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La Dimension du sens que nous sommes

essai

La Mémoire et l'oblique, Georges Perec autobiographe, Philippe Lejeune

14 Novembre 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essais, #essai, #LITTERATURE

En 1991, Philippe Lejeune commençait ainsi l'avant-propos à son essai : « Perec autobiographe, l'alliance des mots peut surprendre qui penserait d'abord au Perec oulipien ». Certes, en 1988, Burgelin venait de publier au Seuil sa biographie de Perec, alertant sur l'existence dans cette œuvre de deux axes coexistants : l'un « existentiel », l'autre « formel ». Cependant, au début des années 1990, la réception restait placée sous le signe des prouesses littéraires de Perec. Il n'est que de regarder l'émission d'Apostrophes du 8 décembre 1978, dont Perec était l'invité, pour s'en convaincre : la légèreté du propos saluait là encore, dans La Vie mode d'emploi alors prix Médicis, la prouesse littéraire.

 

Le très bel essai de Philippe Lejeune, qui venait clore quatre années de dépouillement d'archives pérécquiennes inédites, principalement celles d'Ela Bienenfeld, et les lectures des feuillets dits « autobiographiques » dispersés ailleurs et jusqu'en Suède, ainsi que les autres archives et les tapuscrits que Perec n'avait voulu ou pu achever, ce très bel essai donc ouvrait enfin à la gravité de l’œuvre passée à peu près inaperçue.

 

La mémoire et l'oblique... Philippe Lejeune éclairait ainsi son titre : il s'agissait d'étudier la façon dont Perec s'était réapproprié sa mémoire et au-delà, celle de l'horreur : la Shoah. Mémoire oblique : remembrance de l'à-côté, du dévié. Lejeune expliquait, démontrait, décryptant l’œuvre jusque dans ses soubassements non littéraires, que l'anamnèse n'avait pu chez Perec que s'organiser obliquement, mieux, en convoquant le lecteur pour en accomplir la révélation. Dans le chapitre dédié à W-, Lejeune observait par exemple qu'aucun des deux récits entremêlés n'explicitait sa raison d'être et que seule leur confrontation, par la lecture donc, permettait de peu à peu saisir l'obsession qui les traversait. En outre, W- constituait à ses yeux le seul des textes autobiographiques de Perec qui « resserrait l'étau sur 'indicible » (p. 44).

 

Le détour, la ruse. Ce sont les mots qu'emploient Perec lui-même quand il parle de sa mémoire. Il lui fallait ruser, car il lui était psychologiquement impossible d'y accéder directement, sans effroi. Dans une lettre à Jacques Lederer, son ami des années lycée, Perec confiait que tout ce qui touchait aux camps le remplissait d'effroi. Qu'il ne pouvait l'affronter. Impossible même pour lui de simplement poser ce « Je suis né » qui tous nous rassure. Mais impossible non plus de ne pas répondre à l'appel de cette mémoire. Il ne pouvait donc y aller que de biais. Et en sollicitant en quelque sorte notre aide, tant il ne parvenait à dire et tant ce qu'il restait à en dire ne pouvait être qu'un dire collectivement assumé.

En 1969, Perec écrivait à Nadeau que pour les douze années à venir, il n'envisageait d'écrire ses romans que sous le poids de la quête autobiographique. Dix ans plus tard, il devait avouer qu'il n'avait écrit que des morceaux d'autobiographie, « qui étaient sans cesse déviés ». L'oblique. La seule indirection possible pour affronter son histoire.

Dans son essai, Philippe Lejeune a suivi au plus près les stratégies mises en œuvre par Perec pour déjouer et la mémoire et son oubli. Il les étudie magistralement dans l'approche génétique qui lui est familière. Exigeante. Fascinante. D'autant plus aboutie qu'il est l'un de ces rares universitaires à reconnaître ses limites, ses erreurs, et à reprendre, toujours, le fil de ses recherches. Il a ainsi voulu par la suite compléter son étude de la genèse de W ou le souvenir d’enfance. Parce que, écrit-il, il restait un mystère : « On y quittait Georges Perec fin 1970, bloqué dans la rédaction du livre autobiographique qui devait « récupérer » l’échec du feuilleton romanesque W. » Le livre qu'il devait construire, W-, devait comporter tout d'abord trois parties : les chapitres de W, les souvenirs d’enfance et un intertexte explorant les deux premiers et explorant son propre rapport à l'écriture. Mais, nous confie Philippe Lejeune, « il butait sur quelque chose qui l’empêchait d’aller plus loin ».

 

Or, fin 1975, Perec avait levé tous ses blocages, rédigé un nouveau plan, supprimé l'intertexte. Que s’était-il passé entre 1971 et 1975 ? Je vous laisse le découvrir. Ou plutôt, il est dommage que nous n'ayons plus accès à La Mémoire et l'oblique de Philippe Lejeune. Mais on trouve encore ici et là ses études, si savantes, si poussées, ses interventions dans différentes universités, qu'il serait bon de voir un jour publier en une somme...

 

Un mot encore, à propos de cette recherche et de W- de Perec.

Le livre est composé de deux récits qui s'entrecroisent, et l'ensemble est séparé lui-même en deux parties. Deux parties coupées par une double page quasiment blanche : la page de gauche est blanche et sur la page de droite, au milieu, se trouve ce signe de typographie :

 

(…)

 

Une convention qui indique la coupure d'un texte qui prenait place là, auquel l'auteur ne nous donne pas accès. Quel est ce texte ? Leur séparation intervient au moment où, dans la première partie, le récit d'enfance s'achève sur la séparation d'avec la mère, qui va être déportée et gazée dans un camp d'extermination. Mais rappelez-vous : l'insupportable a conduit Perec à nous contraindre de le partager avec lui. Le texte manquant parle de ça et nous convoque à sa rédaction.

 

 

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La Mémoire et l'oblique, Georges Perec autobiographe, Philippe Lejeune, éditionsP.O.L., février 1991, 256 pages, 20,1 €, ean : 9782867441967.

