DEPLORATION
Mon frère est mort le lundi 11 février 2013.
Je suis parti en Toscane,
porter son deuil.
La Toscane est une belle terre,
à vrai dire,
pour arpenter les territoires de ce qu'il reste, d'être.
image : Giotto, chapelle Scrovegni, déploration, détail.
Jacques, ελεηµοσυνη...
«Le Maître a levé une nouvelle épée, sans la sortir de son fourreau. Alors je me suis baissé et, à mains nues, j’ai commencé à creuser la terre devant moi. J’ai déposé l’épée dans le trou, puis je l’ai recouverte de terre et j’ai aplani le sol.
« A cette époque, ma quête spirituelle était liée à l’idée qu’il existait des secrets, des chemins mystérieux. Le chemin des gens ordinaires me semblait un projet sans intérêt. Je croyais pouvoir remplacer le révélé par l’occulte, le simple par le complexe, le lumineux par le mystérieux. Aujourd’hui, j’ai compris. Et cette compréhension est ce que je possède de plus précieux : l’extraordinaire se trouve sur le chemin des hommes ordinaires. »( Paulo Coelho)
Jacques finissait de lire toute l’œuvre de Paolo Coehlo.
Il est mort lundi 11 février, avant d’achever sa lecture du roman qu’il tenait entre les mains : Maktub, le dernier livre de cet auteur qu’il avait mis de côté.
Peut-être avait-il achevé sa propre quête.
Maktub, au fond, nous conte des histoires de résilience où l’être, pacifié, parvient à surmonter tous les échecs de sa vie.
Les phrases en commentaire ci-jointes ne sont pas extraites de Maktub. Elles n’existent pas dans l’œuvre de Paolo Coehlo, du moins dans cet ordre. J’en ai reconstruit l’ordre, distribué selon une volonté qui n’était pas celle de l’auteur.
Je les ai recomposées en songeant à Jacques, et à ce que, lui-même, aurait pu en faire. Non ce qu’il aurait dû.
Mon frère, Jacques Jégouzo, est décédé lundi 11 février 2013.
ελεηµοσυνη -éléèmosunè-
Image, Kasimir Malevicth, L’Homme qui court, 1933-1934
Jacques, elle est retouvée, l'éternité.
"Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Eternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil." (A. Rimbaud)
A mon frère, Jacques Jégouzo, décédé hier, lundi 11 février, à 9h58.
(image : Carré noir sur fond blanc, Чёрный квадрат, Kasimir Malevitch, 1915, huile sur toile, 79,50 x 79,50cm, Saint-Pétersbourg)
La sélection du prince charmant…
Un vendredi. 13. D’ordinaire, Gersande n’y croit guère. Mais c’était un vendredi 13. Elle avait déboulé dans la chambre de sa sœur aînée. C’était l’heure, il fallait sauter du lit, déjeuner sur le pouce et filer à l’école. Et puis… Marguerite est tombée dans l’escalier. Au bas de la dernière marche elle gît, livide, inconsciente. Samu, traumatisme crânien, Marguerite est dans le coma. Le coma ! Alors ce mot du petit frère penché sur le visage éteint de sa sœur lui entre dans le crâne à elle, Gersende, pour n’en plus jamais sortir : "Marguerite, elle attend le Prince charmant. Comme la Belle au bois dormant." Gersande ne peut rien pour sa sœur, sinon être là, l’aimer et par la force de l’amour peut-être… A son chevet relayant son père, sa mère, jour après jour, jour et nuit. Le prince charmant, elle voudrait tellement y croire, le trouver, qu’il vienne d’un baiser délicatement posé sur les lèvres de sa sœur la réveiller enfin. Les jours passent. L’idée folle la bouscule. Elle, Gersande, qui vivait jusque là dans l’ombre de sa sœur, l’ombre d’une ombre à présent. Trouver, sélectionner un prince qui les sauverait toutes deux. Une idée folle pour con jurer cette folie où elle se voit partir, sa sœur gisante sur son lit d’hôpital. Marguerite lui manque tellement. Horriblement. Dans la chambre de sa sœur, elle s’essaie à lui ressembler. Faux seins ballottant et la gorge sèche comme un caillou. "Mon cœur s’émiette à l’intérieur"… Comment aimer ? Et puis Gersande finit par tomber amoureuse, à force de l’espérer. Alors au chevet de sa sœur, elle ne cesse de parler de cet amour qui la ravit. Paul. Un coup de foudre. Dans l’urgence de vivre peut-être, la main dans la main de sa sœur. Jusqu’au jour où elle sent un doigt bouger dans cette main inerte. A force peut-être de lui conter sa propre histoire d’amour. Quarts de nuit, de jour, elle ne cesse de lui parler de Paul, et de lui lire Rimbaud. Est-ce grâce à Rimbaud qu’une nuit les paupières de Marguerite se mettent à frémir ? Gersande s’en persuade. Il ne faut rien lâcher. Elle ne cesse dès lors de lui confier cet amour qui la porte et qui l’accompagne à son chevet. Quelle sortie alors, un jour, d’un coup, Marguerite sur le bord de ses propres lèvres, enfin ! Superbe roman jeunesse. Poignant, tout simplement, de cette beauté où croise la force de l’amour dans les cœurs adolescents.
