Rupture, Claire Marin
Rompre. Une déposition (à prendre alors au sens mystique de la déposition du corps du Christ mort par exemple), plutôt qu'un dépouillement, dans l'incertitude du courage d'être, tant la rupture n'est jamais franche. Un processus -encore que. Certes un retournement, une déchirure. Mais rompre laisse des traces, que Claire Marin explore minutieusement. La rupture encore une fois, non la séparation : rompre, écrit-elle, suppose tout de même de percevoir déjà la silhouette de ce que l'on devient. Mais peut-on rompre vraiment ? Et si ce n'est pas possible, pourquoi le mot s'est-il imposé à nous ? Que nous cache-t-il encore, de ce qui se joue réellement dans la rupture ? Chapitre après chapitre, Claire Marin interroge les champs possibles, de la rupture amoureuse à l'infidélité à soi-même, en passant par le plaisir de la dispersion et de ses ruptures identitaires jouissives, aux ruptures familiales. La naissance, l'être accidenté, la mort, la sexualité, le passé, le présent, toutes les formes de rupture énonce-t-elle, comme tout ce que l'être met en œuvre, consciemment ou inconsciemment, pour se relever ailleurs. Ce qui se révèle, donc, dans les accidents de la vie ou la folie d'être soi, ou encore dans le courage de n'envisager son «Moi» que sous les traits d'une succession de scènes oniriques, tant ce Moi dans lequel on tente toujours de nous enfermer est une fiction coûteuse. Devenir «soi», quand on y songe... Peut-être faudrait-il en effet reconsidérer le problème de la rupture à partir de cette focale amère : Soi. Quand surgit la conscience de n'être pas à sa place, quand l'on devine que notre «identité véritable» ne pourra pas éclore, là. Il faut rompre. Partir, Fuir, là-bas fuir, comme disait Mallarmé, «parmi l'écume inconnue et les cieux »... Fuir l'enfant blessé que l'on a été. Par exemple. Et supporter longtemps, pour ne rien rater, l'angoisse d'être une coquille vide. Prendre le temps, pour ne pas succomber de nouveau à la tentation de s'enfermer dans une grimace -(Gombrowicz). Des pistes. Claire Marin défriche des pistes. Celle du couple qui se déchire par exemple : une histoire de corps, à tenter de s'extraire de sa matière commune. Elle évoque bien sûr beaucoup la dimension corporelle de la rupture. Chair et voix. Le grain de la voix comme source charnelle de toute parole. Mais curieusement, elle ne dit rien de ce dont la rupture nous signifie au niveau du langage, quand l'autre est parti par exemple : ce qui disparaît, c'est cette langue que nous parlions. Qui devient une langue morte. Importune absence dans un récit qui a choisi le langage pour véhicule. Ce qu'il faudrait explorer encore, donc, au-delà de l'aventure fascinante qu'elle nous propose, de nous interroger sur cette mutation des corps au moment de la rupture. Comment se défait-il, le nœud magique du corps ? Peut-être est-ce dans le langage brusquement moribond qu'il faudrait chercher... On aimerait, en tout cas, beaucoup, rompre avec Claire Marin, tant elle sait en parler !
Claire marin, Rupture, édition L'observatoire, collection La Relève, septembre 2019, 160 pages, 16 euros, ean : 9791032903360.
Voyage vers le Nord, Karel Čapek
Si vous ne connaissez pas ce formidable écrivain tchèque, à l’humour aussi noir que débridé, lisez de toute urgence de lui La Guerre des Salamandres, L’année du jardinier, ou La Fabrique d’absolu, Hordubal, sans oublier son fantastique R.U.R. dans lequel il inventa le mot de Robot, dont on connaît la fortune !
Dans Voyage vers le Nord, Čapek est en route, en 1938, vers les grands espaces du Nord de l’Europe. Il ne se fait guère d’illusions sur l’avenir de cette Europe portée au suicide et s’accorde un temps de méditation loin de la folie et de la lâcheté des hommes. Il mourra à son retour, échappant à cette guerre qu’il prévoyait hallucinée. En voyage, Čapek se fait le contemplateur de ces paysages fantastiques du Nord. «Les yeux sont la meilleure partie du cerveau», affirme-t-il d’emblée non sans raison : les philosophes eux-mêmes n’ont-ils pas fait de la claire vision l’horizon de la sagesse humaine, sinon d’une connaissance supérieure ? Son carnet de voyage est clairsemé de petits dessins au crayon. Superbes plutôt que naïfs, comme on a bien voulu le dire. Dessins épurés, juste une ligne le plus souvent pour marquer les plis de la terre. Voyage physique, mettant en jeu le corps, son dernier. Il le sait. A la rencontre des paysages, des forêts, des glaciers de cette «Europe de minuit», comme il la nomme.
