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La Dimension du sens que nous sommes

Coetzee : écrire le corps, sa fatigue...

31 Mai 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

Avec Disgrâce, on devinait un Coetzee à l’étroit dans sa narration. Et pas uniquement parce que le sujet l’embarquait sur les lisières d’une langue exténuée. L’exténuation était profonde, rejoignant les thèmes affrontés, celui du vieillissement en particulier. Or voici que dans ce Journal, le même thème revient, plus insistant, plus obsédant, empoignant le statut de l’auteur jusqu’à voir dans la forme physique la condition même de l’exercice narratif.

Qui sait ce que l’art peut devoir au solde d’une force physique déclinante ? Coetzee ne cesse d’en sonder la profondeur, jusque dans le régime auctorial qui fonde cette réflexion, à douter de sa propre autorité quand déjà le texte - ces trois portées offertes à notre lecture unique -, se brouille et nous dévoile l’ampleur de l’incertitude qui l'assigne.

Le personnage dont il est question ici, vieillit. Se sent vieillir plus qu’il ne vieillit vraiment - car au bout d’un moment, on ne vieillit plus : on est vieux.

Son éditeur lui a passé commande, mais il besogne son travail, poursuivi avec trop de métier. Il peut écrire pourtant sur les sujets de son choix, des réflexions graves ou précieuses mais malade, sa méditation n’ose affronter ce qui monte en lui. Jusqu’au jour où il croise une jeune voisine aux formes généreuses. Elle ne fait rien, il lui propose de devenir sa secrétaire. Elle accepte. Il lui dicte ses pensées, qu’elle enregistre et retranscrit. Des opinions. Tranchées. Trop sans doute, comme ce texte injuste sur Machiavel. Des opinions sur ce qui ne va pas dans le monde, mais rien de décisif sur lui, qui ne va plus au monde.

Sur la page éditée, Coetzee reporte : les opinions, son journal et le récit de ces journées passées auprès d'Anya, la secrétaire. Les strates s’accumulent avant de se répondre et de s’interpénétrer bientôt. C’est que le vieil homme ne fait pas que penser le monde depuis son expérience passée : il recommence à le vivre, observant jour après jour cette Anya qui l’émoustille. Elle voit bien ce qu’il regarde en elle, dont elle aime lui offrir le spectacle. Jusqu’à ce long texte sur la pédophilie qu’elle doit retranscrire, ambigu au possible et qui la fait réagir. Il fantasme sur elle et si elle l’accepte volontiers, pour autant, elle ne supporte pas la complaisance de sa rhétorique. Mais c’est aussi qu’elle le voit comme un vieux, penché sur elle. Moins libidineux toutefois que sans défense, lige d’un corps éreinté.

Alors d’un coup la narration embraye. Sur cette question de déshonneur que le vieil homme soulève. Anya se met à raconter, à faire le récit de sa propre expérience du déshonneur, qu’il rapporte dans son journal et l’on se surprend, lecteur, à se laisser aller à cette lecture, laissant en plan les autres strates du texte pour suivre le fil d’un récit enfin «juste». Ça y est, Coetzee a trouvé le ressort.

Le second journal s’ouvre sur ce protocole compassionnel qui peu à peu se met en place. Entre lui et elle, entre le texte et son lecteur. Pure rhétorique ? Peut-être pas.

Il s’ouvre dans la vêture de la tombe qui se profile, cet Autre monde froid, gris et sans éclat des grecs, que Coetzee a peur de faire sien. Le journal devient plus intime. Sous le texte «Du vieillir», il raconte comment notre vieil homme a effleuré un jour de ses lèvres la peau douce d’Anya, avant qu’ils ne tombent l’un dans les bras de l’autre pour une étreinte chaste. Ultime consolation ? Non. Car il y a cette force de Coetzee à affronter l’obscénité de la mort du désir. Tout l’art du roman en somme, s’engouffrant brusquement dans ce qui lui résiste.

Ajoutons à cela de superbes méditations sur ces parties du corps (les dents) dont nous faisons peu cas, comme si elles ne semblaient pas nous appartenir mais nous avaient simplement été confiées, alors qu’elles seules survivront à notre fin. Comme si ce qui était le plus périssable en nous, au fond, était vraiment nous.

Ou bien encore cette réflexion sur l’usage contemporain de l’anglais : nous allons vers une grammaire d’où est absente la notion de sujet grammatical. Dans l’attente, peut-être, de son orgueilleuse extinction…

Journal d’une année noire, de J.M. Coetzee, éd. du seuil, oct 2008, traduit de l’anglais (australien) par Catherine Lauga du Plessis, 296p, 21,80 euros, code ISBN : 978-2-02-096625-2

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Qui est le Peuple de la Démocratie ?

