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La Dimension du sens que nous sommes

Nuit, Bernard Minier

29 Septembre 2017 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Mer du Nord. Tandis qu’une tempête fait rage, un  hélico dépose Kirsten Nigaard sur une plateforme pétrolière. Un meurtre y a été commis, et un homme manque à l’appel : Hirtmann, ce double grimaçant de l’inspecteur Martin Servaz, son meilleur ennemi…  Au dos d’une photo d’enfant retrouvée, cette seule inscription : Gustav, qui a le don d’interloqué Servaz. L’intrigue est lancée, Servaz est de nouveau aux trousses de Hirtmann, plus inquiétant que jamais. Pour leur ultime affrontement ? Peut-être… Retour à Saint-Martin-de-Comminges, où tout a commencé. Qui est Gustav ? La traque s’organise, de la Norvège au sud-ouest de la France. Longue, multiple, interminable… façonnant le récit en page turner plus ou moins efficace. Hugues Martel s’en sort bien, confronté à ce volumineux pavé. Plaintif souvent, il s’interroge et nous laisse entendre ses écarts, se relançant avec chagrin, prolongeant de silences superbes des phrases qui ne mènent nulle part, du coma de Servaz au mystère de Gustav, né quelques mois après la disparition de l’amante de Servaz… Des phrases qui ne servent qu’à prolonger indéfiniment ce jeu du chat et de la souris. Car le piège en place, Servaz semble être le seul à ne pas le voir. Il faut alors tout le talent du comédien pour sauver ce long récit de son manque d’intérêt. Au point qu’on ne sait que dire au final, sinon que le comédien choisit pour interpréter ce roman plutôt convenu, a déployé un talent prodigieux pour rendre l’écoute palpitante et échapper au conformisme du style déployé. Comme lorsqu’il joue avec ces sacro-saintes phrases courtes du polar français exsangues de tout verbe, ce style tout en élisions qui finit par lasser, qu’il suspend en silences ahurissants.

Nui, Bernard Minier, lu par Hugues Martel, Audiolib, septembre 2017, 2CD MP3, durée d'écoute : 15h52, 24,90 euros, ean : 9782367624303

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Ragdoll, Daniel Cole

28 Septembre 2017 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Londres. Un cadavre. Six ADN… Six corps démembrés, puis remembrés en un seul, grotesque… Les médias ont appelé ce corps improbable « Ragdoll » : la poupée de chiffon, recousue, raccommodée, rapiécée… L’inspecteur Wolf mène l’enquête, secondé par l’inspectrice Baxter. Wolf est autant bourru qu’elle, est enthousiaste. Pas le temps de s’émouvoir sur le destin de ce cadavre recomposé : une journaliste reçoit une lettre contenant la liste des six prochaines victimes qui composeront le corps à venir. Dans cette liste : Wolf… Qui vient juste de réintégrer les services de la crim’ : c’est que l’homme est border line, mis en congé pour avoir à moitié tué son précédent coupable… Or, la tête du présent cadavre n’est autre que celle de ce précédent coupable… Un message, oui, sûrement. Mais comment l’interpréter ? Pas le temps là encore, c’est la force du récit : Il faut faire vite car le tueur est déjà entré en action. Et une et deux… Déjà les victimes tombent sous ses coups. Il semble tout prévoir, tout anticiper… N’être jamais là où on l’attend. Il est un, il est mille, se jouant de tous, poursuivant son fil sans trop se préoccuper de ses poursuivants. Un  peu à la manière dont Damien Ferrette lit le roman ! Embarquant le lecteur sans tiédir, le jetant dans les méandres des rêveries de Wolf tentant d’organiser sa pensée. Un Wolf moins assagi que désabusé, averti dans le brouillard qui l’entoure et nous enclot sans jamais laisser retomber cette tension où Damien Ferrette nous a perché.

Ragdoll, Daniel Cole, traduit de l’anglais par Nathalie Beunat, Audiolib, septembre 2017, 23.40 euros, 1 CD MP3, durée d’écoute : 12h24, ean : 9782367624440

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Cox ou la course du temps, de Christoph Ransmayr

