LES INDIGENES DE LA REPUBLIQUE NEOLIBERALE RACISTE
La société néolibérale est une société outrageusement inégalitaire. Jamais les inégalités sociales ne se sont autant creusées que sous ce régime d’exception. Jamais les riches ne se sont autant enrichis. Jamais les pauvres ne se sont autant appauvris. Il suffit de lire les tableaux publiés par l’INSEE depuis une trentaine d’années pour en prendre connaissance. Et la fameuse théorie du ruissellement à fait long feu : la politique de cadeaux fiscaux accordés aux riches n’a servi qu’à enrichir les riches et appauvrir les pauvres.
La société néolibérale est une société sécuritaire, pénale, répressive, où la régulation des classes pauvres passent non par un traitement social, mais pénal. Les comportements délinquants y sont en outre artificiellement extraits de la trame des rapports sociaux où ils font sens, pour nourrir son fantasme d’ordre électoraliste.
La société néolibérale est celle de l’Etat partisan, où ce dernier n’a pas en charge le Bien Commun, mais les prises de bénéfice des riches et la surveillance du Peuple doté d’une souveraineté factice : électorale. Le spectacle de la répression du peuple souverain est même constitutif de son idéologie : le racisme social.
La société néolibérale est une société nécessairement raciste. Une société dont les fondements culturels sont le racisme. Racisme social, on l’a vu avec le traitement accordé aux pauvres, racisme tout court, anti-arabe, anti-musulman de préférence, trope unificatrice d’un populisme qui transcende largement le clivage Gauche / Droite.
Car le soit-disant danger que représentent les réfugiés et autres immigrés en errance sur les sols nationaux, avec leur mode de vie et de pensée supposés, permet la diffusion d’une culture raciste qui exclue peu à peu du champ de la citoyenneté des millions d’enfants, de femmes, d’hommes, pour la plupart de plein droits citoyens de l’Etat français, par exemple.
Mais la généralisation du racisme social qui a accompagné la formidable montée en puissance des inégalités en France, corrélation nécessaire à la montée en puissance de l’insécurité salariale et sociale, discipline même du salariat précaire et de la vie à bout de souffle de masses de plus en plus importantes de la population française, s’est d’abord traduit par l’abandon des populations françaises issues des anciennes colonies, enfermées dans de véritables "ghettos" -le mot est celui-là même employé par une commission formée de députés de Gauche et de Droite, dans un rapport qui s’est vu aussitôt enterré dans les archives de l’Assemblée nationale, il y a moins de 3 ans.
La France reste donc un état colonial.
C’est sur cet état de la France que l’ouvrage fait le point, ainsi que sur l’Appel des Indigènes de la République, lancé en janvier 2005. Un Parti politique aujourd’hui, dont beaucoup, à Gauche surtout, décrient la formation. Or force est de dire que la relecture qu’ils proposent de cette pseudo république néolibérale, à travers les conflits qui la traversent et en s’appuyant sur une catégorie particulièrement fondée de "racisme social" est pertinente, bien au-delà de la simple compréhension de la situation désespérée dans laquelle se trouvent aujourd’hui les fameux "quartiers".
Elle témoigne en outre de l’émergence d’une nouvelle conscience politique, reflet d’une radicalisation en cours, qui fait que nombre de citoyens ne se reconnaissent plus dans le clivage Gauche / Droite jeté en pâture électorale à nos exigences de vie.
Il s’agit, dans leur cas précis, de n’être plus un objet exotique de la politique française, mais son sujet, qui aurait autre chose à dire désormais que sa seule souffrance.
Discriminés à l’embauche, au logement, à la santé, à l’école, aux loisirs, ces populations françaises issues des anciennes colonies sont toujours victimes de l’exclusion sociale et de la précarité. Il n’est que de consulter encore une fois les statistiques nationales, elles abondent sur la question !
Les populations des "quartiers" sont indigénisées, relégués aux marges de la société, enfermées dans un discours que l’on connaît à présent : celui des zones de non-droit qu’il faudrait reconquérir, dans le langage sécuritaire de cette société néolibérale !
Cinquante années de politiques inefficaces, et l’on s’étonne de voir nos Indigènes renoncer aujourd’hui au cadre républicain pour installer un territoire politique incongru dans le paysage culturel français !