Il commence par le Danemark, ce petit pays de prés verts, de jeunes filles aux yeux bleus, de gens «lents et réfléchis» et qui ne semble rien d’autre qu’une «vaste exploitation divine», écrit-il. La mer lisse et claire, parsemée de petits bateaux. Un pays doux, propre, où les vaches dans les champs n’ont l’air de n’y être «que pour faire joli». Čapek pousse jusqu’à Elseneur, la citadelle du Hamlet de Shakespeare. N’y reste qu’un soldat qui scrute d’un regard menaçant l’immensité des rives de la Suède. Un pays trop beau pour être vrai, où il ne reste que le suicide quand on y est mal. La Suède donc. Une immense forêt plombée par le jour boréal qui n’en finit jamais. Un pays où l’on ne sait jamais «s’il fait déjà jour ou encore jour»… Ici toutefois, l’homme peut encore avoir confiance dans son prochain, affirme-t-il, non comme en Allemagne, hantée par ses abîmes.
La Norvège enfin, toute de forêts battues par les tempêtes. Plus effrayante, plus sauvage que tous les pays qu’il a traversés, où il croise un peuple «pas tout à fait à l’aise»… Plus haut encore, le Nord et le lichen, l’aube en pleine mer, les fjords silencieux. De là-haut, il entend à peine l’écho lointain de la guerre qui s’annonce : «Il paraît que les nations s’arment et que les peuples s’entretuent» déjà. Čapek pousse jusqu’au cercle polaire et son paysage lunaire, et note : «on tourne en rond toute sa vie, et lorsqu’on en sort enfin, on s’endort. (…) Le monde est terriblement déconcertant ». Ne demeurent que les Lofoten, ces blocs de pierre chauves et bruns, un «bouquet de montagnes», où l’Europe finit un peu tristement.
Retour. Ne resterait-il à sauver que les claires fougères qu’il croise ? «Notre voyage, écrit-il ultimement, ne prendra fin qu’à l’annonce de la première nouvelle abominable, inhumaine», que la Guerre d’Espagne a inauguré à ses yeux, où déjà les populations civiles ont été massacrées.
Voyage vers le Nord, Karel Čapek, préface de Cees Nooteboom, les éditions du Sonneur, traduit du tchèque par Benoît Meunier, septembre 2019, 266 pages, 18 euros, ean : 9782373851915.
http://www.joel-jegouzo.com/article-cultiver-son-jardin-118693107.html
Contact, Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, Matthew B. Crawford
M.-B. Crawford, le philosophe mécanicien. On se rappellera son Eloge du carburateur, que pour ma part j’avais adoré. Qu’est-ce qu’un carburateur, s’interrogeait Matthew, sinon identifier ses fonctions et ses mécanismes, c’est-à-dire mettre en œuvre une philosophie de la connaissance centrée sur les exigences cognitives du travail manuel. En philosophe, Matthew en tirait des conclusions passionnantes sur l’organisation politique et sociale du monde, l’apprentissage autorisant de bâtir des intelligences sensibles à la logique des choses plutôt que soumises aux rhétoriques de la persuasion.
Dans ce nouvel opus, il s’interroge de nouveau sur ce qu’il nomme, non sans arrière-pensée politique, la «balkanisation» de nos activités mentales. Nous manquerions d’attention en somme. Crawford dénonce ici le manque de cohérence de l’esprit en tout un chacun. Il ne parle pas d’unité, mais de cohérence, mais ne parvient pas à distinguer l’une des impératifs de l’autre et finit par en appeler, pour combattre cette «balkanisation», à la bonne vieille «unité» chrétienne de l’Esprit, qui depuis des siècles constitue l’essentiel de l’injonction à être soi… C’est-à-dire que dans un monde complexe, il n’en appelle pas à déployer toute la richesse, certes douloureuse parfois, d’un Moi complexe. Non, il faut retrouver cette bonne vieille logique d’unification de l’esprit : être partout le même. Cela fait-il sens ? Cette logique chrétienne n’a-t-elle pas suffisamment provoqué de dégâts ?
Faut-il construire un «Moi cohérent». Pour maîtriser ses pensées, assène Crawford, il faut «neutraliser» son environnement. Voilà qui renvoie de nouveau au commandement biblique et donne à penser que cette «cohérence» n’est, encore une fois, rien d’autre que l’exigence d’unification posée par l’Eglise. Ne vaudrait-il pas mieux construire un moi «situé» ?