26 Septembre 2017 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

La baie de Hangzhou. Cox débarque en Chine, pour répondre à l’invitation de l’empereur Qianlong, passionné d’automates et d’horloges. Il sera le premier occidental à franchir le seuil de la cité interdite. Ce qui ne le trouble guère : il a répondu en fait à l’invitation pour tenter de surmonter son chagrin : Abigaïl, sa fille, est morte il y a peu. Elle avait 5 ans. Il ne s’en remet toujours pas et n’a plus touché à une horloge depuis, sinon pour construire celle dite «de vie», qu’il dédie à sa fille et qui aujourd’hui orne sa tombe. Une horloge dont le mécanisme subtil est œuvré par la fertilisation de la terre par son corps. Sur le chemin qui mène hors du temps c’est donc elle qui fait battre le cœur de cette horloge. La cité pourpre… L’empereur veut une horloge. Lui, le maître du temps. Une horloge capable de mesurer le temps suspendu, labile, subjectif. Il veut une horloge capable de mesurer le cours variable du temps. Cox, aussitôt, songe à Abigaïl. L’enfant qu’elle était, ses journées enjambant les siècles. Il relève l’épreuve, bien décidé à offrir à l’empereur son temps à elle, comme mesure. L’idée lui saute aux yeux : il construira une jonque d’argent, une horloge dont le mécanisme se nourrira d’un moindre souffle. Une horloge de la taille d’un oreiller, dressée dans les métaux les plus rares, les pierres les plus chatoyantes. Mais bientôt l’empereur l’interrompt : avant le temps de l’enfance, il veut une horloge capable de mesurer le temps d’un condamné à mort. Cox songe à la muraille de Chine, ce dragon qui enserre les confins du royaume. Ce sera son boîtier, tandis qu’il imagine une combustion lente pour source d’énergie : une horloge qu’un ruissellement de cendres mettra en mouvement. Il poursuit néanmoins la confection de la jonque, insérant un second mécanisme dans l’horloge d’Abigaïl, dissimulé, secret. Un mécanisme capable d’accorder son temps à celui de l’horloge de vie d’Abigaïl : le sien propre. Mais Cox n’a pas le temps de finir à Beijing ces horloges : une révolte contraint la cour à se déplacer en Mongolie. Jehol. Mongolie. Tout va s’y conclure. L’Empereur veut cette fois une horloge capable de mesurer l’éternité ! perpetuum mobile… L’horloge des horloges. Cox songe à diverses propulsions, jusqu’à parvenir à la seule capable de passer toute contingence à ses yeux : la pression atmosphérique. Mais les conseillers de l’empereur tentent de l’en empêcher : l’empereur n’est-il pas le maître du temps, sinon le temps lui-même ? En construisant cette horloge, Cox se ferait non seulement son égal, mais surplomberait ainsi le temps. Impensable. Il faudra beaucoup d’intelligence à Cox pour se sortir de ce danger… Christoph Ransmayr, dont Les effrois des ténèbres et de la glace m’avait plongé dans une profonde méditation intérieure, nous livre cette fois encore un roman à l’imaginaire puissant. Moins symbolique qu’il n’y paraît toutefois, car moins tourné vers la métaphore que porté par un souffle narratif qui laisse chacun libre de vagabonder aux confins de l’idée de temps, ou d’imaginer ces machines pensées par l’homme pour domestiquer un univers qui est resté plus grand que lui. Car Christoph Ransmayr ne campe pas sur les berges du philosophe. Romancier, il ouvre en grand au plaisir du littéraire, auquel il suspend l’Idée pour la contraindre à n’être qu’un événement perdu que seule la littérature nous permet d’éprouver. La littérature, notre consolation. Sans doute.

Cox ou la course du temps, Christoph Ransmayr, Albin Michel, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, août 2017, 318 pages, 22.50 euros, ean : 978-2-226-39630-3