Les "quartiers", tout au long de ces cinquante années d’asservissement, n’auront pas témoignés d’un dysfonctionnement de la République, mais d’une logique propre à son fonctionnement. Il faut, aujourd’hui en France, poser le problème de la question raciale à l’intérieur de la question sociale. Plus que jamais sans doute, avec le surgissement de cette société néolibérale qui fait du racisme le fondement de sa foi. Il n’est que de lire les mises en garde officielles, pour débusquer le vocabulaire dont elles procèdent, avec ses espaces peuplées de hordes ensauvagées, qui ne feraient plus formellement partie de la République : même vocabulaire en effet, comme le soulignent les auteurs de ce livre, que celui employé au XIXème siècle à l’égard des populations qu’il fallait "civiliser "…
Mais s’il existe une matrice républicaine du racisme d’Etat en France, ainsi qu’ils le montrent à satiété, la III République ayant réussi ce tour de force culturel de différencier les citoyens français de plein droit des "indigènes" de la république, sanctionnant par là l’idée d’une infériorité raciale, si ce racisme juridique et étatique français constitua bien la condition de possibilité d’un imaginaire raciste français que l’on voit boutonner aujourd’hui avec hargne, sans doute devrions-nous aussi prendre conscience de ce tournant néolibéral qui en systématise l’ambition dans le dessein d’asseoir sa domination sur tout l‘ensemble du corps social. La Cause des Indigènes de la République est devenue la nôtre, il n’est plus permis d’en douter.
Nous sommes les indigènes de la république, Houria Bouteldja, Sadri Khiari, éd. Amsterdam, Hors collection, octobre 2012, 440 pages, 17 euros, isbn 13 : 978-2-35480-113-7.
Image : André Hellé " L’exposition coloniale ", dessin pour les enfants (1931). Source : couverture de "La Famille Bobichon à l’exposition coloniale" (éd. Berger-Leyraud), Bibliothèque Vert et Plume, reproduite dans " La Misión etnográfica y lingüistica Dakar-Djibouti ", éd. De l’Université de Valencia Espagne, 2009.
NEOLIBERALISME ET ETAT SECURITAIRE
L’étude de Loïc Wacquant est relativement ancienne : elle date de 2004. Mais avec le recul, elle s‘avère extraordinairement éclairante du déploiement de la logique néo-libérale dans le monde, à un point même que son auteur n’a peut-être pas imaginé. Largement centrée sur ce laboratoire que constituait alors les Etats-Unis dans la montée en puissance des discours sécuritaires, Loïc Wacquant tentait de comprendre les raisons de cette construction à bâtons rompus de l’Etat sécuritaire.
Les chiffres parlaient d’eux-mêmes : les Etats-Unis étaient entrés dans une frénésie d’incarcération, jamais on avait autant emprisonné que depuis les années 80, jamais autant de noirs, jamais autant de pauvres, jamais autant de chômeurs : l’Etat carcéral surgissait sur les ruines de l’Etat "charitable". La régulation des classes populaires semblaient devoir passer par l’Etat pénal, plutôt que le redéploiement des richesses du pays. De Bush à Sarkozy, la geste sécuritaire affirmait partout son bien-fondé. Et partout selon une même rhétorique visant à produire du spectacle sécuritaire pour le constituer en enjeu idéologique. La scène sécuritaire, partout, se ritualisait, les mêmes éléments de langage fleurissaient de part et d’autre de l’Atlantique, matraqués à longueur de journée pour nous les faire entrer dans le crâne, enchaînant pêle-mêle les mêmes figures : l’insécurité, dans le métro, dans les banlieues, le danger que représentaient les réfugiés et autres immigrés en errance sur les sols nationaux, le laxisme des juges, le Droit des victimes, les chiffres des batailles menées contre la délinquance de rue, érigée au statut de fléau national. Partout il fallait obtenir que le traitement pénal se substitue au traitement social. Le manège sécuritaire se mit dès lors à extraire artificiellement les comportements délinquants de la trame des rapports sociaux où ils faisaient sens, pour nourrir les fantasmes d’ordre d’un électorat poussé de plus en plus à droite.
Parallèlement à l’affaiblissement de la Puissance Publique, à la perte de sa souveraineté face à la Finance, on ne parlait que de reconquérir les zones de non-droit : il s’agissait de restaurer symboliquement l’autorité de l’Etat là où il pouvait encore évoquer sa souveraineté, qu’il perdait partout ailleurs, surtout en Europe. Le spectacle de la répression du Peuple souverain permettait d’exhiber les signes de l’autorité d’un Etat de plus en plus labile.
Et "curieusement", on cibla presque exclusivement l’approche sécuritaire sur la délinquance de rue et les zones urbaines en déclin, alors que dans le même temps la délinquance en col blanc et celle de la Finance explosaient.
Longtemps on a pensé que la transformation politique majeure de notre monde contemporain venait du fait que notre modèle social était en faillite, alors qu’en vérité, il ne s’agissait que d’accompagner idéologiquement l’avènement du néolibéralisme, dont le seul horizon était de mettre fin à cet Etat Providence, et à plus long terme, de mettre fin tout court à l’Etat de Droit, comme on le voit en Grèce, laboratoire européen des derniers obstacles au triomphe du néolibéralisme.