 

La rédaction finale de W ou le souvenir d'enfance, Philippe Lejeune, Poétique, 2003/1 n°133, hyperlien sur le web :

Poétique 2003/1 n° 133

 

Vilin Souvenirs. Georges Perec, dans Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), numéro 1, 1992. https://doi.org/10.3406/item.1992.878

www.persee.fr/doc/item_1167-5101_1992_num_1_1_878

Hyperlien :

 Philippe Lejeune

Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention)  Année 1992  1  pp. 127-151

 

L'OuLiPo et Georges Perec | Lumni Enseignement

 

 

 

 

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Les Algériens en France, une histoire de générations, Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff

17 Octobre 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais

La BD s'ouvre sur la Marche pour l'égalité du 15 octobre 1983, marqueur fort de cette histoire «commune» que Benjamin Stora entend illustrer. A l'issue de cette Marche au succès éclatant, un espoir se leva. C'est le prétexte de la BD : quelques jeunes participants à cette marche sont invités par Radio Beur à raconter leurs motivations et cette histoire personnelle, familiale, qui les a conduits à une telle détermination. Ils seront le fil de notre lecture.

Lyon, Les Minguettes à l'origine de la Marche. Très vite, leurs récits nous entraînent dans les profondeurs de l'Histoire des parents, des grands-parents. On ouvre ainsi les portes des cafés-hôtels algériens de l'entre-deux guerres, qu'inventa la première grande vague d'immigrés. La France avait besoin de bras, elle ne s'en priva pas. Lieux de culture, de musique, de prière, de débats passionnés, Stora retrace toute cette histoire méconnue, Messali Hadj, qui fonda l'Etoile Nord Africaine, l'organe militant du besoin d'indépendance, rejoint par des français courageux et mûrs pour penser la libération de l'Algérie. Le fil chronologique se brouille parfois au gré des entretiens. C'est que cette histoire est non seulement complexe, mais elle a été trop longtemps tue pour s'énoncer clairement. Il faut faire l'effort de l'entendre, de la suivre dans ses méandres. On traverse alors les premières grandes insurrections, comme celle des Kabyles en 1871, à l'époque de la Commune de Paris, réprimée férocement par l'état colonial. On vit avec ces immigrés qui ont donné leur vie dans les tranchées de 14-18 pour sauver la France et qui pour récompense, eurent le droit d'espérer prier dans un lieu enfin décent : dans cette Grande Mosquée de Paris qu'on commença d'édifier en 1922. Mais on vit aussi dans ces studios minuscules, comme celui de Samia, née en 1962 à Vénissieux, où les quatre membres de sa famille s'entassaient dans une seule pièce alors que le père, un Chibani, s'éreintait pour un salaire de misère à la SNCF. On traverse ailleurs les Trente Glorieuses qui tant nous font encore rêver, qui recrutèrent massivement des travailleurs algériens exclus, eux, de l'abondance qui se pavanait. On découvre alors les bidonvilles qui les accompagnèrent d'un bout à l'autre de cette modernité. On croise des algériens aux gueules noires dans les mines du Nord de la France, des algériens métallos dans la sidérurgie et dans toutes ces industries motrices de la modernisation du pays dont, bien sûr, l'automobile. Et de 36 à mai 68, on vit la solidarité de ces immigrés qui tant luttèrent pour la défense des intérêts ouvriers en France !

 

Et puis soudain, le format de la BD se fait saisissant, qui contraint l'historien, en si peu d'espace, à recenser les crises, de la manifestation du 14 juillet 1953 réprimée dans le sang par la police française qui ouvrit le feu sur les ouvriers algériens, à l'horreur du 17 octobre 1961.

Soudain, la BD révèle par son format lapidaire une histoire barbare, contraignant l'historien à égrener les dates de cette barbarie : l'assassinat de Malek Oussekine, l'assassinat d'Abdel Benyahia, et tant d'autres depuis. On voit, littéralement, se construire sous nos yeux le racisme d'état qui semble désormais devoir bientôt parvenir à son comble.

Est-ce la raison pour laquelle la BD s'achève sur la tragédie du 17 octobre 1961 ? Comme un symptôme glaçant et actuel...

 

Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff, Les Algériens en France, une histoire de générations, préface de Naïma Yahi, éditions La Découverte, septembre 2024, 144 pages, 23 euros, ean : 9782348079665.

 

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L'Algérie en guerre (1954-1962), un historien face au torrent des images, Benjamin Stora

16 Octobre 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais

L'essai de Benjamin Stora fait le point sur la profusion et la nature des images de la Guerre d'Algérie, un point rubriqué en médias : photographies, cinéma, magazine, documentaire, etc.

Premier constat : c'est qu'il en existe beaucoup plus qu'on ne l'imaginait. Du moins, qu'on en avait le sentiment. Alors pourquoi ce sentiment ? La faute tout d'abord à la situation politique dans laquelle nous nous trouvions : censure et autocensure ont invisibilisé ces guerres perdues qui humiliaient le sentiment national d'alors (Indochine, puis Algérie), et dont les images portaient en outre en elles-mêmes une charge morale très violente contre la barbarie d'une guerre qui voulait absolument taire son nom. Ensuite parce que ces deux guerres ont été recouvertes rapidement par les images de la Guerre du Vietnam, qui eut comme un effet de masquage. Enfin, parce que les images de la propagande française ont déséquilibré les flux pour les rendre profondément inégalitaires : si la propagande militaire française a pu disposer de tout l'appareil d'état pour générer par millions les images de sa guerre, le maquis algérien, lui, ne put en proposer qu'avec une extrême parcimonie. De même les images de l'Algérie rurale, essentiellement sous contrôle de la photographie européenne.

Le grand mérite de cet essai, c'est donc déjà de tenter de rétablir l'équilibre en pointant les fonds disponibles aujourd'hui, méthodiquement, scrutant et proposant aux recherches à venir ceux qui pour l'heure restent peu ou pas dépouillés. Une vraie mine !

Au passage, Benjamin Stora fait comme l'effort d'une passation, dessinant les contours et convoquant sources des possibles chantiers à venir.

De la photographie aux images cinématographiques qu'il analyse avec un rare talent, il ouvre enfin les portes au cinéma algérien trop peu fréquenté sur cette documentation de la guerre, et dresse encore le bilan des essais cinématographiques trop rares sur une histoire qu'il reste encore beaucoup à explorer, alors qu'elle nous est commune.

 

Benjamin Stora, L'Algérie en guerre (1954-1962). Un historien face au torrent des images, éditions de l'Archipel, octobre 2024, 336 pages, 22 euros, ean : 9782809847765.

