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29 juillet 2023 6 29 /07 /juillet /2023 15:22

Dédicacé à Ali, «fils de marabout et manœuvre à citroën», le récit de Robert Linhart s'ouvre sur sa première journée en usine : «Montre-lui Mouloud». La suite est magnifique, d'observations méthodiques de la chaîne, sans concession au niveau de l'écriture, impressionnante de maîtrise littéraire. Regards, odeurs, bruits, tempo : le «long glissement glauque» de la chaîne... La force de Linhart, c'est de convoquer immédiatement les corps pris dans ce glissement. Car le travail dans l'usine s'adresse aux corps tout d'abord, tout comme l'école les prend en main ces corps, avant de s'attacher aux esprits. Il ne faut pas seulement les discipliner, il faut les violenter. Linhart décrit également avec la précision de l'anthropologue, «l'éternité vide qu'est le poste de travail», où ce travail justement n'est jamais accompli, «la tâche jamais achevée». On est d'emblée dans le simulacre, dont le régime est celui d'une danse des morts... Car l'usine contraint les vies aux «quantités infimes», dont le récit se fait le réceptacle inouï.

Linhart a pris 10 ans pour se décider à l'écrire, le consignant en quelques jours fiévreux, après avoir réalisé que la classe ouvrière ne faisait plus sens mais que son absence de sens était une tragédie. Alors il raconte. L'usine ouvertement policière précédant de quelques décennies une société devenant à son tour ouvertement policière.

La résistance ? A l'époque elle était enfouie dans des collectifs nationaux. Aujourd'hui, dans ces corporations syndicales qui ne permettent pas la convergence des luttes. Pourtant, le 17 février 1969, tout s'était arrêté. De nouveau après 68. Un bref instant, semblant inaugurer cette série de défaites qui allait nous frapper jusqu'à aujourd'hui.

Le sentiment du monde... Ali, «frère obscur, un instant surgi de la nuit qui allait le happer de nouveau». Combien d'entre nous «surgis» de nulle part lors de ces révoltes qui ne cessent plus de traverser la France ?

Le dernier chapitre du récit s'intitule «l'établi». Celui du retoucheur de portière. Demarcy. Son établi, il l'a bricolé, scrutant les tâches à accomplir, soupesant la matière à reformer, inventant les aspérités, les angles, les cavités où réparer la tôle. L'établi de Demarcy est l'objet de  son intelligence. Et il est la métaphore de la trajectoire inversée de Robert Linhart. Son anabase : il est ce point d'où il serait parti dix ans après les faits, sans le savoir, devenu ce moment où la conscience se cristallise.

Qu'on se rappelle : les établis étaient «descendus de cheval» pour tenter de comprendre la classe ouvrière et l'aider à s'organiser. De l'extérieur, guidés par des concepts abstraits, ils étaient venus fournir aux ouvriers un nouvel établi... Un outil méthodologique importé des œuvres de Lénine, de Mao, de Marx. Tout comme les cadres du service des méthodes de Citroën étaient venus un jour remplacer l'établi de Demarcy par un objet machiné dans leur bureau d'étude, plus apte à leurs yeux, à répondre aux charges de la production.

Mais l'établi de Demarcy, c'était une intelligence humaine, individuelle, de bout des doigts et d'observations critiques, une ruse de la raison laborieuse pour répondre aux tâches d'une réalité indéfinissable : comment savoir où et comment la tôle serait abîmée ? Une intelligence que les cadres de Citroën ne pouvait supporter : non pas concurrente, mais triomphante : «Le nouvel établi (conçu par les cadres) ne vaut rien».

Linhart a rencontré dans cette figure son inversion. Le dernier chapitre est le vrai commencement du récit, là où ce récit découvre -et recouvre-, sa vérité.

Il y a ainsi une vraie homologie de structure entre l'objet du récit et son écriture subsumée sous ce moment ultime. L'expérience tragique de Demarcy est celle de Robert Linhart, réalisant son égarement. Demarcy cassé, en déroute, annihilé, signe la fin de tous les enchantements révolutionnaires en même temps que le vrai but à atteindre. Il signe l'exil des militants désormais orphelins, quittant les usines pour n'arpenter qu'un monde politiquement désert. Abasourdis. Tout comme l'est Demarcy, lequel est en fait déjà mort quand on lui retire son établi. (Le militantisme maoïste fut déjà mort sitôt entré dans les usines). Demarcy est seul, comme Linhart, inexorablement usés l'un et l'autre, exilés du monde qui les a broyés. «Bloom, nous dit Tiqqun, c'est l'être en phase terminale dans un monde lui-même en soins palliatifs». Il y a un peu de Bloom dans l'expérience narrée. Mais ils ne le savent pas encore. Malgré leurs tubes et leurs respirateurs, les années 80 se payaient d'illusions. Une poignée de personnes le pressentait, L'établi en est le témoin : ils devenaient «étrangers face à l'étrangeté du monde» (Tiqqun), cet immense spectacle du mensonge de la société marchande.

Dès la fin de Mai 68, le patronat avait compris qu'il fallait se débarrasser du salariat. Et pour cela, commencer par broyer les individualités. Demarcy en est la métaphore : il fallait exclure de l'espace productif la possibilité même d'une intelligence autre que mécanique, répondant à des standards abstraits. Qu'un ouvrier fût le maître de son outil était devenu symboliquement inacceptable. Seule la machine devait pouvoir récupérer une identité, tout le reste devait devenir jetable : gommer l'ouvrier en tant qu'ouvrier, exclure l'humain en tant qu'être. Pas même le subordonner à la machine, à peine provisoirement en faire son excroissance, en attendant son expulsion définitive.

Mais à l'époque, il devait encore collaborer à son extinction. «Veiller à l'aliénation de son être» dit Tiqqun. Il s'agissait de le réduire progressivement à l'état de rien. Qu'il consente à n'être que l'attribut de sa propre insistance -et non existence. «On le poussait hors de lui » (Tiqqun encore). C'est cette sortie que l'établi de Linhart a enregistrée. Tout comme le récit a enregistré le fait que les ouvriers répondaient à un nom qui n'existait plus. Le patronat vidait leur monde de toute signification.