On a ainsi assisté, impuissants ou complices, à l’explosion des populations carcérales, les prisons, françaises en particulier, connaissant désormais un taux d’occupation indigne d’un Peuple civilisé. Partout on a accepté dans la foulée l’extension continue de la mise sous tutelle judiciaire, la prolifération des banques de données plus ou moins criminelles, sans jamais essayé de corréler par exemple ces logiques à celle qui présidaient à la chute drastique de l’aide aux démunis, transformant peu à peu cette aide en travail forcé, ni moins encore avons-nous été attentifs à la diffusion d’une culture raciste, excluant peu à peu du champ de la citoyenneté des hommes et des femmes demeurant pourtant de plein droit des "nationaux".
L’Etat pénal qui a vu le jour dans le sillage de ces discours sécuritaires ne répondait en fait en rien à la montée de la criminalité, qui resta stable de tout ce temps. Car en réalité il ne faisait que répondre aux dislocations provoquées par le désengagement social et urbain de l’Etat, en France comme aux Etats-Unis, ou par l’imposition d’un travail de plus en plus précaire, en France comme en Allemagne, devenu la norme nouvelle de citoyenneté pour les classes populaires et aujourd’hui, à leur tour, pour les classes moyennes.
Mais contrairement à ce que Loïc Wacquant pouvait percevoir en 2004, l’Etat sécuritaire n’aura pas été une réponse "détournée" à la généralisation de l’insécurité sociale, il aura été son fondement même : surveiller et punir est la discipline du salariat précaire que le néolibéralisme installe un peu partout dans le monde, refusant désormais de socialiser les classes pauvres pour les abandonner à leur misère, et produisant pour un temps encore, à l’adresse des classes moyennes et riches, un leurre puissant destiné à rendre invisibles les problèmes sociaux. Il ne s’agit plus simplement de punir les pauvres, mais d’entraîner tout le corps social dans l’abîme sécuritaire et raciste que pointe l’horizon néolibéral.
Punir les pauvres, le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, de Loïc Wacquant, éd. Agone, coll. Contre-feux, février 2004, 352 pages, 20 euros, isbn 13 : 9782748900231.
De la guerre des fondamentalistes européens contre la Grèce…
Sauvons le Peuple Grec de ses sauveurs !
Depuis mai 2012, la Banque centrale européenne (BCE) prête aux banques privés notre argent au taux de 0,75%. L’article 123 du Traité de Lisbonne de 2007 (refusé par referendum en France), interdisant aux Etats de financer leurs besoins auprès de la BCE, les banques privées prêtent depuis mai 2012 notre argent public à l’Espagne à plus de 7%, à l’Italie à plus de 6% et à la Grèce à plus de 8%. Sur le marché secondaire, ces mêmes banques revendent ces titres à 15%.
Il faut vraiment sauver le peuple Grec de ses sauveurs ! L’appel lancé par les Grecs en février 2012 est plus que jamais d’actualité ! Mais les sauver de quoi ? De cette politique de guerre en réalité, menée par l’UE et dont le résultat concret est qu’aujourd’hui 30% de la population de la Grèce vit au-dessous du seuil de pauvreté… Mais malgré cela, de nouveaux plans d’austérité sont à l’étude.
A quoi servent les plans de sauvetage ? Creusée par des taux usuraires, comment la dette de la Grèce pourrait se résorber ?
La Grèce a vu la création d’un compte bloqué, exclusivement destiné au remboursement de la Dette. Toute l’économie du pays est orientée vers ce fameux remboursement. Ne voit-on pas qu’il s’agit en réalité d’un pillage systématique, ordonné, mesuré, d’un pillage éhonté, de court terme, de toutes les richesses du pays ? Ne voit-on pas qu’il s’agit de différer le plus longtemps possible la faillite du pays, pour rapatrier le plus d’argent possible dans les poches des banques européennes ?
La Grèce a vu le droit anglais supplanter le sien, sous décision de l’UE, tout simplement parce que ce dernier était plus favorable aux créanciers, ordonnant de les rembourser prioritairement !
La Grèce est ainsi le premier pays européen à être sorti du cadre de la souveraineté populaire. L’UE a fait d’elle un véritable laboratoire du changement social européen, au terme duquel la démocratie aura disparu. Sus à l’Etat de Droit ! Voyez déjà comment la règle d’or, inscrite dans les Constitutions, nous placent désormais sous la tutelle de l’UE ! Un tournant dans les régimes parlementaires, où il s’agit d’installer partout des gouvernements d’experts, avec la complicité de nos représentants politiques, qui s’apprêtent à confier les brides de la décision politique à des cabinets d’économistes à la solde des milieux financiers. Un coup d’état parlementaire !