L’attention, donc, posée comme le problème culturel de notre civilisation numérique. Est-ce si certain ? L’attention en classe par exemple, n’est-elle pas jamais que flottante, trouvant dans ses interruptions la possibilité de tisser les liens sans lesquels rien ne peut s’assimiler ? Ne vaudrait-il pas mieux alors s’interroger sur le degré d’inattention acceptable, quand toutes les expériences cognitives démontrent que même chez l’adulte le plus chevronné, l’attention ne passe pas le cap des quelques minutes de concentration possible… Son analyse lève toutefois ici et là des observations intéressantes, comme cette approche sociologique du silence et du bruit qu’il dessine : plus on s’élèverait dans les couches sociales, plus le «bruit» s’y ordonnerait et le silence y gagnerait.
Pour le reste, dans sa rencontre au réel, on retrouve le Crawford du Carburateur. Longuement, Crawford décrit les conditions de cette «rencontre» : il faut d’abord construire un «gabarit» intellectuel pour organiser et cette rencontre et les objets du monde. On retrouve là les prémices de l’analyse Kantienne de la critique de la raison pure. Ce gabarit posé, Crawford évoque finalement là où il voulait en venir : la théorie du «Nudge», ou du «coup de pouce» en français. Voyons cela… Crawford part du principe que dans notre civilisation numérique, les agents capables de collecter les informations pertinentes pour poser leur choix sont rares. On retrouve là une critique de la théorie économique, telle qu’elle s’est développée depuis le XVIIIème siècle, posant la rationalité au centre des échanges entre les humains. Mais on l’a vu : nous manquons d’attention. Pour dépasser le cadre trop étroit de l’optimisation rationnelle, les théories récentes de l’économie comportementale tiennent compte de notre incapacité à prendre des décisions purement rationnelles. C’est là que le «gabarit» intervient. Et bien évidemment, un gabarit construit par… une élite intellectuelle capable, elle, d’attention. Ce fameux «coup de pouce» doit venir d’en Haut, on l’a compris, pour rationaliser nos choix… L’exemple que prend Crawford est hallucinant : si l’on demande à des salariés de souscrire un plan d’épargne retraite par capitalisation, peu le feront d’eux-mêmes. Si la souscription est faite d’autorité et qu’ensuite on interroge ces mêmes salariés pour savoir s’ils souhaitent s’en passer, de nouveau, très peu répondront. Ce qui montre bien qu’ils ne sont pas capables de choix rationnels… En choisissant pour eux, on les aide à «prendre la bonne décision» ! Il appelle cela de l’ingénierie sociale peu intrusive : on ne fait que se contenter «d’orienter discrètement leurs actions dans un sens plutôt que dans un autre»… La gestion des êtres humains devrait ainsi, dans nos sociétés d’inattention, s’ouvrir à cette ingénierie sociale dite non intrusive, pour structurer non seulement notre environnement, mais aussi nos réponses à cet environnement… Et en amont, une poignée de théoriciens décideraient rationnellement de la meilleure orientation possible, dont les masses sont incapables ! Sans commentaire…
Contact, Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, Matthew B. Crawford, traduit de l’américain par Marc Saint-Upéry et Christophe jacquet, éditions de la Découverte, octobre 2019, 346 pages, 13 euros, ean : 9782348054747.
H4 Blues, Jean-Bernard Pouy
On enterre Lionel. La mouise… Jambe de bois au cimetière. Lescot, aveugle, le suit de près. Lionel, Lescot, Nicolas et presque tous les autres derrière. De vieux potes de H4 ? Pas si certain. Vieux, oui. Mais au Lycée Henri IV, l’amitié sonnait souvent faux. Toujours est-il que les anciens du bahut se retrouvent, en âge de mourir. Bon, le mort... Y'a suspicion... Et un message pour Nicolas : il n’est peut-être pas mort d’une crise cardiaque, quoi qu’en disent les policiers. Sa veuve lui demande d’enquêter. A lui, Nicolas, ce déjà vieux avec sa jambe de bois. Nicolas enquête donc. Sur quoi bossait Lionel ? Les palmiers d’Erythrée. Commençons par là : une étude. Gigantesque, érudite. L’enquêteur, c’est un peu J.-B. Pouy : ancien élève d’Henri IV, certes, mais décoffré de banlieue. De la Banlieue Sud plus exactement. Vitry-sur-Seine. Comme son personnage. A côté de chez lui venait de s’ouvrir un lycée tout neuf : Romain-Rolland. Juste à la frontière de Vitry et d’Ivry. Le fils de Thorez était dans sa classe. Et puis en seconde J.-B. était entré à H4.