30 Mai 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

manif-espagneLa révolution française avait rompu décisivement avec l’ancienne idée d’autorité, en constituant le Peuple comme seule autorité politique légitime, seul principe de légitimité politique. Mais qui est ce Peuple ? Où le chercher ? Du côté de la société civile, ou du côté de l’Etat ?

La question ne fut jamais réellement tranchée, ou plutôt, nous dit Pierre-henri Tavoillot dans son cours de philosophie, tout au long de notre histoire moderne, trois conceptions ont disputé cet enjeu, plaçant tour à tour l’Etat ou la société civile en position de force, avant que le libéralisme philosophique, qu’il ne faut pas confondre avec le néolibéralisme qui sévit aujourd’hui dans le monde, ne vienne proposer une position médiane sur la question, nécessairement décevante, mais qui s’est montrée relativement efficace pour assurer à nos sociétés un fonctionnement plus démocratique que par le passé.

Tous se mirent cependant d’accord sur un point : l’idée n'allait pas de soi, il fallait en construire la règle.

Les révolutionnaires de 1789 pensèrent le Peuple comme un obstacle. Pour Saint-Just par exemple, ce peuple n’était pas à la hauteur des ambitions de la nouvelle démocratie qui voyait le jour. Il ne pouvait l’être parce que gavé des préjugés de l’ancienne société. Il fallait donc le changer, le dissoudre, en s’appuyant certes sur son énergie, mais le renouveler tout de même et par la force, tant les temps révolutionnaires paraissaient comptés. Dans son entourage, on songea ainsi à rafler tous les enfants de France pour les soustraire à leurs milieux et les rééduquer dans les internats de la République. A terme, une génération de révolutionnaires fidèles aux idéaux de la Révolution en serait sortie. Ce pourquoi l’Instruction Publique devint un enjeu politique de toute première importance.

Le peuple réel conçu comme un empêchement, seules ses élites, aux commandes de l’état, pouvaient éclairer cette masse indistincte.

Elysee palaisDes tenants de cette conception étatique, sans évoquer ceux du communisme d’Etat, naîtra aussi bien un Durkheim pensant que l’Etat n’était rien moins que le cerveau de la société et que seul, sous l’impulsion de ses élites et autres experts, il pouvait conduire le destin de la nation…

Le vocabulaire révolutionnaire trouva sa justification dans l’usage du mot plèbe, substitué à celui de Peuple : la plèbe était nécessairement ignorante, forcément violente, et habituellement versatile. Des échos de cette versatilité nous parviennent encore aujourd’hui et ont été la cause des petits arrangements pris avec le calendrier électoral, pour que désormais la majorité présidentielle trouve sa majorité législative et parvienne enfin à chasser le spectre de la cohabitation à la française, dans laquelle le personnel politique n’a pas voulu voir l’intelligence d’une réponse politique appropriée, apportée par le peuple français à une situation politique contestable.

L’ambiguïté des volontés politiques n’aura cessé, de fait, d’exhiber ses limites quant à la volonté générale. Car si le peuple inscrit bien l’idée de volonté nationale, encore ne s’est-il agi bien souvent que d’un peuple sérieusement encadré… La Démocratie a pris ainsi corps sur cette ambiguïté d’un peuple tout à la fois héroïque et diabolique.

Le peuple de la Démocratie, aux yeux de la Droite comme de la Gauche républicaine, aura été essentiellement conçu comme une foule à instruire, autant au sens pédagogique que juridique du terme. S’il est moins question aujourd’hui de la changer cette foule, cette plèbe, ces masses plus ou moins informes, ou de la régénérer, il n’en reste pas moins que le thème du courage nécessaire des réformes que le pouvoir central doit savoir engager, souvent contre la nation elle-même, forcément ignorante, aura actualisé cette conception d’un peuple porteur des préjugés et des attentes du vieux monde. Seul François Hollande, dans sa campagne, aura situé l’enjeu du changement politique ailleurs : ce n’était pas le peuple qu’il fallait changer, mais sa tête. Un bon signal…

autoritéProudhon, lui, s’opposa fermement à cette conception de l’Etat seul réceptacle de la volonté générale. Pour lui et les anarchistes, seule la société civile était dépositaire de l’autorité politique. Le Peuple souverain devait le demeurer, il fallait dissoudre l’Etat. Personne ne devait gouverner, pas même le peuple en son nom propre. La Démocratie était à ses yeux un pouvoir carcéral, il fallait donc déconstruire tout pouvoir. La solution n’est pas aisée, et le modèle athénien d’aucun secours dans notre configuration…

Il y eut donc longtemps les tenants du pouvoir de l’Etat faisant face à ceux du pouvoir de la société civile. Le libéralisme philosophique tenta d’accorder ces deux voies en affirmant qu’il fallait maintenir les deux instances du Peuple et de l’Etat à égale distance du pouvoir politique. Plus facile à poser théoriquement qu’à animer démocratiquement…

Le socle libéral proposa donc de maintenir la sphère privée de la société civile et celle de l’autorité Publique à travers l’Etat conçu comme garant de la cohésion nationale. Doctrine de la primauté de l’individu, il fallait en conséquence limité les pouvoirs de l’Etat. Limitation en charge du Droit, instruisant du coup fortement le thème de la Justice dans nos sociétés modernes.