L’objectif est clair, trivial : l’aggravation artificielle des Dettes souveraines est l’arme imparable pour prendre d’assaut des sociétés entières. Nous sommes au point de non retour : le fonctionnement des marchés financiers est fondé sur une politique néo-coloniale de domination des pays les plus riches sur les plus pauvres, l’appropriation des richesses nationales et l’appui inconditionnel aux mécanismes les plus répressifs de ces régimes d’experts, soustraits à la souveraineté populaire.
Le Devenir Grec de l’Europe néolibérale, Lignes 39, octobre 2012, 230 pages, 20 euros, isbn 13 : 9782355281138.
Crise : le matraquage idéologique des «experts» subornés
Le changement, c’est maintenant ! Mais il n’est possible que dans le cadre néolibéral, répondent en cœur les "experts" de la classe politico-médiatique, dont la mission est de démontrer au bon peuple que nous serions, qu’il n’y a pas d’alternative à l’ordre néolibéral et que seuls quelques aménagements et de grands sacrifices nous sauveront de la crise… dans laquelle nous a jeté ce même néolibéralisme, non par accident, mais par conviction mercantile…
L’ouvrage publié par les Liens qui Libèrent a le mérite de nous aider à ouvrir les yeux sur la ronde des pseudos experts qui se succèdent à notre chevet, de Libération au Monde, en passant par France 2 et France Inter, révélant les liens que nos prétendus experts en économie (mais pas en neutralité), sollicités jour après jour par les médias français, entretiennent avec les milieux de la Finance. Des experts qui appointent sans excuse possible aux institutions mises en cause dans cette crise qui ne peut pas finir, auréolés de leurs titres universitaires. Le listing est effarant. Une farce, en particulier en ce qui concerne ces universitaires et autres directeurs de recherche au CNRS, qui siègent dans les grandes Banques ou sont membres de cabinets de gestion du patrimoine des grandes fortunes et se piquent de nous donner des leçons de responsabilité dans les colonnes des quotidiens ou sur les antennes nationales. Des experts sans neutralité qui bénéficient de jetons de présence dans les conseils d’administration des grandes sociétés, percevant chaque fois qu’ils font semblant de sauver le monde des mandats chiffrés à plusieurs dizaines de milliers d’euros… Des experts sans impartialité qui ont privatisé l’expertise et qui sévissent jour après jour pour déverser leur pédagogie de la souveraineté nécessairement limitée, dissolvant à longueur de chroniques le social dans le Marché et collaborant sans sourciller à l'ordre néo-libéral qui les a enfantés.
Economistes à gages, de Serge Halimi, Frédéric Lordon, Renaud Lambert, éd. Les Liens qui Libèrent / Le Monde Diplomatique, coll. Prendre parti, novembre 2012, 80 pages, 7,50 euros, isbn 13 : 979-1020900104.
Antoine Peillon : enquête au cœur de l’évasion fiscale…
Commençons par la fin, tant l’histoire est savoureuse. Le 12 avril 2012, trois semaines après la première parution du livre d’Antoine Peillon, le Parquet de Paris désignait (enfin) un juge d’instruction pour mener une information judiciaire sur l’évasion fiscale en France.
Le 17 avril, ce même Peillon était (enfin toujours) auditionné par la commission d’enquête sénatoriale sur l’évasion fiscale. L’auteur exposa ce que tout le monde désormais savait, le livre publié : c’est que la police et la Justice françaises disposaient d’une masse invraisemblable d’informations sur la question -dont elles n’avaient jamais rien fait. Et pour cause : le 23 mai 2012, le Juge témoignait à son tour devant la même commission sénatoriale, pour révéler l’existence d’un verrou politique : il devait attendre une plainte du Ministre du Budget pour instruire officiellement son enquête. Jamais aucun ministre du Budget, en France, ne s’était soucié de porter plainte contre l’évasion fiscale. Ce que l’on comprend rétrospectivement : imaginez que ce même Ministre soit le trésorier d’un parti de pouvoir passablement embarrassé par ses problèmes de financement…
Le 15 juin 2012, des cadres de la Banque UBS France, licenciés pour avoir révélé les agissements illégaux de leur employeur, se voyaient réintégrés dans leurs droits par la Justice pour licenciement abusif.
Le 3 juillet 2012, Jean-Marc Ayrault promettait de régler une fois pour toute la question de l‘évasion fiscale.
Le 24 juillet 2012, la commission d’enquête sénatoriale livrait ses conclusions : 50 milliards font illicitement défaut au Budget de la France. La commission faisait 59 propositions pour contrôler cette évasion fiscale. Le rapport de ladite commission devait être remis au Ministre de l’économie et proposé à l’Assemblée nationale dans le cadre du débat budgétaire.