La sélection du prince charmant, Agnès de Lestrade, éd. Sarbacane, coll. Mini-romans, 61 pages, 6 euros, ISBN-13: 978-2848655253.
Adèle : «J’aime pas l’amour»… (Pour une saint Valentin saignante)
Mortelle, Adèle, à quelques encablures de la Saint Valentin ! L’amour… y’a bien Ludovic, le nouveau, qui la rend chamallow… En cklasse, le prmeier jour où il est apparu, ça a fait paf ! Adèle venait de piger d’un coup l’histoire du coup de foudre…Et Ludovic, c’est du lourd. Enfin, non : Adèle plutôt. Qui tourne gentiment son film d’horreur à la maison et nourrit son chat au lait périmé depuis que Ludo a dit qu’il n’aimait pas les chats… Dans la vie, faut savoir ce qu’on veut : aimer ou être aimé… C’est saignant Adèle, d’une franchise assourdissante. Et l’imagination fait le reste. Un cordial, en ces temps de niaiseries. Mais bon, pour ce qui est d’aimer, y’a du pain sur la planche. L’amour, Adèle a tout c ompris : "c’est nul, ça fait souffrir". Et quant aux garçons, Adèle en est restée malgré elle aux temps des chevaliers de pacotille qui lèvent le camp sous sa fenêtre dès que sonne l’heure de leur émission TV préférée… Mais bon, ça ne l’empêche pas de tomber raide dingue de Ludo et de s’en défendre comme elle peut : mal. Comme nous tous. A ceci près qu’avec Adèle, la Saint Valentin sera tout, sauf bébête…
Mortelle Adèle, Tome 4 : J'aime pas l'amour, Mr Tan, Miss Prickly, avec la contribution de Rémi Chaurand, éd. Tourbillon, sept. 2012, Collection : BLAGUES & CIE, 94 pages, 6,15 euros, ISBN-13: 978-2848017686.
Où faire pipi à Paris ?
Une vessie contient à peu près 250 à 300 cl de liquide. En moyenne. Sachant que l’être humain élimine de 1 à 2 litres d’urine par jour, je vous laisse le soin de calculer combien de fois il doit se rendre aux toilettes pour le faire. Et encore, ce calcul ne tient-il pas compte de nombreux autres paramètres, tel celui du froid, très actuel, qui alourdit considérablement l’obligation.