Au sortir duquel lycée, plutôt que la prépa, il avait choisi l’université, que tous méprisaient à H4, élèves, professeurs, administration… Nicolas enquête. Les anciens d’H4. Dans l’essai de Lionel, il est beaucoup question de cinéma expérimental. Nous régalant au passage de ses réflexions sur le cinéma. Toujours percutant J.-B. Pouy. Lionel voulait créer une cinémathèque expérimentale. La Fondation Jérôme Hill avait proposé ses services. L’Amicale des anciens de H4 avait répondu à l’appel. Nostalgie. Nicolas se rappelle ce prof de latin de H4 qui ne s’exprimait qu’en latin, même lorsqu’il recevait les parents d’élèves. «Au lycée, nous étions dans un cocon antique, retardés, déphasés. De vrais couillons», assène J.-B. Pouy. Et de raconter les coups pendables qu’il y a commis. Le chahut potachique dans toute sa splendeur, des morceaux de littérature à se tordre de rire comme toujours avec lui. Emaillés de réflexions profondes sur le cinéma, la littérature, l’éducation. Un régal ! Et quant à l’enquête, on tourne longtemps autour du bahut, à moins que l’assassin ne soit en réalité un ancien de Louis-Le-Grand…
Jean-Bernard Pouy, H4 Blues, Gallimard, Série noire, février 2003, 190 pages, 9 euros, ean : 9782070426297
ou Folio ...
Capital et idéologie, Thomas Piketty
«Chaque société humaine doit justifier ses inégalités». Piketty, qui n'a cessé depuis de glisser toujours plus à « gauche », livrait avec son second opus magistral une réflexion passionnante, mais déjà en retrait sur ses prises de position les plus récentes. Cela n'enlève rien à la nécessité d'en discuter les balises : celles d'une société, la nôtre, qui au fond s'enferme dans des discours de plus en plus confus pour légitimer le seuil d'inégalité qu'elle ne cesse de relever jour après jour. Chez nous donc, ce niveau d'inégalité est très élevé. Cela tient, explique Piketty, à cette culture propriétariste, entrepreneurial et mensongèrement méritocratique que la classe politico-médiatique n'a de cesse de promouvoir, au mépris des réalités sociales. Mais voilà, comment construire un discours alternatif ? Et l'imposer, mais sur ce point, Piketty ne dit rien. Comment sortir de cette culpabilisation des plus pauvres qui a aujourd'hui pris des proportions ahurissantes ? Car si naguère les régimes fonctionnaient sur l'idée d'une complémentarité des classes, avec Sarkozy, Hollande, Valls, Macron, nous fonctionnons désormais sur l'idée de l'inutilité des pauvres ! Si bien que la violence qui s'abat sur les classes pauvres est inouïe, mais tue par le conte médiatique qui jour après jour nous abreuve de ses mensonges. Il nous faut donc réviser les tenants de cette mondialisation hyper-capitaliste qu'on n'a nous a vendue depuis les années 1990. Pas vraiment aux yeux du Piketty du Capital, qui redoute encore une telle révision : il faut encore à ses yeux (d'hier?) sauver la mondialisation néolibérale. Comment ? Par l'usage de la raison... L'Histoire et le Savoir au chevet d'un monde «malade». Malade, la mondialisation néolibérale ? Vraiment ? Bien portante au contraire, et parfaitement cohérente avec elle : aller aussi loin que possible dans l'accumulation des dividendes de cette mondialisation, quitte à briser le monde. Mais passons. Piketty propose des solutions, dont celle du plat mille fois réchauffé de l'éducation... Mener un nouveau nouveau combat pour l'éducation... On veut bien, mais tous les combats pour l'éducation se sont soldés au bout du compte par l'instauration d'une école française plus inégalitaire aujourd'hui qu'elle ne l'a jamais été... L'éducation donc, et dessiner les contours d'un socialisme participatif... On dirait du Hamon. Pire, du Ségolène. Pour ce faire, revenir sur l'Histoire. La Grande. D'autres alternatives étaient possibles dans l'Histoire, du passage du féodalisme au capitalisme. Il propose donc d'en reprendre le fil, de scruter les trajectoires inachevées du passé. Il a raison sur ce point là. Repenser 1789 particulièrement, que les élites ont rapidement fait avorter. Et analyser, soutient-il, de très près, ces gigantesques processus d'apprentissage collectif inventés dans l'Histoire. Là, oui, on ne peut que souscrire à son idée. Sauf qu'elle finit mal dans son ouvrage : repenser les conditions du conflit politique, on veut bien. Repenser une théorie de la Justice, on veut bien. Repenser les normes de la communauté nationale, on veut toujours. Mais on ne voit pas comment cette délibération collective à laquelle il aspire pourra voir le jour dans un état désormais militarisé, qui a pareillement verrouillé tout débat démocratique. On se dit là que Piketty passe à côté de tout un pan de l'Histoire. D'autant qu'il enferme sa réflexion dans le seul cadre électoraliste, affirmant à son tour lui aussi des préjugés inféconds, comme celui d'affirmer que le retrait électoral des classes populaires serait le symptôme du retrait de ces classes du jeu politique, ce en quoi le mouvement des Gilets Jaunes lui a donné tort. Car ce qu'il refuse de voir, c'est que le mouvement des Gilets Jaunes aura été justement un gigantesque processus d'apprentissage collectif, comme la France a su en inventer, de 1788 à 1792 par exemple, ou sous la Commune de Paris, ou celle de Strasbourg en 1918-1919. Ce qu'il ne peut pas voir, parce qu'il est resté attaché au préjugé selon lequel l'Idée surplombe des masses incapables de penser par elles-mêmes, incapables d'originer de nouveaux départs. Ce en quoi il a profondément tort : seules les masses populaires inventent les mondes de demain.
