjà comme partout dans notre monde, dans leurs camps retranchés. Partout à l’extérieur de leur minuscule univers, le monde est en train de mourir. Partout les maisons s’écroulent, partout des êtres détruits par l’extrême misère campent parmi les ordures. Partout le chômage, le dénuement sauvage, New York échouée, qui sombre dans sa puanteur. Au pied du Manhattan Bridge, Oncle Quatre, qui avait pris en charge Jack lorsque celui-ci était enfant. Un truand, chef de gang, conseillé des Triades. Ce matin, les chinois du quartier ont appelé Jack pour qu’il enquête sur le viol d’une très jeune fille. Pas même 10 ans. Jack connaît tout le monde et tout ce monde n’a pas confiance dans la police blanche qui classe les affaires « jaunes » avant toute enquête. Jack interroge Lucky, le chef des deux gangs fous, alliés à l’Oncle Quatre, et Billy, le vendeur de tofu. L’occasion de dépeindre les relations entre la police et la minorité chinoise, pressurée par les amendes qui ne cessent de tomber, quand elle n’est tout simplement pas rackettée par les flics. C’est toute la recomposition ethnique de New York qui nous est présentée du coup. La montée en puissance des latinos, qui ne cessent de gagner du terrain. L’immigration, le racisme, les trafics d’humains, d’esclaves chinois. Et ce peu de poids politique de la communauté chinoise, qui lui interdit toute protection. Coréens, viets, malaisiens, indonésiens, l’Asie émerge ligne après ligne, acculée, éviscérée, rompue. De cette mosaïque surgit une icône : Mona, une vie entière commandée par le sexe forcé. Soumise à l’Oncle Quatre. Et Jack, qui finira par avoir les Affaires internes aux basques : un chinois, même flic, reste toujours un suspect. L’écriture taille dans le vif, nette, précise, sans fioriture. Nous affronte dans le sillage de ces deux personnages vaincus et pourtant rédempteurs, pour nous livrer l’image ahurissante d’une humanité improbable, et cependant tenace.
Chinatown Beat, Henry Chang, éditions Filatures, traduit de l’américain par Marie Chivot-Buhler, avril 2020, 20 euros, 244 pages, EAN : 9782491507008.
Coupable, Reginald Dwayne Betts
«Il n’y a pas de mots pour les années que nous avons perdues»… R.-D. Betts prit huit ans de prison quand il en avait seize, pour le vol d’une voiture. Puis de nouveau quelques années supplémentaires pour avoir agressé un gardien. Terrorisé par la prison, révolté à juste titre, il subit de longs mois d’isolement alors qu’il était mineur. Avant d’être relâché en 2005. Au cours de ses années d’incarcération, il finit par faire et réussir des études d’avocat. Professeur, il fut nommé par Obama à la Commission de réforme de la justice des mineurs. Poète enfin, il nous livre ici le recueil poignant de ses écrits de prison. «A l’intérieur d’une cellule, le ciel n’est aucune mesure». Un texte qui ne cesse de décrypter la mécanique judiciaire : une machine à broyer les vies, possédées par la peur, l’ennui. «Le matin je transmute l’aube en un verre vide de plus». Des poèmes écrits en prison, l’adolescent prenant au fil des mois conscience de n’être enfermé que parce qu’il est noir. «Est-ce que ça compte, la vie d’un noir ?». Un ado qui tente d’évaluer la capacité qu’a l’Amérique noire de s’élever : minime. Et qui s’invente une grammaire déroutante, au rythme saoulé de rengaines, échos de la réalité raciste des États-Unis. Une poésie témoignant de cette présence toujours prégnante de la mort, quand on est noir, écrite des années avant ces mois d’émeutes que connaissent aujourd’hui les States. Une poésie qui parle des plaidoiries vaines, des jurés qui n’entendent rien, des juges qui ne veulent rien savoir, et de ces centaines d’enfants noirs morts pour rien. Le recueil est enfin repu de textes caviardés. Des demandes officielles, légales, révélant brutalement la tragédie d’un système inique, dans lequel 450 000 noirs américains attendent leur procès en prison. On sent partout peser une menace sourde sur cette prose, cette écriture biffée, rayée, tue, empêchée. Sur ces vies fragilisées à jamais, où la mémoire du détenu est comme un site archéologique obsédant, «perdue dans le récit des années disparues».
Reginald Dwayne Betts, Coupable, traduit de l’américain par Héloïse Esquié, éditions du globe, 26 août 2020, 112 pages, 14 euros, ean : 9782211304580.