En fait, nous passons trois ans de notre vie aux toilettes. Paraît-il. Ce qui n’est pas rien et justifie, à soi seul, ce guide : autant uriner dans le confort. Cécile Briand, en proie à une singulière affliction, las de devoir partager les toilettes pour femme avec des messieurs très peu soigneux, a donc conçu ce petit guide qui recense quelques 200 toilettes accessibles au public -en dehors des sanisettes infectes, évidemment, dont les villes ont meublé leur habitat. 200 toilettes classées par arrondissement. Parmi lesquelles celles de 34 bibliothèques, 20 mairies, 13 lieux d’étude et 10 centres hospitaliers. On en tombe sur les fesses, au passage, de découvrir avec quelle aisance il est possible, en France, de pénétrer les lieux en principe les mieux protégés… Forcer les portes de l’Ecole du Louvre semble un jeu, tout comme celles des Archives Nationales, recelant au dire de l’auteur les toilettes les plus spacieuses de la Capitale. Ce dont je doute, ayant personnellement fréquenté assidûment celles de l’Ancien Ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, sises jadis sur le site de l’ancienne école Polytechnique –mais peut-être s’y trouve-t-il encore ? En tout cas, les toilettes, héritées de l’X, ouvraient sur un vrai salon d’aisance en marbre rose, de la taille d’une grande chambre de bobo. Mais bon… Un guide touristique donc, menant du Louvre aux Beaux-Arts, pour le coup la plus belle école supérieure de Paris avec ses jardins, ses cloîtres et ses fontaines ombragées. Maintenant, si le mystère vous tente, retenez-vous et précipitez-vous au jardin des Plantes : les toilettes les plus occultes, au dire de Cécile, seraient celles de la Galerie de paléontologie…
Où faire pipi à Paris ? : Guide de 200 toilettes accessibles au public, Cécile Briand, éd. Attila, oct. 2012, 150 pages, coll. Lupin, 8,50 euros, isbn 13 : 978-2917084557.
Philosophie des arts, l’Antiquité grecque : un art sans beauté ?
Superbe leçon de philosophie de l’art grec donnée par Carole Talon-Hugon, non d’esthétique, le mot n’existe pas encore, ni moins encore l’idée, au sens où nous avons l’habitude de la comprendre, d’un objet qui relèverait des Beaux-Arts. Car chez les grecs de l’Antiquité, les arts ne sont pas "beaux", mais fonctionnels.
Nous sommes au VIIIème siècle avant J.-C. La Grèce antique invente un rapport nouveau de l’homme au monde et à lui-même, mais il faudra attendre encore trois siècles pour que surgisse ce moment grec capital pour l’histoire de l’art autorisant, à travers la naissance de la critique, le développement d’une pensée critique sur les œuvres artistiques. Certes, cette critique est encore bien éloignée de la nôtre, se contentant de recenser les écoles, élaborant cependant des vies d’artistes, un catalogue plutôt que l’élaboration d’une perspective esthétique. Le texte fondateur attendra encore quelques siècles que Pline l’écrive (Histoire naturelle, 1er siècle av. J.-C.). Un texte que décrypte Carole Talon-Hugon, dont le premier mérite est de nous renvoyer à deux de ces illustres prédécesseurs : Xénocrate et Antigone (IIIème sc. av. J.-C.)., dont nous disposons des écrits et qui, comme celui de Xénocrate, permettent de construire une filiation incroyable, débutant au Vème siècle. av. J.-C.
Tout le mérite de Carole Talon-Hugon, outre son incroyable clarté, c’est d’aider le grand public à réaliser que pour les grecs de l’Antiquité, l’esthétique ne se réduisait pas au seul champ des Beaux-Arts. Il y a, aux origines du jugement artistique grec une hétéronomie fondamentale du concept d’esthétique, réjouissante pour tout dire. L’art, pour ces grecs de l’Antiquité, n’est jamais qu’un objet en partage de disciplines qui pour beaucoup sont étrangères au champ que recouvre aujourd’hui le concept d’esthétique. Le mot, rappelons-le, n’apparaîtra qu’au XVIIIème siècle sous la plume de Baumgarten, pour rassembler nos réflexions philosophiques sur la question du Beau. Une réflexion qui aboutira à la confiscation moderne de la notion d’esthétique, quand chez les grecs de l’Antiquité l’objet qu’elle désigne demeure plus divers qu’il ne l’est aujourd’hui, et la réflexion sur cet objet, impure. Le retour à l’Antiquité grecque désenclave ainsi l’objet artistique.
Le mot Art du reste, n’existe même pas. Il sera forgé par la suite, du latin ars qui désigne un talent plus qu’un objet, et chez les grecs, du mot techné, qui désigne l’ensemble des connaissances pratiques et des savoir-faire. A ce titre, le teinturier, le forgeron, son autant artistes que le peintre.
