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La Dimension du sens que nous sommes

L’espoir à l’arraché, Abdellatif Laâbi

12 Février 2021 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #poésie

Jamais titre n’avait été aussi bien trouvé ! L’espoir, toujours en ce qui concerne Abdellatif Laâbi. Mais à l’arraché, bordant la ligne de crête du tragique : notre monde tel qu’il va désormais. A l’arraché, c’est dire ce qu’il en coutera de décision personnelle pour s’y étancher. Le ton est donné dès le premier poème, intime, inlassablement intime. Dire poétiquement, toujours. Ne pas se résigner bien que, avoue Abdellatif Laâbi, ce dire ne semble s’agiter à présent que «pour les finitions», tant il a déjà répété son combat contre la barbarie. Pas un lamento donc : un cordial, pour mieux célébrer le sublime de la condition humaine –n’ayons pas peur des mots. Des mots Effarés quand il le faut, moissonnant l’image d’un monde abject, qui précipite l’humanité dans son abjection, dont la plus grande aujourd’hui serait celle que vivent «ceux qui dans la boue glaciale / se lavent le visage / avec le sang des barbelés ». Abdellatif Laâbi n’a pas oublié combien le barbelé, cette invention américaine du XIXème siècle, était au fond devenu notre condition même. Non seulement une gestion barbare de l’espace politique, mais du vivant : ni palissade ni clôture, le barbelé est cette peine d’acier qui veut atteindre les chairs, les déchirer, les déshumaniser pour demain justifier leur traitement. Mais comment alors, dans cet univers où il ne s’agit plus que d’animaliser le corps humain, comment creuser assez pour lever encore la clarté qui pourrait y gire ? Par l’espérance, répond Abdellatif Laâbi, toujours en charge du monde, de son humanité, loin de ces religions qui ne relient plus rien et sacrifient bestialement. Imperturbable face aux étendards et leurs désastres, Abdellatif Laâbi n’en oublie pas pour autant les limites à ce dire qu’il porte à bout de bras : «pas un mot sur Alep », on ne peut pas. On ne peut plus répéter jusqu’à la nausée «plus jamais ça». Face au petit Aylan allongé sur la plage de Bodrum, qu’il évoque reposant sur son côté droit, tranquille dormeur d’un val patriarche, on ne peut plus rien dire –répétant ainsi le mot d’ordre d’Adorno sur la poésie après la Shoah. Car la poésie d’Abdellatif Laâbi n’est pas une arme. Elle ne console pas : elle fragilise. Jusque dans la composition de cet opus, achevé sur les petits riens du monde, la vie dans son étant le plus ordinaire, une fourmi, une brindille, la vie nue. Là où ses fameuses finitions s’ouvrent au plus étonnant des sentiments humains : l’amour, la miséricorde.

Abdellatif Laâbi, L’espoir à l’arraché, le Castor Astral, juin 2018, 114 pages, 14 euros, ean : 9791027801749.

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Aux origines de la catastrophe (écologique) – Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?, sous la direction de Pablo Servigne et Raphaël Stevens

11 Février 2021 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais

Crises climatiques, pandémies à répétition, insécurité alimentaire, écosystèmes détruits, et rien ne se passe, sinon à la marge… Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont voulu aller à la racine des problèmes, en convoquant romanciers, essayistes, historiens et autres savants, et en démultipliant les approches, de l’artistique à la militante, en passant par les démarches scientifiques. Utile, certes, ce plein feu sur la collapsologie en particulier. Mais… Les risques sont désormais connus de tous, savez-vous, tangibles, présents, déjà, dans nos vies. Tous, nous savons que nous sommes entrés dans l’ère des catastrophes que nous ne pouvons plus éviter : elles sont là, bien là. A qui la faute ?, feignent de s’interroger nos auteurs. La réponse est pourtant connue depuis Marx, grand lecteur d’Epicure, qui, très tôt dans son œuvre pointa et le souci de la nature, et l’inconséquence capitaliste, fermement tournée vers la destruction de cette nature. Nature que Marx évoquait dans les termes d’un «grand corps non organique de l’homme», observant que «chaque consolidation capitaliste en agriculture se soldait non seulement par un perfectionnement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais aussi dans celui de dépouiller le sol». «On peut accroître le rendement de la fertilité d’un sol pour un temps, ajoutait-il encore, mais c’est au  prix de la ruine de ses sources durables de fertilité».