On attend. La Crise, elle, n’attend pas, qui commande de récupérer ici et là dans nos poches ces milliards qui nous sont dus. Or, toutes les discussions sur la crise ont toujours achoppé sur un point aveugle, que personne ne s’est encore soucié de lever, un véritable tabou, qui est celui de la finance fantôme. Une finance délinquante dont les mécanismes, les procédés, les stratégies sont connues désormais, grâce à cet essai.
On inscrit dans la Constitution la règle d’or, mais on refuse de mettre un terme à la fraude fiscale. Une fraude qui est, aux yeux de l’auteur et non sans raison, un facteur majeur de la crise économique contemporaine, avec au cœur de ces agissements l’UBS, banque suisse, artisan majeur de l’évasion fiscale dans le monde. Il faut lire l’essai, incroyablement documenté, pour mesurer la colère qui devrait être la nôtre aujourd’hui…
Ces 600 milliards qui manquent à la France : Enquête au coeur de l'évasion fiscale, Antoine Peillon, Points, novembre 2012, 184 pages, 6,30 euros, isbn 13 : 978-2757830901.
Alain Châtre : mériter le monde
"Sur le chemin de crève cœur
J'ai rencontré une pierre mystique
Que l'outrage a brisé.
Mériterons-nous jamais le monde
D'où sa candeur appelle ?"
Sade Onfray, l'hystérie de l'idéologue...
Sade, le dernier "philosophe médiéval", selon Onfray… On ne savait déjà pas trop ce qu’était un philosophe médiéval, ni moins encore de quel Moyen Âge parler dans cette constellation, celui de l’Europe ou celui de l’Afrique –la bibliothèque de Tombouctou demeurant peu fréquentée aujourd’hui encore par nos intellectuels. Mais Sade "philosophe", on le savait moins encore, et l’assignation aurait mérité d’être à tout le moins explicitée, s’agissant d’un auteur en qui la filiation critique a plutôt reconnu un écrivain qu’un penseur.
Michel Onfray passe hâtivement sur la formule, pour en venir à la critique d’une époque et d’auteurs que les années 80, 90, se sont employées à déboulonner : les surréalistes, les structuralistes, Barthes, Foucault… Sade donc, symptôme des années 70. Vraisemblablement. Mais le symptôme de quoi ? C’était là ce qu'il y avait de plus intéressant à décrypter. Celui d’une critique intellectuelle, aux yeux de Michel Onfray, qui aurait refusé de rabattre l’interprétation des œuvres sur la compréhension de la vie de leurs auteurs en fin de compte… Qui aurait refusé de confondre le texte et la biographie, sauvant l’écrivain Céline par exemple, sans parvenir à condamner l’homme -le délinquant sexuel dans le cas de Sade.
Celui d’une critique qui se serait appliquée à reconnaître à la métaphore un statut esthétique, que Michel Onfray semble lui refuser dans le cas de Sade, sommant de rabattre le texte sur sa "pure" dénotation, plutôt que de tenter de cheminer dans les méandres de régimes discursifs tout à la fois plus flous et plus subtils.
Il fallait lire Sade à la lettre donc, sans omettre de l’affronter à son contexte. Mais le même Onfray est pris à n’interpréter que partiellement ce contexte, oubliant par exemple les rapports que le marquis entretenait avec certains de ses serviteurs, dont il faisait des complices à une époque où les serviteurs n’avaient pas statut humain, les marquises pouvant se soulager devant eux dans leur toilette sans que la pudeur y trouvât à redire, puisque ces personnels n’existaient tout simplement pas dans le périmètre que l’aristocratie définissait comme humain. Imaginez alors le retournement auquel procédait le marquis…
Qu’importe. Il faudrait lire l’œuvre au prisme du délinquant sexuel. Le mot de délinquant est d’un usage en lui-même étrange, s’agissant du XVIIIème siècle. Tout comme ces mots qu’emploient Onfray pour qualifier les victimes du marquis, "ouvrières", "chômeuses", épinglant leur qualité dans l’espace sémantique du XXème siècle, pour bien nous donner à entendre, on l’imagine, ce qu’il convient de comprendre, s’agissant des crimes du marquis…
Les années 70 auraient aussi été coupables de voir en Sade le héraut d’une parole bâillonnée. Mais de quelle parole nous parle-t-on ? Quand en fait les années 70 ont voulu pointer un mécanisme propre à l’écriture romanesque, ouvrant par l’échappée du verbe des espaces de liberté insoupçonnés –pour le meilleur comme pour le pire.
Enfin, il est troublant d’entendre Onfray évoquer les devoirs auxquels les écrivains seraient, ou devraient être soumis, Sade en tête. Car de quels devoirs recouvrir l’inspiration littéraire ? De ceux qui ont valu à Salman Rushdie de vivre une partie de sa vie caché, au prétexte qu’aux yeux de certains, il avait rompu avec ses devoirs d’écrivain ?
