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8 août 2023 2 08 /08 /août /2023 15:15

C'est l'histoire d'Ava, jeune danseuse accomplie et reconnue, mais lasse, qu'aucun désir ne pousse plus en avant. L'histoire d'une artiste adulée sur un malentendu, à ses yeux : elle se voulait dérangeante, le succès l'a faite courbettes et applaudissements... Ava s'interroge. Qu'est-ce que l'art apporte au monde, aujourd'hui ? Et décide d'aller se ressourcer là où son amie a appris à danser. Les élèves de l'école n'en reviennent pas de pouvoir présenter leurs créations à un tel parterre lors du gala des diplômés. L'un d'entre eux surprend Ava. Un garçon qui a fui très tôt la soirée et toute rencontre. Elle le retrouve le lendemain, lui propose de danser dans le duo qu'elle va créer.

Paris, occupée par la police. Ian la retrouve, éberlué. Dans le studio d'Ava, il danse, danse. Ava exige une vraie performance, mais ne se livre pas. Pourquoi danser ? La danse sauvera-t-elle le monde ? Ian lui raconte le choc qui l'a décidé à devenir danseur : Fauve, d'Ava, la chorégraphie d'une femme blessée. Elle dansait devant un miroir qu'elle avait fini par fracasser d'un coup de tête, le visage en sang. Ce n'était plus danser mais performer, mais ni l'un ni l'autre ne le relève vraiment. Était-ce alors ouvrir la danse à autre chose de plus fort ou préparer déjà la création suivante ? Ava s'interroge. Qu'est-ce que danser ? La question est théorique, puisque la réponse est graphique. Qu'est-ce que dessiner aussi bien. Ou écrire. Non pas tant celle de savoir à quoi «servirait» l'art, s'il doit servir ou pas, mais plutôt de comprendre ce qui se joue là, dans l'épaisseur de notre histoire sociale, politique, contemporaine. L'art peut-il sauver «ce» monde ? Tout va tellement de travers entre la crise climatique et la répression policière d'un gouvernement sourd et aveugle à la tragédie qu'il déroule sous nos yeux... Mais en quoi cela serait-il sa fonction et comment saurait-il la déployer ?

Sur un pont parisien, ils se font agresser par la BAC. Et deviennent amants. Mais plus ils avancent dans la création d'Ava, moins Ian y trouve son compte. A quoi bon danser s'interroge-t-il, de plus en plus engagé dans sa quête militante autour du dérèglement climatique. Et puis Ava le dévore, plie la réalité à son art et leur couple à sa création, qui deviendra un solo, le sien, tandis que Ian s'engagera politiquement dans la friche de Ménilmontant : qu'est-ce que l'art quand la ville devient «monstrueusement inhumaine» ? L'art n'est-il pas qu'un «luxe pour se donner bonne conscience» ? Ian ne s'en pose plus la question : il ne dansera plus.

Ava, elle, danse et se moque, tendrement, de l'engagement de Ian. Elle propose sa nouvelle création. Noire, sa Lumière. C'est son engagement. Et création lumineuse : elle s'est renouvelée. Une catharsis ?

 

Claire Fauvel et Thomas Gilbert nous laisse face à nos questions. C'est leur grand mérite. Qu'est-ce que l'art dans nos conditions à nous, aujourd'hui, sinon peut-être soulever quelques questions souvent accessoires, quand les réponses pressent. Où se joue-t-il au demeurant ? Ne serait-il que le fétiche de nos raisons d'exister ?

 

Il est intéressant de voir la danse traitée ici par le dessin. Comme un pré-texte, littéralement, ou bien une image que finirait par révéler son ekphrasis. Qu'est-ce que la danse raconte ? Saisie dans sa dimension illustrative, Claire Fauvel et Thomas Gilbert ne montrent rien de ce que la danse a fini par constituer : une grammaire de gestes, d'images, de corps en mouvements arpentant le vide entre les corps. Illustrative, elle «ressemble» un peu à ces peintures qui ne savent s'éprouver sans commentaires...

On rêve, avec le talent que Claire Fauvel et Thomas Gilbert déploient, de les voir explorer cette grammaire de formes, d'images, de mouvements par leurs moyens à eux, pour nous offrir une œuvre muette que nous pourrions éprouver plutôt que de l'assigner à illustrer un propos. Mais il est vrai que ce n'était pas l'objet de ce travail. Dommage.

D'autant que... Si «la musique est déploiement du temps», comme l'écrit Tristan Laouen, la danse ne l'est pas moins, qui engage aussi l'espace dans son parcours. On ne danse pas pour consigner : la danse est «une perte, une tombe amoureuse», pour paraphraser Giorgio Colli. Un art qui ne peut pas se satisfaire de consigner, quoi que les critiques en relèvent de cette grammaire que j'évoquais plus haut, ni de produire des images bien qu'elle en réalise, qui tout à la fois satisfont et fracassent le champ de l'image, en soulèvent le giron pour nous donner à éprouver autre chose, d'immatériel, de sensuel, une érotique qu'aucun désir ne peut achever, un mouvement qu'il est possible de décrire certes, mais qu'aucune description ne saurait contenir. C'est dire qu'elle est représentation et son absence, l'ordre du corps avant qu'il ne disparaisse, une finalité sans fins excédant tout symbole.