L'anabase, expliqua un jour Alain Badiou (Le Siècle, pages 119 à 139, 10 novembre 1999), «est une expérience exilée du commencement».

Chaque mot pèse dans cette définition (tronquée, la sienne est plus riche). A condition évidemment de ne pas lire ce commencement dans une perspective métaphysique. Car ce commencement dont je parle, c'est celui qui prévaut aujourd'hui. Un commencement de la fin si l'on veut. C'est cette expérience que relate Linhart, celle de l'exil, de notre exil, ce moment où nous sommes devenus les spectateurs de nos échecs à répétition. Quarante années de luttes mises en échec pourrait-on dire, même si aucun d'entre eux n'a été un véritable échec -or c'est là où d'autres commencement sont possibles, plutôt que ce début de fin du monde qui déroule sous nos yeux effarés ses vestiges barbares.

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27 juillet 2023 4 27 /07 /juillet /2023 13:06

Le 20 août 2013, Robert Linhart était l'invité de Laure Adler, sur France Culture, dans son émission Hors-Champ. Au cours de l'entretien, Laure Adler fit lire un passage d'une nouvelle de Jack London, dont Lénine avait demandé lui-même lecture sur son lit de mort : L'amour de la vie. L'histoire d'un homme blessé, égaré dans les neiges du Klondike, poursuivi par un loup affamé. L'un et l'autre obstinés au guet de leur survie. On en comprendra la métaphore plus avant dans l'émission : «Vous êtes un rescapé», devait conclure Laure Adler. Lénine n'échappa pas au loup. Linhart, j'y reviendrai.

L'émission est passionnante en dehors de cette assignation qui concernait au fond davantage Laure Adler que Robert Linhart. Passionnante en ce qu'elle donna à ce dernier l'occasion de mieux se raconter, depuis sa naissance à Mai 68, que Linhart vécut comme une crise de folie. La sienne, jeté dans l'exaltation extrême de la pensée, si extrême qu'il dut se faire hospitaliser et soigner à coup de neuroleptiques. Puis il affronta la tragédie du couple Althusser, Hélène assassinée, la folie là encore, décidément figure tutélaire des maoïstes parisiens, tragédie dont Linhart rapporte qu'il «ne peut pas interpréter ça». Impensable «coup» de folie. Une altérité radicale dont on ne peut revenir. N'y revenons donc pas, nous qui ne furent pas même témoins de ça. Rappelons simplement que témoin, il le fut lui, au sens fort du terme et de son étymologie grecque où le témoin est martyr.

Du mouvement des établis, Linhart ne raconte pas grand chose, Laure Adler résumant l'affaire sous les espèces d'un proverbe maoïste : il s'agissait de descendre de cheval pour cueillir des fleurs. L'image n'est pas heureuse, même si elle est historique. Nombre d'établis, en province, n'avaient jamais étés à cheval, beaucoup vivaient contraints au ras des pâquerettes. Mais de cela, l'Histoire n'a rien dit, pour cette fois encore se concentrant sur ces grands intellectuels parisiens qui firent du mouvement un enfer.

Puis Linhart s'est tu.

En 1981, il a commencé de se taire. D'une certaine manière, tout le monde s'est tu avec les années 80 : plus personne ne voulait rien entendre. La France se peupla de cyclopes qui ne voulaient croire que le chant des sirènes du projet néolibéral. On allait tous s'enrichir -on s'est tous appauvris. «Le poids de l'histoire, sa rigueur, sa grandeur» (Mitterrand), commandait la liquidation des luttes sociales en France.

Les années Reagan, Thatcher, chez nous celles des nouveaux philosophes, Glucksman père, BHL, tout un monde d'anciens militants de «Gauche» rejoignait les salons réactionnaires qui se mirent à foisonner, tandis qu'un glissement s'opérait dans la composition des partis. Think tank, le clubisme rebattait les cartes, accompagnant le mirage du libéralisme hayékien : le marché seul pouvait garantir la liberté individuelle... Et tant pis si Hayek restait confus quand il évoquait le marché comme l'exemple le plus «convaincant» d'un ordre spontané construit spontanément comme le résultat d'une évolution spontanée, mais que des règles délibérées devaient encadrer et qu'une coercition "minimale" devait accompagner... Tant pis, sinon que sa conception de la liberté restait franchement négative et dans son délire d'affirmer que la justice sociale n'était qu'une notion vide de sens, que cette liberté n'était que le privilège des nantis, un projet au fond vide de sens. Un projet que L'établi de Linhart révélait dans toute son étendue et son horreur.

 

A l'époque, un penseur, Félix Guattari, résistait encore. Rappelez-vous : Foucault allait mourir (1984), Derrida était parti aux États-Unis et Deleuze s'occupait de cinéma. Mais Guattari, encouragé dans sa réflexion par Deleuze, demeurait si isolé qu'il ne savait ni comment formuler, ni comment se faire entendre et son livre, recueil d'articles à propos de ce qu'il voyait venir de ces années 80, Les Années d'hiver, avouons-le, était illisible.

Guattari tentait de comprendre notre immense défaite. Il exhuma le vieux concept d'aliénation pour tenter de le dépoussiérer : le capitalisme n'était pas seulement une économie de la domination, mais une forme de civilisation qui procédait au démontage, en tout être, de son humanité. On voit cela à l'œuvre dans L'établi. La vision est forte. Armée d'une constatation simple : l'industrie publicitaire était devenue le second poste de dépenses mondiales derrière l'armement. Cela disait quelque chose de ce qui se tramait : le contrôle quotidien des esprits. La société du spectacle, certes, cela n'avait presque rien de nouveau et beaucoup ne virent pas en quoi Guattari jargonnant pouvait nous aider à penser notre situation dans le Temps. C'était cependant de montrer que ce contrôle s'étendait désormais à toutes les formes de la vie personnelle, intime, pour s'incarner dans nos manières de vivre, au quotidien. Un salut pour le capitalisme qui sans cela, pouvait s'effondrer du jour au lendemain. Ce qu'il est au demeurant en train d'accomplir. Non sans résistance, contraint qu'il est d'engager une véritable guerre civile contre des citoyens de moins en moins dupes malgré l'atomisation réussie de la société, qui voit nos luttes échouer les unes après les autres.