Thomas Piketty, Capital et idéologie, éditions du Seuil, septembre 2019, 25 euros, 1088 pages, ean : 978202-1338041
Municipales, Banlieue naufragée, Didier Daeninckx
Une histoire, celle de sa vie, une vie entière passée à Aubervilliers, ex banlieue rouge. Qu’est- devenue cette banlieue rouge ? En 1917, son grand-père anarchiste avait débarqué dans la banlieue nord. Arrêté en 1918, emprisonné, il avait fait deux ans de travaux forcés à Toulon, avant d’y revenir. Enfant, Didier Daeninckx avait vécu dans la bicoque que ce grand-père avait bâtie de ses propres mains sur un terrain acheté à un copain. L’autre grand-père avait été maire de Stains. Lui, aujourd’hui, a quitté cette banlieue qui n’est plus rouge. Aubervilliers. Charles Tillon en fut le maire au sortir de la guerre de 39-45. Une ville que Laval avait dirigée ! Prévert et Kosma était venus aider Tillon. Aujourd’hui, d’y songer, c’est comme un rêve : à quoi ressemblent nos élus ? En 46, ces élus avaient soutenu et présenté un documentaire à Cannes : «Aubervilliers». Partout sortaient de terre des écoles sous la poussée d’un fort mouvement populaire. Des stades, des bibliothèques, des théâtres, des cinémas d’art et essai, des centres de vacance. Le Conseil Municipal dotait les plus pauvres de croquenots, de culottes de velours, de pulls. Que sont devenues nos villes de banlieue ? Sans attendre le Grand Soir, partout dans la ceinture rouge la vie avait pris ses quartiers. On intégrait les populations immigrées. On n’excluait pas. Une contre-société s’était même mise en place, à travers les maisons de jeunes, les clubs de sport. Une forte solidarité reliait le monde civil au monde du travail. Une fraternité de combat, détruite depuis. L’Espagne était dans le cœur de tout le monde, l’Algérie, le Vietnam. Lui, aujourd’hui, part, soulagé. Qu’est devenue la banlieue rouge ? Terre de solidarité, de lutte, de réflexion, d’expérimentation…
2014 : l’année de la bascule à ses yeux. Mars 2014 même pour être précis : les municipales. Avec un candidat pris de boulimie immobilière, protégé par une milice de voyous. Ancien ministre, ancien sénateur, ancien député… Une agglomération de 90 000 habitants. 28 000 inscrits sur les listes électorales, 70% d’abstention. Qu’à cela ne tienne : la Constitution lui remettait le Pouvoir, un pouvoir qui ne représentait rien. Que lui-même. Un maire élu avec 5% des voix ! Ses clients... Didier Daeninckx décrit cette politique de clientélisme, qui est la réalité du politique en France. Les 5% fidèles à leur patron. Les autres ? Il s’en fout : la Constitution donne le pouvoir, pas la souveraineté du peuple. Aubervilliers aujourd’hui : une poignée de factieux tiennent tous les pouvoirs, symptôme de l’effondrement éthique de la France. Une poignée de factieux qui n’a laissé aux autres que l’économie souterraine pour survivre. «Ce qu’ils ont fait à ce territoire est indigne», écrit Didier Daeninckx. On peut l’extrapoler à l’étendue de tout le pays. Et puis l’Affaire, qu’il se rappelle : cette gamine d’Aubervilliers morte le 17 octobre 1961. On ne saura jamais combien d’algériens furent assassinés ce jour là. Son père avait été contraint de signer un PV en français, langue qu’il ne savait pas lire. Fatima Bedar avait 15 ans. On avait fait croire à sa famille qu’elle s’était suicidée. Cette même famille n’avait pas eu le droit de voir le corps. Jamais, jamais depuis, la vérité n’a pu éclater. Daeninckx se rappelle la plaque dans sa rue à la mémoire de Thomas Elek, du groupe Manouchian. Mort à 19 ans. Il avait fait sauter boulevard Saint-Germain une librairie fasciste, en posant sa bombe dans un gros bouquin évidé : Das Kapital.