Nous sommes les héritiers de cette conception libérale de la philosophie du droit naturel. Des héritiers en pointillé : le dernier quinquennat aura montré à quel point il était mauvais élève et en avait trahi les soubassements philosophiques. L’UMP est grandement en cause dans cette trahison, qui a provoqué la montée en puissance des attentes d’une société civile exaspérée. Nous sommes les héritiers d’une demande d’Etat plus juste et mieux fondé. Pour autant, sans doute n’avons-nous pas trouvé encore les équilibres institutionnels qui rendront justice de nos demandes. Equilibres qui restent à penser, et construire.

 

Les métamorphoses de l’autorité, Pierre-henri Tavoillot, FREMEAUX & ASSOCIES, mai 2012, 4 CD-roms, 1 livret de 8 pages, ean : 3561302537221.

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L’Autorité politique : qui doit gouverner ?

29 Mai 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

17juin89.jpgPierre-henri Tavoillot, dans ses cours sur l’autorité, nous entraînait dans une passionnante genèse du concept d’autorité politique, de la Grèce à la France des Lumières, tout en observant que les réponses apportées sur la question par les grecs ou par Rome nourrissaient toujours, souvent pour de très paresseuses raisons, le débat politique contemporain. Un débat qui longtemps se résuma à l’alternative : Idéal, ou Real politik ? Platon ou Machiavel ? Deux horizons à l’intérieur desquels aujourd’hui encore nombre de nos réponses prétendent se déplier. Mais deux réponses intrigantes, signant la sortie de la politique. Pour Platon en effet, ce choix de l’idéal ne peut que rater le souci du politique, son idéal n’étant pensable que dans le cadre de l’utopie d’un monde abstrait, vivant en paix et en harmonie avec lui-même, et au sein de ce monde, tous avec chacun. L’autre grande signature de l’échec, Tavoillot la situe dans Machiavel, l’œuvre la plus considérable sans doute du champ de la réflexion politique. Car Machiavel annule lui aussi le politique en ignorant l‘aspiration des hommes au Bonheur. Or Machiavel mit fin à l’ordre politique ancien, provoqua une crise du dogme pour établir la norme moderne de l’ordre politique qui instaure comme seule autorité politique celle de la Raison d’Etat. En elle on a pu lire la matrice de tous les principes qui ont fondé l’action politique jusqu’à nos jours, comme la matrice de l’histoire que l’on a voulu nous imposer, qui n’était rien d’autre, à travers celle des élites, que l’histoire de la persévérance d’une volonté publique ordonnant autoritairement les finalités du vivre ensemble : le Prince doit maintenir l’ordre, l’état est la condition du salut sur la terre. pv-17-juin.jpgFace à cette réponse par trop inique, une seconde réponse se fit jour peu à peu dans l’histoire des hommes, identifiable sous les traits de la philosophie du Droit dit naturel. Il s‘agissait pour ce courant de pensée de trouver et fonder en l’homme le principe d’autorité. Contraint de répondre d’abord à la question de savoir où gisait l’essence de l’homme, nos penseurs explorèrent l’anatomie et la psychologie, la nature humaine et ses cultures, pour en définitive conclure qu’il n’existait que des situations et que la toute première d’entre elle était cette capacité de l’être humain à s’arracher à sa nature : seule la liberté importait et fondait a posteriori son essence.