 

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Héroïne n'est pas le féminin de Héros

25 Mars 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais, #LITTERATURE

(A propos de la manifestation initiée par la librairie l'établi d'Alfortville, « Corps e(s)t politique », autour des littératures jeunesses)

 

 

Je retiendrai de cette semaine que nous a proposé la librairie l'établi et ses partenaires, une question, posée par une lycéenne sur ce que devenait la place des garçons dans la littérature ado et jeune adulte, étonnamment féminisée ces cinq dernières années, au point que l'on peut parler d'un véritable basculement.

Rappelons tout d'abord qu'une étude réalisée en 2005 avait mis en lumière la domination absolue des personnages masculins au sein de cet univers éditorial et qu'en outre, les ouvrages publiés renforçaient les stéréotypes de genre, en particulier concernant les professions, les hommes relevant de métiers diversifiés et socialement gratifiant, tandis que les femmes se voyaient toujours réserver les registres des soins et de l'éducation.

En 2010, 57% des ouvrages édités mettaient toujours en scène pour personnages de premier plan des héros masculins, et 36% seulement des héroïnes... Bref : le modèle du héros masculin continuait clairement de structurer la littérature jeunesse.

Or, en 2020, l'étude de Laurie Agnello (voir infra), révélait un basculement spectaculaire, puisque le sexe des protagonistes de premier plan s'était complètement inversé : à 64,3%, les héroïnes étaient désormais majoritaires ! Au demeurant, toujours selon la même étude, plus de la moitié des ouvrages désormais publiés présentaient une déconstruction des stéréotypes de genre.

Certes, les descriptions des corps semblaient toujours véhiculer des stéréotypes de genre : garçons grands et musclés, filles belles et minces. Et quant aux scolarités, les filles se dirigeaient toujours vers des cursus littéraires et les garçons vers des cursus scientifiques. Mais dans l'ensemble, on pouvait observer que les stéréotypes des années 2005 se voyaient partout pris d'assaut et reculaient phénoménalement, au point que 7% seulement des stéréotypes les plus insupportables demeuraient inchangés.

 

Reste à comprendre ce qui évolue, en particulier dans la fabrique des valeurs qui structurent les personnages. Quoi de ce héros masculin moribond, mais surtout, quoi de la construction de l'héroïne, des valeurs qui la structurent ? Quelles vertus s'épanouissent là, que n’hypothéquerait pas l'héritage masculin ?

Ainsi il semble que la littérature «jeunesse» ait pris à bras le corps la question. Il était temps. Celui de rappeler au demeurant qu'héroïne n'est plus le féminin de héros, et tout d'abord que le mot lui même n'est apparu que deux siècles après l'inscription dans la langue française du masculin «héros» ! Soit au XVIème siècle : l'entrée de Jeanne d'Arc dans le panthéon des héros français... Avec bien entendu des caractéristiques calquées sur le modèle masculin, «dépréciatif des qualités féminines ordinaires» (Jean-Pierre Albert).

 

Quid alors du héros masculin ?

«Mourir le plus haut possible», écrivait Malraux dans La Condition humaine... De quels desseins ?

Achille courant à la mort, presque immédiatement après avoir déchiré Hector ? Pour embrasser quoi ? Cette «grande fraternité qui ne se trouve que de l'autre côté de la mort» ? (Malraux, L'espoir, chapitre 6).

Quoi de réel dans ce fantasme de mort glorieuse, sinon le goût de la guerre apocalyptique ?

On a dit de Malraux qu'il était resté un éternel adolescent. Et du héros qu'il était adolescent par nature. Ne pourrait-on donc dessiner une autre adolescence que cette Figure grandiose appointant à sa mort, et sa résurrection ?

 

Du champ de la grandeur, les schèmes de l'héroïsme trahissent pourtant à mi-mots leur endroit : si on doit reconnaître aux héros quelques vertus, c'est de s'être battus contre des gouvernements indignes de leur mission, pour qu'advienne, mais qu'advienne seulement, la possibilité d'une société plus juste.

 

Changeons de paradigme donc, pour que «héros» devienne le masculin d'héroïne, créatrice de mondes encore fictifs où le mérite crucial ne serait pas cette fraternité morbide que loue Malraux, mais une pédagogie de la solidarité.

 

 

«Malheur au peuple qui a besoin de héros», affirmait Hegel. Honneur au peuple qui a besoin d'héroïne !

Changeons de paradigme. Optons pour l'héroïne, débarrassée des scories masculines, opératrice d'une mise en récit plus saine de la nation, ce que la littérature jeunesse et young adulte semble avoir compris, et qu'elle défriche. Ce faisant, nous nous intéresserons à cette reconstruction sociale du concept de masculinité que son positionnement débroussaille. A suivre donc...

 

Sources :

Sexisme, stéréotypes de genre et littérature pour adolescents - AGNELLO.pdf (uliege.be)

Sexisme, stéréotypes de genre et littérature destinée aux adolescents Analyse de romans francophones publiés en 2020 et comparaison avec les parutions de 2005 Auteur : Agnello, Laurie sous la direction de : Delbrassine, Daniel, Faculté de Philosophie et Lettres de Liège, Master en langues et lettres françaises et romanes, 2021-2022.

http://hdl.handle.net/2268.2/16093

 

document (cnrs.fr)

Les personnages féminins et leur parole dans la construction des stéréotypes de genre en littérature jeunesse, Maëla Le Corre, Littératures, 2018, CNRS, dumas-02548489

 

KIMMEL Michael, BRIDGES Tristan, Masculinity, Oxford Bibliographies, août 2020.

https://www.oxfordbibliographies.com/view/document/obo-9780199756384/obo-9780199756384 0033.xml (03/02/2022).

Les masculinity studies sont des études qui s’intéressent à la construction sociale du concept de masculinité.