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A vif, Kery James

21 Septembre 2017 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

«L’Etat est-il responsable de la situation actuelle des banlieues ?» Telle est la question posée aux finalistes du prestigieux concours d’éloquence de l’école du barreau de Paris. A front renversé, Soulaymann, issu des cités, devra défendre la négative, tandis que Yann, un gosse de riche, doit plaider à charge contre l’état. Le dispositif promettait d’être passionnant. Le résultat est décevant. Kery James, rappeur (entre autres), issu de la banlieue, lui, s’en est sorti. Par la force de sa seule volonté. Il n’oublie certes pas –et les arguments qu’il met dans la bouche de Yann le prouvent-, combien il est difficile de s’arracher au ghetto. Il emploie le mot. Un vocable fort, violent, pour témoigner du sort réservé aux enfants des cités. Qu’il vide de son contenu. Car le destin des gamins de la banlieue a été étudié de longtemps, quantifié, statistiquement éprouvé, humainement circonscrit. Les chiffres de ces études, à eux seuls, frappent de nullité un tel débat. Mais non, la question se poserait toujours. Malgré ce rapport enterré par le Sénat qui, il y a des années déjà, parlait de ghetto à propos des banlieues françaises. De ghetto : aucune chance de s’en sortir, et il ne s’agit pas ici de statistique mais d’une réalité sociale brutale sur laquelle l’état français a décidé de fermer les yeux. Certes, il y a bien ce personnage, Yann, pour l’obliger à les rouvrir. Mais le troisième personnage de l’affaire, le «narrateur», vole au secours de Soulaymann : la question reste ouverte. Qu’on instruit en évoquant, parmi les arguments déployés les plus décisifs, celui de cette comparaison avec les campagnes françaises frappées elles aussi par la misère et où, pour autant, on ne voit pas d’émeutes fleurir. Certes. Mais ces campagnes enregistrent les plus forts taux de suicide. Mais ces campagnes fournissent les bataillons de CRS chargés de faire taire les émeutiers. Mais ces campagnes votent massivement FN. Quoi d’autre ? L’appel à la responsabilité individuelle face à la démission collective ? Ce serait ramener la sociologie au moins deux siècles en arrière, sinon, à l’égal d’un Valls, en nier la profondeur d’analyse. Certes donc, il y a bien ce personnage pour contraindre l’état à rouvrir les yeux, Yann, mais aussitôt disqualifié par la narration qui rappelle des propos racistes que ce dernier aurait tenus naguère… «Regarde la communauté asiatique», ajoute tranquillement Soulaymann, par négligence d’écriture peut-être ? Toute la pièce oscille ainsi entre l’envie de hurler la misère des banlieues et le parti pris néolibéral de la responsabilité individuelle. Quand on veut, on peut. La preuve : James Kery s’y est soustrait. Pour s’acheminer vers cette réconciliation improbable des deux personnages principaux autour de gouvernants que ne mériteraient pas la nation française. On est bien d’accord là-dessus. Encore qu’il y aurait matière, là, au vrai débat dont on a été privé… Et l’on se demande alors à quoi bon pareille publication en une époque où, au contraire, il nous faudrait des textes forts, réellement engagés !

A vif, Kery James, Actes Sud Papiers, sept. 2017, 10 euros, 32 pages, ean : 978-2-330-08403-5.

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Jérusalem, de Alan Moore

19 Septembre 2017 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Northampton. Plus de mille-cinq-cents ans d’histoire. Non pas en couches feuilletées disposées savamment à l’emprise du regard historien mais bien présentes, là, conjointement, dans le moment du récit. Non pas une profondeur historique inouïe, quelques Jérusalem accumulées au fil des siècles et empilées les unes sur les autres au fil des catastrophes et qu’une mémoire farouche aurait su raccommoder, mais le fil d’un univers littéraire où la construction de la cathédrale Saint Paul, au XIXème, serait contemporaine de la mort de Lady Di. Avec les Boroughs en toile de fond, ce quartier populaire éventré, égaré dans nos imaginaires accablants d’aujourd’hui et dont seul importe de savoir ce que nous en avons fait. Les Boroughs ! C’est toute la culture ouvrière de cette longue séquence éprise de justice qu’Alan Moore convoque, hagard : que lui est-il arrivé ? « Comment a-t-elle pu disparaître à ce point ? Dans une fresque qui est comme une gigantesque parenthèse qui viendrait clore un temps auquel les historiens n’ont pas songé à donner un nom, enfermés qu’ils étaient dans leurs découpages tatillons à tenter de promouvoir leur post-modernité si mal désignée comme le dépassement ludique des temps anciens… «Justice !» en serait, sinon le nom, du moins le cri de cette longue période qui s’achève aujourd’hui dans l’oubli des pauvres dont nous sommes tous les apparitions en réalité ! De cette Justice que les rues ne connaissent pas désormais et que le prolétariat tenta naguère d’inventer. Les Boroughs ! C’est en effet toute la question du destin du prolétariat qui nous est posée là, et plus encore bien sûr, dans l’évidence romanesque de cette œuvre puissante : celle de notre rapport au monde, ce monde que nous avons défait gaiement, mus par une curieuse injonction au désir libéral qui aujourd’hui scintille sous la forme d’une mort collective annoncée. Car l’injonction au désir libéral finit dans le morbide de cette pseudo fatalité de la misère à grande échelle. Justice donc ! Dont nous avons tout oublié. Une Justice qui dès les premiers chapitres ne semble pouvoir nous revenir que sous la forme d’une révélation improbable… Mille-cinq-cents ans d’histoire, mais surtout celle du XIXème siècle : ce cheminement d’un monde ancré dans le paradigme de la raison. Exit celui du Saint Esprit, exit celui de l’imaginaire, bien que le roman ne cesse de démontrer qu’au fond la raison ne tient jamais ses promesses sans le secours de l’un ou de l’autre… Et c’est précisément pourquoi il est puissant, construit en chapitres qui ne cessent de se répondre, bâti en reprises anaphoriques incessantes d’une histoire l’autre, livrant lentement leurs raisons d’être. Alan Moore fait des Boroughs le centre de notre histoire commune. Et se faisant relève l’immense défi baudelairien de réaliser l’œuvre romanesque qui ressortit à la grande annonce de Baudelaire dans son fameux article du Figaro (le peintre de la vie moderne), inventant le paradoxe de cette modernité qui tant nous a tenu à cœur : « la modernité, écrivait-il alors, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Jamais œuvre romanesque ne répondit aussi bien à cette définition, à rendre les époques pareillement contingentes sous les aventures des personnages qui les fondent et ces derniers fugitifs, sans cesse étrangers à leur destin. Peut-être même vient-il clore la longue nuit libérale qui faillit nous faire croire que le commencement d’un lendemain heureux devait camper sur la destruction de l’homme. Elle est comme un manifeste pour une poétique du re-commencement. Rien d’étonnant alors à ce qu’il y ait du Joyce dans Moore, dans ces voix par exemple qu’un langage «ouvrier» disparu contamine et qui tranchent dans le vif des rhétoriques nationalistes pour travailler celles du Borough. Des voix qui dénaturent et la phrase et le récit, comme à la recherche d’une poétique du peuple telle qu’un Joyce tentait de l’énoncer.