L'échec et le martyre : n'était-ce pas déjà le cas rapporté par L'établi ?

Guattari observait qu'à ce stade de survie, le capitalisme se devait de ne plus produire de lien social pour préserver son devenir, mais que cela aussi le conduisait à sa perte. L'insouciance égotiste n'est pas la liberté, la grande claque subies par les bassins miniers du Nord aurait dû nous alerter à l'époque : ne restait déjà qu'une vision policière du social, alors que les socialistes étaient au pouvoir.

Mais on piétinait dans ces années d'hiver. Or si on les considère de plus près aujourd'hui, on découvrira avec stupeur que tous les thèmes qui agitent notre société contemporaine avaient déjà germé dans les années 80 : racisme, immigration, pauvreté, sdf, tournant ultra conservateur de la droite, poussée du Front National... Et déjà, comme l'affirmait Guattari : «la Gauche se fout du monde !».

La grande affaire du capitalisme dans les années 1980, c'était la production des subjectivités. La fabrique de sujets sans sujet.

«Vous êtes un rescapé», trancha Laure Adler. Né à Nice accouché par une infirmière pétainiste, recueilli par une famille de Justes, Robert Linhart finit par s'en amuser. Un rescapé ? «Un peu»... «L'idée d'être un rescapé, ça remonte à ma naissance»... Oui. Pas le bon mot donc. Ni vraiment la bonne idée quand on décide de repêcher L'établi. Mais pour en faire quoi ? Que faire de l'un des plus beaux récits de la littérature française du XXième siècle ? Le livre d'un rescapé ? D'accord, mais alors, au sens où Guattari tentait lui-même d'échapper à ces années d'hiver dont nous subissons aujourd'hui encore le poids.

L'établi n'appartient pas à la littérature du Retour (Nostos). Il ne s'agit pas de sauver le marxisme, il ne s'agit pas de se faire révolutionnaires, gauchistes, black blocs, communistes, que sais-je. Il s'agit de survivre à un monde dont nous savons qu'il court à notre perte. Il s’agit donc de comprendre de quoi Linhart est le rescapé…

(à suivre dans une prochaine chronique)…

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25 juillet 2023 2 25 /07 /juillet /2023 15:08

Le 5 avril 2023 sortait le film L'établi, de Mathias Gokalp. Le 7 avril, Robert Linhart était l'invité de Géraldine Muhlmann, dans son émission Avec philosophie, sur France Culture. Sans doute la plus poignante et la plus étonnante de toute sa carrière. La plus magnétique, de part en part découverte, déroutée par ces silences, ces vides radiophoniques qui l'absorbaient et que Géraldine Muhlmann sut accueillir avec bienveillance et un immense respect. Mais...
Que fallait-il prendre avec philosophie ? Les longs silences de Linhart, très peu intéressé par le discours d'autorité, sinon disciplinaire, de la philosophie, qui semblait du coup en panne sèche devant l'événement ?
«L'expérience des anciens établis, interrogea Géraldine Muhlmann, avait-elle encore quelque chose à nous apprendre aujourd'hui ?» Une question sans détour, fleurant son pharmakon, pariant encore et toujours sur l'efficience du discours philosophique et son aptitude à rendre le vrai non seulement disponible, mais énonçable. Comme s'il existait comme objet de pensée déjà là, en attente de son interprétation.
Pour y répondre, Géraldine Muhlmann avait invité Robert Linhart, sa fille et deux philosophes dont un, spécialiste du travail, qui ne nous apprit strictement rien, faisant du silence des Linhart la matière même avec laquelle débattre, sinon se débattre.

La question liminaire, négligeable sinon obsolète, improductive à tout le moins, pour se saisir d'un vocabulaire qui depuis L'établi n'a cessé de dévorer nos vies, s'égara sous le manque de pression de la parole, laborieuse -au plein sens du terme-, de Robert Linhart. Il y avait tant à dire pourtant. Mais ses silences défiaient la prétendue présence de ce qu'il restait à dire sous la langue du philosophe...
Qu'on se rappelle tout de même son livre éponyme, cette grève échouée qui concernait précisément ce avec quoi nous sommes aux prises aujourd'hui : travailler plus pour gagner moins, voire : pour perdre nos vies.
La question de Géraldine Muhlmann rebondit en circonspections plus vaines encore, autour de cette fameuse barrière de classes entre Robert et les ouvriers. Barrière ? Non, répondit-il magistralement, pour s'emporter contre l'intérieur bourgeois qu'on lui avait machiné dans le film, pour mieux exhiber sans doute cette fameuse barrière qu'il récusait. Classe ouvrière et bourgeois pouvaient-ils s'entendre ?, répétait Géraldine Muhlmann... Mais non, vraiment, là n'était pas le propos, ni du livre ni de Robert Linhart, ni moins encore celle de l'expérience qu'il avait vécue. Mais Géraldine Muhlmann y revenait sans cesse, classant plutôt qu'identifiant. Cette Gauche Prolétarienne «infiltrée» dans les usines, dites-moi... Évoquant burlesquement au détour de l'entretien «les» Black blocs, pour ne révéler qu'une chose : c'est qu'elle ne savait pas de quoi elle parlait en les subsumant sous cette forme conspiratrice, alors qu'il s'agit d'une tactique de manifestation qui aura vu tout au long de l'année 2023 le cortège de tête s'allonger incroyablement et s'épaissir de toutes les couches sociales et de tous les âges de la vie dont une société est faite, battant en brèche, pour qui savait le voir, les discours sur les factieux qui sont, eux, la contingence des Droites illibérales.
Mais Géraldine Muhlmann devait inlassablement revenir à son idée, construite comme originaire et sous laquelle organiser le sens de l'expérience de Robert Linhart, celle contre laquelle cogner ses silences têtus pour qu'au-delà de la réponse administrée (le pharmakon) il ne restât plus rien à penser. Trans-classe, c'était cela le mot l'ultime, le fondement de ce qui pouvait être pensé, le référent suprême et tant pis si le mot était anachronique : il logeait assez bien la spéculation philosophique du moment. Il déposait même plutôt aimablement la réflexion pour laisser place à sa contemplation : trans-classe, et tout était dit... Elle y revint donc encore une dernière fois pour évoquer, assurément, la douleur intérieure du militant normalien si loin du monde ouvrier, construit sur le modèle exotique de l'éloignement culturel.