 

La fabrique des héros - Du martyr à la star - Éditions de la Maison des sciences de l’homme (openedition.org)

Jean-Pierre Albert

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Au bord de l'effacement, sur les pas d'exilés arméniens dans l'entre-deux guerres, Anouche Kunth

1 Février 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais

Les archives des demandeurs d'asile de l'OFPRA, à Fontenay-sous-bois. L'histoire de cet essai commence par leur découverte physique. Quinze boîtes pour les arméniens, douze mille documents. En comparaison, l'Ofpra compte deux-cent-seize boîtes pour les exilés russes. Anouche Kunth mesure, d'abord, les lourdes pertes archivistiques de cette communauté. Le peu d'archives qui reste témoigne de la tragédie subie par le peuple arménien. Douze mille documents lacunaires, rédigés dans une langue administrative sans âme, par des fonctionnaires de différents états traversés par les arméniens en fuite et non par les rescapés eux-mêmes. Il faut donc apprendre à lire entre les lignes, reclasser, recomposer, déchiffrer. Individuelles, ces archives sont le point de rencontre de chaque un avec l'histoire. Celle que l'on voudrait énoncer en majuscule, mais qui ne s'exhibe que dénuée de toute humanité. De cette histoire-là, on connaît le récit. Reste celui des victimes à écrire. Un travail titanesque. Il faut construire des séries, tenter de tirer quelque chose du peu, du rien, de l'égaré, du perdu. Sentir sous ses doigts le poids du papier, les différences de grammage qui donnent parfois à comprendre une différence de traitement. Il faut affronter ce face à face avec les visages photographiés par l'administration, affronter les regards des pièces d'identité qui gomment la personne pour répéter leur code ad nauseam, sans parvenir pourtant à effacer complètement la lueur d'un éclat de conscience au bord de l'effacement programmé.

Le titre du livre d'Anouche Kunth vient, dirait-on, d'une note prise en regardant justement ces photos, plus particulièrement celle d'une femme disparue, «orpheline, au bord de l'effacement». Des orphelins, l'essai en croise par dizaines. Que sont-ils devenus ? Il faut pister leurs traces, mais comment le faire quand on ne dispose que du chétif dispositif normatif qui en a consigné l'écume ?

 

Après 1920, on a assisté à un processus de disséminations migratoires du peuple arménien qui, partout dans le monde, cherchait refuge. Mais par quel bout saisir ses itinéraires ? Par le métier parfois, ces métiers qu'ils ont appris pour pouvoir les exercer partout justement, ceux de la chaussure, du textile. Mais la trame se brise vite. Achoppe. Il y a toujours un «mais» dans cette histoire, un empêchement, une inconnue, un trou. Il faut alors sauver un mot, une bribe, étudier les mentions des certificats quand les filiations sont détruites, chercher comment les reconstruire à partir des notes manuscrites rajoutées sur le pourtour des feuillets, celles qui consignent en particulier les lieux de passage : Constantinople, Smyrne, Beyrouth, Marseille. Et voir d'un coup la carte de l'ex-empire français réapparaître. Les arméniens ont quitté des mondes chancelants. Comme l'écrit Anouche Kunth, ils vivaient à la lisière d'empires ravagés : la Turquie ottomane, la Russie, la Perse. Et ont subi la folie destructrice des ces empires qui crurent se sauver de leur propre ruine en les détruisant presque jusqu'au dernier.

Saisissant, de ce point de vue, le diagramme des naissances arméniennes en terre d'Arménie, de 1852 à 1940, jusqu'au 0 naissance dans le pays d'origine signant cette déflagration.

 

Les archives de l'Ofpra sont les traces d'êtres martyrisés aux filiations souvent rompues, aux identités indécises : tel cousin devenu frère pour réussir à franchir la mer, tel enfant abandonné sur le bord d'une route sauvé par une famille qui lui donna son nom, sans parler de ces parentèles brusquement éclatées dans le fracas de l'horreur. Ainsi de celle que l'historienne recompose, sinon répare, en suivant sa trace de carton en carton, dispersée entre les boîtes 2,7,8,12 et 13.

Identités déguisées, recomposées au gré des opportunités, pour obtenir « l'abri précaire » d'un certificat. La structure de l'ouvrage est morcelée : le fil est trop souvent rompu. Il faut reprendre, autrement, ailleurs. Rajouter l'horreur à l'horreur, celle des morts différées par exemple : l'exil n'est jamais un salut, et trouver la force de passer outre le disparate des dernières boîtes, remplies de photos, de lettres, de cassures, orphelines. Ou l'émotion, qui pourtant a guidé semble-t-il de bout en bout ce travail : au bord de l'effacement, c'est là où s'est tenue précisément Anouche Kunth.

 

 

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Anouche Kunth, Au bord de l'effacement, Sur les pas d'exilés arméniens dans l'entre-deux guerres, éd. La Découverte, coll/ A la source, août 2023, 270 pages, ean : 9782348057908. Lu sur épreuves non corrigées.

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Allosaurus : du Confessionnal à la cabine téléphonique...

14 Novembre 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais, #théâtre

La cabine, c'est le mobilier central de la pièce qui se joue en ce moment au studio théâtre d'Alfortville. Comment dire son univers dans l'après-coup de sa disparition ? Que faut-il y voir ? Quelle pratique et au delà, quel corps social induisait-elle, qui ne serait plus de ce monde ?

 

Les premières cabines téléphoniques semblent être apparues en France de manière publique le 15 août 1881, exhibées comme un spectacle du futur urbain à l'Exposition Internationale d’Électricité de Paris. Trente téléphones en démonstration, encastrés dans des guérites de bois capitonnées. Une attraction. Les journalistes, raconte Cécile Ducourtieux dans un article au journal Le Monde du 23 mai 2009, rappelant les propos de Frédéric Nibart, ancien cadre de France Télécom, passant sa retraite à écrire sur la ville d'Angers dont une histoire du téléphone pas complètement fiable, la comparèrent à un confessionnal. Car avant cette exposition il semble qu'il ait existé des téléphones publics dès 1879, comme le poste Ader, un téléphone mural destiné aux personnels militaires, politiques ou administratifs.

Les chercheurs hésitent encore sur la datation de la première cabine téléphonique installée en milieu urbain : 1884 pour certains, à Reims, où neuf d'entre elles furent installées, mais la plupart dans des bureaux de poste ou des relais de transport. Pour d'autres, la première vraie cabine publique installée dans une rue daterait de 1882, et elle l'aurait été à Rouen. Toujours est-il que fin 1884, le réseau gagna Paris et certaines grandes villes de province, et qu'en 1885, Paris comptait trente cabines. Mais à vrai dire, le téléphone «balbutiera» en France jusqu'à la guerre de 14-18, les courbes d'installation (voir liens plus bas) illustrant la défiance française à l'égard de cette invention, contrairement aux États-Unis où leur nombre explosa dès 1877. La France, elle, faisait face aux réticences des pouvoirs publics devant un mode de communication entre particuliers jugé difficilement contrôlable...

Les premières cabines fermées et entièrement vitrées, dites «de Paris», du type de celle qui est présentée au théâtre studio, n'apparaîtront qu'en 1975 ! Et ce n'est qu'en 1980 qu'on pourra se débarrasser de sa monnaie pour utiliser, comme dans la pièce Allosaurus, la carte à puce.