Jérusalem, de Alan Moore, traduit de l’anglais par Claro, éditions Inculte, collection Inculte/Dernier, août 2017, 1265 pages, 28,90 euros, ean : 979-1095086444.

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Dernières cigarettes, Italo Svevo

18 Septembre 2017 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Italo Svevo fumait. Beaucoup. Passant même toute sa vie à se promettre d’arrêter de fumer. Non sans malice : il adorait fumer. Sans raison particulière sinon peut-être celle de sentir la fumée réchauffer ses poumons, ou peut-être juste à cause de ce geste d’une cigarette élégamment allurée au bout des doigts, ou juste par habitude, pour lire, écrire. Comme il fumait et promettait beaucoup d’arrêter, on lui demanda d’y réfléchir. Ecrire contre les méfaits du tabac ? Drôle d’idée : il en mourait. Comme il était écrivain, on lui demanda également de réfléchir à ce lien qui pouvait exister entre le tabac et la littérature. Amusé, Svevo évoque Emile Zola, qui ne fumait pas et ne savait pas pourquoi. Quant à lui… Toute maladie n’est-elle pas, pourvu que l’on en ait conscience, un outil de génie pour l’écrivain à son chevet ? Il n’en sait rien à vrai dire. Peut-être. Si l’on y tient. Lui qui toute sa vie scruta cet horizon de la maladie comme le destin singulier de l’homme contemporain, n’a finalement pas répondu à cette question. Le fumeur ? Un rêveur certainement, consent-il, alléguant Flaubert qui fuma toute sa vie avec passion. Tout de même, à bien y réfléchir, Svevo voit dans les terribles luttes qu’il engagea contre la cigarette la dimension d’une raison de vivre et d’écrire : lutter contre soi. Cette lutte perdue souvent d’avance, qui est le propre du fumeur comme de l’écrivain. Une comédie dramatique où la résolution incarne tout l’horizon de la condition humaine, ouverte autant au compromis qu’à la Chute, à l’héroïsme qu’au mensonge, et en définitive à la beauté d’une tragédie que l’homme ne peut éviter. C’est d’un seul coup toute la ronde des dernières cigarettes que son écriture embrasse, tous ces moments prétendument décisifs qui ont scandé toutes les étapes de sa vie. A sa méditation font suite les mille courriers qui parlent tous de la dernière cigarette. Mille fumées pour se défaire de la rigidité du raisonnement peut-être, jusqu’à la vraie dernière, qui mit un terme à sa vie.

Italo Svevo, Dernières cigarettes, du plaisir et du vice de fumer, Rivages poche, juin 2017, traduit de l’italien par Dominique Férault, 186 pages, 8,20 euros, ean : 9782743-639976.