L’école du droit naturel, disparate, de Grotius à Rousseau, finit, bien avant Sartre, théoricien des situations humaines, par trouver un accord non quant à une définition, mais, et c’est sans doute le plus important et une avancée sans précédent dans la pensée humaine, sur une méthode de raisonnement : aucune fondation ancienne n’était plus pertinente. Il fallait donc faire table rase des principes anciens, déconstruire leurs soubassements et se mettre en quête d’un fondement solide : le contrat social, à partir duquel l’on pouvait reconstruire tout l’édifice politique. Tous finirent par se mettre d’accord sur des principes fondamentaux : liberté, égalité, sûreté, propriété, etc. Il n’y avait certes pas grand chose de neuf là dedans, ainsi que le fit remarquer malicieusement Spinoza, puisqu’il s’agissait tout simplement de séculariser le Décalogue et les évangiles. autoritéMais l’essentiel n’était pas là : il était dans le fait que cette sécularisation était cette fois le produit d’une réflexion individuelle, non l’héritage d’une Parole révélée, et que ce faisant, cette réflexion sanctionnait la puissance d’une autorité purement humaine. C’est comme cela que peu à peu s’est imposée l’idée démocratique, conçue comme l’efficacité théorique du droit naturel et non un contenu formel sur lequel engager des discussions sans fin. La démocratie n’était pas une réalité mais un principe, voire, mieux encore : une méthode. Le retournement était spectaculaire. Il s’affirma pleinement, politiquement, le 17 juin 1789, date à laquelle les Etats Généraux s’autoproclamèrent Assemblée Nationale. Le peuple constituait désormais le principe de la légitimité politique, il était cette autorité purement humaine que les hommes avaient tant désirée.

  

 

Les métamorphoses de l’autorité, Pierre-henri Tavoillot, FREMEAUX & ASSOCIES, mai 2012, 4 CD-roms, 1 livret de 8 pages, ean : 3561302537221

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Mon vieux et ma journée de solidarité...

28 Mai 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

vieux-pierre-gagnon.jpgOn se rappelle la dernière raffarinade de Raffarin : cette fameuse journée réinstaurant la Corvée en France... Le jour de la Pentecôte, précisément... Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'Esprit n'a pas traversé le crâne obtus de Raffarin ce jour-là...

Mais notre narrateur ne s'en soucie pas, lui : il vient d'adopter un vieux. Moins par solidarité que par égoïsme. Peut-être même pas : pour voir, ou par ennui, pour meubler sa retraite peut-être. Pour se sentir lui-même moins seul. Il vivait jusque là sans enfants, sans parents proches. Le vieux s’appelle Léo. Il a 99 ans. De légers troubles cognitifs. Du coup le narrateur a entrepris quelques travaux chez lui, pour l’accueillir. On n’imagine pas ce que cela implique : la salle de bain devient la pièce principale et la chambre, beaucoup trop grande –les vieux sont agoraphobes- doit être raccourcie. La baignoire remontée, les WC aussi, les marches rabaissées. Et puis il y a le problème de la nourriture : Léo ne peut plus mastiquer. Ensuite, un vieux c’est comme un bébé : ça occupe tout votre temps. Un bébé enthousiaste mais lent, qui peut demeurer des heures entières dans le salon sans bouger. Infatigable. A ne rien observer. Ou bien appelant pour satisfaire des envies cocasses. Aujourd’hui Léo veut un coffre. Un petit coffre en bois. Quand on le lui offre, il pleure : le coffre est vide. Il faut le remplir. De n’importe quoi. Tout lui convient. Au fond, Léo n’est pas difficile à vivre. Il s’occupe de petits rituels désuets. C’est même plus apaisant qu’un bocal de poissons rouges. Léo vit du reste comme eux, au présent. Un tout petit présent sans étendue réelle. Le narrateur, ça lui rappelle son père, quand ce dernier l’emmenait à la cathédrale le mardi pour écouter de la musique et, peut-être, y apprendre à mourir. Mais apprend-on cela ? Chacun fait de son mieux. Un jour après une chute malencontreuse, Léo devient encore plus vieux. Il oublie tout, s’étouffe, oublie encore le peu de consignes données. Une comptine l’arrête, sortie du fonds des âges, qu’il fredonne toute la journée. Tous les jours. Toutes les nuits. Car il se lève la nuit à présent, urine partout, oublie l’emplacement de sa chambre, s’endort dans le couloir. Peu à peu la vie le quitte. On voit bien ça. La maladie, la fatigue, qui le charrient vers le grand nulle part. A l’observer, le narrateur croit devoir comprendre que vivre, c’est ne jamais cesser d’abandonner ceux qu’on aime. Puis tout s’est déglingué. Il faut répéter, Léo ne comprend plus. Il faut parler de plus en plus fort, mimer, surveiller sans relâche Léo. Leur onzième mois de vie commune arrive. Le narrateur remet Léo au centre où il l’a trouvé. Voilà. Dans l’impuissance de savoir lui offrir une meilleure place. Les vieux semblent n’être "praticables" qu’en tant qu’ils ne sont pas trop vieux encore. Après, personne ne sait qu’en faire.

 

 Mon vieux et moi, Pierre Gagnon, éditions Autrement, coll. Littératures, sept. 2010, 88 pages, 9 euros, EAN : 978-2-7467-1436-6.