En 1997, le réseau des «Publiphones» atteindra son apogée, avec 250 000 cabines installées, faisant du parc français le plus dense d'Europe. Et à partir de 1997, son histoire sera celle d'un long crépuscule.

 

Mais revenons à ces premières réactions : un confessionnal ?

L'invention de la cabine téléphonique, à la fin du XIXe siècle, peut sans doute se lire dans le prolongement de l'invention de l'isoloir, à l'âge d'or du confessionnal.

 

Le confessionnal, lieu du pardon...

La confession était restée un acte public jusqu'au VIème siècle, un acte prudent, réservé aux seules fautes «graves». Pour les autres péchés, y compris les péchés capitaux comme celui de gourmandise, chacun faisait en conscience comme il pouvait, les confiant à l'oreille bienveillante de son directeur de conscience par exemple. La tradition veut que ce soit saint Charles Borromée qui inventa le confessionnal dans sa forme d’isoloir clos, après le concile de Trente, en 1545. Notez que ce dispositif disparut avec le Concile de Vatican II (1962-1965), pour privilégier la confession en face-à-face, laissant tout de même la liberté aux ouailles de se cacher dans l'isoloir si elles en éprouvaient le besoin, ce qu'elles firent jusque tardivement.

Néanmoins, le confessionnal connut son âge d'or dans la seconde moitié du XIXe siècle, à peu près à l'époque de l'invention de la cabine téléphonique !

Gil Blas, quotidien de la presse française écrite, (1879-1940), passa son temps à chroniquer le sujet, mettant en avant l'ambiguïté de la «scène de confessionnal». Des milliers d'articles de presse parurent sur ce même thème ! Qu'est-ce qui se jouait donc dans cet objet qui résistait au regard et où se livraient les plus troublants secrets ?

Aux yeux des chercheurs qui ont travaillé sur la question, ce qui s'exprimait là, symboliquement, c'était le «double mouvement des regards» de et sur la société civile : d'une part l'évolution des mœurs cherchait à mettre à l'abri des pans entiers de la vie de l’individu, et d'autre part, les institutions de l'état perfectionnaient les procédures permettant de faire du regard sur l’individu un instrument de pouvoir. Au cœur de ce double mouvement, la question du secret dans l'espace public : qu'est-ce qui pouvait être caché ? Qu'est-ce qui pouvait être vu ?

D'un côté on affirmait le droit à la vie privée, ainsi naquit le secret professionnel (celui de la confession, celui des médecins, des avocats, etc.). De l'autre, les techniques d'observation s'affinaient, identifiant de plus en plus précisément les individus et les groupes sociaux -naissance de la sociologie, montée en puissance de la description littéraire, du journal intime, de la chronique mondaine, des procédures d’identification judiciaire...

Dans cet affrontement, on le comprend, le confessionnal ne pouvait qu'attirer, voire attiser les regards...

A la croisée du dedans et du dehors, le confessionnal ne resta pas une pratique exclusivement confessionnelle. Il devint une sorte de refuge des sans aveux, des sans domicile fixe, et de toute une faune à la dérive. On y déposa même les enfants qu’on abandonnait. C’est cette ambivalence qui attira l’attention des journalistes et forgea l'imaginaire sociétal du confessionnal.

Or derrière ce double mouvement du regard indiqué plus haut, se dessinait une défiance à l'égard de la société civile, qu'on soupçonnait de n'être pas autonome et livrée à toutes les influences, incapable d'autonomie, spirituelle, culturelle, politique, etc.

C'est cette défiance qui fut mise en avant dès 1875, autour de la question du secret du vote. L'historienne Hélène Dang conclut de ses travaux que l’imaginaire du confessionnal joua un rôle important dans la perception de l’isoloir, «cabanon électoral» ou «confessionnal laïque» pour ses détracteurs. Les parlementaires, dans leurs débats à l'Assemblée, ne cessèrent d'identifier l'isoloir au confessionnal. Et ce, jusqu'en 1913, lors de la réforme du code électoral ! Les défenseurs de l’isoloir, eux, mettaient en avant la même raison : les pressions subies à l'extérieur, engendrant la nécessité de protéger le secret du vote : Dans l’isoloir, «l’électeur aura le droit de se confesser tout seul avec sa conscience» (Hélène Dang). L'isoloir, comme le confessionnal, devenaient le lieu de la conscience réflexive pour les uns, des «machineries destinées à détruire cette conscience» pour les autres (dont Michelet).

 

Qu'en est-il de la conscience réflexive dans le dispositif de la cabine téléphonique, lieu d'une parole privée dans l'espace public ? Comment la dévisager depuis l'aujourd'hui où espace public et espace privé se confondent de plus en plus ? Doit-on vraiment la voir comme un sanctuaire de l'intimité ? Que faire de l'hospitalité de ce lieu, visible, mais indéchiffrable ?

Dans cette boîte en verre offerte au regard de tous, parvenait-on vraiment à se retrouver seul face à soi et à l'autre, au bout du fil, tout en demeurant au cœur même de l'agitation urbaine ? Était-elle vraiment un lieu où l’on pouvait parler librement, sans crainte d’être entendu par des oreilles indiscrètes. Que pouvait-on y partager ? Des secrets, des peines, des joies ?

La cabine téléphonique a-t-elle aussi été un lieu de pardon ? Combien de fois a-t-on composé un numéro dans l’espoir de réparer une erreur, de demander pardon, de renouer un lien brisé ? Était-elle un pont entre les cœurs, un lieu de réconciliation ?

 

#joeljegouzo #theatre @theatre_studio_94 @fouic_theatre @jeanchristophedolle @yanndemonterno @clotildemorgieve @pascalzelcer

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Allosaurus [même rue même cabine]

Théâtre studio Alfortville

16 rue Marcelin Berthelot

Réservations : 01 43 76 86 56

7 novembre > 2 décembre 2023, 20h30 du mardi au samedi

Durée du spectacle : 1h25


 

Textes : Jean-Christophe Dollé

Distribution : Yann de Monterno, Clotilde Morgieve, Jean-Christophe Dollé et Noé́ Dollé

Scénographie et costumes : Marie Hervé

Lumières : Simon Demeslay

Son : Soizic Tietto

Musique : Jean-Christophe Dollé et Noé Dollé

 

Pour aller plus loin :

Cécile Ducourtieux :

https://www.lemonde.fr/economie/article/2009/05/23/en-1881-la-premiere-cabine-etait-comparee-a-un-confessionnal_1197072_3234.html

 

Histoire de courbe La publiphonie en France, Hélène Dang Vu, Antoine Mazzoni, revue Flux, printemps 2007/2 (n° 68), éd. Métropolis, Issn 1154-2721.