Onfray ne convainc pas. Même si, certes, le caractère roboratif de l’œuvre de Sade porte à la ré-interroger : il y a là quelque impasse à scruter, moins s’agissant du désir que de sa cause, explorée jusqu'à la corde par Sade, effrayé d'en voir disparaître la force et s'enfermant peu à peu dans cette stratégie qu'il a mis au point, de possession d'un objet qu'il n'a jamais atteint, étreint, amplifiant dans la répétition le trouble qui ne cesse de le saisir, de ne pouvoir jamais posséder cet objet défaillant, qui en retour ne cesse de dévoiler l'ncapacité de Sade à renoncer à cette cause qu'il poursuit désespérément.
Reste de se demander tout d'abord ce que lire suppose. Une vraie question. L’œuvre de Sade peut être lue de multiples façons, littérairement, comme psychanalytiquement. Mais lire Les 120 journées de Sodome comme un "grand roman fasciste", les bras en tombent… Est-ce là l’attitude d’un philosophe ? D’un idéologue plutôt, dirait-on, trahissant son maître à penser, Nietzsche, qui affirmait qu’il "n'y a pas de faits moraux, mais seulement des interprétations morales des faits"...
Reste enfin à comprendre ce qui motive Onfray, exhibant jour après jour ses raisons d'avoir raison, saisissant chaque fois un nouvel objet susceptible de ne pas lui donner tort et de restaurer sa vindicte vengeresse, seul contre tous allumant partout des contre-feux . Outre tout ce que l'on a pu dire déjà le concernant, contournons l'interpellation idéologique d'une pensée passablement ambigüe, pour oser en fin de compte y voir se manifester une forme de l'hystérie : Onfray, qui ne parvient pas à faire de sa démarche un vrai enjeu philosophique, ne parvient pas non plus à renoncer à la position qu'il occupe. Mais plus profondément encore, Onfray ne peut vivre cette déception fondatrice qui accompagne tout questionnement philosophique et qui est la déception face à tous les objets de pensée -les siens ne le déçoivent jamais : doctrinaires, ils ont la force des truismes. Il n'y a ainsi pas de teneur philosophique chez Onfray, juste la nécessité d'interactions incessantes au centre du grand barnum intellectuel français. Onfray condamne, parce qu'il sait que l'interdiction est fondamentale pour maintenir vivant son désir de philosophie, lequel n'est qu'une création romanesque contournant la seule aventure qui vaille en matière de pensée : celle de l'exploration de l'étrange statut du savoir entre nous.
SADE : DÉCONSTRUCTION D’UN MYTHE - MICHEL ONFRAY, COURS DE MICHEL ONFRAY SUR SADE, PRODUCTION : MICHEL ONFRAY ET FREMEAUX & ASSOCIES, AVEC LE CONCOURS DU THEATRE DU ROND POINT ET DE L'UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN, 2 CD, 29,99 euros.
Mo Yan, la Belle (littérature) à dos d’âne…
Prix nobel de littérature 2012.
Han Qi est dépassé par cette Chine en pleine mutation où l’on ne sait plus contempler les éclipses, celles qui ont déjà eu lieu, ou pas, comme celles qui n’auront peut-être pas lieu et l’inverse. A moins qu’il ne s’agisse d’autre chose. Sur ce point, Han Qi ne parvient pas à se prononcer. Il n’a peut-être vu qu’une comète après tout. Ou un grand cerf-volant. Allez savoir. La réalité n’est jamais aussi mathématique qu’on l’aimerait. Tenez, Han Qi vient justement d’apercevoir une jeune femme en robe rouge juchée sur un âne. En plein Pékin. Noir. L’âne. Et petit. Un âne quoi. Suivi d’un homme à cheval. En armure. Tandis que les voitures, toujours plus nombreuses dans cette Chine conquérante, se talonnent comme des moutons. Prévenantes tout de même. A l’égard de l’âne sur lequel est juchée la jeune femme. Belle, évidemment. Mais incongrue, là, au beau milieu de la circulation. Tout comme l’homme en armure qui la suit. Dont on se demande ce qu’il fait là, je veux dire : dans le récit aussi bien. A quoi joue-t-il ? Quelle est sa fonction plutôt ? Surtout lorsque, en bon lecteur moderne, on a lu Genette et que l’on sait à quoi s’en tenir sur le genre, à réciter mentalement que tout récit comporte une part de représentation d'actions (on suit l’âne et le cheval dans l’embouteillage géant), d'événements (l’irruption de l’un, de l’autre, d’une éclipse ou pas…), en se disant bon, ça, c’est la narration, tandis que pour son autre part la description se charge de la représentation des objets qui vont donner corps au récit, etc.