Didier Daeninckx, Municipales Banlieue naufragée, éd. Gallimard, collection Tract, n°13, 3.90 euros, février 2020, ean : 9782072-894145.
Indian Creek, Pete Fromm
Les Rocheuses. Des étendues sauvages, à l’infini. La prairie indienne, son silence profond. Une tente est plantée au beau milieu de rien. Une tente immense, certes, habitat du garde forestier. Le narrateur va y vivre sept mois. Seul. Walden… Enfin, presque : avec Boone, sa petite chienne. Sept mois de solitude. Confiné dans les grands espaces de la réserve indienne. Il raconte tout d’abord ce qui le relie à l’autre monde, celui de la ville, celui du passé, l’université du Missoula, dont il a été viré. La Prairie aujourd’hui, son job : veiller sur les deux millions cinq-cent-mille œufs de saumon qui attendent d’éclore. Il ne sait ni conduire un truck, ni se servir d’une tronçonneuse, ni d’un fusil, rien… Il a eu pourtant le job. Là, au milieu de nulle part. Avec juste un téléphone à manivelle pendu à un poteau électrique pour le relier au monde. Mais les câbles sont souvent endommagés. L’hiver, la route est fermée sous des tonnes de neige. Son boss l’a déposé. Lui a tout expliqué et puis l’a laissé là. Outre les œufs de saumon, il lui faut couper son bois s’il veut se chauffer l’hiver. Faire ses courses. Calfeutrer la tente. L’automne s’attarde. Il croise des chasseurs, tout un monde ignoré. Et puis vient l’hiver. Terrifiant. La neige recouvre tout. Pour résister à l’ennui, il chasse et observe le grand silence qui le recouvre. Là commence le récit de la Prairie. Indian Creek. De loin en loin passent des braconniers. Il reçoit en vrac son courrier. Son père et son jumeau sont partis à sa rencontre. En ski. En plein hiver. Sans rien connaître de la Prairie indienne. Sans rien deviner de l’immense danger qui va s’abattre sur eux, perdus dans ces étendues de glaces hostiles. En attendant, lui, survit, apprend, chasse, tue même un élan, qu’il ne peut ramener au campement. Jour après jour il le dépèce. Une vraie boucherie. Quartier par quartier. Luttant contre les bêtes sauvages qui ont senti l’odeur écœurante de la viande morte. Il apprend. Se blesse. Une entaille profonde. Garrot. Ses doigts gèlent. Il fait -20° en pleine journée. -30° la nuit. A la recherche de son père et de son frère. La mort qui rôde, autour et dans leur corps. Il apprend. Son père et son frère ne sont pas au point de rendez-vous. Ils se sont égarés. Par -20°. Le voilà lui-même piégé une nuit sous la neige. Survivre. Il apprend. Sucer la viande gelée, plus que la manger. Survivre. Il y a fort heureusement les contrebandiers qui chassent le lynx. Des trappeurs qui vivent là malgré l’hiver. Une meute un jour au pied du ravin où il a échoué. Survivre. Qu’est-ce qui justifie nos vies dans l’éclat bleuté de la neige ? Mille fois il a failli mourir, avant que le printemps ne revienne. Sur les deux millions et demi d’œufs dont il avait la garde, à peine vingt saumons reviendront pondre à la saison prochaine leurs œufs à Indian Creek. Fascinant roman d’apprentissage, on songe à Jack London, aux grandes prairies de James Finemore Cooper. Ces étendues invraisemblables qui vous somment de répondre à l’impossible question : qu’est-ce qui justifie nos vies ? Cet essentiel que nous redécouvrons peut-être, sous les coups d’un minuscule virus…
Indian Creek, Pete Fromm, éditions Gallmeister, traduit de l’américain par Denis Lagae-Devoldère, septembre 2017, 250 pages, 9.80 euros, ean : 9782351785980.