Alors certes, il est bon d’en reprendre l’analyse, de la peaufiner tout autant que de l’élargir, à la voix romanesque par exemple. Certes, il est bon de rappeler le consensus de Washington qui vit s’épanouir la dimension la plus ravageuse du capitalisme : le néolibéralisme. Mais pour en faire quoi ? Pour donner une fois de plus corps aux réponses d’invités «autorisés» ? «Célèbres» ? De Damasio à Nancy Huston, romanciers et savants sont convoqués. Est-ce vraiment la bonne démarche ? Depuis le Club de Rome, c’est en tout cas celle des intellectuels, qui ont confisqué toute parole sur ce sujet, pour continuer de tourner en rond. Certes, cette convocation des discours autorisés a pu, dans le passé, montrer quelque utilité : il s’agissait d’agiter les consciences. Mais aujourd’hui, encore une fois, cette conscience est là, majoritaire. Nous avons donc besoin d’autre chose que cette verticalité obligeante des élites. Un modèle que certains au demeurant, dans ce même ouvrage, dénoncent non sans en abuser eux-mêmes… Nous n’avons plus besoin de ce genre d’ouvrages paternalistes, nous n’avons plus besoin de ces vérités qui tombent d’en-haut, pour «conscientiser» le bon peuple abruti : nous n’en sommes plus là. Passons donc à autre chose : une enquête par exemple, immense, généralisée, de celle de La Misère du monde initiée en son temps par Bourdieu, capable de prendre à bras le corps les problèmes sociaux dans l’expression des voix opprimées. Pas ce travail éditorial paresseux, qui ne rime plus à rien ni n’avance à rien. Nous sommes tous «autorisés» à prendre part à la révolte qui devra se faire jour pour sortir de ce pétrin dans lequel les «élites» ont tenté de nous engourdir... Nous sommes tous l’autorité intellectuelle qui surplombe l’objet paresseux de votre étude lacunaire. Nous sommes le nombre et la justice, rien moins, les seules voix autorisées en fin de compte.

 

Aux origines de la catastrophe (écologique) – Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?, sous la direction de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, édition LLL – Imagine, novembre 2020, 17 euros, ean : 9781020908346.

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Impact, Olivier Norek

9 Février 2021 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

2020, delta du Niger, au long de la route des oléoducs. Un delta sauvagement pollué. Le pétrole, les réfugiés barbotant dans cette gadoue huileuse, Amnesty et Solal, la quarantaine, qui doit récupérer une française. L’eau des puits est empoisonnée par des métaux lourds. Delta du Niger, le premier endroit au monde où la vie a totalement disparu. Le coût du pétrole. Qui s’actualise en charniers où l’on précipite hommes, femmes, enfants. Des gosses. Beaucoup de gosses. Et ceux qui ne meurent pas violés, torturés, massacrés, meurent de saturnisme. Solal, un flic, un dur à cuire pourtant, n’en revient pas de tant d’inhumanité. C’est là sans doute que sa conscience s’est forgée. Dans ce foutoir qu’est devenu le monde, le PDG de Total est kidnappé. Prisonnier climatique. Le premier. Le ravisseur demande une rançon de 20 milliards de dollars. Non pour lui : pour sauver la planète et faire payer à Total son cynisme et ses crimes, la firme ayant acté un réchauffement climatique supportable pour les pays occidentaux, mortel pour les autres. Mais Total préfère changer de PDG plutôt que de se séparer de 20 milliards de dollars. Ailleurs, la vie néolibérale suit son cours : dans le Pacifique Nord, un sous-marin nucléaire d’attaque mime un exercice de combat dans une zone gangrénée par les milliards de tonnes de déchets plastiques qui polluent les océans. A République, une manifestation climatique est sauvagement réprimée. Police partout, justice nulle part. Mais dans les rangs de la police, certains songent qu’ils en ont assez de jouer les pompiers d’un pouvoir aussi grotesque que despotique. Ailleurs toujours, l’action Total dévisse en bourse et le terroriste qui a enlevé le PDG de Total s’attire la sympathie de la moitié des français, à l’heure même où Macron autorise de nouveau le glyphosate à empoisonner nos sols. On en est là. En effet. Avec un peuple incroyablement mature, conscient du peu qu’il nous reste à jouer pour sauver l’humanité, alors qu’au train où vont les pollutions, dans 30 ans, 5 milliards d’êtres humains seront exposés au péril d’un climat complètement déréglé par la faute de quelques-uns. Qu’il crève donc, le PDG de Total ! Ce qu’il fait du reste, supplanté dans l’actualité par un second enlèvement, celui de la Dir’Cab de la Société Générale cette fois, la banque française qui continue d’investir dans les énergies fossiles au mépris de notre avenir commun. Quel roman ! Qui déroule la conscience implacable de notre situation historique ! Quelle lucidité, jusqu’au procès du terroriste, si finement argumenté, passant au crible l’idée de Justice, de ses prolégomènes philosophiques à ses aboutissants historiques, pour nous aider à mieux en penser les raisons. Quel récit, si pleinement documenté, embrassant avec force le monde dans ses états fébriles et ses embrasements, les peuples réveillés, acculés pourtant par des gouvernements désormais illégitimes, partout, à se taire alors qu’ils portent déjà une Loi nouvelle, une espérance nouvelle, si cruellement bafouée partout. Pessimiste pourtant, quant à nos chances de changer quoi que ce soit, sinon en faisant sécession à notre tour pour œuvrer localement à notre survie –après tout, les riches n’ont –ils pas fait déjà sécession, déchargés qu'ils sont de la survie de l’humanité, recroquevillés dans leurs bunkers qu'ils enterrent partout pour se sauver de cette mise à mort du monde qu’ils ont ordonnée et même pas ordonnée, tant nos élites sont devenues irresponsables à contenter leur énorme bêtise à front de taureau !