Curieusement, personne sur le plateau ne réalisa que le film avait abusivement fait de Robert Linhart un philosophe, sinon Robert Linhart lui-même, s'emportant contre ces dernières images qui le montraient, de retour de son établissement, rétabli dans son statut de professeur de philosophie : le film l'exhibait professant un cours magistral sur Hegel. «Je n'ai jamais fait ça», affirma Robert Linhart, à qui l'on n'avait pas même posé la question. Personne pour s'interroger sur le fait que, philosophe de formation, il s'était fait sociologue. Personne pour tenter de comprendre sa sortie de la philosophie. Comment sort-on de la philosophie ?
En 2023, on faisait donc rentrer Linhart dans le rang. Le rétabli... En oubliant allègrement les débats qui avaient agité les années 60 autour, justement, de la question de la sortie de la philosophie !
Personne pour rappeler le grand débat Derrida/Lévi-Strauss, sur ce thème. Personne pour se rappeler que le second avait choisi de n'être plus philosophe. Personne pour se rappeler Foucault, Benvéniste, Bourdieu, qui tous avaient déserté le champ autoritaire que traçait autour des philosophes leur discipline. On ré-assignait à résidence philosophique Linhart ! Sans l'entendre. Sans entendre cette simple petite phrase énoncée en cours d'émission.
Personne pour se rappeler qu'Althusser, qui fut non seulement son professeur mais son ami, avait lui aussi choisi de se méfier des accommodements de sa discipline (au sens de ces petits arrangements qui fondent aujourd'hui l'exercice public du métier), d'interroger à tout le moins l'arrière-plan social et sociétal que convoquait la figure du philosophe, tout comme les procédures argumentatives de sa parole, qui en faisait une drôle de parole d'évangile : abaisser, refouler... Tous avaient oublié combien la langue philosophique  pouvait être celle de la violence, celle d'une société sans «différance», incapable de s'interroger sur ses préjugés comme sur les logiques dans lesquelles s'inscrivent ses concepts (re)fondateurs, moins innovants (on dit disruptifs dans la novlangue du pouvoir) qu'obscurantistes.
Peut-être parce que depuis, une génération de philosophes postiches s'est emparée de la perruque du sens pour oublier d'en interroger l'esprit... Peut-être parce que ces pseudos philosophes de plateau ont réussi : parvenus au bout de leurs efforts, ils savent tenir leur rôle d'astreinte réactionnaire nécessaire dans une société de souffrances et de révoltes toujours sur le fil de l'étincelle...
Et puis Robert Linhart s'est tu. A quoi bon ?
«Je ne dirai rien de la philosophie» énonce Descartes dès la première partie  de son Discours de la méthode.
Quand le philosophe remplace le prêtre, comment ne pas sortir de la philosophie ? S'il ne reste qu'à clarifier ce sens là, clarifions alors, jusqu'à le rendre diaphane, émacions-le, qu'il en devienne étique, ce qu'il est du reste, décharné, sec comme une trique, assommoir et casse-tête, à l'image de ces violences qui ont fondé le nouveau pouvoir des nouveaux philosophes que Robert Linhart combattit dès leur apparition à travers son récit écrit littérairement plutôt que philosophiquement -question que personne ne se posa non plus. 
Restent ses silences qui témoignent de ce que seul le suspens du sens, en longs détours odysséens, nous offrira les naufrages à tout prendre préférables à l'effondrement que les discours d'autorité nous promettent.

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19 avril 2023 3 19 /04 /avril /2023 12:58

Le fruit de dix années d'études consacrées au problème d'une œuvre toujours renouvelée mais dispersée entre notes théoriques, articles journalistiques et courriers militants. Dix années d'un séminaire qui s'est largement bâti autour des apports de la recherche italienne contemporaine, exhumant de très nombreux inédits qui auront permis de mieux comprendre les raisons de l'approche gramscienne du marxisme pour rendre compte, des années de formation à Turin jusqu'à sa mort à Rome, de l'incroyable originalité de cette pensée à travers un processus d'élaboration complexe, qui lui imposait d'inventer des concepts nouveaux pour décrire le monde tel qu'il changeait. Non pas un terme au demeurant, les études gramsciennes allant aujourd'hui de découverte en découverte, documents, lettres, notes exhumés ici et là, en Europe comme en Russie. Dix années consacrées au penseur de la Révolution le plus fertile et le plus lu après la chute du communisme, trop souvent certes réduit à ces quelques phrases étincelantes que tout le monde a en tête («Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres», tellement, tellement appropriée à notre situation!) -et pourquoi du reste, devrait-on se couper des fulgurances de sa pensée ?

C'est à l'articulation de cette pensée en prise avec la vie, d'une pensée qui n'aura jamais renoncé à se faire, se défaire, avancer, que nos auteurs se sont affrontés, dans un essai d'une richesse absolue. Un travail qui éclaire de façon saisissante les concepts désormais majeurs de la pensée de Gramsci, de celui d'hégémonie à celui de Praxis, pour dessiner une tout autre figure d'intellectuel que celles que nous continuons d'adorer, idolâtrant des icônes qui passent leur temps à faire rentrer par la fenêtre cet autoritarisme que l'on a voulu chasser par la porte.