Vous n’y êtes pas. Ou plutôt, si : c’est l’histoire même, ça. Sa justification pour ainsi dire. Dont s’inquiète Han Qi, beau joueur, qui nous prend en charge et nous mène juste derrière l’âne sur lequel est juchée une belle jeune fille. Même si le récit, lui, ne sait trop qu’en faire de cet âne, du cheval, de la jeune fille et de l’homme qui la suit… Qu’importe : Han Qi, lui, sait quoi en faire : il les suit. A moins qu’il ne les précède pour nous aider à mieux suivre le récit. Allez savoir ! Quelque chose comme une expérience du texte en train de s’élaborer –ce que, de fait, notre lecture sanctionne avec son temps de retard.
Il y a donc cet âne, la jeune fille, l’homme en armure et la police qui les somme de s’arrêter. Un flic frappe même l’armure du cavalier. Qui sonne vide. Evidemment : ce cavalier n’a d’autre fonction que de nous intriguer, pas d’encombrer Pékin. Décontenançant le flic, sauvé par la chute d’une bouteille de bière, de marque allemande. C’est précis. Si précis que cela fait entrer du coup notre réel dans la réalité du récit. Je bois la même. Un effet de réel comme disent les techniciens de la littérature. Mais peut-être pas. La canette troue bien de part en part le récit, mais ce dernier l’engloutit aussitôt… Voilà notre canette recyclée aussitôt dans l’ordre du conte –ce qui, après tout, devrait être le lot de toute canette de bière, ce recyclage…
Tandis que toute la foule est devenue Han Qi. A son même visage lisse. Respirant, inspirant tout l‘amour qu’il éprouve déjà pour la jeune fille juchée sur l'âne. Quand de nouveau resurgit le réel sous les traits d’une moto, de deux plutôt, et d’un fourgon de police. La Chine contemporaine a horreur de ce disponible où les contes vous transportent. Place Tian'an men. L’âne, le cheval, traversent alors la place jusqu’au grand immeuble du Centre Commercial International. La nuit tombe. Il ne reste que Han Qi derrière le cheval blanc, qui lâche un crottin et part au triple galop… dans une superbe cavalcade, réalisme hallucinatoire si l’on veut ainsi que le qualifient les critiques, où l’effet de réel, dans un récit au fond privé de toute fonction référentielle, n’ouvre qu’à la malice du conte, où l’écriture reste inexorablement un lieu de fiction, magique !
La Belle à dos d'âne dans l'avenue de Chang'An, de Mo Yan, traduit du chinois par Marie Laureillard, éd. Philippe Picquier, coll. Grand format, mai 2011, 192 pages, 16,70 euros, isbn 13 : 978-2809702651.
A propos de la poésie palestinienne contemporaine
Le problème de la poésie palestinienne, aux yeux de Mahmoud Darwich, a été cette contrainte qui l’obligea à se mettre au monde sans appui poétique. Déplacés dans l’espace du mythe avant que d’exister, les poètes palestiniens ont dû écrire dans la proximité du Livre de la genèse par exemple, "à portée de voix d’un mythe accompli". Mais à portée de cette voix-là, il y avait peu de place. Il leur fallut donc explorer d’autres espaces pour exister, plus éloignés de l’épopée biblique, plus familiers dans une certaine mesure : ces interstices du quotidien où ils tentèrent de récupérer leur légitimité esthétique.
Les poètes palestiniens vivaient à un moment de l’histoire où ils étaient privés de passé. Et devaient vivre comme s’ils commençaient à vivre, et surtout comme si leur passé était la propriété exclusive d’un Autre. Ou bien comme s’ils ne pouvaient disposer que d’une histoire éclatée. La métaphore Palestine, patiemment édifier au fil de l’œuvre de Mahmoud Darwich fut l’outil qui leur permit de se rapprocher d’une certaine essence des choses : la genèse du premier poème -dans le langage de Mahmoud-, ou la force de composer une présence humaine nouvelle.
Mais dans cet espace de la métaphore qui était le seul espace possible, ils durent articuler en même temps un passé et leur présent, tous deux confisqués.
L’œuvre de Mahmoud Darwich fut ainsi non seulement l’élaboration d’une esthétique neuve, mais d’une esthétique qui ne pouvait désigner la métaphore Palestine et son horizon symbolique comme seul possible. Il lui fallait porter d’autres traces.
Des traces, on le voit, reconstruites après coup, qui ne pouvaient prétendre à aucun statut ontologique, et portaient les marques laissées par une action ancienne qui les avaient pour ainsi dire fécondées, ces traces n’existant que par rapport à cette autre chose dont les poètes ne pouvaient disposer que dans l’ordre de la représentation. Un ensemble de traces indécises, labiles, tenant autant de la réalité sensible que de l’ordre symbolique.
Une marque psychique aussi bien, ligne d’écriture dans laquelle marcher ensuite, énigmatique présentation d’une chose absente que Mahmoud Darwich exprime parfaitement, saisie dans son enfance même et son rapport à cette terre qui n’existait plus.