Olivier Norek, Impact, éd. Michel Lafon, octobre 2020, 348 pages, 19.95 euros, ean : 9782749938646.

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Nomad Land, Jessica Bruder

8 Février 2021 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant, #entretiens-portraits

Les Etats-Unis aujourd’hui : des dizaines de milliers de retraités sans autre domicile que leur voiture, leur van, sillonnent les routes pour survivre de CDD en CDD. Des milliers de «vieux» pour lesquels Amazon a construit un programme d’exploitation sur mesure dans ses hangars immenses où sont traitées «nos» commandes. Des salariés précaires, par dizaines de milliers, soumis à un travail harassant, «payés» une misère. Le XIXème siècle décrit par Marx : l’un meurt, l’autre le remplace. C’est ça le monde d’Amazon. C’est ça la société néolibérale qui fabrique ces nomades à la pelle. Pas des bourlingueurs : une nouvelle tribu de voyageurs affamés qui partent à la conquête d’un Ouest sans rêve, jetés sur les routes comme dans les années 1930.

L’ouvrage est le fruit d’une enquête de trois années, que l’auteure a vécu en immersion comme on dit, à partager le vécu de cette tribu de laissés pour compte, celle des sans adresse fixe de la joyeuse apocalypse néolibérale. Majoritairement, ces retraités sont issus de la classe moyenne. Une classe dont désormais la moitié vit avec 5 dollars par jour… Survit. Mais à quel prix ! De ville en ville, ils ont organisé leur survie, solidaires. A la recherche de parkings gratuits, connectés donc, pour se refiler les bonnes infos. C’est vers San Bernardino, dans le comté de Los Angeles, que Jessica rencontre Linda, 64 ans, qui sera de bout en bout le fil conducteur de ce fantastique récit. Elle habite une «capsule de survie», un vieux van qui rappelle ces chariots bâchés des conquérants de l’Ouest. Sauf qu’il n’y a plus rien à espérer, aucune frontière à rallier, autre que la mort, le plus dignement possible. Linda a ses habitudes, un circuit qui la conduit d’un point à l’autre de cette sinistre géographie. Ici un camping à garder, où elle n’a pas le droit de compter ses heures, à surveiller, protéger les vacances des autres, nettoyer, récurer, éteindre les feux de brousse, laver le linge, les toilettes, les douches, tout ça pour un salaire qui la maintient tout juste en vie. Là, elle rejoint le programme Camper Force mis au point par Amazon. L’enfer néolibéral dans toute sa splendeur. Survivre en Amérique, où le taux d’inégalité est comparable à celui de la RDC ! On suit ces travailleurs nomades qui triment dans les immenses hangars de la logistique Amazon. Debout ou à genoux toute la journée, 30 minutes de pause dans un hangar si gigantesque qu’il faut choisir entre sortir prendre l’air ou manger. Ils sont les workampers, les Okies de la Grande récession de 1930, et dont le nombre a explosé depuis 2008, l’année de la fameuse crise financière qui a vu des milliards d’êtres humains jetés dans la misère, tandis qu’une poignée d’autres récoltait les fruits savoureux des Dettes Publiques… Workampers accueillis par les immenses banderoles tendues sur les frontispices des hangars : «Travailler dur. Contribuer à l’Histoire» ! L’enquête est l’histoire justement, du formidable déclassement de la classe moyenne avalée par la paupérisation, la maladie, la dépression, dissimulée dans les entrepôts d’Amazon équipés de distributeurs d’antalgiques –le travail est dur, on vous avait prévenu-, de boissons énergisantes et d’antidépresseurs. Le retour des hobos  qui, par 40° l’été sous les toits en tôle de ces entrepôts, doivent achever leur vie sans réclamer le moindre réconfort. Sinon celui d’une armée d’ambulanciers qui guettent leurs malaises à l’entrée des hangars. Et qu’importe au géant du commerce électronique les défaillances cardiaques : il y a déjà l’armée suivante qui frappe à sa porte. Tant et tant de candidats qu’Amazon a dû organiser leur «sélection»… Et faire en sorte que chaque élu touche dans son paquetage sa ration quotidienne d’ibuprofène… 