Les mystères du confessionnal ? Confesseurs et pénitent(e)s sous l'œil de la presse (1850-1910), Caroline Muller : https://doi.org/10.4000/aes.4074

Alain Corbin, «Coulisses», dans Histoire de la vie privée, sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, Points Seuil.

Octave Mirbeau, La grève des électeurs, article au Figaro, 28 novembre 1888, contre le leurre qu'est, pour lui, le suffrage universel dans le système républicain.

 

Crédit photographique :

L'alcôve et le confessionnal / Jules Rouquette 1887 source Gallica BNF.

Intérieur d'un bureau de vote : les isoloirs, Agence Meurisse, 1919 - source : Gallica BnF.
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Colonisations, notre Histoire, sous la direction de Pierre Singaravélou

6 Novembre 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais

Celles de la France bien sûr, depuis le XVème siècle. Et bien évidemment, une histoire «survolée», malgré les mille pages de ce recueil d'essais. Survolée mais non superficielle, entendez que le collectif rassemblé a tenté d'y jeter les bases d'un renouvellement historiographique, en empruntant à Marc Bloch sa méthode, à rebours, pour démarrer par les conséquences de ces colonisations sur notre quotidien d'aujourd'hui.

Les inégalités économiques, le racisme, etc., autant de legs d'une structure qui aura charpenté notre histoire, économique, politique, culturelle et dont la multiplication des approches, historienne, littéraire, ethnologique, sociologique, philosophique, linguistique, etc., permet, seule, de rendre compte.

L'enjeu de cette recherche n'est en effet pas simplement d'en débusquer les traces dans notre aujourd'hui, de la description des restes du port négrier de Bordeaux à ceux de la ville impériale de Cherbourg, en passant par ces stigmates déposés dans notre langue, de «bougnoul» à «kiffer», mais d'en révéler le présent, à travers par exemple le scandale du chlordécone aux Antilles.

Le recueil s'ouvre du reste avec force sur cette mémoire photographique du 17 octobre 1961, exposant le graffiti du quai de Seine : «Ici on tue les algériens»...

Une histoire qui pose ainsi une question simple, toujours d'actualité : comment l'histoire des ponts (celui de Doumer en Indochine par exemple), et des écoles, a-t-elle pu nous absoudre de toutes les atrocités commises ? Travail forcé, massacres, pillage des ressources naturelles, déculturation, le fait colonial n'en finit pas de fracturer notre société.

Cet essai tente donc de saisir le fait colonial sous tous ces angles, ouvrant largement ses pages aux études et récits des colonisés pour nous aider à voir cet objet des deux côtés.

Ouvrage décisif donc, pas seulement parce qu'il comble les manques, sinon les manquements, mais parce qu'il offre enfin la possibilité de réécrire une Histoire de France inscrite dans le monde et dans son vrai parcours.

Rappelons à ce propos que jusqu'au XXème siècle, la colonisation était envisagée comme un fait extérieur, sinon étranger à l'Histoire de France. Aujourd'hui encore, entré tardivement dans les manuels scolaires des lycées comme un épisode et non la structure même de l'Histoire de France depuis quelques cinq siècles, il reste étranger au collège. Or, comment comprendre l'Histoire de France sans appréhender celle de ses colonisations, sans lesquelles la France ne serait pas ce qu'elle est ?

Exclue de nos mémoires, la colonisation par exemple n'apparaît en 1992, dans l'immense travail sur notre histoire culturelle dirigé par Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, que dans une seule contribution, sur 130 ! Et encore, une contribution autour d'un événement parisien circonscrit dans le temps, celui de l'exposition coloniale de Paris en 1931... Comme si cette histoire n'avait pas imprégné totalement l'Histoire de France depuis cinq siècles ! Comme si cette histoire n'avait pas imprégné nos mentalités, notre culture, notre économie, notre politique....

Fort heureusement, l'historiographie de ces dernières années en a fait l'enjeu majeur des avancées des disciplines des sciences sociales, conduisant à rebâtir la démarche historienne autour de cet objet, renouvelant au passage tout le champ disciplinaire des sciences sociales.

 

 

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Colonisations, Notre Histoire, sous la direction de Pierre Singaravélou, éditions du Seuil, septembre 2023, 944 pages, 35 euros, ean : 9782021494150.

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La Déferlante, la revue des révolutions féministes

20 Octobre 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais

«Brisons les murs : nos lieux de vie sont des lieux de lutte». Le numéro d'août de la revue consacre un gros dossier à l'habitat. L'approche impressionne, qui rappelle tout d'abord que ces espaces de l'intimité familiale ont d'abord été conçus pour enfermer les femmes et les minorités et qu'ils en portent toujours la mémoire, le modèle étant resté celui de la famille patriarcale hétérosexuée, modèle qui contraint par exemple les familles recomposées à s'entasser dans des espaces trop petits. On y trouvera également une analyse documentée du home guère sweet du confinement, ayant livré nombre de femmes aux violences de leur conjoint. Par ailleurs, on peut y lire une rencontre décapante entre Liv Strömquist, autrice de bande dessinée, et Mona Cholet, essayiste, chacune s'exprimant sur les raisons de ses choix éditoriaux et nombre d'autres thèmes, dont un dialogue croisé autour de nos représentations de l'amour romantique, observées cette fois sous le prisme des inégalités amoureuses et de l'amour -(ce crime parfait)-, comme conquête territoriale.

Une livraison à foison, ouvrant et des perspectives et des questionnements des plus urgents, acérée jusqu'au courrier des lecteurs, loin du satisfecit habituel, soumettant ici la rédaction à l'épreuve des lectures de ses abonnés, sans fard, sans réserves, sinon celle de faire avancer autant qu'il est possible les débats en cours.