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Correspondance de Paul Léautaud

27 Mai 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

leautaud.jpgRendu célèbre par hasard dans les années cinquante, Paul Léautaud passa sa vie à écrire beaucoup, en toute liberté, et publier peu. Cet écrivain en effet, insolite à bien des égards par son indifférence à toute célébrité, refusait ou différait la plupart du temps la publication de ses manuscrits. Il nous laissa tout de même son Journal Littéraire et cette correspondance en deux volumes, habitée par la même générosité.

Et quelques romans…, ajouterions-nous presque à regret qu’on les ait oubliés, pour les abandonner dans dieu sait quelle coulisse du monde des lettres. Ecrivain rare, Léautaud rejoignait là une avant-garde secrète dont on a perdu depuis longtemps les traces, de Lichtenberg à Derul. Des "dissidents", oserait-on si le mot n’était galvaudé et surtout si connoté historiquement. De vrais séditieux donc, posant à la Littérature des questions réellement embarrassantes, comme celle du problème de la communication entre l’écrivain et son public, par exemple. Ou bien encore celle du renouvellement de l’acte littéraire, dans ces déplacements auxquels ils opéraient, de l’œuvre romanesque au journal intime.

Léautaud, en qui on s’est complu à ne voir que l’égotisme forcené et qui passait pour une sorte d’anti-démocrate cynique, ce qu'il était plus ou moins il est vrai, bien que sans grande conviction politique, nous livre ici, dans cette "épatante" correspondance, selon l’expression de Paulhan, un autre visage. Celui d’un solitaire voluptueux et sensuel, que scandalise la souffrance mutique des hommes et la chimère d’un monde impatient de tuerie. Le pur bonheur d’écrire d'un homme de Lettres qui, à force de pratiquer les mauvaises gens de son monde, a fini par s’attacher aux textes.

 

 

Correspondance de Paul Léautaud, tome 1, recueillie par Marie Dormoy, préface de Philippe Delerm, 10-18, coll. Domaine français, juin 2001, 668p, ISBN : 226403226X.

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James A. Hetley, Le Royaume de l’été et le réalisme magique

26 Mai 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

ete.jpgMaureen est paumée. Comment ne pas l’être dans un monde schizoïde où un gosse peut se fournir en crack mais dont la Loi ne tolère pas qu’il achète du tabac ? Du reste, elle a vraiment de quoi l’être ce soir d’hiver dans le Maine : elle vient de tirer plusieurs balles sur un simulacre sans jamais l’atteindre, tandis qu’un chevalier surgi de nulle part lui affirme être Arthur Pendragon et prétend qu’elle est l’héritière d’un monde caché. Bien que rejeton d’une famille d’ivrognes opiniâtres, il y a de quoi laisser pantois ! D’autant que ce Brian Arthur Pendragon lui annonce sans rire qu’elle possède des gênes qui en font l’enjeu d’une quête meurtrière au royaume des fées ! Et qu’enfin, un gnome est à sa poursuite, pour l’engrosser… Foutu monde que celui qu’elle découvre, celui les Anciens, un peuple du Nord de l’Europe dont elle saisit qu’ils sont un rameau oublié, entre Neandertal et Homo sapiens. Un rameau stérile donc, voué à la disparition, à moins que… Eh oui, lui révèle Brian : à moins qu’elle ne se dévoue, car elle seule n’est pas stérile et peut sauver sa race !
Tout bascule donc. Maureen passe malgré elle de l’autre côté du miroir, dans le Royaume de l’été. Dans notre monde rôdait la folie. Dans celui de l’été rôde la mort. La voici livrée au gnome Dougal comme un vulgaire appât, par Sean, le jumeau de Brian ! Encore une famille qui ne fonctionne pas… La chasse commence : Brian se lance sur les traces de Dougal, accompagné de David, le petit copain de la sœur jumelle de Maureen, elle aussi sur les talons de sa frangine, sans se douter que quelque part dans la forêt est tapie une autre sœurette, bien mauvaise celle-là, Fiona, sister de Brian…
Quel imbroglio de gémellités rancunières ! Dieu, il ne fait pas bon se balader dans les contes de fées ! David l’apprend à ses dépens. Ce gentil en effet, n’y fait pas le poids : la terre l’avale ou plutôt, le voilà offert à la terre pour l’engraisser de son sang et la régénérer. Des églantiers font racine de son corps. Le monde de l’autre côté du monde pue vraiment : c’est du sang, de la haine à l’état pur, le viol, l’inceste, c’est ça la réalité
des contes, il serait temps d’écarquiller les yeux ! Car tandis que l’ombre moqueuse du monde enchanté ravaude ses nasses barbares, tandis que David n’en finit pas de se dissoudre en offrande atroce, Maureen cède par calcul à l’étreinte du gnome, qui l’engrosse avant qu’elle ne l’explose.
Dans la forêt de Pendragon, on est proie ou prédateur. Il n’existe pas de voie médiane. Aussi Maureen s’éveille prédatrice, brusquement épanouie à sa magie camouflée. Le sang appelle le sang, la forêt se transforme en un vaste charnier où seuls les paranoïaques parviennent à dénombrer leurs ennemis. Elle soumet tout ce qui bouge. Reste à sauver Brian. Seul un charme vigoureux peut l’arracher aux pattes de Fiona. Maureen le sait, le sent, le renifle entre ses cuisses si longtemps fermées aux hommes, et pour cause ! Au terme de sa quête, la voilà enceinte de jumeaux nés de pères ennemis : Dougal et Brian. Maureen a vaincu le sortilège, mais à quel prix ? Folle, certes elle ne l’est plus. Elle sait désormais parler aux arbres… Car on peut vraiment leur parler. L’humanité ne s’en est pas privée du reste, tout comme des sacrifices humains pour nourrir son destin. C’est autour de cette symbolique millénaire que le roman se construit : le sang, le sperme, les humeurs du corps, la terre atavique et la forêt enfin, être plein par excellence de nos égarements dévastateurs.
L’hiver dans le Maine fleurit en fin de compte d’étranges rêveries bordées de frayeurs, que les protagonistes de ce drame ancestral relèvent dans une langue familière, celle du monde auquel nous appartenons. Dans ce roman, l’espace narratif oscille sans cesse entre le banal et le sublime. Le monde se courbe au gré de nos fantaisies en empruntant ses formes aux univers des esprits balbutiants. Et dans ce monde de rôdeurs urbains privés de toute conscience, nul doute que le réalisme magique ne soit, en réalité, notre vrai site existentiel.