Aristote procèdera bien au lifting du mot, en subsumant sous son terme l’ensemble des procédés qui touchent au poïétique et s’opposent à l’intelligence théorique. Mais le médecin demeurera chez lui l’exemple le plus probant de cette inscription artistique. La techné n’est pas dans l’objet produit, elle est du côté de l’artiste, dans son savoir-faire. Son principe est dans la décision, non dans la nature de la chose. La techné est une région de l’agir donc, qui ne vise pas prioritairement la Beauté. Et contrairement à une idée reçue, face à la contemplation des œuvres d’art de l’antiquité grecque sagement alignées dans nos musées, les grecs délient l’art du Beau. C’est en ce sens que l’on peut parler pour la Grèce Antique d’une histoire des arts sans Art, l’objet produit, pierre, fétiche, n’étant pas appréhendé dans la catégorie mentale du Beau : l’Apollon du Belvédère n’est pas d’abord une statue, c’est d’abord un dieu.
Par parenthèse, en plaçant ces sculptures dans nos musées, nous en avons colonisé le sens, neutralisant leurs fonctions. Car l’Apollon était une fonction avant que d’être un objet d’art. Il remplissait même plusieurs fonctions, sacrées, mémorielles, éthico-politiques, etc.
Le monde grec s’affirme ainsi comme un monde soumis à un autre découpage conceptuel que le nôtre. C’est la grande leçon que délivre Carole Talon-Hugon. Et il faut bien reconnaître dès lors que nous ne comprenons pas grand chose à cet art. Ce n’est que peu à peu que les arts plastiques vont acquérir une finalité propre, l’attention aux formes donnant lentement naissance à cette dimension esthétique, qui est la seule que nous ayons retenue.
Quid de la Beauté alors, direz-vous ? Il faudra attendre de longs siècles pour qu’en surgisse le débat, génialement posé dans l’Hippias majeur de Platon, qui demeure aujourd’hui encore le texte fondateur de toutes nos disputes autour de la question de l’art. Platon n’invente pas ici un personnage philosophique. Hippias a réellement existé, les thèses de ce sophiste réputé nous sont partiellement restées. La controverse qu’invente Platon, Socrate versus Hippias, a ceci d’intéressant qu’elle ne parvient pas conclure. Hippias avance au fond une position très contemporaine pour nous, qui est celle de la relativité du jugement artistique. Qu’est-ce que le beau ? Il ne cherche en rien à le définir, mais propose un exemple : le Beau, c’est une belle jeune fille. Socrate a beau jeu alors de démontrer la faiblesse de l’argument. Et pourquoi pas un beau pot de fleur pendant qu’on y est. Pourquoi pas, en effet, rétorque Hippias : le beau s’inscrit dans une histoire, culturelle, sociologique, intellectuelle. Le Beau, kalos en grec, ne peut ainsi être que relatif, et pour le dire d'une façon contemporaine, justiciable du discours sociologique plutôt que philosophique. Devant l’insatisfaction de Socrate, Hippias ajoute un deuxième champ de compréhension possible : le beau, c’est ce qui est utile. Ce qui relève du Bien, du Bon, comme tout ce qui nous fait du bien par exemple, ouvrant en grand les vannes du sensible. Kagatos en grec ancien, le Bien. De ces deux concepts, Kalos et Kagatos surgira le concept de beauté : Kalokagathas. Mais Platon, par la bouche de Socrate, ne peut s’en satisfaire, lui qui veut poser ce concept dans l’éternité du monde des idées. Platon veut un Beau indiscutable, permanent. Non une qualité factuelle, mais une essence. Toute les discussions sur l’art épouseront par la suite peu ou prou les horizons de ce débat. Sinon que dans notre monde contemporain, l’objet d’art a de nouveau cessé d’être beau : il fonctionne, s’inscrit dans un cheminement, assume parfois, ou le prétend du moins, une fonction de critique sociale, ou bien ludique, ressortit à ce pur jeu formel qui avait fini par désespérer Mallarmé.
L’ANTIQUITÉ GRECQUE - RACONTÉE ET EXPLIQUÉE PAR CAROLE TALON-HUGON, HISTOIRE PHILOSOPHIQUE DES ARTS (COLLECTION PUF-FRÉMEAUX), Direction artistique : Claude Colombini à l'initiative de Michel Prigent Label : FREMEAUX & ASSOCIES, 4 CD, réf. : FA5508.