Enfin, on tombera presque stupéfait au regard de l'actualité d'octobre, sur une incroyable enquête de Sarah Benichou sur les objecteurs de conscience israélien.nes, dans un pays dont elle évoque la culture militariste, gagnée par l'idéologie d'extrême droite. L'outil féminisme/antiracisme/pacifisme offre dans son analyse des perspectives vivifiantes. Un outil conceptuel en construction dans la revue, qui en fait tout l'intérêt et qu'on aurait avantage à exporter dans bien d'autres champs. La triade capitalisme/patriarcat/colonialisme a su déjouer toutes nos tentatives de libération jusque là. Conceptuellement, elle ne tient plus que par la mauvaise foi des élites et de leurs laquais : les médias mainstream. Les coups de butoir sont venus d'autres champs, en particulier des mouvements féministes et LGBTq et c'est en articulant ces critiques d'un système à l'agonie, pour peu qu'on réussisse à intégrer dans cette même critique la question environnementale, qu'on en viendra à bout. «La Bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs», énonçaient Marx et Engels dans le Manifeste de 1848. On sent plus proche le moment de sa fin.

 

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La Déferlante, La revue des révolutions féministes, n°11, août 2023, 146 pages, 19 euros, ean : 9782492300332.

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Une Histoire globale des révolutions

17 Octobre 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais

«La Révolution est terminée», affirmait François Furet en 1978. Il s'agissait alors pour le camp néolibéral de mettre fin à toute contestation de l'ordre bourgeois en décrétant indépassable l'horizon du capitalisme. Il s'agissait aussi de délégitimer par avance toute contestation d'un système qui fonçait tête baissée vers plus d'inégalités, plus d'injustices et moins de démocratie : c'est l'égalité qu'il fallait exclure de cette révolution bourgeoise pour n'en conserver que la dynamique propriétaire dont la ligne de fuite ne pouvait être qu'illibérale.

Voici reprise à nouveau frais la réflexion sur les révolutions. Dans la perspective d'une histoire globale, l'imprécation de Furet révèle toute son exécration. Enfin un souffle neuf pour nous aider à repenser ce qu'il nous faut entendre par Révolution, que rien ne saurait réduire à son emblème français.

Quelle(s) définition(s) en donner du reste ? Quand le terme est-il apparu ? Dans quel contexte est-il employé ? Pourquoi diable est-il si arpenté à l'étranger et si peu en France, qui se targue pourtant d'en avoir quasi inventée la formule ? Qu'est-ce qu'une situation révolutionnaire ? Que faire de la périodisation que Furet et d'autres historiens nous ont léguée ? Assez habilement, le collectif réunit pour en débattre a reformulé, justement, cette périodisation, non plus de 1770 à 1871, mais de 1945 à 1991, en y intégrant les libérations nationales du joug colonial, qui se poursuivent du reste sous nos yeux aujourd'hui, comme en Palestine occupée.

Cet énorme essai a donc entrepris d'évaluer nos représentations, nos conceptions, nos définitions, nos géographies : achevé, le temps des révolutions ? Ce serait omettre les révolutions africaines qui se déroulent sous nos yeux, du Niger au Mali, pour en finir avec la colonisation française !

L'objet était donc verrouillé : François Furet prétendait en confisquer les clefs. L'Institut Raymond Aron, qu'il dirigeait, en savoura longtemps le triomphe... Mais il restait trop de tyrans et trop de tyrannies pour en clore les séquences.

Nos auteurs partent ainsi d'un constat simple : les révolutions sont ordinaires, multiples, incessantes. «Il faut sortir du panthéon des grandes révolutions» pour le comprendre. Certes, tous les soulèvements n'en sont pas, mais là encore, on débat avec clarté là où l'idéologie avait imposé sa chape de plomb. Cet énorme essai à plusieurs voix tente ainsi de scruter les révolutions passées de tous les continents pour comprendre ce qu'est l'objet dont on parle. Qu'est-ce qu'une révolution ? L'ouvrage en décline les acceptions, tentent d'en délimiter les phénomènes, les expressions, d'en débusquer les ruptures, les renversements.

Et, paradoxe, Etienne Balibar y ajoute sa voix pour tempérer notre ferveur : il nous faut considérer la révolution bourgeoise de 1789 comme le vecteur d'une transformation révolutionnaire de la société, qui a porté au pouvoir ce singulier système capitaliste capable de tant de résilience qu'il a fini par nous apparaître en effet indépassable. Il a signé tous nos échecs depuis et ce, bien qu'il ait confisqué entre quelques mains la souveraineté et artificialisé ses légitimités, rendant tout nouveau passage à l'acte collectif infiniment problématique.

Le Capitalisme a-t-il signé l'échec de l'idée même de Révolution ? Mais qu'est-ce qui échoue quand une révolution ne parvient pas à son terme ? Elle est une praxis affirme Balibar et en ce sens, parce qu'elle transforme ses protagonistes et laisse des traces durables, elle n'est jamais un échec. Certes. Mais dans le même temps, toute révolution suppose un sujet révolutionnaire. Or celui-ci est infiniment précaire : rappelez-vous les Gilets Jaunes. De plus, le capitalisme a toujours su, jusqu'ici, révolutionner ses conditions d'exploitation et d'existence, par l'innovation technologique aujourd'hui.

Pas d'espoir ? Pourtant, «la Bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs», énonçaient Marx et Engels dans le Manifeste de 1848. C'est toujours vrai aujourd'hui. Même si la triade capitalisme/patriarcat/colonialisme a su déjouer toutes nos tentatives de libération. On la sent tout de même fragilisée, vacillante, subissant les assauts portés par les mouvements des femmes violentées, par les attaques portées de nouveau contre le néo-colonialisme. Et quant au capitalisme, il rencontre désormais un mur qu'il ne lui sera pas facile de briser : celui du défi climatique. Balibar a sans doute raison d'affirmer alors que la rupture climatique, ajoutée aux précédentes, pourrait bien lui être enfin fatale.

 

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Une histoire globale des révolutions, sous la direction de Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gobille, Laurent Jeanpierre, Eugénia Palieraki, éd. La Découverte Histoire-Monde, septembre 2023, 1198 pages, 36.90 euros, ean : 9782348059346.

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L'anabase de l'établi Robert Linhart

29 Juillet 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #Politique, #essai, #essais

Dédicacé à Ali, «fils de marabout et manœuvre à citroën», le récit de Robert Linhart s'ouvre sur sa première journée en usine : «Montre-lui Mouloud». La suite est magnifique, d'observations méthodiques de la chaîne, sans concession au niveau de l'écriture, impressionnante de maîtrise littéraire. Regards, odeurs, bruits, tempo : le «long glissement glauque» de la chaîne... La force de Linhart, c'est de convoquer immédiatement les corps pris dans ce glissement. Car le travail dans l'usine s'adresse aux corps tout d'abord, tout comme l'école les prend en main ces corps, avant de s'attacher aux esprits. Il ne faut pas seulement les discipliner, il faut les violenter. Linhart décrit également avec la précision de l'anthropologue, «l'éternité vide qu'est le poste de travail», où ce travail justement n'est jamais accompli, «la tâche jamais achevée». On est d'emblée dans le simulacre, dont le régime est celui d'une danse des morts... Car l'usine contraint les vies aux «quantités infimes», dont le récit se fait le réceptacle inouï.