 

James A. Hetley, Le Royaume de l’été, éd. Mnémos, 376p., nov 2004, 21,5 euros,

Le Royaume de l’été, éd. Gallimard, avril 2008, coll. SF, 501 pages, ISBN-13: 978-2070346943.

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Qu’est-ce que l’autorité ?

25 Mai 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

autorite.jpgSuperbe leçon de philosophie donnée par Pierre-Henri Tavoillot sur le sujet, évidemment politique, mais appréhendé toutefois ici bien au-delà de ce seul horizon, tant cette question, ces dernières années, aura traversé de part en part nos sociétés. Alors crise, ou fin de l’autorité ? Ebranlée dans la famille, à l’école, dans la cité, cette déploration aura été si systématique qu’on en viendrait presque à douter de sa fin tant annoncée. Pierre-Henri Tavoillot s’y refuse en tout cas, préférant parler des métamorphoses de l’autorité, pour mieux nous donner à en saisir les enjeux aujourd’hui. Et bien évidemment, pour l’évoquer, ne pouvant faire l’économie d’en tracer la genèse, il nous offre au passage une belle leçon d’histoire philosophique, scrutant les textes fondateurs pour nous aider à en comprendre les nuances.

L’autorité n’est donc pas le pouvoir. Les philosophes de l’Antiquité n’ont cessé de le démontrer, ce dont l’autoritarisme des petits chefs n’a jamais pris acte dans la pratique de leur pouvoir, dépourvu de toute aura d’autorité. Mais alors, qu’est-ce qui fonde l’autorité ? Celle du sage par exemple, si éloigné de tout pouvoir sur les hommes ? Le retour au latin permet ici d’en mieux saisir le sens : l’autorité c’est ce qui, littéralement, augmente, un pouvoir ou un argument. Mais d’où peut bien venir cette augmentation ? Traditionnellement, de trois sources : le cosmos, le sacré et le passé. Commençons au fond par le passé, qui faisait il n’y a pas si longtemps encore autorité. Nietzsche en installe la figure : la tradition, c’était ce qui s’imposait de soi-même et n’avait besoin d’aucune justification, s’affirmant comme une évidence sans question, ni critique. On le voit bien à relire Nietzsche : la crise de l’autorité que nous connaissons vient de ce que ces trois références ne fonctionnent plus de manière aussi évidente dans nos sociétés. Car ce qui fait autorité de nos jours, n’est ni le passé, ni le cosmos ou un quelconque référent transcendant de la nature, ni moins encore le sacré, mais le savoir et l’expertise scientifique. Les hommes, en mettant pareillement en avant leur science, ont ainsi voulu s’affranchir de toute référence extérieure, pour fonder en l’humain seul la possibilité de l’autorité. L’homme ne s’autorisant que de lui-même. C’est bien joli, mais à considérer la science dans sa démarche même, ce que l’on observe, c’est qu’elle ne fonctionne qu’à la critique et l’autocritique, c’est-à-dire au doute, cartésien si l’on veut, avec ce résultat qu’en définitive, elle ne peut nous donner confiance en elle. Karl Popper, le grand philosophe de la logique scientifique, en avait rajusté l’ambition : le but de la science c’est de falsifier, non d’atteindre une quelconque vérité. La seule certitude, en science, porte sur le faux. L’ordre du savoir n’est en aucun cas l’ordre de la Vérité. La science, ainsi, se trouve incapable de fonder l’autorité. Et ni nos savants, ni nos prétendus experts n’ont apporté le moindre démenti à ce constat. Et l’homme contemporain de s’en trouver fort marri, lui qui a fait sienne cette devise de Hobbes, selon laquelle "c’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi"… Une loi d’autorité qu’il est alors allé chercher, par exemple et pour ce qu’il en va de son rapport à la cité, dans le charisme de l’homme d’état… Une notion bien confuse, dont nul n’a jamais vraiment su ce qu’elle recouvrait, sinon qu’acceptable dans sa traduction américaine de leader, elle ne l’était plus du tout dans sa traduction allemande de Führer… Et Pierre-Henri Tavoillot de nous donner à comprendre qu’il y a là un vrai problème pour les citoyens que nous sommes, désemparés de ne pouvoir s’en remettre qu’à des autorités de façade. Voire ambivalentes, comme celle construite autour de la figure des victimes dans nos sociétés compassionnelles sans grandes solidarités continues, érigeant l’identité victimaire en autorité au vrai bien délicate à identifier, et à tout le moins, aussi obscure que celle déployée dans la figure du charisme…

  

 