C’est l’histoire des Amazombies, ces retraités contraints à l’esclavage moderne dans d’immenses hangars hostiles, l’histoire des lieux de misère, des lieux de mémoire d’une Amérique qui ne peut tourner la page de ses Okies. Comme si l’on assistait à l’émergence d’une classe de chasseurs-cueilleurs modernes, une sous-culture nomade massivement blanche, traitée à coups d’analgésiques, d’exercices obligatoires d’étirements et de sommeils jamais compensateur. Linda, notre fil conducteur, est sublime de courage, d’intelligence, d’espérance, de combats. Elle est comme le prototype d’une espèce indicative, symptôme des changements profonds qui affectent notre écosystème, déchiré au plus profond de lui.

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La Gloire des Aigles, tome 1, Sauve-la-vie, Pascal Davoz, Philippe Eudeline, Véronique Robin

1 Février 2021 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Les guerres napoléoniennes ont toujours joui d’une réputation ahurissante. Héroïcisées, elles sont devenues une part de notre imaginaire collectif, et plus particulièrement celui de nos chères têtes blondes sans que personne ne s’interroge vraiment sur le sens et les conséquences d’un tel imaginaire.

16 novembre 1812, quelque part à l’Ouest de Moscou. La neige, le froid, les cadavres des Aigles, ces grognards qui partout jonchent le sol russe. Des soldats poursuivent un jeune tambour. Des soldats français. Mais juste au moment de l’abattre, une meute de loups les en empêche. Non loin, la Bérézina. On suit son périple, le sien et quelques autres de cette armée en déroute. Dont celui de Fanfan la Griotte, vivandière au 9ème de ligne. Rien à manger. Rien à boire. Les soldats de l’empereur survivent en guenilles. Le jeune tambour de l’incipit, c’est Sauve-la-vie, un gamin du 9ème de ligne lui aussi. Il a rejoint l’arrière-garde, coupée des armées de l’empereur, pour mettre la main sur un trésor. Un trésor… Un malentendu qui lui a valu d’être poursuivi par une soldatesque avinée qui pensait récupérer, elle, un vrai trésor sonnant et trébuchant. Partout autour d’eux, dans cette déroute, les hommes meurent, de froid, de fièvre, de faim plus que des balles russes. Pourtant, les grognards restent fidèles à l’empereur. Beaucoup, par sentiment révolutionnaire, persuadés qu’ils sont que l’empereur accomplit toujours cette quête de la liberté pour laquelle ils se sont levés en 1789. Sauve-la-vie, lui, est comme d’autres, attaché à la personne de l’empereur. Et le trésor inestimable sur lequel il a mis la main n’est rien d’autre que le chapeau de Napoléon. C’est pour ce chapeau au fond duquel est portée la mention : « Au temple du goût, Poupart, chapelier Galonnier Palais Egalité n° 32, Paris », qu’il a risqué sa vie. Mais à présent, serrant le chapeau contre lui, le piège de la Bérézina se referme.

Les planches sont lumineuses comme des feux dans la nuit. Incandescentes du tragique que nourrit l’épopée napoléonienne.

 

La Gloire des Aigles, tome 1, Sauve-la-vie, scénario Pascal Davoz, dessin de Philippe Eudeline, coloriste : Véronique Robin, éditions idée Plus, collection HZ, mai 2020, ean : 9782374700366.

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