Le Hobbit, ce fragment singulier du tissu sans couture de l’Histoire…
Ce qui est en cause dans les féeries, ce n’est pas la possibilité : c’est le désir.
Le désir d’enchantement, la grâce de construire une image inédite du monde : la nôtre, humains. Car le conte, ce fragment singulier du tissu sans couture de l’Histoire, dénie notre défaite universelle finale, et c’est en ce sens que Tolkien pouvait voir en lui quelque chose comme un evangelium donnant un aperçu fugitif de la Joie, d’une Joie qui porterait au-delà des murs du monde sans cesser d’habiter l’ordre de ses poignantes douleurs.
Le Hobbit… Cette histoire raconte comment un Bessac fut conduit à faire et à dire des choses inattendues…
Superbe interprétation que celle de Dominique Pinon, dans une mise en scène musicale grandiose. Superbe lecture, volontaire, désinvolte, amusée, grave, levant à chaque tournant de phrase le désir qui l’habite.
Quel travail aussi, dans ces accumulations à la Rabelais qu’affectionne Tolkien, ces descriptions de lieux, d’espaces, d’êtres, toujours reprises bien que posées toujours avec une folle exactitude.
Superbe lecture soulignant la drôlerie du texte, portée par une affection qui la fait osciller entre le banal et le sublime, n’ayant renoncé ni aux ragots ni à l’emphase d’une injonction supérieure, construisant mot après mot le sens d’une aventure réelle dans la jouissance d’un texte incroyablement volubile.
Superbe lecture qui donne à voir les déplacements de l’un, les trottes de l’autre, l’espace autour des mots, nous baladant dans une lecture qui savoure irrésistiblement cette histoire qu’elle nous conte.
"Y a-t-il lieu à un commentaire si un adulte lit (un conte de fée) pour son propre compte ?", se demandait Tolkien (Faerie), qui déplorait que les temps modernes aient pareillement relégués les contes à la chambre des enfants. Tolkien fuyant les mignardises pour enraciner son histoire dans les pulsions humaines fondamentales et ne renonçant jamais à poser la seule vraie question, qui est celle des origines. Tolkien, contraint ainsi de se positionner dans le champ de l’anthropologie, construisant avec méthode sa grammaire mythique loin de cette chambre des enfants où l’on avait confiné les contes "comme on relègue à la salle de jeux les meubles médiocres ou démodés"… Tolkien blâmant que les contes de fées soient devenus des greniers et des chambres de débarras aux contenus en désordre et tellement délabrés, offrant pourtant, parfois, une œuvre somptueuse "que seule la stupidité avait fourré à l’écart"…
Dominique Pinon semble bien, lui, lire Le Hobbit pour son propre compte et tordre le cou à la créance littéraire susurrée à toutes les heures de la raison adulte, selon laquelle le conte ne vaudrait que par cette suspension de l’incrédulité qu’il exigerait. Ce n’est pas la crédulité qui fait la valeur d’un conte : c’est son caractère démiurgique. La suspension de l’incrédulité n’est qu’un subterfuge. Du reste, l’humilité des enfants et leur manque de vocabulaire seuls, nous donnent à croire qu’ils sont crédules, alors qu’il n’en est rien : ils s’efforcent (simplement) d’aimer ce qu’on leur offre" (Tolkien). Absurde, étrange, vrai, faux, fantastique… les enfants savent bien débrouiller tout cela. Et puis, comme l’affirme si justement Tolkien, l’enfant n’a aucun désir de croire : il veut savoir. C’est nous qui avons besoin de croire. Et d’accepter comme une grâce souveraine ce besoin de croire. Pour faire face, bien sûr, à cette défaite universelle finale qu’un sourire à demi moqueur ne saurait conjurer. Besoin de croire loin des fadaises, voilà tout. Dans l’épreuve de ces contes de fées du XIXème siècle des romantiques allemands par exemple, qui n’étaient pas de simple consolation : la Faërie inscrit ce qui est fini, dont cette "capacité de l’Homme pour ce qui fut fait". Tolkien avait usé d’un concept personnel pour traduire cette difficulté de rallier la cause d’une Joie blessée de douleur : le concept d’eucatastophe, conçu comme relevant de l’essence même de la vie des êtres humains. Le conte en était à ses yeux l’expression la plus achevée, où il n'est guère possible de déguiser notre néant.