Une maïeutique pour tout dire, éloignée de tout cours magistral, luttant de toutes ses forces contre le principe d'autorité qui règne sur nos castes d'instruits. C'est ainsi tout son itinéraire intellectuel et de vie qui nous est reconstruit dans une sorte de corps à corps avec les idées de son temps, reconstituant le parcours d'un combattant qui n'a jamais cessé de penser le monde dans l'instant de ce monde.

Une leçon !

 

Romain descendre, Jean-Claude Zancarini, L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci (1891-1937), éditions La Découverte, avril 2023, 568 pages, 27 euros, ean : 9782348044809.

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16 novembre 2022 3 16 /11 /novembre /2022 11:36

Essai d'ego histoire. Bertrand Badie se raconte, dans un essai de bout en bout placé résolument sous le signe de la tolérance, mieux : de la fidélité à une démarche intellectuelle qui l'a conduit à «prendre en compte un monde de souffrances plus que de puissance». Né d'un père iranien et d'une mère française, il incarne toute la trajectoire d'une humanité qui a fini, non sans mal ni fragilité, par se découvrir internationale plus qu'universelle, sinon transnationale, réalisant que «le monde est partout». Lucide, Badie n'ignore cependant pas ces vestiges du nationalisme le plus sauvage qui meublent encore notre décor politique et qui nous vaudront peut-être, demain, de connaître des heures plus sombres que n'en porte l'espérance qu'il annonce. Et c'est du reste particulièrement frappant de le voir retraverser le siècle pour nous montrer avec force combien cette scène politique rétrograde, qui est comme notre plafond de verre, s'oppose à la scène sociale qui plus que jamais, ne cesse de faire irruption partout dans le monde et dont il aura suivi tout au long de sa carrière la montée en puissance. En vain pour l'heure, certes. Mais dans une opposition au fond constitutive de cette modernité qu'il décrit si finement dans ses travaux. On ne s'étonne pas non plus de son travail autour du concept de pays humiliés, lui qui vécut l'humiliation de l'enfance, à travers les rossées que des débiles souchiens lui administraient dans son collège catholique peuplé des rejetons d'une aristocratie partisane d'une «France de l'ordre et du sang», selon sa très juste expression. Cette blessure originelle parcourt tout son témoignage et l'on comprend alors sa détermination à s'opposer à pareille volonté de construire une humanité hiérarchisée, pathologie vivace du système international, toujours réactivée par ces nations qui se croient supérieures.

On ne peut en définitive que souscrire au souhait qu'il délivre de voir succéder au temps des humiliés, le nôtre, celui de l'humain retrouvé, fort de ses ancrages multiples, fort d'une diversité qui fait la vraie richesse des nations.

 

Bertrand Badie, Vivre deux cultures, Comment peut-on naître franco-persan ?, éditions Odile Jacob, octobre 2022, 218 pages, 22.90 euros, ean : 9782415003111.

 

Sur le même :

Le monde n'est plus géopolitique, Bertrand Badie - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)

 

 

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15 novembre 2022 2 15 /11 /novembre /2022 11:18

Lors de la conférence de presse donnée par le CNRS le 27 octobre 2022, Le climat éclairé par la science, Jérôme Chave, chercheur au sein de l'équipe CNRS qui pilote la station de recherche en écologie des Nouragues, a fait part des dernières publications (fin septembre 2022) du CNRS, qui viennent solder une enquête menée depuis 1986. Il s'agissait pour cette équipe d'étudier les réponses des forêts tropicales au changement climatique, ces forêts dites «matures», qui n'ont pas été gérées par l'Homme depuis au moins une centaine d'années. L'Amazonie donc pour une grande part, mais bien d'autres également, en Indonésie, en Afrique, etc.

Ces forêts, rappelait-il tout d'abord, sont essentielles pour nous, car elles sont de vrais puits de carbone qui nous aident naturellement à éliminer une partie du surplus de CO2 fabriqué par les hommes. Et a priori, on pourrait s'attendre à ce que l'augmentation de CO2 dans l'atmosphère leur soit favorable. Or il n'en est rien. Ce que leurs recherches montrent, c'est que ces puits décroissent. Non parce que la photosynthèse y serait devenue moins efficace, mais parce que les arbres meurent. Ce sont ces réponses des forêts tropicales aux changements climatiques qui inquiètent les chercheurs, qui étudient les raisons de cette surmortalité des arbres. Il y a certes de grandes disparités entre ces forêts, mais les courbes présentées de séries temporelles réalisées continent par continent révèlent une constante : celle d'un « Standing death » des arbres. En cause, les sécheresses successives et la décroissance continue depuis 1992 de l'humidité dans la canopée forestière, provoquant une perte importante et continue elle aussi de la biomasse. Ces écosystèmes pourtant fondamentaux pour la planète, et qui sont de véritables sentinelles du changement climatique, pourraient ainsi s'effondrer.

Il faut rendre grâce au CNRS de nous alerter si bien, si vite, si collectivement plutôt que de garder pour lui des résultats complexes, présentés ici avec une pédagogie sans faille. Pour ceux que cela intéresse, la conférence est en ligne et ne déroge à aucune déontologie, ne jouant ni de simplification, ni de catastrophisme : il faut à notre tour avoir le courage de voir la réalité en face.

 

Station scientifique des Nouragues - Laboratoire Ecologie, Evolution, Interactions des Systèmes amazoniens (cnrs.fr)

photo : Vue drone de Camp Pararé, station scientifique des Nouragues

 

vidéo présentant le centre, l'équipe et leurs travaux :

https://youtu.be/xWKiNgF4N0g

 

vidéo  : Le climat éclairé par la science | Conférence de presse - YouTube

 

#climate #climatecrisis #climateaction #cnrs #nouragues #amazonie #guyane #JoëlJégouzo @JegouzoJ 

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10 novembre 2022 4 10 /11 /novembre /2022 13:46

Il faut lire et relire ce philosophe allemand émigré aux Etas-Unis dans les années 1930, plus d'actualité que jamais, qui fit de l'obsolescence le paradigme de sa pensée, pour «que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes»...