Le New Deal Vert, Jeremy Rifkin
A prendre avec des pincettes, surtout quand l’auteur se met à encenser Cohn-Bendit et Merkel... Mais des idées cependant, et une analyse révélatrice de ce qui se trame dans les hautes sphères du pouvoir économique –rappelons que Rifkin est conseiller auprès du gouvernement chinois pour la transition écologique, et des Hauts de France... L’idée de départ nous est commune : le changement climatique va devenir le problème n°1 des Peuples. De tous les peuples du monde. Une sorte d’injonction indépassable, répondant parfaitement à l’assertion d’Hannah Arendt quand cette dernière affirmait que «pour la première fois dans l’histoire universelle, tous les peuples de la terre ont un présent commun », terrible : celui des tragédies environnementales qui se profilent dans un laps de temps très court. La sixième extinction des espèces n’a pas été prise au sérieux. L’avertissement était clair, mais la capacité de nos dirigeants à faire la sourde oreille a été sous-estimée. Désormais, c’est l’humanité qui est menacée. Inutile d’égrener ces menaces, du coronavirus aux méga incendies australiens ou brésiliens, de Tchernobyl au coronavirus. Nous avons douze ans, affirme Rifkin, douze ans seulement, pour faire marche arrière. C’est peu. Très peu. Irréaliste donc ? Rifkin ne le pense pas. Et le plus fort, même s’il réalise qu’il nous faut changer de modèle sociétal, c’est que selon lui nous le pouvons. Enfin, «nous», pas vraiment : il ne croit pas en une Révolution possible. Encore moins dans la mobilisation des Peuples, même si ça et là il affirme qu’il faudra bien, disons interpeler les populations citoyennes pour gagner cette bataille de la transition écologique. Pesons nos mots : ce New deal Vert au fond, ce n’est pas un consensus civilisationnel qui le portera. Quand on lit bien sa proposition, il viendra d’en Haut, comme toujours. Attendre l’investissement massif des populations dans ce combat serait trop long à ses yeux : répétons-le, il y a urgence et Rifkin sait bien que la pression populaire ne rencontrerait que l’opposition de cette vieille civilisation du carbone qui n’en finit pas de mourir mais qui pourtant se refuse à disparaître. Il est trop donc tard : impossible de se battre sur deux fronts à la fois, contre le capitalisme et contre les catastrophes : l’écosystème s’effondre sous nos yeux. Alors comment faire ? Nos seuls «alliés», selon Rifkin, seraient donc ceux qui disposent des leviers capables presque immédiatement d’opérer à cette transition : la finance. Les Fonds de pension ! L’idée est déroutante… Pragmatique, juge-t-il. La seule possible. Déjà le coût du solaire baisse si considérablement que dans quelques années, deux, trois, il sera inférieur à celui du pétrole, du charbon, du gaz, du nucléaire. Déjà la Chine est devenue le plus gros investisseur au monde dans ces énergies renouvelables (45% de la totalité des investissements mondiaux en énergies renouvelables est le fait de la Chine !). D’ici vingt ans, le pays le plus pollueur au monde pourrait bien devenir le moins pollué du monde… L’effondrement de la civilisation du carbone est imminent. Même s’il reste encore trop d’actifs bloqués dans l’industrie pétrolière : il suffirait que les fonds de pension trouvent leur compte dans les énergies renouvelables pour que celles-ci s’imposent définitivement. Presque du jour au lendemain. Et Rifkin de rappeler qu’au sortir de la guerre de 39-45, il a fallu moins de 10 ans à nos sociétés industrielles pour se restructurer autour du pétrole. Plus loin en arrière, Rifkin évoque l’électrification des Etats-Unis, accomplies en moins de trente ans, entre 1900 et 1929. Le point de bascule sera donc l’effondrement financier de la civilisation fossile, quand les fonds de pension feront migrer leurs investissements vers les énergies renouvelables. Quelques simples décrets gouvernementaux pourraient y suffire. Et nous aurions glissé sans heurts vers ce capitalisme social que EELV nous promet… Mais… Rien n’aurait changé au niveau de la gouvernance des états, sinon, sans doute, qu’ils auraient eux aussi accompli leur transition vers des régimes autoritaires… Mais cette histoire, Rifkin ne la pense pas…
Jeremy Rifkin, Le New deal Vert, éditions LLL, traduit de l’américain par Cécile Dutheil De La Rochère, octobre 2019, 304 pages, 21.80 euros, ean : 9791020907622.