Le Hobbit, J.R.R. Tolkien, nouvelle traduction de Daniel Lauzon, texte intégral lu par Dominique Pinon, édition Audiolib, 2 CD MP3, durée d’écoute 10h14, novembre 2012, isbn 13 : 9782356414915.
Qu’est-ce que la psychanalyse peut apporter à la question du travail ?
Souffrance au travail, harcèlement, suicide. On se rappelle l’émoi d’une société, la nôtre, découvrant soudain que le travail mutilait, blessait, tuait. Pas forcément les plus faibles, tant la précarité avait gagné de terrain et la peur occupait désormais l'essentiel de notre vie sociale.
Dans le même temps, on réalisait combien les philosophes, le sociologues, les élites intellectuelles avaient abandonné ce terrain de la réflexion sur le travail aux seuls patrons d’entreprise. A peine était-il devenu un objet des théories du management. Au cynisme envahissant de la culture néolibérale faisait ainsi écho le silence de nos intellectuels sur ces nouvelles formes de la domination qui se faisaient jour, en particulier dans le monde du travail. L’heure était à la concurrence généralisée, à la performance, à l’évaluation individualisée des performances dont on voyait bien qu’elle déstructuraient les solidarités et les convivialités. Mais l’efficacité était la norme. La rentabilité, sa mesure. La mise en concurrence encourageait les comportements de défiance, de déloyauté, de peur. Tout un vécu qui contribua à la régression sans précédent des mouvements sociaux et favorisa le développement des pathologies du travail. Des pathologies dont l’idéologie néolibérale s’est jusqu’ici refusée à mesurer le coût, bien réel, pour la société, préférant externaliser ce coût et le faire supporter par la nation, alors que seules les entreprises en étaient responsables.
Le management par la peur, qui au final a conduit à l’accroissement des charges de travail de chacun, tant la surveillance des autres s’est imposée dans ce dispositif pervers de dégagement systématique de responsabilité, a certes un temps produit un beau mirage : on allait s’enrichir, la richesses allait ruisseler du CAC 40 à nos poches. Jusqu’à ce que cette promesse fasse long feu et que la pathologie de la solitude et de la désolation ne dévoilent le vrai visage de la société néolibérale à laquelle beaucoup avaient fini par adhérer.
C’était oublier que les liens au travail étaient des liens de civilité, des liens qui ressortissent au régime de l’être et non seulement à celui du faire.
C’était oublier que le travail, en ce qu’il concerne directement la construction de l’identité, renvoyait à l’économie de l’accomplissement de soi.
C’était oublier que sans rétribution symbolique, sans reconnaissance, la santé mentale des êtres humains s’en trouvait menacée.
Le travail se déploie certes dans le monde objectif, mais il se déploie aussi dans le monde subjectif, celui précisément de la reconnaissance et de la construction de l’identité.
Le rapport au travail interroge ainsi tout le processus de maturation des êtres humains et accessoirement, il interroge la question du renoncement, du refoulement, de la jouissance, de la morale et de son impact sur les instances du moi.
C’est tout cela que Christophe Dejours explore, depuis sa pratique de psychanalyste, de psychiatre, convoquant les grandes controverses sociologiques qui dans la postérité malheureuse d’un Marx mal compris, nous ont fait entrevoir dans le travail sa seule dimension d’aliénation, nous faisant oublier qu’il était aussi le médiateur de l’émancipation humaine.
Dejours tente donc ici de reconstruire un concept critique du travail, à travers le déploiement de la dimension de la coopération tout particulièrement, pour tenter de refonder une théorie du travail social qui ne ferait pas l’impasse sur ses dimensions psychologiques.
La coopération : ce qu’il faut non seulement mettre en œuvre pour garantir l’accession des êtres à leur revendication de construction de soi, mais encore ce qu’il faut mettre en œuvre sur le terrain pour que puisse se constituer une équipe, un collectif, uni pour travailler ensemble.
Une clinique de la coopération donc, qui emprunte aussi aux théories du management, pour soutenir cette fois l’idée du pouvoir émancipateur du travail.