On le voit, rien n'est plus urgent en effet, à l'heure où les scientifiques du monde entier se rebellent et s'alarment de l'inaction criminelle des gouvernements face à la tragédie climatique qui arrive à grand pas.

Dans ce tome II de son œuvre philosophique, publié en 1980 soit 24 ans après la parution du Tome I, Günther Anders tente de cerner les responsabilités et les causes de l'effroi que nous avons fini par nous créer : la logique systémique du néo-libéralisme, qui est devenue le sujet du monde à la place de l'être humain.

Cette logique néolibérale, Günther Anders l'a analysée comme «le temps de la fin». Déjà, au sortir de la guerre de 39-45, il avait compris vers quoi tendait notre société : Donnez-nous aujourd'hui notre consommation quotidienne était devenu le nouveau credo d'un système qui ne peut survivre que par son absence de sobriété : la finalité de son monde est de fabriquer des produits, pas du Bien Commun, ni moins encore du bonheur. Des produits donc, Et si possible, à l'obsolescence programmée. «Le mécanisme de notre monde industriel consiste désormais à produire de l'obsolescence». Avec pour idéal manufacturier celui d'élaborer des produits réalisés par d'autres produits, les produits de consommation devant générer quelque chose en retour pour que la chaîne ne s'arrête jamais : de la frustration, des déchets, des cancers, etc. Ce quelque chose évidemment, apparaît aussi bien comme situation dans laquelle il devient nécessaire de produire de nouveaux objets de consommation courante : des médicaments par exemple pour soigner les cancers, de la médecine donc, ou du désir. Les consommateurs humains n'y importent qu'en tant que par leurs actes de consommation, ils veillent à la bonne marche de la machine de production. Et le meilleur des produits, bien sûr, et parce qu'il ne sert qu'une fois, c'est la balle des fusils...

A grande échelle, l'humanité s'est ainsi donnée les moyens de produire sa disparition. Par la bombe H aux yeux tout d'abord de Günther Anders, Hiroshima ayant constitué pour lui, avec Auschwitz, le dessillement majeur. Par le réchauffement climatique pour nous aujourd'hui.

«Nous travaillons chaque jour à la production de notre disparition», ajoute même Günther Anders : nous ne vivons plus une époque nouvelle, mais un délai conclut-il. Un délai, puisque l'homme s'est transformé en matière première périssable elle-même, elle-même obsolescente. Car tout doit devenir obsolescent dans le système capitaliste : les objets produits, les machines, les êtres humains, la liberté : l'être humain d'aujourd'hui est moins important que les objets dont il dépend. Nous avons ainsi déjà disparus en devenant non pas les bergers de l'être, mais ceux des dividendes.

 

Günther Anders, L'Obsolescence de l'Homme, T. II : Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle, traduit de l'allemand par Christophe David, éditions Fario, 2022, 31 euros, ean : 9782953625820.

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23 septembre 2022 5 23 /09 /septembre /2022 13:54

Pierre Nora nous livre le second opus de son ego-histoire, celui des engagements intellectuels et éditoriaux. Un ouvrage essentiel, écrit dans la parfaite lucidité du poids qui aura été le sien, indispensable non seulement pour la compréhension des bouleversements de cette discipline dont, étonnamment, il n'était pas lui-même convaincu d'y être légitime, l'Histoire, mais qu'il porta pourtant de bout en bout sinon en anticipa les perspective, mais aussi pour l'appréhension de ces années 80 qui virent s'opérer un changement de paradigme non seulement dans le rapport des intellectuels à leur histoire, mais aussi et surtout, dans celle des français à la leur. L'opus, en définitive, se lit comme une contribution à une histoire intellectuelle du «présent», source incontournable pour la compréhension de l'histoire intellectuelle, sociale et culturelle de la France des sécessions : séparatisme des élites, désertion des oligarchies, reniement des médias, pronunciamiento des classes de pouvoir, sécession populaire, fracture sociale et désagrégation du vivre ensemble... Une histoire entièrement subsumée sous la montée en puissance des «sciences humaines» dans le champ éditorial et universitaire, symptôme de la mutation de la sensibilité intellectuelle et sociale de cette France du renoncement révolutionnaire autant que du recollement bataillonnaire : n'oubliez pas, il s'agissait alors de rompre avec le marxisme, rupture qui, dans le temps même où elle s'énonçait dans l'enthousiasme de la recognition savante, se claironnait dans l'euphorie des chargés de l'encensoir néo-libéral, qui ne se rendaient même pas compte qu'ils étaient les pires héritiers de ce qu'ils aimaient appeler «la pensée 68»...

C'est aussi toute la galerie des acteurs de ce «moment» dont Nora dresse le portrait, en même temps que l'analyse, fine, de ces «Trente Glorieuses de l'Histoire et des historiens», selon son expression, qui marquèrent la jubilation de vivre la fin de l'histoire «finie», à savoir, avant tout, l'échec de la conception marxiste de l'Histoire, et dont Faire de l'histoire aura été le manifeste.

Faut-il poursuivre ? Pierre Nora décrit parfaitement ce déplacement du centre de gravité de la discipline, accompagnant la montée en puissance du présent tout court dans nos vies, des vies de plus en plus soustraites au «collectif» pour le dire vite, jusqu'à poser désormais problème quant à la possibilité d'y faire société. Et peut-être est-ce là qu'il faut reprendre, là précisément où Pierre Nora met un terme à sa biographie «savante» (le dernier volume sera consacré à l'amitié, l'amour), en même temps qu'il vient de mettre un terme à la revue Le Débat, qui aura cornaqué toute cette période de réévaluation.