Les métamorphoses de l’autorité, Pierre-henri Tavoillot, FREMEAUX & ASSOCIES, mai 2012, 4 CD-roms, 1 livret de 8 pages, ean : 3561302537221.

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Antoine Duhamel parle de la musique dans Ridicule de Leconte (4/4)

24 Mai 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #entretiens-portraits

"Là, j’ai travaillé autrement. Parce que le film le demandait. D’une certaine manière cela semblait une commande plus traditionnelle, avec un minutage très précis. J’ai écrit ainsi des séquences entières pour lesquelles je tenais compte par exemple du débit des paroles et du ton, tout à la fois pour tomber juste au niveau de la tonalité et au niveau du temps. Mais cela en ne jouant tout de même pas au partitionniste. Tout de même, je savais que si, dans telle séquence, j’adoptais un tempo 60 à la noire, 60 temps par minute, je pouvais tomber avec une très grande précision exactement là où je le voulais.

"L’idée générale était de ne pas faire une musique d’époque, mais avec les instruments de l’époque. J’ai pensé aussi qu’il fallait donner le ton du film dès le générique. Pour ce générique, j’avais fait une maquette. Puis j’avais enregistré une gavotte pour l’une des dernières scènes du film : la musique de bal. En fait, tout le thème général est proche de cette gavotte, qui procède toute en différenciations. Vous vous rappelez la scène du bal, lorsque le héros tombe ? Que se passe-t-il là ? On est dans un bal, avec une musique réaliste. Puis la caméra se fixe sur le visage de Fanny Ardant, puis on se retrouve, avec une ellipse temporelle importante, sur les côtes anglaises, avec le comédien Rochefort. J’ai enregistré la musique du bal, puis composé une musique différente pour introduire quelque chose d’étrange dans la situation, de façon à marquer indiciblement ce passage dans les situations, cet enchaînement avec l’ellipse temporelle et le changement d’espace. Toute la difficulté réelle était là, de rendre absolument imperceptible, presque insensible ce passage, de façon à assurer une continuité. Ce que j’ai bien aimé aussi, c’était de découvrir à quel point le véhicule musical impose de ne pas s’enfermer dans une attitude isolée de la sensibilité générale."

 

propos recueillis par Joël Jégouzo

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Antoine Duhamel parle de la musique dans Pierrot-le-fou (3/4).

23 Mai 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #entretiens-portraits

"La démarche était particulière. Karina voulait que j’écrive les chansons. Au début je l’ai fait, mais les chansons n’ont pas été retenues. Godard voulait un twist, Belmondo, qu’on siffle "Tout va très bien, Madame la Marquise…". Je n’étais pas pour. Godard m’a ensuite proposé de travailler sur deux ou trois thèmes, dans le genre de Schumann, m’avait-il précisé. Il voulait un personnage à la Schumann pour celui que Belmondo allait incarner. En lisant le scénario, j’ai compris ce qu’il voulait dire : il voulait un personnage clivé, double : Pierrot versus Ferdinand. Ce dernier incarne dans le film une vision humaniste de l’humanité. Je voulais donc introduire une schize, avec un thème Pierrot nettement différencié du thème Ferdinand, mais proche cependant musicalement.