Linhart a pris 10 ans pour se décider à l'écrire, le consignant en quelques jours fiévreux, après avoir réalisé que la classe ouvrière ne faisait plus sens mais que son absence de sens était une tragédie. Alors il raconte. L'usine ouvertement policière précédant de quelques décennies une société devenant à son tour ouvertement policière.

La résistance ? A l'époque elle était enfouie dans des collectifs nationaux. Aujourd'hui, dans ces corporations syndicales qui ne permettent pas la convergence des luttes. Pourtant, le 17 février 1969, tout s'était arrêté. De nouveau après 68. Un bref instant, semblant inaugurer cette série de défaites qui allait nous frapper jusqu'à aujourd'hui.

Le sentiment du monde... Ali, «frère obscur, un instant surgi de la nuit qui allait le happer de nouveau». Combien d'entre nous «surgis» de nulle part lors de ces révoltes qui ne cessent plus de traverser la France ?

Le dernier chapitre du récit s'intitule «l'établi». Celui du retoucheur de portière. Demarcy. Son établi, il l'a bricolé, scrutant les tâches à accomplir, soupesant la matière à reformer, inventant les aspérités, les angles, les cavités où réparer la tôle. L'établi de Demarcy est l'objet de  son intelligence. Et il est la métaphore de la trajectoire inversée de Robert Linhart. Son anabase : il est ce point d'où il serait parti dix ans après les faits, sans le savoir, devenu ce moment où la conscience se cristallise.

Qu'on se rappelle : les établis étaient «descendus de cheval» pour tenter de comprendre la classe ouvrière et l'aider à s'organiser. De l'extérieur, guidés par des concepts abstraits, ils étaient venus fournir aux ouvriers un nouvel établi... Un outil méthodologique importé des œuvres de Lénine, de Mao, de Marx. Tout comme les cadres du service des méthodes de Citroën étaient venus un jour remplacer l'établi de Demarcy par un objet machiné dans leur bureau d'étude, plus apte à leurs yeux, à répondre aux charges de la production.

Mais l'établi de Demarcy, c'était une intelligence humaine, individuelle, de bout des doigts et d'observations critiques, une ruse de la raison laborieuse pour répondre aux tâches d'une réalité indéfinissable : comment savoir où et comment la tôle serait abîmée ? Une intelligence que les cadres de Citroën ne pouvait supporter : non pas concurrente, mais triomphante : «Le nouvel établi (conçu par les cadres) ne vaut rien».

Linhart a rencontré dans cette figure son inversion. Le dernier chapitre est le vrai commencement du récit, là où ce récit découvre -et recouvre-, sa vérité.

Il y a ainsi une vraie homologie de structure entre l'objet du récit et son écriture subsumée sous ce moment ultime. L'expérience tragique de Demarcy est celle de Robert Linhart, réalisant son égarement. Demarcy cassé, en déroute, annihilé, signe la fin de tous les enchantements révolutionnaires en même temps que le vrai but à atteindre. Il signe l'exil des militants désormais orphelins, quittant les usines pour n'arpenter qu'un monde politiquement désert. Abasourdis. Tout comme l'est Demarcy, lequel est en fait déjà mort quand on lui retire son établi. (Le militantisme maoïste fut déjà mort sitôt entré dans les usines). Demarcy est seul, comme Linhart, inexorablement usés l'un et l'autre, exilés du monde qui les a broyés. «Bloom, nous dit Tiqqun, c'est l'être en phase terminale dans un monde lui-même en soins palliatifs». Il y a un peu de Bloom dans l'expérience narrée. Mais ils ne le savent pas encore. Malgré leurs tubes et leurs respirateurs, les années 80 se payaient d'illusions. Une poignée de personnes le pressentait, L'établi en est le témoin : ils devenaient «étrangers face à l'étrangeté du monde» (Tiqqun), cet immense spectacle du mensonge de la société marchande.

Dès la fin de Mai 68, le patronat avait compris qu'il fallait se débarrasser du salariat. Et pour cela, commencer par broyer les individualités. Demarcy en est la métaphore : il fallait exclure de l'espace productif la possibilité même d'une intelligence autre que mécanique, répondant à des standards abstraits. Qu'un ouvrier fût le maître de son outil était devenu symboliquement inacceptable. Seule la machine devait pouvoir récupérer une identité, tout le reste devait devenir jetable : gommer l'ouvrier en tant qu'ouvrier, exclure l'humain en tant qu'être. Pas même le subordonner à la machine, à peine provisoirement en faire son excroissance, en attendant son expulsion définitive.

Mais à l'époque, il devait encore collaborer à son extinction. «Veiller à l'aliénation de son être» dit Tiqqun. Il s'agissait de le réduire progressivement à l'état de rien. Qu'il consente à n'être que l'attribut de sa propre insistance -et non existence. «On le poussait hors de lui » (Tiqqun encore). C'est cette sortie que l'établi de Linhart a enregistrée. Tout comme le récit a enregistré le fait que les ouvriers répondaient à un nom qui n'existait plus. Le patronat vidait leur monde de toute signification.

L'anabase, expliqua un jour Alain Badiou (Le Siècle, pages 119 à 139, 10 novembre 1999), «est une expérience exilée du commencement».

Chaque mot pèse dans cette définition (tronquée, la sienne est plus riche). A condition évidemment de ne pas lire ce commencement dans une perspective métaphysique. Car ce commencement dont je parle, c'est celui qui prévaut aujourd'hui. Un commencement de la fin si l'on veut. C'est cette expérience que relate Linhart, celle de l'exil, de notre exil, ce moment où nous sommes devenus les spectateurs de nos échecs à répétition. Quarante années de luttes mises en échec pourrait-on dire, même si aucun d'entre eux n'a été un véritable échec -or c'est là où d'autres commencement sont possibles, plutôt que ce début de fin du monde qui déroule sous nos yeux effarés ses vestiges barbares.

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