Le débat est donc clos, oserions-nous : même s'il nous laisse en plan au moment le plus crucial de l'histoire de nos sociétés, qui ont en charge et le dépassement de l'impasse néo-libérale et le devoir non plus d'inventaire, mais de prendre à bras le corps la possibilité d'une fin nouvelle, la nôtre, sous couvert de changement climatique.

Le débat est clos, il faut agir. L'histoire qu'évoque Pierre Nora «nous» a balayés, mais pas éliminés, pour reprendre la formule de Marcel Gauchet. Il faut à présent en changer le mot d'ordre, passer du «Penser le monde plutôt que le transformer» cher à Pierre Nora, à la nécessité de sortir de l'impasse dans laquelle Macron nous a enfermés. Il faut transformer le monde, changer de modèle de société. Il faut dynamiter les cadres de nos imaginaires politiques, une fois réalisé que l'implosion du système politique français n'était autre que le reflet de l'implosion du vivre ensemble français, sans cesse encouragée par le pouvoir discrétionnaire de Macron.

Partir de ce legs donc. Un vrai commencement, mais en partir.

Prenons par exemple la réflexion historiographique de Pierre Nora : l'Histoire changeait de route, écrit-il. Elle passait ailleurs, «moins par les actes que par les symboles», pour devenir une histoire qui n'était plus le récit de ce qui s'était passé, mais celle de la fabrique de l'événement, sinon de la vérité, tels que les médias et le pouvoir politique allaient en décider. Il y a là de quoi donner du grain à moudre, même si, dans sa réflexion, Pierre Nora ne va jamais jusqu'à dénoncer les lieux institutionnels de cette «fabrique» : la période qu'il décrit est celle de la montée en puissance des médias comme fondement du pouvoir politique et leur extinction en tant que contre-pouvoir. Les médias comme résidentiel de cette fameuse post-vérité dont les institutions ont hypocritement fait leur cheval de bataille, destiné à combattre un faux ennemi sur le seul terrain des réseaux sociaux alors que c'est en leur sein qu'il parade avec le plus d'outrecuidance.

Mais dans l'ordre qu'affirme ce pouvoir, le changement ne sera pas que sémantique ou sémiotique : la répression policière en marche partout dans le monde l'illustre bien : quoi qu'en dise Pierre Nora, ça saignera encore, ça saignera beaucoup.

Là est notre combat, bien que le champ parcouru par la promotion du retour du sujet ait mis à mal notre capacité à transformer la société, dont on sait pourtant aujourd'hui qu'il y a urgence à le faire.

Le Débat est clos : il faut penser la transformation de ce monde, plus que jamais !

 

 

Pierre Nora, Une étrange obstination, NRF Gallimard, août 2022, 342 pages, 21 euros, ean : 9782072995415.

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14 septembre 2022 3 14 /09 /septembre /2022 10:47

Ayons le courage d'avoir peur, car «C'est en tant que morts en sursis que nous existons désormais», ainsi que l'affirmait le philosophe allemand G. Anders après Hiroshima et face, déjà, à l'imminence des catastrophes écologiques qu'il pressentait.

«Semeur de panique», ainsi que le nomme très justement Florent Bussy, Anders avait fait de l'obsolescence le concept fondamental de son œuvre. Cette obsolescence constitutive de notre modèle économique, et dont il avait compris qu'elle s'étendrait à tous les domaines de la vie, au point de rendre un jour l'humain lui-même obsolescent.

Ancien élève de Husserl, de Heidegger, premier époux de Hannah Arendt, ami de Hans Jonas, Anders avait fui l'Allemagne nazie avec Hannah dès 1933, lucide quant à ce qui arrivait. Très tôt, il avait fait des camps de concentration (Dachau fut ouvert dès 1933 sans que le monde y voit à redire), de la technique, des nouvelles technologies puis de la bombe atomique ses objets d'étude philosophique, avant de fuir l'université, à ses yeux incapable de nous aider à y voir clair. C'est là du reste que pour lui, se manifestait avec le plus d'acuité le décalage prométhéen qui a saisi l'humanité, dans cette séparation entre le penser et l'agir qui nous livre à la catastrophe et nous rend même incapables de penser ces catastrophes.

Reprenons. Pour Anders, «l'apocalypse» a déjà eu lieu : Auschwitz, Hiroshima. Nous croyons lui avoir survécu, mais elle n'a ouvert aucune issue et s'avance vers son achèvement : l'effondrement écologique. Pourtant, chacun a été mis en demeure de se prononcer, en demeure de prendre ce danger au sérieux. Son injonction à la peur vaut la peine d'être entendue face à la violence inouïe de notre monde et à la surdité fantastique du personnel politique face à l'imminence de la catastrophe écologique. Il est frappant au demeurant d'entendre l'ancien président du GIEC, Jean Jouzel, déclarer aujourd'hui que l'une des grandes erreurs du GIEC aura été de ne pas communiquer sur les catastrophes climatiques qui ne vont cesser de se multiplier, comme si résister à la panique légitime face à ce qui nous attend, avait permis de l'éviter...

Il aurait donc fallu déjà que notre sens de l'existence soit ébranlé avec Auschwitz et Hiroshima. Mais il ne l'a pas été. Le pire, c'est que le monstrueux d'Auschwitz par exemple, on ne l'a pas vu : que des millions d'êtres humains, ingénieurs, chauffeurs, fonctionnaires, aient participé à la mise en œuvre de la solution finale sans broncher. Que des millions d'êtres humains aient pu réduire les enfants à des «produits» soumis à un processus industriel d'abattage, sans méchanceté aucune. Or tout cela a été rendu possible parce que nul ne voyait le rapport de soi à soi-même. Et c'est bien ce décalage qui nous conduira de nouveau à la répétition de l'horreur, dont la possibilité est inscrite au cœur même de notre modernité économique : le système néo-libéral est devenu notre destin à tous, avec son organisation du travail qui dilue les responsabilités, son organisation des responsabilités qui interdit d'avoir une vision globale de ce à quoi une tâche contribue : «nous ne restons concentrés que sur d'infimes segments des processus d'ensemble». Pour Anders, cette logique a pour conséquence que les êtres humains ne sont plus capables de penser ce qu'ils font et leur savoir est ainsi plus proche de l'ignorance que de la compréhension : nous savons que nous allons droit dans le mur, mais nous ne le comprenons pas. L'effacement des responsabilités est tel, que nous pensons en dehors de toute implication de ce que nous faisons, sur la nature par exemple. «Délivrés» de la liberté de conscience, nous agissons sans penser et pensons sans agir...