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Une Histoire des abeilles, Maja Lunde

11 Septembre 2017 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Le Sichuan en 2098. Des milliers d’ouvrières s’affairent, arbre après arbre, fleur après fleur, armées de balayettes en duvet de poule : il n’y a plus d’abeilles et chaque fleur doit être pollinisée manuellement pour la survie de l’espèce humaine. On avait pourtant fini par interdire l’usage des nicotédines. Mais trop tard. Les abeilles ont disparu et des millions de sous-emplois ont été créés. Parcelle 748. Perchées sur leurs branches, les ouvrières n’ont pas le droit de parler en travaillant. Elles s’activent fiévreusement : la moindre branche cassée leur vaut une retenue sur un salaire de misère déjà. On a planté partout des arbres fruitiers en dévastant les forêts, au risque de provoquer de nouvelles catastrophes écologiques : c’est que… les puissants n’ont pas renoncé à leur idéologie dévastatrice. Un grand silence règne dans la vallée. Les oiseaux sont rares, les insectes ont disparus eux aussi. Le travail, lui, a été militarisé. L’écologie s’est faite totalitaire et les masses populaires ont été soumises à un régime d’exception : dès trois ans leurs enfants sont bannis de l’école. On  leur apprend la motricité fine, qui servira à polliniser les fleurs, assis des heures sur place sans bouger autre chose que leurs doigts. A huit ans ils sont bons pour le travail des champs, ce labeur dans les arbres qui vous tue sournoisement jour après jour. Tao est l’une de ces ouvrières. Qui essaie, en cachette, d’apprendre à compter à son fils.

Maryville. Angleterre. 1851. William y tient un magasin de semences. Sept filles, un garçon. La misère l’a contraint  a abandonné ses études supérieures. Dépressif, il est allongé dans son lit depuis des mois. Il le restera jusqu’à ce qu’un jour le pique l’ambition de réaliser une œuvre unique, étudiant la société des abeilles et concevant une ruche révolutionnaire pour leur bien-être et la production du miel. Hélas trop tard : un autre a fait breveter une ruche dont l’industrie s’est emparée.

Autumn, Ohio, 2007. George élève des abeilles. Artisanalement. Ses ruches, des centaines, sont l’héritage d’un savoir-faire ancestral. Mais l’année 2007 va être marquée par le grand Effondrement des colonies d’abeilles : le Colony Collapse Disorder, qui met brutalement fin à son existence.

Tao, William, George. Trois histoires. Trois vies rompues, gâchées. Trois séquences du destin d’une humanité incapable de faire face à son histoire. Trois moments d’une tragédie qui est bien la nôtre et dont nous voyons se déployer sous nos yeux les prémices. Trois tragédies, un seul et même récit installant le lecteur dans une position des plus inconfortables, contraint qu’il est d’observer ce monde s’user jusqu’à la corde, forcé qu’il est de dévisager notre civilisation embarquée dans les hautfonds d’une catastrophe qui est déjà là. Un seul récit donc, scrutant sans concession les responsabilités des pères, dévoilant l’abîme implacable que la civilisation patriarcale a ouvert sous nos pieds à force d’autorité stérile, logeant sous cette figure tutélaire du père sa verticalité partout exterminatrice. Des pères au final humiliés, vaincus par leurs vaines certitudes, n’offrant pour seule issue que la mesquinerie d’une civilisation buttée et le renoncement à l’heure du grand effondrement. Ne reste que ce combat des femmes, la belle figure de Tao affrontant, seule, ce grand affaissement des pères. Tao, la seule à faire face, figure éminemment positive du livre avec Charlotte, la fille de William. Un choc. Ce livre est comme un choc plutôt qu’une simple prise de conscience. Une fable puissante bien au-delà de la dénonciation écologique de la catastrophe qui nous arrive, esquissant sous la lecture de la société eusociale des abeilles ces responsabilités qui nous lient les uns aux autres. Un roman ample, vigoureux, écrit non sans « élégance » et brodant habilement entre les époques les liens subtils où le personnel de l’œuvre se justifie. De qui prendre soin ? De quoi sinon de ce grand tout du monde qui demain risque fort de n’être qu’un souvenir douloureux ? Saumâtre pour les pères, mais porté par les ailes de l’espoir immense de ces figures féminines qui traversent l’histoire.

Une Histoire des abeilles, Maja Lunde, Les Presses de la Cité, août 2017, traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon, 400 pages, 22,50 euros, ean : 978-2-258-13508-6.

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