Qu’est-ce que le processus civilisateur doit aux activités humaines telles que le travail ? L’approche est anthropologique, assurément, dans ce qu’elle décrit de la mobilisation des intelligences singularisées, inventives, façonnant une pratique qui contraint chacun à comprendre la façon dont l’autre travaille, qui presse chacun d’inventer la rhétorique qui lui permettra d’être intelligible aux autres, l’oblige à explorer ces notions dévoyées par le management néolibéral de la peur, de confiance, de loyauté, de controverse, de délibération, de compétence, d’arbitrage, voire de repenser les espaces de délibération informels habités par des pratiques de convivialités que le néolibéralisme a chassé de l’entreprise et des administrations, n’y décelant là qu’un risque pour sa bonne fortune.
Travail vivant Tome 2 travail et émancipation, Christophe Dejours, Payot, janvier 2013, coll. Petite bibliothèque Payot, 256 pages, 9,15 euros, ISBN-13: 978-2228908405.
Alain Badiou, d’un désastre obscur…
L’essai date de 1991, mais la préface est actualisée. Le point de départ de la réflexion d’Alain Badiou, c’est la chute de l’Union soviétique, en 89. Un désastre, selon lui, en ce que cette chute n’aura pas été le fruit d’une révolte populaire, mais le fait d’un effondrement intérieur. Soit-dit en passant, c’est exactement le même désastre qui pourrait bien nous menacer, tant l’effondrement de la société néolibérale sur elle-même est perceptible. L’inertie et la brutalité qui ont surgi ces dernières années au sein de l’UE plus particulièrement, rappellent pour beaucoup celles qui ont présidé à la chute de l’Union soviétique… Et tout comme dans son cas, nos dirigeants se montrent incapables de comprendre la situation et de prendre les décisions qui s’imposent, nous livrant jour après jour à l’obscur, dont nous ne connaissons certes pas encore le nom, mais dont nous percevons l’ignoble rumeur dans la formidable montée en puissance de l’islamophobie par exemple.
Badiou analyse donc la situation de l’état post-soviétique. De cette Russie que les économistes ont rangé ironiquement au rang de «pays émergent», une farce pour nous rassurer… La Russie post-soviétique ? Un échec. Un désastre, nous en sommes tous conscients, pour la démocratie en particulier, et pour le Peuple russe.
L’analyse de Badiou porte aussi bien sûr sur la mort de l’idée communiste. Ce tombeau du «Nous» séculaire, de la passion égalitaire, de l’idée de justice sociale, voire de cette subjectivité rebelle que rien n’a su remplacer, certainement pas le nihilisme esthétique des bobos parisiens. Une tyrannie médiocre s’est ainsi installée. Nous avons abandonné le vocable de «démocratie» aux chiens, qui s’en donnent à cœur joie pour le moquer et le flétrir.
Le plus intéressant tout de même de cet opuscule, sémaphore de la rébellion, c’est l’analyse que Badiou y fait de la catégorie de Droit, dont on sait combien elle est prégnante désormais. Une catégorie qui a fini par se substituer à la revendication politique. Mais qu’est-ce que le Droit ? Une catégorie de l’Etat. D’un Etat qui peine à fonder sa légitimité et tente, dans l’exhibition du Droit, la neutralisation des forces qui dans un Etat réellement démocratique devraient en dynamiser l’horizon. Les règles du Droit, rappelle encore Badiou, ne sont que des règles «formelles» : des règles qui refusent de reconnaître les vrais enjeux sociaux, des règles sans vérité, une nomination juridique de la Liberté flottant dans un entre-deux discursif, entre philosophie et politique, sans jamais parvenir à s’arrimer à l’un ou à l’autre. L’Etat de droit n’a pour seule vocation que de fonctionner. Et faire de la politique une arme entre les mains des sophistes. Rien d’étonnant alors à ce que les Etats de droit soient sceptiques, cyniques, désabusés : ils organisent l’oubli de la politique comme «un des lieux où la vérité procède».
D'un désastre obscur - Droit, Etat, Politique, Alain Badiou, éd. de l'Aube, coll. Aube poche, janvier 2013, 5,90 euros, ISBN-13: 978-2815907002.