Anders a interrogé le pilote de l'avion de reconnaissance chargé d'assister le largage de la bombe A sur Hiroshima. Au cours de leur entretien, ce pilote a fini par avouer que tout en donnant les indications techniques qui permettaient un largage sans défaut, il songeait à ses propres problèmes domestiques... La vidange de la voiture, changer le réfrigérateur... Nous sommes ce pilote incapable d'avoir une vision des conséquences de sa tâche.

Le néo-libéralisme ne survit que grâce à l'obsolescence des objets qu'il produit, avec force destruction des ressources naturelles. Des objets sans valeur et la plupart du temps inutile. Si bien que dans cette logique, l'humanité est elle-même devenue inutile...

 

 

Florent Bussy, Günther Anders : nos catastrophes, éd. Le Passager clandestin, 3ème trimestre 2020, 124 pages, 10 euros, ean : 9782369352440.

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8 septembre 2022 4 08 /09 /septembre /2022 12:59

Jean Jouzel, paléoclimatologue, qui fut le président du GIEC de 2002 à 2015, Hervé Le Treut, climatologue, spécialiste de la simulation numérique au GIEC et le philosophe Dominique Bourg, dressent le bilan de soixante années d'études internationales consacrées au climat, en s'attachant beaucoup à retracer l'histoire du GIEC depuis sa création, en 1988.

Un document essentiel pour quiconque veut comprendre le vif des débats autour du réchauffement climatique, et n'entend pas s'enfermer dans le seul périmètre des questions de températures...

Or, à tout le moins, la déception dont ils témoignent quant aux décisions qui auraient dû être prises, est tristement révélatrice : nous irons droit dans le mur. Non pas «nous allons», mais nous irons, comme animés par la volonté farouche d'en finir avec nous-mêmes... Nous y sommes du reste déjà, tant, surtout, la classe politique se refuse à agir pour nous éviter le pire.

Certes, l'été 2022 aura marqué un tournant. Tout le monde y sera allé de son bon mot. Et c'est à peu près tout. Les faits sont à présents non seulement bien documentés, mais éprouvés dans la chair de milliards d'humains. Inutile d'en dresser la liste : le changement climatique est désormais une réalité sensible que tout le monde perçoit.

 

Le plus percutant de leur intervention est ailleurs, même si l'histoire qu'il déroule est édifiante et fort instructive. Le plus percutant, c'est tout d'abord la nécessité d'intégrer tout le vivant dans nos modèles pour comprendre les effets du changement climatique et non nous contenter d'enregistrer les records de chaleur battus ici et là. Il faut désormais penser ce changement comme celui d'un tout : le système terre. De la disparition des espèces à leurs migrations, végétales, animales, humaine, jusqu'à l'étude des conséquences du réchauffement des océans dont nous ne savons rien encore, il faut absolument étudier ce changement comme affectant la totalité de la vie planétaire pour tenter d'en appréhender le caractère cumulatif. Or, affirment-ils, quand on saisit ce qui arrive en terme de complexité, ce que l'on observe, c'est la mise en place d'un nouvel état du système terre, qu'il nous faudra assumer pendant des centaines d'années : le point de non-retour est atteint.

Le plus hallucinant dans leurs interventions est ainsi cette révélation du caractère irréversible de ce que nous avons provoqué. C'est-à-dire que même si, aujourd'hui, on était à zéro émission de gaz à effet de serre, les centaines d'années à venir resteraient hypothéquées par un système extrêmement dangereux pour l'habitabilité de la terre : le réchauffement se poursuivrait sur des dizaines d'années...

Le plus effrayant c'est encore de réaliser que les événements extrêmes, ouragans, méga-incendies, inondations dantesques, minimisés aujourd'hui comme « exceptionnels », sont désormais la norme.

Le plus effarant, c'est alors de comprendre que le climat est devenu un phénomène de bascule du système terre : on ne vit pas une « crise » climatique, mais la bascule d'un état de la terre à un autre. Impossible à stopper. Ce qui nous attend ? Les événements extrêmes, inondations, incendies, sécheresses, cyclones vont acquérir à partir d'aujourd'hui un potentiel destructeur inouï. Nous sommes entrés dans un système qui va devenir à très très brève échéance hors de contrôle.

Et la caste politique ne fait rien. Du vent. Jean Jouzel, Hervé Le Treut, ne passent pas pour autant sur leur propre responsabilité en tant que scientifiques : dans les années 90, les rapports demeuraient très, trop prudents. L'éthique prudentielle des scientifiques doit désormais être combattue : il faut communiquer sur ces événements extrêmes qui frappent l'opinion et qui, seuls, parce qu'ils vont se démultiplier, permettront peut-être d'aller au-delà de la simple prise de conscience et d'agir.

Agir... On ne peut qu'être troublé en dernier lieu par le constat qu'ils font, eux qui ont rencontré tous les décisionnaires du monde politique : impossible d'obtenir du niveau international, comme du niveau national, le moindre pas en avant. C'est au niveau local que les choses commenceront à bouger pensent-ils. De quoi désespérer, non ?

 

Le devenir du climat, Dominique Bourg, Jean Jouzel, Hervé Le Treut, éditions Frémeaux & Associés, 04/03/2022, 3 CD, ean : 3561302582023.

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