Crazy Brave, Joy Harjo
Récit de vie. La grande poétesse amérindienne, née Creek, se raconte et raconte cette longue histoire toujours vivante, toujours poignante, des Indiens d'Amérique. « The world begins at a kitchen table », écrit-elle dans son poème Perhaps the world ends here : simplement, parmi nos rires et nos larmes, nos saines paniques devant cet immonde que l'on nous a méthodiquement construit pour monde, sous l'emprise des idéologies mercantiles. Joy Harjo raconte sa vie de migrante, d'un point cardinal l'autre. Née à l'Est, où tout commence, là où « émerge l'esprit du jour avec le soleil », dans l'Oklahoma du pétrole. A Tulsa pour être exact, au nord de la nation Creek. Sa nation. Elle relate l'histoire d'une enfant contrainte de vivre dans un bout de terre que les américains ont fini par appeler dédaigneusement le « territoire indien ». Et la voix de sa mère Creek comme un guide intérieur, portant le souvenir des massacres perpétrés contre leurs ancêtres. Des guerriers. De mémoire de filles. Des guerriers, matrice d'une révolte qui n'aura jamais de cesse : l'enfant raconte cette vieille légende Creek selon laquelle à la naissance, chaque nouveau né est accompagné sur la terre d'accueil par un ancêtre. L'ancêtre qui lui prit la main l'emmena sur ces terres gorgées du sang Creek, contempler l'immense injustice faite à son peuple. Le Nord ensuite. Son père décédé. Un beau-père tyrannique, le collège et l'ouragan Carla, qui comme toutes les catastrophes, frappe durement les familles les plus pauvres. Joy a dix ans. Déjà sa passion la porte vers les lettres et les beaux-arts, le théâtre. Elle lit et nous fait part de ses lectures d'enfance, troublée, troublante, dont celle de la Bible, qu'elle lut d'abord comme un « recueil de lois tribales ». Ce n'est pas faux... L'école indienne enfin, qu'elle ne quittera plus. Joy vit au Sud désormais. Le Sud des grandes manifestations et du refus de se voir enfermer dans cette identité américaine dévastatrice. Et son refus toujours présent de capituler devant les brimades faites à son peuple, toujours renouvelées. Des brimades qu'elle sait partager avec tous les opprimés et que tous doivent combattre, car dans ce monde, « nous n'avons plus d'endroits où vivre, puisque nous ne savons plus vivre les uns avec les autres ». Joy Harjo écrit toujours. Elle fit passer dans sa poésie toute la force métaphorique de la langue Creek. Lauréate du grand prix de la poésie des Etats-Unis en 2019, pas dupe, elle poursuit son œuvre « au galop sur la plaine brumeuse ».
Crazy Brave, Joy Harjo, éditions du Globe, janvier 2020, traduit de l'américain par Neleya Delanoë et Joëlle Rostkowski, 166 pages, 19 euros, ean 9782211306652.
Work Bitch, Ludovic Berhardt
Notre monde tel qu'il va. Donc plutôt ses représentations. Non pas un discours, ni un ou plusieurs récits : un synopsis. Même pas : des plans cinématographiques. Mais sans images ou à peine : des plans, gros, américains, séquences, larges. Une salle de classe. Une usine automobile. Alternativement. D'autres lieux ensuite. Dans la salle de classe, une lycéenne. « Moderne », aurait ajouté Gombrowicz. Blonde, suspendue à son reflet. Dans l'usine, une chaîne de montage, des câbles, des machines, « des ouvriers ». Indistincts. Anonymisés. Les plans se succèdent. Ça ne fait pas une histoire. Pas même un film. Une vidéo peut-être, et encore. L'instagramisation de la vie. Les plans se succèdent : il ne reste que cela à décrire. Non pas la réalité, mais ce minuscule réel. Dans la salle de classe, un corps, dans l'usine, une masse confuse de « travailleurs ». Un « bataillon ». Un plan qui contamine la description du plan suivant : le bataillon pousse sa logique dans la salle de classe. Standardisée tout compte fait. Pourtant, dans la salle de classe, la lycéenne a pris corps, et âme. Ou peu s'en faut. Une âme « moderne », aurait soufflé Witold. L'usine, elle, reste juste un procédé énonciatif. Un énoncé qui la surplombe. En aplat. Un plan sans profondeur. Saturé bientôt par le brouillard des gaz lacrymogènes des flics, plus invisibles encore que les « travailleurs », qui tirent d'on ne sait où. On se demande d'ailleurs, depuis quelle décision intérieure ça tire sur les foules, un flic. 150 blessés. 2 morts. Rien. On nous informe. L'évidement des consciences. Tout joue ici sur l'homologie de structure entre la narration et ses objets. Aussi est-elle indifférente à ses objets, la narration. Ne convoquant rien. La conscience du lecteur ? Surtout pas. Est-ce que lire change quelque chose à quoi que ce soit ? Peut-être. Un doute subsiste, qui rend l'écriture possible. Ainsi s'en est allé le monde, notre monde, sans rien convoquer de nos consciences. Ne restent que des formes. Vides. L'ère du voyeurisme nous a fait, lecteurs, les voyeurs de ce qui s'énonce : rien. La scène vierge. Tentant vainement de reconquérir un peu de sa virginité : la narration de l'objet. Plus loin, un autre dispositif : un plateau TV face à un open space. Beaucoup de vide donc. L'open space est modélisé, en 3D. Pour le télétravail. Notre situation de confinement. Reste des images vacantes, dépossédées de tout mouvement, de ce mouvement qui est la base du cinéma. Ne reste donc plus rien, pas même des images, juste la description de leur vide.
Work Bitch, Ludovic Bernhardt, éditions Jou, septembre 2019, 90 pages, 10 euros, ean : 9782956178231.