"Le thème Ferdinand intervient pour la première fois lors de la traversée de la Durance. C’est un thème lyrique qui convient bien à cette approche du paysage par Godard. J’ai confié ce thème à Godard comme les autres, sans minutage. Le thème Pierrot est plutôt un thème d’action : c’est pourquoi il arrive pour la première fois lors du vol de la voiture dans le garage. Il existe en fait un troisième thème, qui est une déclinaison sur les motifs des deux premiers, qui est beaucoup plus violent, dynamique. C’est Godard qui a fait le mixage. Comment l’a-t-il fait ? Le premier thème est utilisé selon les habitudes du cinéma : coupé selon le minutage et placé à un endroit déterminé. Or, je ne l’avais pas minuté. Observez tout d’abord que le thème Pierrot, lui, est utilisé en coupures flottantes, avec des coupures très brutales qui ne le laissent pas se développer, ce qui est tout à fait dans l’esprit de ce que j’ai voulu faire. Mais comment Godard a-t-il monté l’ensemble, depuis la traversée de la Durance ? On a une scène d’action, une scène de dialogues, puis un long plan avec des bruits, puis un commentaire : "Nous traversâmes la France", puis il ne reste que la musique. Influencé par la traversée de la Durance, qui est une image dont la respiration est constante, Godard a utilisé le thème Ferdinand sans le couper, le laissant se développer dans sa totalité. La dernière phase de la séquence utilise ainsi toute la phrase musicale, jusqu’au bout. Comme je l’ai dit, dans le thème Pierrot, la coupure de la musique se fait brutalement, en vrac. Il n’y a qu’avec Godard qu’on peut faire ça : confier entièrement la musique au réalisateur. Avec lui, j’étais sûr que la musique serait utilisée de manière vraiment intelligente. La musique construit parfaitement le double langage du film, avec ce Pierrot / Ferdinand."

 

propos recueillis par Joël Jégouzo.

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Jeanne Puchol, Charonne – Bou Kadir

22 Mai 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #DE L'IMAGE

charonne.jpg1961, la guerre d’Algérie s’enrage. L’OAS refuse le vote des français, exécute le maire d’Evian où doivent se tenir les conversations avec le FLN. Un quarteron de généraux séditieux fomente son putsch, tandis que de Gaulle parle de désastre national avant d’échapper à un attentat. Bientôt l’horreur du 17 octobre 61. Une violence inouïe se déploie sans frein dans Paris. On bâtonne à mort. On noie. On exécute, on rafle. Elle, se rappelle. Enregistre des témoignages, collecte une mémoire douloureuse en cases superbes déclinant image par image la lente remontée du souvenir. En noir et blanc. Elle recueille ces paroles difficiles que les corps ne savent pas porter, preuve en est, cette superbe interprétation graphique qui ne nous donne à voir que des mains, des tasses, ce vide de la conversation où les visages logent. Superbes cases en aplat de noir où ne surgit qu’un signe brutal, "OAS" frappé en gros, en blanc, trouant de part en part l’image. Superbe découpage des signes éparpillés à la surface du dessin. Et d’un coup les seuls visages possibles, ceux d’enfants saisis dans la beauté de leur innocence, algériens, métropolitains, victimes de ce piètre destin que la nation française leur a dévolu. Au témoignage dispute le souvenir, à l’histoire savante l’histoire vécue, dans l’épreuve, toujours vive, métro Charonne en aplat de noir qui obstrue la vue, silhouettes d’un peuple martyr découpées à la hache, focale des mains, des pieds, morceaux de banderoles et bousculades traitées en lignes de fuite empilées les unes sur les autres, anarchiques, le souvenir si difficile qu’il faut en passer par sa mise en ordre mythologique pour le convoquer, en suspendre la fureur, l’horreur, en associations psychanalytiques, Charonne / Charon, fossoyeur plutôt que passeur, sa barque débusquée sur les eaux de la Seine, son carnage forcené déglutissant tout entier un présent impossible : rue de Charonne, aujourd’hui. Superbe travail de remémoration, de déchiffrage, d'inaccessible narration, souffrante, toujours.

  

 

 

Charonne – Bou Kadir 1961 – 1962, une enfance à la fin de la guerre d’Algérie, de Jeanne Puchol, éd. Tirésias, coll. Lieu et Mémoire, 2011, 84 pages, 12,20 euros, ean : 9782915293724.

blog de Jeanne Puchol : http://jeanne-puchol.blogspot.fr/

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