Une trace jamais acquise donc, commandant de combler toujours ce fossé qui s’ouvrait sous leur pas entre l’imagination et la vérité. Car où commence la mémoire de la Palestine, où commence son imagination ? Et entre cette mémoire refusée et son imagination, dans quelle empreinte allonger le pas ?
Il faudrait, là, donner pour écho à ce questionnement un dialogue de Platon, le Théétète, où le problème de l’empreinte se pose dans le cadre d’une réflexion plus large sur le rapport entre vérité et erreur, fidélité à la réalité ou à l’imagination. Il faudrait relire la métaphore du bloc de cire dont use Platon, aux yeux duquel l’erreur est un effacement des marques : le peuple palestinien serait-il dans l’erreur du fait que l’on ait tant pris soin d’effacer toutes les marques de son histoire ?
La métaphore déployée par Platon compare les âmes chacune à un bloc de cire. Chacun ses qualités, ses possibilités, ses résistances. Un bloc où imprimer les sensations, que la connaissance peut convoquer par le souvenir, mais… quel souvenir convoquer, quand ce qui ne peut être rappelé a été effacé ?…
Entre la mémoire et l’oubli, entre la connaissance et l’ignorance, entre la vérité et l’erreur, ce serait donc là que reposerait la mémoire palestinienne. Car au sens de Platon, elle ne pourra jamais construire aucune fidélité du souvenir à l’empreinte.
Elle est ainsi comme un pas mis dans la mauvaise empreinte… ont décidé ceux qui n’ont pas perçu que cette empreinte poétique construite par Mahmoud Darwich était, bel et bien, une mémoire palestinienne authentique.
La Palestine comme métaphore, de mahmoud Darwich, traduit de l’arabe par Elias Sanbar, et de l’hébreu par Simone Bitton, éd. Actes Sud, coll. Babel, sept. 2002, 188 pages, 7,80 euros, isbn : 978-2742739455.
Slavoj Žižek : de la mélancolie du sujet contemporain…
Pourquoi Shakespeare est-il si contemporain ?, se demande Žižek . A cause de la mélancolie d’Hamlet, si comparable à la nôtre, celle de devoir vivre dans un monde duquel a disparu l’expérience collective de la Joie.
Dans cette étude, l’approche est psychanalytique. Mais elle en déborde le cadre et l’intérêt, interrogeant chacun sur un sujet qui lui est proche, celui du désir, de l’intention, quand celle-ci en particulier précède son objet.
Dans son analyse, la figure du mélancolique apparaît comme s’incarner dans la perte du désir sur l’objet, parce qu’à force de l’avoir précédé, on a fini par égarer les raisons qui le faisait désirer.
Mélancolie tragique, sinon comique, dans cette présence des objets soudain indifférents à nos errements. Ils sont bien là, mais le sujet ne les désire plus. C’est en cela que la mélancolie s’inscrit dans la structure même du sujet moderne, nous dit Žižek. Et c’est sans doute pour contrer cet égarement que ce même sujet se tourne vers l’interdiction, comme seule digue capable de maintenir le désir vivant.
Mais ne peut se déparer d’une impatience à posséder… Non plus que de l’inquiétude dans laquelle nous jette le désir de l’autre.
Juliette : Pourquoi suis-je ce nom ? Au lieu évanoui d’être, ignorant de quoi tu me remplis, quel objet je suis pour toi ?
L’identité symbolique du sujet est toujours historiquement déterminé par une constellation idéologique. Juliette sait la force de cette interpellation idéologique. Mais voilà qu’à vouloir briser cette force, elle bascule, et ne sait plus de quoi elle est remplie symboliquement : son être entier est désormais soutenu par l’incertitude de ce qu’il est pour l’autre. C’est, commente Žižek, l’espace même du sujet hystérique que cette destitution subjective.
Est-ce là où le monde contemporain nous a précipité ?
Que le désir soit hystérique, Lacan nous l’avait appris. Il est le désir de rester un désir, ne désirant au fond rien tant que son insatisfaction. Mais résister à saisir l’objet ? S’il détermine ce que nous sommes, comment le pourrions-nous ?
Bien que nous sachions que sa possession nous affectera d’une manière incontrôlable, car il est comme un intense petit morceau de réalité qui circule partout, qui partout provoque d’intenses investissements libidineux. Juliette en sait quelque chose, qui l’éprouve, en explore l’étrange statut, et l’impasse, jusqu’à devenir elle-même un espace formel vide.
Lacan & ses partenaires silencieux, Slavoj Žižek, traduction Christine Vivier, éd. Nous, Coll. Antiphilosophique, octobre 2012, 152 pages, 20 euros, isbn : 978-2913549777.