Au fond la danse, comme le dirait Tristan Laouen, «ne peut pas être un point d'arrivée, elle peut juste être un point de départ», quand bien même le corpus artistique saurait s'en emparer. Elle est Chute, une traîne, une traînée : elle est ce commencement de la terreur dont parlait Rilke quand il écrivait que la beauté était un commencement qu'il nous fallait affronter, elle est ce à quoi on s'affronte quand on en a marre du joli.

J'affirmais que le propos de Claire Fauvel et Thomas Gilbert était autre et qu'il s'était emparé de la danse comme d'une image, à la fois narrative et graphique. Une question sans réponse -son mérite-, posée au destin de l'art dans la société marchande, où même les œuvres les plus «fortes» n'échappent pas à leur devenir boutiquier. Leur devenir paillettes. Nul besoin du secours d'Hannah Arendt là : l'art a creusé sa propre négation et ne sert désormais que la société marchande. Ses agents ne tiennent qu'à leurs courbettes et ne sont devenus que les spécialistes d'un double discours narcissique et théâtral. Il n'y a pas d'autonomie de l'art, juste l'affirmation d'une position dans un champ, la logorrhée d'une posture : l'art a définitivement perdu son caractère émancipateur, élevé qu'il est sur les ruines de prétendus discours contestataires. Les artistes sont devenus ces entrepreneurs de soi que la société marchande appelait de ses vœux. Ils sont le modèle d'un monde en faillite, le point d'arrivée d'un monde sans plus aucuns départs, tout juste la description de son auto-justification. Pour preuve, le règne du commentaire sans lequel les œuvres picturales ne tiennent plus sur leurs cimaises. Elles s'y taisent du reste la plupart du temps : seuls les discours des animateurs du marché de l'art les parle, pointant ça et là les événements de la toile qu'il nous faut admirer.

 

Il faut «destituer l'art», comme l'affirme avec force Tristan Laouen. Mais ne soyons pas aussi radicaux. L'art n'est pas une somme que l'on pourrait défendre ou dénigrer aussi aisément. Il y a dans le «travail» de Claire Fauvel des pistes de destitution, des cases qui ne sautent pas aux yeux mais ouvrent les chemins confondants où l'art ne serait plus séparé du monde qui l'accueille.

 

Lumière noire, Claire Fauvel, Thomas Gilbert, édition Rue de Sèvres, 2021, 20 euros, ean : 9782810200436.

Lisez les réflexions pertinentes sur ce sujet de Tristan Laouen sur sa page personnelle facebook et cette page qu'il anime :

Internationale des Destituants du Spectacle.

 

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28 mars 2017 2 28 /03 /mars /2017 08:21

Hier soir, sur la scène des EMA, à Vitry-sur-Seine, Bouziane Bouteldja, en résidence au théâtre Jean Vilar et aux EMA et dans le cadre de la semaine de la danse organisée par la ville de Vitry, à laquelle s’est associée la Briqueterie, a proposé un spectacle proprement ahurissant, mélangeant hip-hop et danse classique avec ses élèves de la section danse du lycée Citroën de Paris et ceux du conservatoire de danse classique des EMA de Vitry, avant de clore la session par un solo d’une puissance souveraine : Réversible. La colère, tel était le thème autour duquel ses élèves avaient travaillé. Imaginez alors cette colère essaimant sous la chorégraphie d’ordinaire évanescente de la danse classique ! Colère rentrée pour les uns, froide, explosive pour les autres, en discrétion, en disruption en irruption, interprétée avec une élégance et une force inattendue par ces jeunes danseurs, démultipliée bientôt par la violence festive du hip-hop avant de brûler, littéralement, dans ce corps à corps effarant proposé par Bouziane. Déchirement, exaspération, supplique d’un corps bardé d’interdits par les religions révélées, s’arrachant, tel celui des esclaves de Michel Ange, chair à chair, aux entraves qui le brident. Corps meurtri, gommé, esseulé, ancré à des tonnes de pesanteurs, affecté, re-ligere (ce relié des religions qui n’embrasse aujourd’hui aucun sublime dirait-on) –mais pour le pire… Corps défait qu’il recommençait sans cesse, là, sous nos yeux, s’arrachant à lui-même, à son double incarcéré, à cette matrice inconvenante et obscène de l’égarement dans lequel les religions sont tombées. Corps furieux, aimant sinon aimé de nuées incapables d’apporter la paix sur la terre. Corps en déséquilibre constant, cherchant comme une proie son équilibre avant d’exploser en figure foudroyante. Quel spectacle, quelle puissance, quelle leçon !

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